CHAPITRE III

TRISTES SOUVENIRS

Pendant que Baptiste Viau parlait ainsi, Louis Vincent observait Michel Toinon d’un œil scrutateur. Il le connaissait si bien, il savait si bien sa vie d’autrefois qu’il ne douta pas un seul instant que les paroles de Baptiste allaient l’affecter grandement et peut-être faire résonner en son cœur des cordes dont il aurait à tout jamais voulu oublier les sons plaintifs, En effet, Michel, la tête basse, les yeux fixement attachés sur le fond poli d’un plateau en argent que sa main avait machinalement attiré vers lui, semblait regarder, comme sur un écran, le film de sa vie entière se dérouler avec tous les épisodes tantôt calmes ou riants, tantôt joyeux ou tristes, tantôt paisibles ou tragiques. Pauvre Michel ! suivant les impressions que lui causaient les images, sa figure changeait d’aspect. Parfois un léger sourire errait sur ses lèvres et des petites teintes roses coloraient ses joues ; parfois un rictus amer, moqueur ou sinistre contractait sa bouche et lui donnait une expression de douleur, de dédain ou de mépris ; parfois une pâleur subite envahissait ses traits qui semblaient dire l’agonie de son âme ; parfois sa main se crispait, écrasant le cigare éteint qu’elle tenait encore, et ses yeux roulaient des larmes discrètes qui perlaient sous ses longs cils.

Jusque là Michel Toinon, de nature plutôt tranquille et peu loquace, avait écouté avec plaisir le rappel des souvenirs de la jeunesse de ses confrères ; il avait applaudi à la véracité plus ou moins exacte de leurs histoires comiques ou sérieuses, se contentant par moment de corriger les dates ou les faits, mais il avait peu parlé tant il était attentif à ses doubles devoirs d’amphitryon et d’échanson. Baptiste Viau s’était tu et les convives s’aperçurent tout à coup de l’immobilité et de la tristesse de Michel. À cet instant, Andrée pénétrait toute joyeuse dans la salle : « Père, dit-elle, il est grand matin ; peut-être tes bons amis aimeraient-ils se reposer ». L’accent doux de cette voix chérie rappela Michel à la réalité ; il voulut essuyer furtivement les larmes qui allaient couler sur ses joues, mais Andrée les avait vues. « Père, dit-elle, qu’as-tu ? tu pleures ».

