Les vieux amiraux : comment s’établit la suprématie navale

Les vieux amiraux : comment s’établit la suprématie navale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 133-179).
LES
VIEUX AMIRAUX

COMMENT S’ÉTABLIT LA SUPRÉMATIE NAVALE.


I

On a souvent dit : « Jeunes capitaines et vieux amiraux. » Je renverserais volontiers l’aphorisme. Tanger et Mogador ont été des affaires de guerre très bien conduites : le chef n’avait pas, s’il m’en souvient, les années de Mathusalem. Ce n’est probablement point parce qu’ils étaient vieux que les Howe, les Jervis, les Doria et les Barberousse ont remporté leurs victoires ; c’est parce qu’à l’époque où ils ont vécu, l’âge était un titre incontestable au respect et à l’autorité. Plus jeunes, s’ils eussent été investis du même ascendant, ils auraient, sans aucun doute, mieux fait encore : au lieu de la bataille de Prévésa et du combat d’Ouessant, nous aurions eu Trafalgar et Lépante. L’idéal du grand capitaine de mer, c’est Ruyter ou Suffren, entourés du prestige d’une illustre origine et commandant des flottes avec la juvénile ardeur de don Juan d’Autriche. « Gouverner, affirmait Louis XIV, c’est choisir. » Le hasard de la naissance a parfois autant de discernement que la pénétration des ministres.

Le 11 juillet 1675, Colbert, levé dès cinq heures du matin, écrivait à son fils, le marquis de Seignelay, qui se trouvait alors auprès de Louis XIV dans la résidence royale de Fontainebleau : « En pensant ce matin aux affaires de marine, je vous avoue, mon fils, que j’ai fait réflexion à une chose qui me fait de la peine. Vous savez que Ruyter s’en va dans la Méditerranée. Il aura 22 vaisseaux hollandais et 14 espagnols et 19 galères sous son commandement. Si M. le duc de Vivonne est obligé de demeurer à terre pour y commander l’armée, ainsi qu’il y a beaucoup d’apparence, l’armée navale du roi, vaisseaux et galères, sera commandée par le sieur Duquesne et c’est ce qui me met en peine. Je sais bien que les 30 vaisseaux du roi sont mieux équipés, mieux armés et mieux commandés que ceux de Hollande ; que les équipages des vaisseaux du roi sont plus forts et composés de meilleurs hommes et plus braves ; que les vaisseaux espagnols sont mal armés, mal équipés, en un mot, que les 30 vaisseaux, 10 brûlots et 24 galères du roi doivent naturellement battre tout ce qui peut se présenter dans la Méditerranée, mais je vous avoue que la tête et le cœur du commandant me donnent de l’inquiétude. » On sait comment Duquesne répondit à ces appréhensions. « Tout ce que vous avez fait, lui écrit, le 27 février 1676, Colbert subitement transformé, est si glorieux ; vous avez donné des marques si avantageuses de votre valeur, de votre capacité et de votre expérience consommée dans le métier de la mer qu’il ne se peut rien ajouter à la gloire que vous avez conquise. Sa Majesté a enfin eu la satisfaction de voir remporter une victoire contre les Hollandais, qui ont été jusqu’à présent presque toujours supérieurs sur mer à ceux qu’ils ont combattus. » Si un coup soudain eût enlevé Duquesne avant le combat de Stromboli, la France eût-elle jamais soupçonné quel héros elle perdait, et le premier jugement de Colbert, exhumé de nos archives, ne serait-il pas devenu le jugement définitif de l’histoire ? Ad augusta per augusta : tel est le chemin qui conduisit de tout temps à la gloire.

Duquesne n’est pas le seul amiral qui ait couru le risque d’être méconnu. Vous ne devineriez jamais, j’en suis sûr, le nom du commandant dont on ose écrire : « qu’il vient d’attaquer, avec 12 vaisseaux très bien armés et de grosses frégates, 9 vaisseaux anglais, que, voyant le lendemain son convoi dispersé et pris, les grands succès, dont il s’était flatté, évanouis, sa réputation perdue, il ne songe qu’à faire retomber la faute d’un si gros échec sur les autres[1] ? » Ce chef qu’un esprit de critique, trop fréquent dans nos rangs, voue ainsi à l’oubli et à la retraite, n’est autre que le plus illustre de nos hommes de mer : c’est celui que, quelques mois plus tard, la flotte, l’armée et l’Inde appelleront le grand Suffren, c’est l’homme que le maréchal de Castries, avec un coup d’œil qu’eût pu envier Colbert, a déjà mis au rang qui lui convient. « Le roi, monsieur, lui a-t-il écrit, après le combat de la Praya, ne mesure pas les récompenses au succès ; il les mesure à l’audace des entreprises. » Encore un héros dont la renommée fût restée en suspens si ses jours eussent été tranchés le 16 février 1782 !

