Lettre à Macédonius sur le Destin

Œuvres de Plotin
Tome second - Ennéades
Traduction française de Marie-Nicolas Bouillet

LETTRE DE JAMBLIQUE À MACÉDONIUS SUR LE DESTIN[1].

I. Tous les êtres doivent à l’Un leur existence : car l’Être premier dérive immédiatement de l’Un. À plus forte raison, les causes universelles doivent à l’Un leur puissance efficace, sont contenues dans un seul enchaînement et se rapportent au Principe qui est antérieur à la multitude. De cette manière, comme les causes qui constituent la Nature sont multiples, qu’elles appartiennent à des genres différents et dépendent de plusieurs principes, la multitude dépend d’une Cause unique et universelle, toutes choses sont enchaînées ensemble par un lien unique, et la liaison des causes multiples remonte à la puissance unique de la Cause la plus compréhensive. Cet enchaînement unique est rendu confus par la multiplicité des êtres ; il ne produit pas une union qui soit distincte de la liaison des choses et il ne pénètre pas dans les individus ; mais, par la connexion unique des causes[2], connexion qui constitue l’ordre suprême, cet enchaînement unique produit et lie toutes choses en lui-même et les ramène uniformément à lui-même. Il faut donc définir le Destin l’ordre unique qui contient tous les ordres à la fois[3].

II. L’essence de l’âme est par elle-même immatérielle et incorporelle, non-engendrée et impérissable ; elle possède par elle-même l’être et la vie, elle se meut par elle-même, elle est le principe de la nature [végétative] et de tous les mouvements du corps. Tant que l’âme reste ce qu’elle est par son essence, elle a en elle-même une vie libre et indépendante. Lorsqu’elle se donne aux choses engendrées, et qu’elle se subordonne au mouvement de l’univers, elle est soumise au Destin et devient l’esclave des nécessités physiques. Lorsqu’elle s’applique à l’acte intellectuel, qui est libre et indépendant, elle fait volontairement ce qui est de son ressort, elle participe réellement de Dieu, du bien et de l’intelligible.

III. Il faut nous appliquer à mener une vie intellectuelle et divine : car c’est elle seule qui rend notre âme libre, nous délivre des liens de la nécessité, nous fait vivre non en hommes, mais en dieux, et nous inspire le désir des biens qui sont vraiment divins.

IV. Pour me résumer, les mouvements produits dans le monde par le Destin[4] sont semblables aux actes et aux mouvements immatériels et intellectuels [du monde intelligible], et l’ordre du Destin offre l’image de l’ordre pur et intelligible. Les causes du second rang dépendent des causes supérieures, la multiplicité des choses engendrées se rapporte à l’Essence indivisible, de telle sorte que toutes les choses qu’embrasse le Destin sont liées à la Providence suprême. Le Destin est donc uni à la Providence par son essence même ; il en tient son existence ; il en dépend et s’y rapporte. Puisqu’il en est ainsi, le principe en vertu duquel nous agissons est en harmonie avec les deux principes de l’univers [le Destin et la Providence], mais il y a en nous une puissance d’action [l’âme raisonnable] qui est indépendante de la nature et ne subit pas l’influence du mouvement de l’univers. Elle n’est donc pas contenue dans le mouvement de l’univers : puisqu’elle ne dérive pas de la nature[5] ni du mouvement de l’univers, elle est plus ancienne, et, puisqu’elle ne nous est pas donnée par l’univers, elle est d’un ordre supérieur ; mais, comme elle a emprunté certaines parties à toutes les régions du monde ainsi qu’à tous les éléments[6], et qu’elle se sert de ces parties, elle est comprise elle-même dans l’ordre du Destin, elle y concourt, elle y remplit son rôle et en subit nécessairement l’influence. En tant que l’âme renferme en elle-même une raison pure, qui existe et se meut par elle-même, qui a en elle-même le principe de ses actes et est parfaite, elle est indépendante de tout ce qui l’entoure ; en tant qu’elle produit d’autres vies [les puissances sensitive et végétative] qui inclinent vers la génération et entrent en commerce avec le corps, elle se trouve liée à l’ordre de l’univers[7].

