Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 21-27).


Mutinerie arriuée en la ville de Mocaa, le ſuiect d’icelle, enſemble ce qui en aduint, & par quelle voye ie fus mené iuſques dans Ormuz.


Chapitre VI.



Povrce que ces nous autres miſerables eſtions la pluſpart ſi fatiguez, que nous n’en pouuions plus, & mal penſez de nos playes, qui eſtoient grandes & dangereuſes ; ioint que ces courages barbares nous traittoient auec toute ſorte d’inhumanité dans cette obſcure priſon. Le lendemain matin de neuf que nous y eſtions entrez, il s’en treuua deux de morts, dont l’vn ſe nommoit Nuno Delgado, & l’autre André Borges, tous deux hommes de courage, & de bonne famille. Le iour precedent comme on les pourmenoit par la Ville auecque nous, le malheur voulut qu’ils receurent ſur la teſte deux coups, qui penetroient ſi auant, qu’ils furent cauſe de leur mort ſi prompte, & pour n’en auoir eſté penſez aſſez à temps. Le matin venu, le Geolier, qu’ils appellent en leur langue Mocadan, s’en alla dans le cachot, où treuuant morts les deux Chreſtiens nos compagnons, ſans les oſer toucher, ny emporter hors de là, il referma promptement la priſon, & s’en alla dire la nouuelle de leur mort au Guazil de la Iuſtice, que nous appellons Seneſchal, ou Iuge, lequel s’y en vint en perſonne, ſuiuy d’vn aſſez bon nombre d’Officiers, & de beaucoup d’autres gens, auec vn grand & redoutable appareil. Puis, apres auoir commandé qu’on leur oſtaſt leurs fers, il les fiſt lier par les pieds auec vn cercle. Cela faict, voyla qu’à l’inſtant on ſe meit à les traiſner hors de la prison, & de-là par toute la Ville, dont les habitans, iuſques aux enfans, les pourſuiuirent à la foule à grands coups de pierres, iuſqu’à ce qu’en fin laſſez de bourreler de cette ſorte ces pauures corps, ils les ietterent dans la mer tous par pieces. Le lendemain apres midy, nous autres ſept, qui eſtions reſtez en vie, fuſmes attachez tous enſemble, & menez en la place publique pour y eſtre vendus à l’encant. Là tout le peuple s’eſtant aſſemblé, ie fus le premier que l’on meit en vente. Alors comme le crieur euſt offert tout haut de me liurer à quiconque me voudroit achepter, voila que le Cacis Malana, qui eſtoit ce meſme imposteur qu’ils tenoient pour Sainct, & qui leur preſchoit que l’on gaignoit les pardons à nous faire du mal, ſe treuua là tout incontinent, ayant à ſa ſuitte dix ou douze autres Cacis ſes inferieurs, tous Preſtres comme luy de leur malheureuſe ſecte. À ſon arriuée, s’adreſſant à Heredim Sofo, Capitaine de la Ville, qui preſidoit à cét encant, il luy demanda que par aumoſne il euſt à nous enuoyer à la maiſon de la Mecque, diſant qu’il eſtoit preſt à s’y en retourner, & qu’ayant reſolu de faire ce pelerinage au nom de tout le peuple, il n’eſtoit pas raiſonnable d’y aller ſans y porter quelque offrande au corps du Prophete Noby (ainſi nomment-ils leur Mahomet) : choſe, diſoit-il, qui deſplairoit entierement à Razaadate Maulana, principal Preſtre de la Ville de Medina Talnab, qui ſans cela n’octroyeroit aucune ſorte de grace, ny de pardon, aux habitans de cette Ville, qui pour leurs grandes offences auoient vn extréme beſoin de la faueur de Dieu, & de ſon Prophete.