Le vainqueur de Sontay et de Fou-Tchéou a-t-il bien lui-même donné toute sa mesure et le sort, en prolongeant sa vie, ne lui eût-il pas réservé de nouveaux et de plus éclatans triomphes ? Ces triomphes, nous n’aurions pas eu assurément l’imprudence d’en appeler de nos vœux l’occasion ; nous les aurions, l’occasion survenant, attendus de l’incontestable habileté et de la persévérante valeur d’un officier qui n’est arrivé aux suprêmes honneurs qu’à travers des labeurs outrés. Ce qu’il nous faut aujourd’hui souhaiter à notre pays, si nous avons jamais à combattre d’autres ennemis que les habitans du Céleste-Empire, ce sont des Courbet et des Bruat dans la force de l’âge et dans la plénitude de leur santé : ce sont des amiraux aussi jeunes que l’étaient les maréchaux du premier empire. Où les prendrons-nous ? Les empereurs romains les auraient demandés à l’adoption : au fur et à mesure que l’empire s’étendait, ils multipliaient les Césars. Répondant à mes félicitations, l’amiral Courbet m’écrivait, le 1er mai 1884 : « Que ne m’a-t-on laissé terminer une expédition si bien commencée ! Je croyais bien avoir mérité cette faveur avant tout. » Mieux qu’un autre, peut-être, j’étais fait pour comprendre ces regrets : dans une autre entreprise je les avais éprouvés. Il y a là pourtant une question des plus délicates, car elle touche au fond de nos institutions militaires. Le commandement des deux armes peut-il être longtemps, quand l’expédition se développe, concentré dans les mêmes mains ? La chose n’a jamais soulevé d’objections pour Constance Chlore, pour Maximien, pour Galère ; elle en rencontrerait inévitablement, s’il s’agissait d’un simple général d’infanterie ou d’un officier de marine. Il faudra bien cependant qu’on avise. La marine va infailliblement, comme je ne cesse de l’annoncer depuis quinze ans, « rentrer dans le jeu des armées. » Aux campagnes qu’elle prépare, campagnes qui pourraient bien être plus sérieuses que celles de la Tunisie et du Tonkin, vous ne songerez assurément pas à refuser l’unité de commandement : à quelle phase de l’expédition cette unité devra-t-elle se briser ? L’armée, qui se sera ouvert sur l’océan un passage de vive force, demandera-t-elle, une fois débarquée, à changer de chef ? Le vainqueur de Lépante abdiquera-t-il sur les côtes du Péloponèse ? Le métier de la guerre, avec les modifications que le progrès des temps lui a fait subir, comporte difficilement les anciennes divisions du travail. « On m’offre le commandement d’un corps d’infanterie, m’écrivait, au mois de janvier 1871, le jeune capitaine de l’Héroïne, neveu de l’amiral Bruat et digne héritier de ce nom : triste symptôme du peu de ressources qui restent à la France. » Pas si triste, après tout, à en juger du moins par la façon dont le modeste officier sut s’acquitter de son nouveau mandat. Je ne veux parler ici que des morts : que serait-ce si j’évoquais le souvenir des services rendus par les vivans !

Quand nous considérons l’état de civilisation où le développement des idées chrétiennes a conduit le monde, nous avons vraiment quelque peine à comprendre comment le monde ne s’est pas depuis longtemps lassé de ces stériles problèmes qui n’ont que la destruction pour objet. Mais est-ce bien aux vaincus de Chéronée qu’il appartient défaire les premiers un bûcher de leurs javelots ? Quelques vœux qu’on forme pour la paix, il serait imprudent d’oublier deux proverbes qui, sous leur forme triviale, résument bien sur ce point la politique imposée aux nations les plus éprises de leur tranquillité et les moins ennemies de la tranquillité des autres. « Si les lièvres portaient des fusils, on n’en verrait pas tant au marché, » m’a toujours paru une réflexion empreinte d’une profonde sagesse ; et quand la philosophie populaire complète sa pensée en ajoutant : « Faites-vous mouton, le loup vous mange, » je sens, malgré moi, s’évanouir les derniers scrupules qui alarmaient ma conscience. Les dépenses militaires sont sans doute les plus improductives, les moins justifiables de toutes : jamais siècle les vit-il portées à un excès comparable à celui sous lequel les finances de l’Europe aujourd’hui succombent ? Acceptons néanmoins résolument le fardeau : nous exposerions trop notre existence même à vouloir prématurément nous on décharger ; demandons seulement en échange une sécurité complète. Voilà, je l’avouerai, la préoccupation, — pourquoi ne dirai-je pas l’inquiétude, — qui me fait attacher un si grand intérêt à la constitution d’une flotte défensive.

Lorsqu’une batterie de deux canons pouvait tenir en échec un vaisseau de ligne, la protection du littoral était chose facile : la côte française n’a jamais été sérieusement inquiétée sous le premier empire, bien que le pavillon britannique flottât alors en maître sur toutes les mers du globe. Un boulet qui brisait un mât de hune ou une vergue mettait un vaisseau en perdition : comment, dans des conditions pareilles, les vaisseaux ne se seraient-ils pas tenus respectueusement à l’écart ! Aujourd’hui tout est changé : les vaisseaux cuirassés, les canonnières elles-mêmes ne sont plus à la merci d’un coup de canon. Nous retournons insensiblement aux jours où les Sarrasins et les Normands du IXe siècle, les Turcs et les corsaires barbaresques du xvi e ravageaient impunément chaque année des rivages qu’un effroi général leur abandonnait.