« Pardonnez-moi, mes bons amis, dit-il, ces moments de faiblesse. Vous êtes médecins de l’âme autant que du corps, et vous savez qu’il y a dans la vie des heures si douloureuses que parfois le souvenir en est inoubliable et qu’il vient parfois troubler votre âme quand tout paraît sourire dans la nature et autour de vous. Comme la tentation persistante, il vous harcèle, vous tenaille jusqu’à ce que votre âme en éprouve une dépression angoissante contre laquelle la volonté la plus énergique ne peut réagir. À ceux d’entre vous, mes amis, qui ne me connaissiez pas aussi intimement que Louis, j’aurais voulu cacher toujours ma vie ; mais les derniers souvenirs que Baptiste rappelait ont réveillé tant de douloureux échos en mon âme et en mon cœur qu’il m’a été impossible de retenir plus longtemps mes larmes. Autrement j’aurais suffoqué. Mais ai-je le droit, chers amis, de gâcher cette belle réunion pour le simple plaisir de m’attirer quelque marque de sympathie de votre part ? J’avais fait une promesse de toujours me taire ; je regrette amèrement mon oubli, ma faiblesse. Hélas ! je sens qu’il faut que je parle maintenant. Vous m’avez cru toujours heureux ; l’ai-je été autant que vous ? J’ai voulu le paraître ; j’ai souri souvent ; j’ai feint la joie souvent. Mais, hélas ! mon malheur a toujours pesé de tout son poids sur mon esprit, sur mon cœur, sur mon âme. Quand ma bouche semblait sourire, mon cœur saignait plus abondamment ; quand mes yeux prenaient un peu plus d’éclat, mon esprit s’affligeait davantage ; quand j’essayais de renaître à la vie, mon âme gémissait plus intérieurement. Le sourire, le bonheur, la vie, rien n’existe plus pour moi, sinon le bonheur de ma chère Andrée. J’ai trop souffert, je souffre trop depuis trop longtemps pour me rattacher à la vie et à ses sourires. Ma joie n’est jamais que factice ; ma vie n’est qu’une ombre qui s’évanouira, je l’espère, quand ma chère Andrée aura trouvé le bonheur et une protection assurée dans les bras d’un époux qui l’aimera autant que moi. Mon malheur a été d’autant plus profond et plus accablant que j’en ai été moi-même la cause bien qu’indirectement et involontairement. Oui, mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. J’ai été étudiant, étudiant sans expérience qui gâche sa vie pour quelques satisfactions passagères ; j’ai été ce jeune chien à qui on a enlevé la laisse et qui court partout, fou de liberté, et ne sait plus retrouver son chenil ou la porte de sa cabane ; oui, j’ai été étudiant et j’ai brisé les liens d’une amitié, d’un amour que je prenais pour des entraves. Hélas ! J’ai manqué aux devoirs sacrés de cet amour que j’ai méconnu, méprisé ; j’ai été parjure à cet amour qui eût fait mon bonheur et le bonheur d’une amie vraiment sincère. Et puis je fus médecin et j’ai manqué à mes devoirs de médecin par négligence, par omission ou par ignorance. Et puis, pendant un certain temps je fus si heureux que je me croyais né pour un bonheur infini, complet, que rien ne pourrait jamais altérer. Mais, hélas ! la catastrophe est arrivée comme le coup de foudre dans un ciel serein et pur. J’ai ouvert les yeux, mais il était trop tard ; le malheur m’accablait, m’écrasait. Depuis lors, seul avec le petit être qui venait de naître, j’ai mené, sans le laisser paraître, une existence pénible. Tout d’abord, je cherchai à sourire au bébé me tendant ses petits bras dans le berceau qu’aucune main maternelle ne pouvait plus orner de dentelles et de rubans. Puis je me suis traîné et roulé sur les tapis pour l’amuser. J’ai joué au cheval avec lui ; je le plaçais sur mon dos ou mes épaules ; je galopais à genoux ou debout dans les corridors ou d’une chambre à l’autre. J’étais heureux d’entendre ses éclats de rire. Je me fis bonne d’enfant pour le promener dans sa voiturette. Je lui enseignai ses premiers pas et je jouai avec lui à cache-cache, riant de le voir trébucher ou culbuter, et courant vite le ramasser avant qu’il n’eût le temps de pleurer. Mon enfant, ma fille, c’était toute ma vie et je voulais lui épargner la moindre douleur, le moindre chagrin. Je voulus être son professeur comme j’avais été et je continuais d’être tout ensemble son père et sa mère. Je fis avec elle de nombreux voyages pour l’instruire et la distraire. Je voulais qu’elle ne s’aperçût jamais qu’il lui manquait une mère ou qu’elle regrettât un seul instant de n’avoir pas connu les caresses et les baisers d’une mère. Mes amis, cette enfant tant aimée, tant choyée, le seul but de ma vie, c’était Andrée, Andrée ma fille adorable. »


Andrée, qui écoutait dans une sainte extase les paroles émues de son père, ne put, à ces derniers mots, retenir son émotion ; elle suffoquait. Elle éclata en sanglots, et, se jetant au cou de son père, elle l’étouffait sous les baisers qu’elle ne cessait de lui donner que pour lui prodiguer d’une voix entrecoupée, des paroles de tendresse et d’amour : « père…père…mère…mère…oui, tu as été…tout à la fois…mon père…et ma mère… Oh ! que je t’aime…père… Comme tu as été toujours si bon ! »

Andrée toute éplorée restait suspendue au cou de son père, qui lui-même versait des larmes abondantes. Michel Toinon ne parlait plus tant il était touché de la douleur et de la tendresse de sa chère Andrée. Les larmes, les sanglots, les caresses de sa fille, en cet instant sublime, le payaient amplement pour tous les sacrifices qu’il s’était imposés. Il la retint longtemps dans ses bras ; puis l’asseyant sur ses genoux et lui tenant la tête appuyée sur son épaule, il chercha à calmer sa douleur comme si elle eût été encore le tout petit bébé qui s’endort avec de gros soupirs.

