Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Lettre à l’abbé de Cicé sur le papier suppléé à la monnaie


LETTRE À M. L’ABBÉ DE CICÉ,
DEPUIS ÉVÊQUE D’AUXERRE,
SUR LE PAPIER SUPPLÉÉ À LA MONNAIE[1].


Paris, le 7 avril 1749.3

Je profite pour vous écrire du premier moment de liberté qui se présente.

Vous jugez bien que le séminaire n’est pas un séjour de consolation, et vous savez aussi qu’il n’en est aucun qui puisse me dédommager du plaisir de vous voir.

Nous voilà réduits à converser de loin. Je n’ai point oublié mes engagements, et pour entamer dès aujourd’hui quelque matière qui mérite de nous occuper, je vous dirai que j’ai lu les trois lettres que l’abbé Terrasson publia en faveur du système de Law quelques jours avant le fameux arrêt du 21 mai 1720, qui, comme vous pouvez le penser, le couvrit de ridicule.

Une partie de cet écrit roule sur les rentes constituées, qu’il prétend être usuraires. Ses raisonnements ont du vrai, du faux, et n’ont rien d’approfondi. Il ne sait point d’où résulte l’intérêt de l’argent, ni la manière dont il est produit par le travail et la circulation ; mais il montre assez bien que le Parlement, dans ses remontrances sur la diminution des rentes, était encore plus ignorant que lui.

Tout le reste de l’ouvrage traite du crédit et de sa nature, et comme c’est là le fondement du système ou plutôt tout le système, je vous rendrai compte des réflexions que j’ai faites en le lisant. Je crois que les principes qu’il expose sont ceux mêmes de Law, puisqu’il écrivait sans doute de concert avec lui ; et dès lors je ne puis m’empêcher de penser que Law n’avait point de vues assez sûres ni assez étendues pour l’ouvrage qu’il avait entrepris.

« Premièrement, dit l’abbé Terrasson au commencement de sa seconde lettre, c’est un axiome reçu dans le commerce que le crédit d’un négociant bien gouverné monte au décuple de Son fonds. » Mais ce crédit n’est point un crédit de billets comme celui de la banque de Law. Un marchand qui voudrait acheter des marchandises pour le décuple de ses fonds, et qui voudrait les payer en billets au porteur, serait bientôt ruiné. Voici le véritable sens de cette proposition. Un négociant emprunte une somme pour la faire valoir, et non-seulement il retire de cette somme de quoi payer les intérêts stipulés et de quoi la rembourser au bout d’un certain temps, mais encore des profits considérables pour lui-même. Ce crédit n’est point fondé sur les biens de ce marchand, mais sur sa probité et sur son industrie, et il suppose nécessairement un échange à terme prévu, fixé d’avance ; car si les billets étaient payables à vue, le marchand ne pourrait jamais faire valoir l’argent qu’il emprunterait. Aussi est-il contradictoire qu’un billet à vue porte intérêt, et un pareil crédit ne saurait passer les fonds de celui qui emprunte. Ainsi le gain que fait le négociant par son crédit, et qu’on prétend être décuple de celui qu’il ferait avec ses seuls fonds, vient uniquement de son industrie ; c’est un profit qu’il tire de l’argent qui passe entre ses mains au moyen de la confiance que donne son exactitude à le restituer, et il est ridicule d’en conclure, comme je crois l’avoir lu dans Dutot, qu’il puisse faire des billets pour dix fois autant d’argent ou de valeurs qu’il en possède.

Remarquez que le roi ne tire point d’intérêt de l’argent qu’il emprunte : il en a besoin ou pour payer ses dettes, ou pour les dépenses de l’État ; il ne peut par conséquent restituer qu’en prenant sur ses fonds, et dès lors il se ruine s’il emprunte plus qu’il n’a. Son crédit ressemble à celui du clergé. En un mot tout crédit est un emprunt et a un rapport essentiel à son remboursement. Le marchand peut emprunter plus qu’il n’a, parce que ce n’est pas sur ce qu’il a qu’il paye et les intérêts et le capital, mais sur les marchandises qu’il achète avec de l’argent qu’on lui a prêté, qui bien loin de dépérir entre ses mains y augmentent de prix par son industrie.