En l’année 1856, à l’issue de cette guerre de Crimée où l’entente fut si profondément cordiale entre deux puissances qui avaient à peine eu le temps de désapprendre à se haïr, l’Angleterre, instinctivement émue du spectacle de notre renaissance maritime, trouva bon de fixer à 303 millions de francs, sans y comprendre 80 millions consacrés au service colonial, le chiffre de son budget naval pour l’année 1857. « On sent à cet effort, observait avec juste raison l’amiral Hamelin, ministre de la marine depuis la mort de M. Ducos, l’importance que l’Angleterre attache à rester la première des puissances maritimes. Aurions-nous par hasard moins d’intérêt à demeurer incontestablement la seconde ? » Non certes ! il ne nous est pas permis, toute puissance continentale que nous sommes, d’abdiquer sur cette mer « où Dieu met ses colères » et les puissances grandissantes leurs ambitions, il ne nous est pas permis d’abdiquer par une parcimonie mal placée le second rang. Qui défendrait nos possessions d’Afrique, qui ferait respecter notre littoral, si notre flotte, découragée par le formidable établissement naval de l’Angleterre, se résignait d’avance à un complet effacement ? Supposons Marseille et Le Havre menacés des malheurs dont la haute sagesse de l’empereur sut, en 1855, préserver Odessa, n’est-ce pas sur notre marine que nous devrions compter pour ramener l’ennemi à des sentimens plus humains ? La possibilité d’infliger de justes représailles ne remplacerait-elle pas avantageusement, dans ce cas, les appels désespérés au droit des gens ? L’amiral Hamelin était donc parfaitement fondé, ce me semble, à prendre acte de la prévoyance des Anglais pour recommander à son souverain une prévoyance analogue. Ce luxe de précautions n’a jamais nui à des amitiés nécessaires ; il les a, au contraire, en mainte circonstance, confirmées. Les Anglais étaient, depuis les grandes guerres du premier empire, en possession d’un immense avantage qu’ils ne devaient pas seulement au nombre de leurs vaisseaux : on les croyait « invincibles sur mer. » Telle fut, il y a trois siècles, la position privilégiée des Turcs, après la bataille de Prévésa, journée plus importante par ses conséquences morales que par ses résultats immédiats.


II

Avec le fils de Sélim Ier, Soliman le Magnifique, un grand règne commence en Turquie. L’époque, d’ailleurs, dans son ensemble est grande : en Angleterre, en France, en Italie, en Espagne, en Russie, en Hongrie, en Perse, jusque dans l’Inde, les souverains ne sont pas, au début de ce siècle inquiet, de taille ordinaire. Les pirates même sont grands ; ils fondent des dynasties. Aroudj et Khizr étaient deux frères, tous deux fils de Yakoub, soldat rouméliote qui s’établit dans l’île de Métélin, quand le sultan Mahomet II enleva, en 1457, cette île aux Génois et aux chevaliers de Rhodes. A la mort de leur père, qui exerçait, depuis qu’il avait renoncé au métier des armes, la profession de potier, Aroudj et Khizr se trouvaient déjà d’âge à se suffire à eux-mêmes : il leur fallait choisir une carrière ; ils choisirent la carrière des aventures. Aroudj, en sa qualité d’aîné de la famille, se procura le premier un bateau, et alla, sur la côte de Caramanie, faire la course contre les chrétiens. Les vaisseaux de Rhodes rendaient le métier périlleux : le fils de Yakoub tomba bientôt au pouvoir des chevaliers. C’était un garçon robuste ; on l’enchaîna au banc d’une des galères de l’ordre. Fort heureusement pour lui, la galère, dans une de ses croisières, fut obligée de mouiller sous l’île de Castel-Rosso, à l’entrée du golfe de Satalie. Une violente tempête s’éleva subitement et fit chasser le navire sur ses ancres ; Aroudj profita du trouble qui s’en suivit pour se débarrasser de ses fers et pour se sauver à terre à la nage. De Satalie il passa en Égypte, obtint d’y être inscrit sur le rôle d’un vaisseau que le Soudan envoyait en Caramanie, province ottomane d’où les chantiers égyptiens tiraient, comme au temps des Ptolémées, la majeure partie de leurs bois de construction. Assailli de nouveau par une flottille chrétienne, Aroudj dut encore une fois gagner la terre à la nage et chercher son salut dans la fuite. Comparez ces débuts, qui furent ceux de toute une génération de corsaires, avec le cours paisible et régulier d’une éducation officielle, il vous sera facile de pressentir de quel côté se manifesteront la patience et l’esprit d’entreprise.

Le frère du sultan Sélim Ier, Korkoud, gouvernait alors la Caramanie : il reconnut dans Aroudj un marin intrépide et donna l’ordre au cadi de Smyrne de fournir à ce fugitif un vaisseau qui fût propre à la guerre de course. L’équipement d’un corsaire n’était pas à la disposition du premier venu ; la dépense d’un semblable armement ne pouvait guère être évaluée à moins de 5,000 ducats. Aroudj, mis en mesure de donner l’essor à son audace, se garda bien de retourner dans des parages où il n’avait fait jusqu’alors que de fâcheuses rencontres ; il prit, si je puis m’exprimer ainsi, du champ. Mettant entre lui et les chevaliers de Rhodes toute l’étendue de la mer Ionienne, il se dirigea vers les côtes de la Pouille. Là il captura deux bâtimens très richement chargés, revint chercher fortune dans les eaux de Négrepont, augmenta son butin par de nouvelles prises et jugea prudent de ne pas exposer des richesses si péniblement acquises à la rapacité des agens de Sélim. Ce sultan, qui mérita le nom de Sélim le Féroce, venait de mettre son frère Korkoud au ban de l’empire. De Négrepont, au lieu de se rendre à Métélin, Aroudj fit route vers l’Égypte : il passa tout l’hiver dans le port d’Alexandrie.