Enfin Michel, faisant un effort sur lui-même, reprit : « Comment cette épouvantable catastrophe, qui m’enlevait une épouse chérie et rendait mon enfant orpheline, est-elle survenue ? Ah ! mes chers amis, je voudrais que mon passé, mon insouciance, mon ignorance et mon malheur présent servent d’exemple et de leçon à tous les amants, à tous les époux et à tous les médecins qui malheureusement oublient trop souvent leur devoir envers leurs amies, leurs épouses ou leurs patientes. Le bonheur dont j’avais joui depuis ma plus tendre enfance, et qui s’était prolongé pendant toute ma jeunesse, ma vie d’étudiant et après mon mariage, m’avait laissé ignorer la vie réelle, ses déboires comme ses déceptions. Je n’avais jamais vu que le bon côté de la vie. Heureux voyageur dans un frêle esquif, j’étais parti de la source même d’un fleuve, aux ondes paisibles, coulant entre deux rives aux beautés et aux charmes continuellement enchanteurs. Jamais de vents contraires n’avaient ballotté ma barque ; jamais de récifs n’en avaient détourné la direction ; jamais de courants rapides ne l’avaient secouée. J’allais toujours, poussé par une brise douce et rafraîchissante, sur l’onde qui réfléchissait toujours un ciel bleu ou rose. Un aviron délicat, obéissant facilement à ma volonté et à ma main, me faisait décrire des méandres nombreux autour des îles variées où des plaisirs divers m’attiraient. Je voguais longtemps, toujours heureux, toujours gai, sans souci du lendemain, ne comptant jamais les heures, ne mesurant jamais la distance parcourue. Je voguais vers un horizon qui s’éloignait toujours sur l’onde paisible et sous le ciel sans nuage ; plus j’avançais plus les rives me paraissaient belles, bordées qu’elles étaient de bosquets aux feuillages multicolores, ou de prairies fleuries et riantes. À l’aurore, le soleil montait dans de l’or et de l’argent ; au crépuscule, il descendait dans de la pourpre ou de l’or. Dans mon esquif, j’allais d’enchantement en enchantement et un jour, j’entrevis un lieu de délices plus grands. Je crus au bonheur suprême, à la réalisation de mon rêve le plus cher ; mais, hélas ! au moment où j’entrevoyais l’Éden, le fleuve faisait un détour brusque et ma barque était entraînée dans les tourbillons d’une cataracte que je n’avais pas vue et au fond de laquelle elle allait se briser. Voilà l’image de ma vie.

« Mes bons amis, il me fait peine de terminer ainsi cette soirée et ce festin que je vous offrais dans l’espoir de renouer plus solidement notre vieille amitié en pensant aux beaux jours de notre jeunesse, malheureusement un souffle inattendu a dispersé les cendres qui recouvraient des tisons que j’aurais voulu voir éteints depuis longtemps. Ce souffle en a attisé le feu qui consumera toute notre joie. Cependant la sympathie, que vous paraissez me montrer, m’invite et m’encourage à vous ouvrir le livre de ma vie et à vous en étaler spécialement les pages les plus intimes et les plus tristes. Vous y verrez celles où je commence à boire goutte à goutte le bonheur dans une coupe qui me paraissait d’or massif et d’une profondeur inépuisable, et puis celles où je continue à boire à longs traits, m’imaginant que cette coupe toujours débordante ne se viderait jamais entre mes lèvres et ne se briserait jamais entre mes doigts. Hélas ! vous verrez aussi comme moi que cette coupe n’était qu’en un verre fragile ; que mes lèvres toujours avides la comprimèrent trop fortement, croyant la retenir plus fermement. Hélas ! mon bonheur fut de courte durée parce qu’il avait été plus grand.