Le Capitaine ayant oüy parler ainſi le Cacis, luy remonſtra que pour ſon particulier il n’auoit aucun pouuoir de diſpoſer de tout le butin à ſa volonté, & qu’il s’adreſſaſt à Solyman Dragut ſon Gendre, à cauſe que c’eſtoit luy qui nous auoit fait eſclaues, tellement qu’à luy ſeul appartenoit le droit de faire de nous ce que bon luy ſembleroit. Il eſt vray, adiouſta-t’il, que ie ne penſe pas qu’il vueille contre-dire vne intention ſi ſaincte que celle-cy. Tu as raiſon, luy reſpondit le Cacis, mais il faut auſſi que tu ſçaches que les choſes de Dieu, & les aumoſnes faites en ſon nom, perdent leur valeur & leur force, lors qu’elles ſont criblées par tant de main, & eſpluchées par tant d’opinions humaines. Ce qui eſt cause que peu ſouuent s’en enſuiuent des reſolutions diuines, principalement en vn ſuiet tel que celuy-cy, dont tu peux diſpoſer abſolument, en qualité de Souuerain Capitaine de ce peuple. D’ailleurs, comme il ne ſe treuuera perſonne à qui telle choſe ſoit deſagreable, ie ne croy pas qu’elle te doiue non plus apporter aucun suiet de meſcontentement. Car outre que cette demande eſt fort iuſte, elle eſt encore agreable à noſtre Prophete Noby, qui eſt l’abſolu Seigneur de cette priſe ; attendu que la victoire eſt venuë de ſa ſaincte main, & qu’auec autant de fauſſeté que de malice, tu en veux attribuer la gloire à la valeur de ton Gendre, & au courage de ſes soldats. À meſme temps voyla qu’vn Ianniſſaire, qui eſtoit Capitaine d’vne des trois Galiottes, qui nous auoient faict eſclaues, homme que ſon extréme valeur mettoit en tres-grande eſtime parmy eux, & qui s’appelloit Copa Geynal, irrité de ce qu’il auoit oüy dire à ce Cacis, tant à ſon meſpris, que de tous les autres ſoldats, qui auoient faict d’eſtranges efforts de vaillance, pour nous réduire à la chaiſne, luy dit ces mots pour reſponſe. Aſſeurément il vous vaudroit mieux pour le ſalut de voſtre ame, diſtribuer à ces pauures ſoldats les exceſſiues richeſſes que vous poſſedez, qu’auecque des feintes paroles, pleines d’hypocriſie, & de tromperies, taſcher de leur deſrober ces eſclaues, qui ont couſté la vie à tant de braues guerriers, leurs compagnons d’armes, par la main de ceux-là meſme que vous voyez ainſi liez & captifs ; ſans doute ils nous ſont aſſez chers vendus, à nous qui ſommes demeurez en vie, pour les auoir acheptez au prix de noſtre ſang, que nous auons reſpandu en abondance. Dequoy ſont des teſmoignages certains les coups dont nous ſommes tous couuerts, qui ſont bien plus rouges du ſang des bleſſeures, que nous auons receuës d’eux, que de celles que nous leur auons faites ; combien que nous les ayons reduits en l’eſtat où les voyla maintenant. L’on n’en dira pas de meſme de voſtre Cabayge (robe Sacerdotale à leur mode) qui pour nette & polie qu’elle ſoit, ne laiſſe pas de couurir en vous vne pernicieuſe habitude d’eſtre larron & Corſaire du bien d’autruy. Par ainſi deſiſtez-vous hardiment de la damnable volonté que vous auez conceuë contre les Maiſtres abſolus de cette priſe, de laquelle vous ne ſerez point poſſeſſeur, & cherchez à faire quelque autre preſent aux Cacis de la Mecque, afin qu’ils cachent vos larrecins, enſemble vos autres meſchancetez, pourueu que cela ne ſe faſſe aux deſpens de nos vies & de noſtre ſang, mais pluſtoſt des biens que vos Anceſtres vous ont laiſſez, & que vous augmentez par des inuentions pleines de meſchancetez & de tromperies.