L’époque était singulièrement propice aux corsaires : à quelque vent qu’ils ouvrissent leurs voiles, ils étaient certains de trouver d’excellens terrains de chasse. La Méditerranée se couvrait, dès le mois d’avril, de navires chrétiens, et tout vaisseau que ne protégeait pas le pavillon musulman semblait une légitime aubaine envoyée par le ciel aux vrais croyans. Nulle distinction subtile n’embarrassait la conscience de ces écumeurs de mer. Génois, Vénitiens, Napolitains, Espagnols, leur paraissaient, au même titre, de bonne prise. La seule chose qui les préoccupât, c’était de s’assurer un lieu de dépôt pour le fruit de leurs rapines, un marché pour s’y défaire de leurs esclaves. La côte de Barbarie, sous ce rapport, n’avait pas sa pareille. Depuis la lente décadence des Sarrasins, l’Afrique romaine était retournée peu à peu à l’état sauvage : elle fourmillait de ports abandonnés. La vaste émigration qui suivit la prise de Grenade lui rendit, en quelques années, la sinistre puissance dont de longs troubles intérieurs l’avaient dépouillée : les Maures y affluèrent en masse, apportant sur ce littoral désolé, leur industrie, leur civilisation et leur ardent esprit de vengeance. Deux princes, encore puissans, représentaient, l’un à l’est, l’autre à l’ouest, les antiques dynasties musulmanes : on les nommait le sultan de Tunis et le bey de Tlemcen. D’un autre côté, les Portugais occupaient Ceuta, les Espagnols possédaient Melilla, Mers-el-Kebir, Oran, le pâté de roches sur lequel ils avaient bâti le Penon d’Alger, et Bougie, conquête récente de Pierre de Navarre ; le reste demeurait en proie à qui aurait le courage de le prendre. Aroudj jeta les yeux, pour en faire le centre de ses opérations, sur l’île de Zerbi, île que les Espagnols conquirent en 1432, sous le règne du roi don Alphonse, mais qu’ils ne surent malheureusement pas garder.

Un hasard propice conduisait, en ce moment même, Khizr, le frère d’Aroudj, à Zerbi. Khizr avait suivi l’exemple de son aîné : on le citait déjà parmi les plus hardis coureurs de la mer méditerranéenne. Toute cette famille, issue du pays d’Alexandre, semble avoir apporté en naissant un goût instinctif pour le pillage et une aptitude singulière à braver les hasards des expéditions illicites. Aroudj et Khizr résolurent à l’instant d’unir leurs efforts et d’employer en commun leurs ressources. Ils commençaient à devenir une puissance : ni l’un ni l’autre ne se dissimulaient cependant que la protection d’un des princes de la côte d’Afrique donnerait à leur coalition une consistance qui la distinguerait fort avantageusement de la tourbe des pirates sans aveu. Ce fut au sultan de Tunis qu’ils songèrent : ils partent à l’instant de Zerbi et vont demander au possesseur de la baie de Carthage un appui auquel leur zèle pour la cause du Prophète leur donne bien évidemment quelques droits. Le sultan de Tunis fit, en effet, aux corsaires dont la réputation était venue jusqu’à lui le meilleur accueil : il leur promit toute sa bienveillance et se contenta d’exiger d’eux pour prix du refuge qu’il leur accordait le cinquième des prises faites sur les infidèles. A dater de ce jour, la fortune des heureux aventuriers alla croissant : les deux Barberousse, — car c’est sous ce nom que l’Europe a connu les fils de Yakoub, — devinrent, en quelques mois, la terreur des chrétiens. Un peu plus tard, lorsque le bruit de ses merveilleuses prouesses eut signalé le plus jeune des deux frères au chef de l’islamisme, ce fervent musulman reçut, pour récompense de son infatigable ardeur, le surnom glorieux et envié de Khaïr-ed-din, — le bien de la religion.

Aroudj est incontestablement le fondateur de la gloire de la famille : il écarta les premiers obstacles et ouvrit la voie à son frère. Aroudj est de la race de ces paladins normands, qui, ne possédant que leur cheval et leurs armes, rêvaient déjà, en quittant le toit paternel, de conquérir un trône. Khaïr-ed-din, — donnons-lui dès à présent ce nom, puisque, sans l’avoir encore acquis, il s’emploie activement à le mériter, — Khaïr-ed-din est sans doute aussi intrépide que son frère ; seulement l’audace chez lui n’exclut pas la prudence. Aroudj se laisse plus facilement emporter par son ambition : il court de gaîté de cœur au-devant du danger et n’est que trop enclin à oublier le fameux proverbe : « De corsaire à corsaire, il n’y a rien à gagner que des barils d’eau. » Aussi le sort l’a-t-il marqué pour une fin prématurée.