L’État, le roi, le clergé, les États d’une province, dont les besoins absorbent les emprunts, se ruinent nécessairement si leur revenu n’est pas suffisant pour payer tous les ans, outre les dépenses courantes, les intérêts et une partie du capital de ce qu’ils ont emprunté dans le temps des besoins extraordinaires.

L’abbé Terrasson pense bien différemment. Selon lui, « le roi peut passer de beaucoup la proportion du décuple à laquelle les négociants, les particuliers sont fixés. Le billet d’un négociant, dit-il, pouvant être refusé dans le commerce, ne circule pas comme l’argent, et par conséquent revient bientôt à sa source ; son auteur se trouve obligé de payer, et se trouve privé du bénéfice du crédit. Il n’en est pas de même du roi : tout le monde étant obligé d’accepter son billet, et ce billet circulant comme l’argent, il paye valablement avec sa promesse même. » Cette doctrine est manifestement une illusion.

Si le billet vaut de l’argent, pourquoi promettre de payer ? Si le billet tient lieu de monnaie, ce n’est plus un crédit. Law l’a bien senti, et il déclare que son papier circulant est véritablement une monnaie ; il prétend qu’elle est aussi bonne que celle d’or et d’argent. « Ces deux métaux, dit l’abbé Terrasson, ne sont que les signes qui représentent les richesses réelles, c’est-à-dire les denrées. Un écu est un billet conçu en ces termes : Un vendeur quelconque donnera au porteur la denrée ou marchandise dont il aura besoin jusqu’à la concurrence de trois livres, pour autant d’une autre marchandise qui m’a été livrée ; et l’effigie du prince tient lieu de signature. Or, qu’importe que le signe soit d’argent ou de papier ? Ne vaut-il pas mieux choisir une matière qui ne coûte rien, qu’on ne soit pas obligé de retirer du commerce où elle est employée comme marchandise, enfin qui se fabrique dans le royaume et qui ne nous mette pas dans une dépendance nécessaire des étrangers et possesseurs des mines, qui profitent avidement de la séduction où, l’éclat de l’or et de l’argent a fait tomber les autres peuples ; une matière qu’on puisse multiplier selon ses besoins, sans craindre d’en manquer jamais, enfin qu’on ne soit jamais tenté d’employer à un autre usage qu’à la circulation ? Le papier a tous ces avantages, qui le rendent préférable à l’argent. » — Ce serait un grand bien que la pierre philosophale, si tous ces raisonnements étaient justes ; car on ne manquerait jamais d’or ni d’argent pour acheter toutes sortes de denrées. Mais était-il permis à Law d’ignorer que l’or s’avilit en se multipliant, comme toute autre chose ? S’il avait lu et médité Locke, qui avait écrit vingt ans avant lui, il aurait su que toutes les denrées d’un État se balancent toujours entre elles et avec l’or et l’argent, suivant la proportion de leur quantité et de leur débit ; il aurait appris que l’or n’a point une valeur intrinsèque qui réponde toujours à une certaine quantité de marchandise ; mais que quand il y a plus d’or il est moins cher, et qu’on en donne plus pour une quantité déterminée de marchandise ; qu’ainsi l’or, quand il circule librement, suffit toujours au besoin d’un État, et qu’il est fort indifférent d’avoir 100 millions de marcs ou un million, si on achète toutes les denrées plus cher dans la même proportion. Il ne se serait pas imaginé que la monnaie n’est qu’une richesse de signe dont le crédit est fondé sur la marque du prince.

Cette marque n’est que pour en certifier le poids et le titre. Dans leur même rapport avec les denrées, l’argent non monnayé est au même prix que le monnayé, la valeur numéraire n’est qu’une pure dénomination. Voilà ce que Law ignorait en établissant la banque.

C’est donc comme marchandise que l’argent est, non pas le signe, mais la commune mesure des autres marchandises ; et cela, non pas par une convention arbitraire fondée sur l’éclat de ce métal, mais parce que, pouvant être employé sous diverses formes comme marchandise, et ayant, à raison de cette propriété, une valeur vénale un peu augmentée par l’usage qu’on en fait aussi comme monnaie, pouvant d’ailleurs être réduit au même titre et divisé exactement, on en connaît toujours la valeur.

L’or tire donc son prix de sa rareté, et bien loin que ce soit un mal qu’il soit employé en même temps et comme marchandise et comme mesure, ces deux emplois soutiennent son prix.

