Lettre 119, 1670 (Sévigné)

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1670

119. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU COMTE DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 10e décembre.

Madame de Coulanges[1] m’a mandé plus de quatre fois que vous m’aimiez de tout votre cœur, que vous parliez de moi, que vous me souhaitiez. Comme j’ai fait toutes les avances de cette amitié, et que je vous ai aimé la première, vous pouvez juger à quel point mon cœur est content d’apprendre que vous répondez à cette inclination que j’ai pour vous depuis si longtemps. Tout ce que vous écrivez de votre fille est admirable. Je n’ai point douté que la bonne santé de la mienne ne vous consolât de tout. J’aurois eu trop de joie de vous apprendre la naissance d’un petit garçon ; mais c’eût été trop de biens tout à la fois, et ce plaisir que j’ai naturellement à dire de bonnes nouvelles, eût été jusqu’à l’excès. Je serai bientôt dans l’état où vous me vîtes l’année passée[2]. Il faut que je vous aime bien pour vous envoyer ma fille par un si mauvais temps. Quelle folie de quitter une si bonne mère, dont vous m’assurez qu’elle est si contente, pour aller chercher un homme au bout de la France ! Je vous assure qu’il n’y a rien qui choque tant la bienséance que ces sortes de conduites. Je crois que vous aurez été touché de la mort de cette aimable duchesse. J’étois si affligée moi-même, que j’aurois eu besoin de consolation en vous écrivant.

Ma fille me prie de vous mander le mariage de M. de Nevers[3] : ce M. de Nevers si difficile à ferrer, ce M. de Nevers si extraordinaire, qui glisse des mains alors qu’on y pense le moins, il épouse enfin, devinez qui ? Ce n’est point Mlle d’Houdancourt, ni Mlle de Grancey[4] ; c’est Mlle de Thianges[5], jeune, jolie, modeste, élevée à l’Abbaye-aux-Bois[6]. Mme de Montespan[7] en fait les noces dimanche ; elle en fait comme la mère, et en reçoit tous les honneurs[8]. Le Roi rend à M. de Nevers toutes ses charges ; de sorte que cette belle qui n’a pas un sou, lui vaut mieux que la plus grande héritière de France. Mme de Montespan fait des merveilles partout.

Je vous défends de m’écrire : écrivez à ma fille, et laissez-moi la liberté de vous écrire, sans vous embarquer dans des réponses qui m’ôteroient le plaisir de vous mander des bagatelles. Aimez-moi toujours, mon cher Comte : je vous quitte d’honorer ma grand’maternité ; mais il faut m’aimer, et vous assurer que vous n’êtes aimé en nul lieu du monde si chèrement qu’ici.

Ne manquez pas d’écrire à Mme de Brissac[9]. Je l’ai vue aujourd’hui ; elle est très-affligée : elle m’a parlé du déplaisir qu’elle croit que vous aurez en apprenant la mort de sa mère.

M. de Foix[10] est quelquefois à l’extrémité, quelquefois mieux ; je ne répondrai point cette année de la vie de ceux qui ont la petite vérole.

Il y a ici un jeune fils[11] du landgrave de Hesse qui est mort de la fièvre continue sans avoir été saigné. Sa mère lui avoit recommandé en partant de ne se point faire saigner à Paris : il ne s’est point fait saigner, il est mort.

Noirmoutier est aveugle sans ressource ; Mme de Grignan peut reprendre toutes les vieilles réflexions qu’elle avoit faites là-dessus.

La cour est ici, et le Roi s’y ennuie à tel point, qu’il ira toutes les semaines trois ou quatre jours à Versailles.

Le maréchal de la Ferté dit ici des choses nompareilles ; il a présenté à sa femme le comte de Saint-Paul[12] et le petit Bon[13], en qualité de jeunes gens qu’il faut présenter aux dames. Il fit des reproches au comte de Saint-Paul d’avoir été si longtemps sans l’être venu voir. Le comte a répondu qu’il étoit venu plusieurs fois chez lui, qu’il falloit donc qu’on ne lui eût pas dit[14].