Aux premiers jours du printemps, les deux frères ont quitté la baie de Tunis avec trois vaisseaux. Un navire ne tarde pas à être signalé. Est-ce une capture facile que la fortune leur envoie ? Aroudj ne prend pas le temps de s’en assurer ; il met hardiment le cap sur la voile en vue, et que rencontre-t-il ? Le galion de Naples ! Une nef énorme montée par 300 chrétiens. Khaïr-ed-din n’a pas voulu rester en arrière. Il est trop tard pour se laisser intimider par la hauteur des murailles du vaisseau gigantesque, par ses châteaux de poupe et de proue, par ses flancs où sortent de vingt sabords les gueules menaçantes des sacres et des coulevrines. Quand on lit le récit de cet aventureux combat tel que nous l’a transmis l’auteur « des pieux exploits d’Aroudj et de Khaïr-ed-din, fondateurs de l’Odjak d’Alger[2], » on se rappelle involontairement Surcouf montant à l’assaut d’un des vaisseaux de la compagnie des Indes. En voyant approcher les trois corsaires, — les fils de Yakoub s’étaient associé pour cette croisière un compagnon, — le galion lâche sur eux toute sa bordée. Pas un coup, hélas ! ne porte : l’émotion des chrétiens nuit à la justesse de leur tir. Les corsaires ripostent par une volée de flèches. Sept fois, ils essaient de jeter les grappins ; sept fois ils sont repoussés. La nuit vient interrompre le combat. Au jour, nouvelle attaque, et, cette fois, attaque couronnée de succès. On l’a dit bien souvent : « La victoire appartient aux plus entêtés. » Aroudj est grièvement blessé ; Khaïr-ed-din, sabre en main, envahit le pont ennemi : le galion reste enfin au pouvoir des musulmans.

Quelle rentrée victorieuse dans le port de Tunis ! Quelle pompe dans le cortège qui va, fidèle au traité conclu, déposer aux pieds du sultan la part qui lui revient de l’opulent butin ! Les esclaves chrétiens défilent deux à deux ; chacun conduit en laisse un dogue ou un lévrier. Le chien n’est-il pas pour les sectateurs de Mahomet l’emblème de l’infidèle ? Quatre-vingts musulmans, le faucon au poing, comme il convient à de vrais croyans, s’avancent derrière ces captifs, au son d’une musique guerrière ; quatre jeunes vierges chrétiennes montées sur des mules, deux autres, de plus illustre naissance, montées sur des chevaux arabes somptueusement caparaçonnés, ferment la marche et promettent de magnifiques recrues au harem. Le sultan de Tunis ne cherche point à cacher sa joie et son admiration : — « Voilà, s’écrie-t-il à diverses reprises, comment le ciel récompense la bravoure ! » — Partir de Naples pour se rendre en Espagne et aller finir ses jours dans quelque bagne barbaresque, voir sa femme, ses filles, tomber aux mains d’un immonde mécréant’ était un accident qu’il fallait toujours prévoir quand on osait passer à portée de ces repaires africains réputés jusqu’en 1830 inexpugnables. Et il s’est trouvé des politiques assez jaloux et assez égoïstes pour nous reprocher la conquête d’Alger !


III

En l’année 1514, Aroudj et Khaïr-ed-din étaient maîtres de Gigelli ; ils n’allaient pas tarder à fonder un établissement plus solide encore dans Alger : à la même époque, Doria ne possédait pour tout bien que les équipages de quatre galères ; il avait alors quarante-huit ans. Khaïr-ed-din devait, si la chronologie arabe mérite quelque créance, en avoir de quarante-neuf à cinquante. Les débuts de Doria furent infiniment moins pénibles que ceux de son futur rival. Noble de naissance, puisque le sang illustre des comtes de Narbonne coulait, par de lointains ancêtres, dans ses veines, l’homme que Charles-Quint s’apprêtait à combler d’honneurs et que Gênes appellerait un jour « le libérateur de la patrie, » n’en était pas moins le fils d’un assez pauvre capitaine de galère. Il rencontra cependant de bonne heure ces appuis naturels dont on apprécierait mieux l’importance si l’on songeait par quels ingrats efforts ceux que le sort a jetés dans la vie dépourvus de tout patronage, se voient obligés d’ouvrir le dur sillon où de plus heureux n’ont eu qu’à laisser germer la semence. La mère de Doria était restée veuve quand son fils était encore en bas âge. Toute sa fortune consistait dans une part de la principauté d’Oneille, fief héréditaire de la famille. Pour garder son rang et assurer l’éducation de l’enfant sur lequel se concentrait sa tendresse, il lui fallut vendre à un parent éloigné, Dominique Doria, des droits dont elle n’eût tiré qu’un insuffisant revenu. Un autre Doria, — Nicole, capitaine des gardes du pape Innocent VIII, — devint, à cet instant critique, le protecteur d’André, à peine âgé de dix-neuf ans. André eut le malheur de perdre sa mère ; Nicole appela près de lui à Rome l’orphelin resté sans direction et sans patrimoine ; il le fit entrer dans les gardes de Sa Sainteté et obtint qu’on lui conférât, peu de temps après, le grade d’officier.