Je suppose que le roi puisse établir de la monnaie de papier, ce qui ne serait pas aisé avec toute son autorité : examinons ce qu’on y gagnera. Premièrement, s’il en augmente la quantité, il l’avilit par cela même ; et comme il conserve le pouvoir de l’augmenter, il est impossible que les peuples consentent à donner leurs denrées au même prix nominal pour un effet auquel un coup de plume peut faire perdre sa valeur. « Mais, dit l’abbé Terrasson, le roi, pour conserver son crédit, est intéressé à renfermer le papier dans de justes bornes, et cet intérêt du prince suffit pour fonder la confiance. » Quelles seront ces justes bornes, et comment les déterminer ? Suivons le système dans toutes les différentes suppositions qu’on peut faire, et voyons quelle sera dans chacune sa solidité comparée à son utilité.

J’observe d’abord qu’il est absolument impossible que le roi substitue à l’usage de l’or et de l’argent celui du papier. L’or et l’argent même, à ne les regarder que comme signes, sont actuellement distribués dans le public, par leur circulation même, suivant la proportion des denrées, de l’industrie, des terres, des richesses réelles de chaque particulier, ou plutôt du revenu de ses richesses comparé avec ses dépenses. Or, cette proportion ne peut jamais être connue, parce qu’elle est cachée, et parce qu’elle varie à chaque instant par une circulation nouvelle. Le roi n’ira pas distribuer sa monnaie de papier à chacun suivant ce qu’il possède de monnaie d’or, en défendant seulement l’usage de celle-ci dans le commerce ; il faut donc qu’il attire à lui l’or et l’argent de ses sujets en leur donnant à la place son papier. ce qu’il ne peut faire qu’en leur donnant ce papier comme représentatif de l’argent. Pour rendre ceci clair, il n’y a qu’à substituer la denrée à l’argent, et voir si le prince pourrait donner du papier pour du blé, et si on le prendrait sans qu’il fût jamais obligé de rendre autrement. Non, certainement, alors les peuples ne le prendraient pas ; et si on les y voulait contraindre, ils diraient avec raison qu’on enlève leurs blés sans payer. Aussi les billets de banque énonçaient leur valeur en argent ; ils étaient de leur nature exigibles ; et tout crédit l’est, parce qu’il répugne que les peuples donnent de l’argent pour du papier. Ce serait mettre sa fortune à la merci du prince, comme je le montrerai plus bas.

C’est donc un point également de théorie et d’expérience que jamais le peuple ne peut recevoir le papier que comme représentatif de l’argent, et par conséquent conversible en argent.

Une des manières dont le roi pourrait attirer à lui l’argent en échange, et peut-être le seul, serait de recevoir ses billets conjointement avec l’argent, et de ne donner que ses billets en gardant l’argent. Alors il choisirait entre ces deux partis : ou de faire fondre l’argent pour s’en servir comme marchandise en réduisant ses sujets à l’usage du papier ; ou de laisser circuler conjointement l’argent et le papier représentatif l’un de l’autre.

Je commence par examiner cette dernière hypothèse. Alors je suppose que le roi mette dans le commerce une quantité de papier égale à celle de l’argent (Law en voulait mettre dix fois davantage) : comme la quantité totale des signes se balance toujours avec le total des denrées, qui est toujours le même, il est visible que le signe vaudra la moitié moins, ou, ce qui est la même chose, les denrées une fois davantage. Mais, indépendamment de leur qualité de signe, l’or et l’argent ont leur valeur réelle en qualité de marchandise ; valeur qui se balance aussi avec les autres denrées proportionnellement à la quantité de ces métaux, et qu’ils ne perdent point par leur qualité de monnaie, au contraire ; c’est-à-dire qu’il se balancera avec plus de marchandise comme métal, que le papier avec lequel il se balance comme monnaie. Et, ainsi que je le montrerai plus bas, le roi étant toujours obligé d’augmenter le nombre de ses billets, s’il ne veut les rendre inutiles, cette disproportion augmentera au point que les espèces ne seront plus réciproquement convertibles avec le papier, qui se décriera de jour en jour, tandis que l’argent se soutiendra toujours, et se balancera avec la même quantité de marchandise. Or, dès que le billet n’est plus réciproquement convertible avec l’argent, il n’a plus aucune valeur, et c’est ce que je vais achever de démontrer en examinant l’autre supposition, qui est que le roi réduise absolument ses sujets à la monnaie de papier.