Ce Cacis Moulana ayant oüy vne reſponce ſi librement faite par ce Capitaine, la treuua fort rude, & de mauuaiſe digeſtion, à cauſe qu’elle eſtoit en faueur des gens de guerre. Ce qui fut cauſe qu’en termes diſſimulez, & eſloignez de tout reſpect, il ſe meit à blaſmer le Capitaine, & les ſoldats qui eſtoient là preſens, leſquels, tant Turcs que Mahumetans, ſe ſentans offencez par de ſi mauuaiſes raiſons, ſe liguerent, & ſe mutinerent contre luy, & contre le reſte du peuple, à la faueur duquel il auoit parlé ſi inſolemment, ſans que cette mutinerie ſe pût appaiſer en aucune façon que ce fuſt : combien que le Gouuerneur de la Ville, beau-pere du ſuſdit Solyman Dragut y fit ſon poſſible, accompagné qu’il eſtoit de tous les Officiers de la Iuſtice. En vn mot, pour ne m’arreſter long-temps aux particularitez de cette affaire, ie diray que de cette petite mutinerie, s’engendra vne contention ſi rude, & ſi enflammée, qu’elle ne finiſt qu’auec la mort de plus de ſix cens perſonnes, tant d’vne part que d’autre. Mais en fin le party des ſoldats ſe treuuant le plus fort des deux, fut cauſe qu’ils meirent la plus grande partie au pillage, principalement la maiſon de ce meſme Cacis Moulana, à qui ils tuerent ſept femmes, & neuf enfans, dont les corps & le ſien aussi furent deſmembrez, & iettez dans la mer auec beaucoup de cruauté. Ils vſerent de ce meſme traittement enuers tous ceux de ſa maison, ſans donner la vie, non pas ſeulement à vn qui euſt le nom d’eſtre à luy. Quant à nous autres ſept Portugais qui eſtions ainſi liez & expoſez en vente à la place publique, nous ne treuuaſmes point de meilleur remede pour ſauuer nos vies, que de retourner dans l’obſcurité de ce meſme cachot, d’où nous eſtions ſortis, ſans qu’il fût beſoin qu’aucun Officier de Iustice nous y menaſt. Et voyla comme ſe paſſa ce tumulte, qui dura tout le long du iour. Et ſans mentir, nous treuuaſmes que ce nous fût vne bien grande faueur que le Geolier nous receut dans la priſon. Or cette mutinerie ne ceſſa que par l’authorité de Solyman Dragut, General des trois Galiottes, qui nous auoient pris. Car celuy-cy auec des paroles toutes pleines de reſpect & de douceur, meit fin à la rebellion du peuple, & appaiſa les plus mutinez ; ce qui monſtre aſſez que la courtoiſie a cela de propre, d’obliger ceux-là meſme qui ne la connoiſſent point. Cependant Heredim Sopho, Gouuerneur de la Ville, ne ſortiſt de la meſlée qu’à ſon grand deſaduantage, à cauſe qu’à la premiere rencontre qu’il y fiſt, on luy coupa vn bras. Trois iours apres que ce deſordre fût appaiſé nous fuſmes derechef menez tous ſept à la place, afin d’y eſtre vendus auec le reſte du butin, qui conſiſtoit en diuerſes hardes, & en artillerie, qu’ils auoient priſe dans nos Fuſtes ; toutes leſquelles choſes furent alors venduës, & données à fort bon marché. Pour moy, miſerable que ie fus, & le plus mal-heureux de tous, le ſort, ennemy iuré de mon bien, me fiſt tomber entre les mains d’vn Grec renié, lequel ie deteſteray toute ma vie, pource qu’en l’eſpace de trois mois que ie fûs auec luy, il me traitta ſi cruellement, que me voyant comme reduit au deſeſpoir, pour ne pouuoir ſupporter le mal qu’il me faiſoit ; pour m’en deliurer, ie fûs ſept ou huict fois ſur le poinct de m’empoiſonner, ce que i’euſſe fait ſans doute, ſi Dieu par ſa diuine miſericorde & bonté, n’euſt deſtourné loin de moy ce meſchant deſſein. Ce que i’eſtois reſolu d’executer en partie, afin de luy faire perdre l’argent que ie luy couſtois, pource que c’eſtoit l’homme du monde le plus auare, le plus inhumain, & le plus cruel ennemy du nom Chreſtien, que l’on euſt iamais peu rencontrer. Mais à la fin des trois mois il pleuſt à Dieu me deliurer des cruelles mains de ce Tyran, qui de crainte de perdre l’argent que ie luy couſtois, s’il me fuſt aduenu de me faire mourir volontairement, dequoy luy auoit donné aduis vn de ſes voiſins, qui luy dit l’auoir reconneu à mon viſage, & à mes façons de faire, & lequel prenant pitié de moy luy conseilla de me vendre : cela fut cauſe qu’il s’y accorda bien-toſt apres ; car il me vendiſt à vn Iuif nommé Abraham Muça, natif d’vne Ville, qu’ils nomment en ces quartiers-là Toro, eſloignée d’vne lieuë & demy du Mont Sinay. Cetuy-cy ſe fiſt bailler pour le prix de mon rachapt, la valeur de 300. reales en dates, qui eſtoit la Marchandiſe dont ce Iuif faiſoit trafic d’ordinaire ; auec ce nouueau Maiſtre ie partis pour m’en aller de Babylone à Cayxem, en la compagnie de pluſieurs Marchands. De là il me mena à Ormuz, & m’y preſenta à Dom Fernand de Lima, qui pour lors eſtoit Capitaine de la fortereſſe ; enſemble au Docteur Pedro Fernandez, Commiſſaire General des Indes, qui en ce temps-là reſidoit à Ormuz, pour le ſeruice du Roy, & ce par l’ordre du Gouuerneur Nuno de Cunha. Ces deux cy, à ſçauoir Fernandez, & de Lima, donnerent pour moy au Iuif deux cens Pardaos de recompenſe, qui valent la piece trente ſept ſois ſix denier de noſtre monnoye, dont partie eſtoit de leur argent, & le ſurplus des aumoſnes qu’ils auoient fait queſter pour moy par la Ville : tellement que nous demeuraſmes l’vn & l’autre, à ſçauoir le Iuif content & ſatisfait d’eux, & moy en pleine liberté comme auparauant.