En l’année 1492, Innocent VIII eut pour successeur Alexandre VI : André Doria, désireux de se soustraire aux troubles qui, en ce moment, agitèrent Rome, alla demander du service au duc d’Urbin. La cour du duc était cependant un théâtre trop paisible et trop étroit pour l’ambition qui commençait à s’éveiller dans une âme faite pour les grands desseius ; Doria passa du service du duc d’Urbin à celui du fils de Ferdinand Ier, Alphonse II, duc de Calabre, que la mort de son père appelait en l494 à monter sur le trône de Naples. L’entrée de Charles VIII en Italie trouva le serviteur d’Alphonse II à la tête d’une compagnie de cuirassiers : au milieu de la défection générale, Doria seul resta fidèle au malheur ; il accompagnait Alphonse II quand ce prince, se dérobant aux haines que ses rigueurs avaient suscitées, prit le parti de mettre la mer entre lui et ses ennemis. Arrivé sur le quai de Naples, Doria insistait pour suivre en Sicile le souverain fugitif : « Restez, lui dit Alphonse ; vous méritez un maître plus heureux que moi. »

La prudence politique fut un des traits distinctifs du caractère d’André Doria : il eut toujours soin de se mettre à l’écart dans ces heures périlleuses où les commotions civiles se compliquaient, au grand détriment de l’Italie, de compétitions étrangères. Alphonse en fuite, à qui Doria pouvait-il s’attacher ? Les Français s’appuyaient, il est vrai, sur le parti qui, de tout temps, posséda ses sympathies secrètes : à Gênes, notamment, ils favorisaient la noblesse. Doria pouvait-il cependant transporter brusquement sa fidélité de la maison d’Aragon à la maison de France, héritière des prétentions de la maison d’Anjou ? C’était là une de ces déterminations dont la conscience facile du XVIe siècle s’accommodait assez aisément : l’âme de Doria, disons-le à sa louange, n’était pas encore mûre pour de semblables conversions. Doria préféra momentanément s’éloigner. Il partit pour Jérusalem, visita les lieux saints et y eût probablement prolongé son séjour si la nouvelle de la retraite précipitée de Charles VIII ne lui eût laissé entrevoir la possibilité de rentrer honorablement dans la lice. Le fils d’Alphonse II, Ferdinand, cherchait alors à recouvrer son royaume par les armes ; Gonzalve de Cordoue, le grand capitaine, accouru de Sicile avec quelques milliers de soldats espagnols, l’assistait puissamment de sa vaillante épée. Maître de Naples, Gonzalve occupa bientôt tout le pays compris entre Naples et le Garigliano. La cause de l’Aragon, grâce à lui, triomphait. Qui, plus que Doria, aurait dû s’en réjouir ? Doria n’était-il pas fondé à revendiquer sa place sous le drapeau qu’il refusait si généreusement de déserter lorsque tous autour de lui l’abandonnaient ? La conduite que tint, en cette circonstance, le descendant appauvri des châtelains d’Oneille est digne, à mon avis, d’une certaine attention. Cette conduite me parait avoir été inspirée à Doria par les sentimens qui vont désormais dominer toute sa vie, sentimens qu’on peut, sans exagération, appeler à une époque où le nom pas plus que la chose n’aurait été compris, le patriotisme italien.

Jean de La Rovère, prince de Sinigaglia, ne voyait pas sans ombrage les Espagnols prendre pied en Italie : la cause qu’il soutenait était, en apparence, la cause du roi Charles VIII ; en réalité, l’indépendance nationale demeurait son plus grand souci. Gonzalve le poursuivait avec acharnement : Doria le rejoignit avec 25 lances levées à ses Irais. Aussi longtemps que Jean de La Rovère continuera la lutte, nous rencontrerons le capitaine génois à ses côtés. Le duc de Milan les verra venir chercher ensemble un refuge à sa cour, et ce sera Doria encore qui, à la mort de Jean de La Rovère, saura dérober aux fureurs de César Borgia le futur duc d’Urbin, François de La Rovère, ainsi que Jeanne sa mère, fille de Frédéric de Montefeltro. Tous ces actes, dictés par le désir de soustraire l’Italie à la domination étrangère, n’en tendaient pas moins, qu’il le voulût ou non, à jeter fatalement André Doria dans les bras du parti français. Louis XII, dès son avènement, reprit sans hésiter les projets avortés de Charles VIII ; de retour à Gênes, en l’année 1503, Doria trouva Gênes entièrement soumise aux volontés du roi de France. Fallait-il reprendre le chemin de la terre-sainte ? Une révolte venait d’éclater en Corse : elle fournit à Doria l’occasion de servir sa patrie sans avoir pour cela besoin de se mêler aux intrigues de toute sorte qui la désolaient.

Au mois de juin de l’année 1512, la retraite des Français rend à Gênes son autonomie. Les partis qui tant de fois perdirent la république n’abdiquaient cependant pas encore : entre les Fregosi et les Adorni la lutte séculaire continuait sourdement. Les Génois n’avaient qu’un moyen certain de maintenir par eux-mêmes l’indépendance que les armes étrangères venaient de leur rendre : il fallait qu’ils songeassent sérieusement à rétablir leur marine. A qui confierait-on le commandement des galères que l’état se proposait d’équiper ? De ce choix important dépendait l’avenir de la nouvelle flotte. Fregoso jeta les yeux sur André Doria. André crut devoir décliner cet honneur. « Il n’avait, disait-il, aucune expérience des choses de la mer et se croyait impropre aux fonctions dont on prétendait le charger. » Qu’on vienne nous parler maintenant de vocation ! Voilà le premier homme de mer du siècle qui, à l’âge de quarante-six ans, n’a pas encore reconnu la voie dans laquelle il doit s’illustrer.