Je remarque qu’elle a un inconvénient général, qui est que la quantité étant arbitraire, jamais il ne peut y avoir un fondement assuré à sa balance avec les denrées. La valeur numéraire des monnaies changeant comme le poids, est toujours dans la même proportion. Mais dans le cas du papier unique valeur numéraire, rien n’est fixe, rien n’assure que les billets soient de la même somme numéraire, ni plus, ni moins, que tout l’argent qui était dans le royaume. Et quand on leur donnerait par l’hypothèse toute la confiance imaginable, si on augmente les billets du double, les denrées augmenteront du double, etc.

Il est donc faux premièrement que le système soit, comme l’avance l’abbé Terrasson, un moyen d’avoir toujours assez de signes des denrées pour les dépenses qu’on fait, puisqu’il est également contradictoire qu’il n’y ait pas assez d’argent pour contrebalancer les denrées, et qu’il puisse y en avoir trop, puisque le prix des denrées se rapporte à la rareté plus ou moins grande de l’argent, et n’est que l’expression de cette rareté.

En second lieu, l’avantage que tirera le roi du système ne sera qu’un avantage passager dans la création des billets, ou plutôt dans leur multiplication, mais qui s’évanouira bien vite, puisque les denrées augmenteront de prix à proportion du nombre des billets. Je vois ce qu’on répondra : « Il y a ici, dira-t-on, une différence d’avec la simple augmentation des valeurs numéraires par laquelle l’espèce s’augmente dans les mains de tous les particuliers chez qui elle est distribuée, et qui n’affecte rien que les dettes stipulées en valeurs numéraires. Mais lorsqu’il s’agit du papier de l’État, l’augmentation se fait entière dans la main du roi, qui se crée ainsi des richesses selon son besoin, et qui, ne mettant le billet dans la circulation qu’en le dépréciant, en a déjà tiré tout le profit quand, par sa circulation, ce billet commence à augmenter le prix des denrées. »

De là, qu’arrivera-t-il ? Le roi pourra, en se faisant ainsi des billets pour ses besoins, exempter totalement son peuple d’impôts, et faire des dépenses beaucoup plus considérables ; seulement il suffira de connaître (ce qui est aisé par le calcul) quelle est la progression suivant laquelle le nombre des billets doit être augmenté chaque année ; car il est visible que ceux de l’année précédente ayant augmenté le prix des denrées en se balançant avec elles, pour faire la même dépense il faut en faire bien davantage la seconde année, suivant une progression qui s’augmentera encore à mesure que les dépenses prendront une plus haute valeur nominale. Il faut, en général, toujours garder la même proportion entre la masse totale des anciens billets et celle des nouveaux, le quart, par exemple. Suivons cette hypothèse dans ses avantages et ses inconvénients, nous tirerons ensuite quelques conséquences.

1o  J’avoue que, par ce moyen, le roi, en donnant à ses sujets pour leurs denrées des billets qui n’équivalent pas à des denrées, ce qui serait toujours se servir de leur bien, leur épargnerait du moins les frais et les vexations qui augmentent la quantité et le poids des impôts.

2o  Je ne sais trop comment on pourrait connaître si ce secours que le roi tirerait de ses sujets serait payé par tous dans la proportion de leurs richesses. Il est visible que si le marchand qui a reçu le billet du roi n’en tire que le prix qu’il doit avoir dans sa circulation avec la masse des billets dont il a augmenté le nombre, en ce cas, ceux avec qui le roi traiterait immédiatement porteraient seuls le poids de l’impôt.

La solution de cette question dépend d’un problème assez compliqué, dont voici l’énoncé : quand et comment, par la circulation, une somme d’argent nouvelle vient-elle à se balancer avec toute la masse des denrées ? — Il est clair que ce n’est qu’en s’offrant successivement pour l’achat de diverses denrées qu’elle vient les renchérir pour le public et s’avilir elle-même. — Quand celui qui a reçu l’argent du roi le répand, il n’a point encore circulé, ainsi les denrées ne sont point encore enchéries ; ce n’est qu’en passant par plusieurs mains qu’il parvient à les enchérir toutes. Il paraît par là que, quoiqu’on ne puisse avoir là-dessus rien d’absolument précis, il est pourtant vraisemblable que la perte se répartirait assez uniformément sur tous les particuliers, c’est-à-dire qu’ils seraient tous mécontents, et non sans raison.