V. Si quelqu’un croit anéantir l’ordre en introduisant le Hasard et la Fortune, qu’il apprenne qu’il n’y a dans l’univers rien qui déroge à l’ordre, qui constitue un épisode, qui n’ait pas de cause, qui soit indéterminé et fortuit, qui ne provienne de rien et arrive par accident. La Fortune ne supprime pas l’ordre et la liaison des causes, ni l’union des principes, ni l’empire que les premiers principes étendent sur toutes choses. Il vaut mieux dire que la Fortune est l’ordre des choses supérieures et des autres choses [qui sont inférieures] en tant qu’elle préside aux événements, qu’elle en constitue la cause concomitante et qu’elle leur est antérieure. On la regarde tantôt comme un Dieu, tantôt comme un Démon : le principe qui préside aux causes des événements est un Dieu, quand ce sont des causes supérieures, et un Démon, quand ce sont des causes inférieures. Tout a donc une cause, et il n’arrive rien qui soit en dehors de l’ordre universel[8].

VI. Pourquoi donc la justice distributive [de Dieu] ne s’exerce-t-elle pas ici-bas[9] ? C’est une impiété de faire une pareille question : car les vrais biens ne dépendent pas d’un autre principe que de l’homme et de sa volonté. Il est reconnu que ce sont les plus importants pour la volonté, et les doutes que le vulgaire conçoit à cet égard n’ont pas d’autre origine que son ignorance. La vertu trouve sa récompense en elle-même. La fortune ne saurait donc rabaisser l’homme vertueux ; sa grandeur d’âme le met au-dessus de tous les événements. Elle n’est point d’ailleurs contraire à la nature : l’élévation et la perfection de l’âme suffisent pour satisfaire ce qu’il y a de meilleur dans l’homme. Les choses qu’on regarde comme des revers exercent, affermissent et augmentent la vertu ; sans elles, il n’est pas possible d’être un homme de mérite. Les gens vertueux préfèrent l’honnête à toutes choses, font consister le bonheur uniquement dans la perfection de la raison et n’attachent aucun prix au reste. Puisque c’est l’âme qui constitue l’homme, qu’elle est intellectuelle et immortelle, son mérite, son bien et sa fin consistent dans la vie divine, et aucune des choses mortelles ne peut ni contribuer à la vie parfaite ni diminuer sa félicité. En effet, c’est la vie intellectuelle qui fait notre béatitude[10] ; or, aucune des choses intermédiaires ne saurait l’augmenter ni la diminuer. C’est donc à tort que les hommes parlent tant de la fortune et de ses injustes faveurs.


  1. Stobée, Eclogœ physicœ, VI, § 17, p, 184 ; Eclogœ ethicœ, VIII, § 41-45, p. 396-406, éd. Heeren.
  2. Nous lisons αὐτῶν τῶν αἰτιῶν (autôn tôn aitiôn).
  3. Il faut rapprocher de cette définition du Destin celle qui se trouve dans le fragment de Jamblique cité ci-dessus, p. 16, note 1.
  4. Nous lisons : αἱ μέν ϰινήσεις αἱ περὶ τὸν ϰόσμον τῆς πεπρωμένης (ai men kinêseis ai peri ton kosmon tês peprômenês), et nous rejetons la leçon τῇ πεπρωμένῃ (tê peprômenê) proposée par Heeren, qui n’a pas vu que les mots τῆς πεπρωμένης (tês peprômenês) dépendaient de ϰινήσεις (kinêseis).
  5. Nous ajoutons la négation οὐδὲ (oude) que le sens exige absolument.
  6. L’âme raisonnable a emprunté aux sphères célestes son corps éthéré et aux éléments son corps solide. Voy. ci-dessus p. 656. note 3.
  7. La doctrine exposée dans les § 2, 3, 4 est empruntée à Plotin, Enn. III, liv. I, § 9 et 10. Elle est parfaitement développée par Simplicius dans son Commentaire sur le Manuel d’Épictète, § 1.
  8. Voy. Plotin, Enn. I, liv. I, § 1.
  9. Plutarque de Chéronée a composé sur ce point un traité intitulé Des Délais de la justice divine.
  10. Voy. Plotin, Enn. I, liv. IV, § 3.