D’Estaing comptait quarante-trois ans, Bougainville trente-quatre au moment où ils prirent le parti d’échanger l’uniforme blanc pour le justaucorps bleu. Le roi, sur leur demande, consentit à leur ouvrir l’accès « du grand corps. » Malgré toute leur vaillance, ces deux nobles intrus ne parvinrent jamais à faire oublier complètement leur origine. Les officiers, qui se sentaient si fiers d’avoir, suivant l’expression consacrée, « passé par les grades, » ne pouvaient se résoudre à les considérer comme leurs égaux. « J’avais eu l’honneur, écrivait au ministre, le 16 août 1780, le comte du Chaffault, de vous dire à Versailles que je ne servirais jamais sous les ordres de M. le comte d’Estaing. Aussitôt que j’ai été informé de sa destination pour Cadix et qu’il devait commander tout, connaissance que j’ai eue bien tard, je vous ai rappelé sur-le-champ la profession de foi que j’avais faite verbalement avant de prendre congé de vous. Je dois recevoir, en conséquence, demain la permission que j’ai demandée de me rendre chez moi… Je n’aurai plus l’honneur de vous écrire particulièrement que pour vous remercier de la permission de quitter Brest. »

Nommé capitaine de vaisseau le 15 juin 1703, lorsqu’il était déjà dans l’armée de terre en possession du grade de brigadier, Louis-Antoine de Bougainville, né à Paris le 28 novembre 1729, assistait, dans l’hiver de 1764, à un des bals costumés de l’Opéra. Un masque s’approcha et lui murmura quelques mots à l’oreille : « Tu fais bien l’aimable ici, disait au nouveau capitaine de vaisseau l’importun trouble-fête ; tu ferais moins d’embarras à Brest. » Bougainville, le lendemain, partait pour la Bretagne : il allait promener son uniforme dans les rues de ce port où on l’accusait de n’oser paraître. Le muet défi ne fut pas relevé, et Bougainville, remarqua-t-on alors avec un certain étonnement, revint à Paris sans avoir eu à Brest aucune affaire. Néanmoins sa situation dans le corps où un soudain caprice l’avait fait entrer ne laissa pas de demeurer toujours assez fausse. « Intrus dans la marine, écrivait-il au ministre le 2 mai 1777, je dois m’attendre à plus de sévérité que personne, et de la part du corps et de la part du public. Mieux me vaudrait-il donc, à tous égards, faire avec l’infanterie une guerre que j’ai pratiquée avec quelque succès, et c’est lu grâce que je demanderai plutôt que de m’essayer avec tant de désavantages dans une carrière nouvelle à mes faibles talens et dans laquelle on serait en droit de me reprocher de m’être engagé sans nécessité et par un choix présomptueux[3]. » Ce dégoût momentané n’empêcha pas le spirituel capitaine de la Boudeuse, de la Terpsichore, du Solitaire, du Bien-Aimé, du Guerrier, d’être nommé chef d’escadre le 8 décembre 1779. Il est vrai qu’il n’était plus alors sous les ordres du comte du Chaffault ; il avait passé sous ceux du comte d’Estaing, un intrus comme lui, et venait de se distinguer à la prise de la Grenade.

Au temps de Doria, les deux services étaient moins distincts qu’au temps de d’Estaing et de Bougainville. Il suffit d’une circonstance heureuse pour révéler à Doria l’aptitude dont il se croyait dépourvu et pour donner à Gênes l’amiral que la république ne pouvait plus choisir, comme au XIVe siècle, parmi les capitaines de la banque de Saint-George et de l’office de Gazarie. Le gouverneur français de Gênes, le sieur de La Rochechouart, en évacuant la ville, s’était retiré dans la citadelle du môle. Ferme à son poste, il ne se laissait ébranler ni par les séductions, ni par les menaces des Génois. Un seul moyen restait de venir à bout de sa résistance : il fallait l’affamer. Les vivres et les munitions de guerre commençaient à lui manquer ; le blocus du fort de la Lanterne, — car c’est sous ce nom que les chroniqueurs contemporains désignent dans leurs récits la citadelle du môle, — se maintenait avec une extrême rigueur. Deux bateaux expédiés de Nice par les soins du roi Louis XII avaient seuls réussi à se glisser, profitant d’une nuit obscure et sans lune, à travers le cordon que formaient les galères de Gênes. Les vivres que portaient ces embarcations légères étaient un faible secours pour une garnison nombreuse. Tout à coup les Français découragés voient arriver du large une nave couverte de voiles. Poussée par un vent violent de mistral, cette nave se dirige hardiment vers le môle. Le capitaine qui la monte, un marin dalmate, s’est engagé à porter aux assiégés du vin, du blé, des salaisons, des vêtemens, de la poudre, des boulets, des balles et, ce qui n’est pas moins essentiel peut-être, la solde arriérée des troupes. Sauver le fort de la Lanterne sera en quelque sorte conserver la possession de Gênes à la France. Depuis le siège de Sphactérie par les Athéniens, d’Éryx par les consuls de Rome, je ne connais guère de circonstances où les forceurs de blocus aient eu plus d’intérêt à montrer leur audace. Le capitaine dalmate est résolu à tenir sa parole : il donne à pleines voiles dans le port, essuie, sans se laisser arrêter, plusieurs volées d’artillerie tirées du rivage, jette l’ancre à la tête du môle et envoie sur-le-champ deux amarres à terre.