« Mes chers amis, n’anticipons pas sur le récit que je pourrais vous faire de ma vie. Il est tard ; vous devez avoir sommeil. Allons nous reposer et demain nous nous réunirons encore autour de la grande cheminée pour reprendre notre entretien. »


Le lendemain quand les amis se levèrent, la tempête apaisée avait accumulé d’énormes bancs de neige dont la blancheur et l’éclat, sous les rayons du soleil presque à son zénith, faisaient penser à un grand manteau d’hermine sur lequel des fées ou des diablotins se seraient amusés à jeter de la poudre de diamant. Le froid était sec, mais le vent était tombé et le fleuve en face charriait de gros glaçons détachés du rivage. Michel Toinon invita ses compagnons à visiter ses dépendances, histoire de se dégourdir les membres et de respirer l’air frais. Il avait aussi une arrière-pensée : faire admirer ses chevaux de race dont son père lui avait légué le goût, et ses belles volailles qu’il aimait tant parce qu’elles lui rappelaient tant de doux souvenirs de sa plus tendre enfance.

Après le dîner, pendant lequel régna la joie la plus délirante entretenue par les histoires les plus abracadabrantes, les quolibets les plus à propos, on se réunit dans la grande salle, autour de l’immense cheminée dont l’âtre était toujours flamboyant. Tout près à portée de la main, Andrée avait placé, sur une petite table, deux carafes remplies d’une liqueur blanche ou ambrée, une douzaine de verres, une grande blague gonflée de bon tabac canadien et une dizaine de pipes en terre cuite.

« Permettez, dit Michel Toinon, que ma fille nous tienne compagnie. Elle est d’âge à entendre ce que je lui ai toujours caché. Elle en acquerrera de l’expérience. Bien que ma vie n’ait pas toujours été exempte d’erreurs, je ne rougirai point de lui en dévoiler tous les secrets parce qu’elle constatera que, si mes fautes ont été grandes, mon repentir en a été sincère. J’ai péché, c’est vrai au moment où, sans expérience, j’entrais dans la vie comme un insensé, un fou ; mais la grâce m’a touché sur le chemin de Damas ; j’ai reconnu mes erreurs et mes fautes et je suis retourné vers la jeune fille que j’avais abandonné, hélas ! dans un désespoir cruel. Le châtiment ne devait pas se faire attendre longtemps. Il fut épouvantable, mais pas autant que je l’avais mérité.

« Ne trouvez pas étrange que je prenne mon enfant sur mes genoux. Pour vous c’est une grande fille, mais pour moi c’est toujours le bébé que mon insouciance et ma folie ont privé des caresses d’une mère, de cette mère qui l’aurait bercée toujours dans cette même chaise que j’occupe et qui me vient de mes ancêtres et dans laquelle ma propre mère aimait tant me bercer. Je me rappelle parfaitement ces moments délicieux quand, étant âgé de cinq ou six ans, ma mère me prenait encore sur ses genoux et se plaisait à me décrire le vieux berceau de famille qu’elle avait enrubané des plus beaux tissus et des plus belles dentelles. En ce moment, plus que jamais, je le vois ce beau groupe d’une mère berçant son enfant qui l’écoute en la regardant avec des grands yeux curieux. La voix de ma mère était si douce et dépeignait si bien le berceau, les boucles de rubans, les plis de dentelles, les franges et les hochets suspendus, que tous les soirs à l’heure du coucher, je prenais ma mère par la main, je l’attirais vers la grande berceuse, je sautais sur ses genoux, et je redemandais l’histoire de mon beau berceau. J’aimais cette histoire qui m’enchantait et m’endormait comme d’autres enfants aiment entendre la chanson de la Petite Poulette Grise. Tous les soirs j’ai voulu remplacer la mère de ma fille que j’endors comme ma mère m’endormait dans cette grande berceuse. Ce soir je veux ma fille sur mes genoux. Je lui dirai des chants plus plaintifs, mais sa présence me donnera du courage. Quand la douleur et le chagrin me feront verser des larmes, je la presserai sur mon cœur, j’en éprouverai un soulagement. Si elle-même en ressent trop de peine, je la bercerai comme ma mère me berçait et comme je la berce toujours pour l’endormir. »