On sait, par les registres des monnaies, que depuis la refonte générale de 1726, il a été fabriqué en France pour 1,200 millions d’espèces ; celles que les étrangers ont fabriquées se balancent avec celles que les besoins de l’État ont fait sortir du royaume. On peut donc compter sur 1,200 millions environ. Le revenu du roi est d’environ 300, c’est le quart. Le roi a donc besoin, pour subvenir à ses dépenses nécessaires, du quart de la masse totale des valeurs numéraires existantes dans l’État et répandues dans la circulation. Dans le cas où le roi se créerait à lui-même tout son revenu, comme dans le cas de la pierre philosophale ou des billets multipliés arbitrairement, au moment de la multiplication les denrées ne sont pas encore augmentées, il ne serait pas obligé à une plus grande augmentation. La somme des billets sera donc la première année :

La seconde année :

et ainsi du reste.

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Il est fâcheux que le surplus de cette lettre soit perdu ; mais ce qu’on en vient de lire prouve que le jeune séminariste de moins de vingt-deux ans avait des idées très-justes d’économie politique en 1749. (Dupont de Nemours.)


  1. Turgot était âgé de vingt-deux ans à peine lorsqu’il écrivit cette lettre, dont il n’a pu être recueilli qu’un fragment.

    Les opinions qu’il exprime sur le crédit sont sans reproche, et ce simple fragment est peut-être ce qu’on a écrit de plus clair sur le papier-monnaie.

    Il nous semble cependant que Turgot a fait tort à Law en lui prêtant les idées absolues de l’abbé Terrasson. Law, il est vrai, avait dit que la richesse de la Hollande venait de l’abondance du numéraire ; mais ces mots expriment à peine une pensée, c’est le fait expliqué par le fait. Il avait dit encore « que l’institution des banques procure au papier la valeur et l’efficacité de l’argent » ; mais on aurait tort d’en conclure, comme le fait Turgot, que Law croyait créer une valeur en créant du papier. — Law savait si bien ce qu’était la fonction du billet, qu’on le voit se plaindre amèrement du régent qui, en le forçant d’émettre tous les jours des billets nouveaux, compromettait le système et le menait droit à sa ruine.

    Turgot nous semble manquer d’exactitude lorsque, comparant le crédit du négociant avec celui de l’État, il prétend que l’État, qu’il nomme le roi, ne tire pas d’intérêt des sommes qu’il emprunte. Il faut établir d’abord qu’il n’est ici question que des sommes destinées aux services publics : or, l’État perçoit pour ces sommes un intérêt très-réel, sous la forme d’accroissement de revenus. Les travaux publics, certaines institutions, même onéreuses, comme la poste, les armées, la police, l’instruction publique, augmentent la richesse, ou l’assurent ; le travail la développe, et les revenus se ressentent de ce progrès.

    Lorsque l’État emprunte cent millions, et qu’il les emploie convenablement, il est certain d’accroître la fortune publique de façon à faire facilement face aux cinq millions qu’il paye chaque année à ses créanciers. L’impulsion donnée par un emprunt bien employé, qui n’est autre chose qu’une opération de crédit, a même pour résultat de faciliter les emprunts suivants. La confiance d’une part, et l’accroissement du capital d’autre part, permettent à l’État d’emprunter à 4 1/2 au lieu de 5, puis à 4, etc.

    Un fait signalé dans cette lettre mérite d’être remarqué. — L’impôt s’élevait en 1749 au quart du numéraire existant dans le pays, soit 300 millions. — Or, cette proportion est encore à peu de chose près la même aujourd’hui : notre budget est d’un milliard, et notre numéraire de quatre milliards.

    La quotité proportionnelle de l’impôt, comparé au revenu, n’a pas sensiblement changé.

    Le numéraire opère donc aujourd’hui le même nombre de transactions qu’il opérait alors. En ce sens, l’institution de crédit de Paris n’a pas eu d’influence sensible sur les transactions. — Le crédit est encore inconnu en France. (Hte D.)