  1. LETTRE 119. — 1. Il y a « M. de Coulanges » dans l’édition de 1734, où cette lettre a été imprimée pour la première fois.
  2. 2. Au mois de novembre 1669, lorsqu’elle apprit que son gendre ne resterait point à Paris et qu’il était nommé lieutenant général en Provence. Voyez la Notice, p. 109 et suivantes.
  3. 3. Philippe-Julien Mazarini Mancini, duc de Nevers en vertu du testament de son oncle le cardinal Mazarin, né à Rome en 1641, mort en 1707 à Paris, frère de la duchesse de Bouillon, etc. On joua à ses noces la Bérénice de Racine. C’était un honneur mal placé : il devint depuis chef de la cabale contre Racine.
  4. 4. Sur Mlle d’Houdancourt, voyez la note 10 de la lettre 131, et sur Mlle de Grancey, la lettre du 6 avril 1672.
  5. 5. Diane-Gabrielle de Damas, fille de Claude-Léonor de Damas, marquis de Thianges, et de Gabrielle de Rochechouart Mortemart, qui était la sœur aînée de Mme de Montespan. Elle mourut en 1715.
  6. 6. Couvent de religieuses de l’ordre de Cîteaux, établi rue de Sèvres par la reine Anne d’Autriche, vers le milieu du dix-septième siècle. Ces religieuses avaient été forcées par les guerres d’abandonner la vraie Abbaye-aux-Bois, située dans le diocèse de Noyon.
  7. 7. Françoise-Athénaïs, fille de Gabriel de Rochechouart, premier duc de Mortemart, née en 1641, femme, en 1663, de Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan, morte en 1707.
  8. 8. La mère cependant vivait encore ; elle ne mourut qu’en 1693.
  9. 9. Gabrielle-Louise de Saint-Simon, duchesse de Brissac en 1663, fille du duc de Saint-Simon et de Diane-Henriette de Budos, mourut à trente-huit ans, en 1684. Son mari, Henri-Albert de Cossé, se remaria, cinq mois après, à Élisabeth de Verthamon.
  10. 10. On a pensé que Mme de Sévigné parlait ici de Henri-Charles de Foix, abbé de Rebais (en Brie), qui mourut, peu de mois après, le 14 mai 1671, à vingt-quatre ans. C’est une erreur : il s’agit de Henri de Foix et de Candale, connu sous le nom de duc de Foix, qui devint, après la mort de son aîné, duc de Rendan, pair, etc., et dont il est dit ailleurs qu’il « ne vaut pas un coup de poing. » Voyez la note 4 de la lettre 63. Mme de Montmorency apprend à Bussy dans une lettre du 9 décembre 1670 que le duc de Foix a pensé mourir de la petite vérole.
  11. 11. Ce jeune prince était Guillaume VII, landgrave de Hesse depuis 1663, né le 21 janvier 1651, mort à Paris le 27 novembre 1670. Il était fils de Guillaume VI et d’Hedwige-Sophie de Brandebourg, et neveu de la princesse de Tarente, l’amie de Mme de Sévigné. C’est sans doute parce qu’il ne gouvernait pas encore, que Mme de Sévigné ne le désigne point par son titre de landgrave.
  12. 12. Depuis duc de Longueville : voyez la note 7 de la lettre 84.
  13. 13. Jean-Louis-Marie comte de Fiesque, fils de Charles-Léon l’ami de Condé, et de Gillonne d’Harcourt.
  14. 14. La maréchale de la Ferté, âgée alors de quarante et un ans, était Madeleine d’Angennes de la Loupe, sœur de la comtesse d’Olonne. Ces deux sœurs se sont rendues célèbres par leurs galanteries. Voyez les lettres du 20 juin et du 8 juillet 1672.