Quelle joie pour la garnison, qui se croyait délaissée ! Elle retrouve du même coup l’abondance et l’espoir. Quelle consternation aussi dans Gènes ! Le fort de la Lanterne ravitaillé va pouvoir résister encore de longs mois. Au milieu des lamentations de la multitude, un seul homme ne perd pas la tête. L’histoire a conservé son nom. Emmanuel Cavallo, vieux marin habitué par toute une vie de dangers aux entreprises les plus téméraires, se fait fort d’aller enlever sous le canon français le navire d’où les assiégés ont déjà commencé à débarquer des vivres. Trois cents Génois répondent à son appel. À la tête de ces volontaires vous vous étonnerez peu de rencontrer André Doria. Nous connaissons le valeureux entrain du compagnon de Jean de La Rovère et l’ardent amour qu’il porte à l’indépendance de sa patrie. Emmanuel fait embarquer ses recrues sur un vieux vaisseau de transport. Il déploie ses voiles et prend d’abord le large. Comment les Français soupçonneraient-ils son dessein ? Tous les jours quelque navire marchand sort ainsi du port. Mais prenez garde ! Le vaisseau de transport revient brusquement sur ses pas : servi à son tour par la grande brise qui règne dans la baie, Emmanuel va droit à la nave, jette à bord ses grappins, fait couper les amarres et entraîne à sa suite vers l’escadre de blocus la prise qu’il emmène avec son équipage.

Un aussi vigoureux coup de main ne pouvait s’accomplir sans perte ; le feu du fort a fait plus d’une victime. André Doria lui-même, atteint par un éclat de bois, ne reprendra ses sens qu’au bout d’une heure. Le pont sur lequel il vient de tomber évanoui, a été son chemin de Damas : la marine génoise comptera bientôt un héros de plus. Ce métier aventureux, dans lequel les grands risques procuraient eu un instant de si grands profits, se révélait au capitaine des cuirassiers du pape sous un aspect qu’il ne connaissait pas encore. Le salut de Gênes assuré par un seul trait d’audace, les acclamations de la foule saluant l’intrépide hourque quand elle rentra au port, ont enfin conquis ce cœur rebelle à la noble profession de ses ancêtres. Doria n’y rencontrera d’émulé digne de lui que le fondateur de l’Odjak d’Alger. L’histoire de la marine, pendant la première moitié du XVIe siècle, n’est à tout prendre, si l’on veut bien y regarder de près, que l’histoire de Doria et de Barberousse. L’histoire des armées n’est-elle pas, durant la même période, faite presque tout entière de la rivalité de François Ier et de Charles-Quint ? Quand la vie des peuples se résume ainsi dans quelques personnalités éclatantes, le drame y gagne tout à la fois de l’intérêt et de la clarté. Le pêle-mêle confus au milieu duquel se débattent, après la mort d’Alexandre, les Diadoques et les Épigones, m’a fait bien souvent regretter que le vainqueur d’Arbèles ait eu des successeurs.


IV

A l’heure où Doria et les Barberousse jetaient les fondemens de leur fortune, Soliman gouvernait, au nom de son père, l’Anatolie. Son pouvoir s’étendait sur toute l’Asie-Mineure. A l’âge de vingt-six ans, la mort de Sélim Ier vint l’appeler en l’année 1520 à ceindre le sabre d’Othman dans la mosquée de Sainte-Sophie. Jamais astre victorieux ne monta plus rapidement dans le ciel. Ce barbare, trop souvent asservi par d’étroits préjugés, n’en possédait pas moins la plupart des instincts généreux d’Alexandre et, par une coïncidence singulière, le sort semble s’être complu à multiplier les analogies entre ces deux grandes figures historiques. Sélim fut incontestablement pour Soliman ce qu’avait été Philippe pour Alexandre : il laissait à son fils un fruit mûr à cueillir. Dans le grand-vizir qui, après la prise de Rhodes, remplaça Piri-Pacha, nous n’hésiterons pas à reconnaître un second Ephestion. Le fils d’un matelot de Parga, enlevé, sur la côte de Dalmatie, par des corsaires turcs, devint, le 27 juin 1523, le premier ministre de l’empire ottoman.

« Quand Dieu donne la fonction, disent les Turcs, il donne en même temps la capacité pour la remplir. » Tout l’édifice administratif de la Sublime-Porte est fondé sur cette espérance : le 27 juin 1523, le, ciel, il faut bien l’admettre, doit avoir dépassé les limites ordinaires de sa largesse. Le jeune Ibrahim, d’abord esclave d’une veuve de Magnésie, puis bientôt compagnon inséparable de l’héritier présomptif du trône, était fait, par ses rares aptitudes, pour honorer le poste, si haut qu’on le suppose, où la fortune voudrait l’élever. Chef des pages et grand fauconnier à l’avènement du fils de Sélim, il débuta comme Albert de Luynes pour arriver, avec non moins de rapidité, aux suprêmes honneurs. Soliman ne se contenta pas de partager avec son favori le soin des affaires publiques ; onze mois plus tard, le 22 mai 1524, il lui donnait sa propre sœur pour épouse. L’empire, dès lors, eut en réalité deux maîtres, ou plutôt un seul maître apparent, mais un maitre rangé, sans qu’il le soupçonnât, comme le plus humble de ses sujets, sous une domination absolue. Ibrahim ne dut pas seulement son pouvoir aux grâces de sa personne et à la culture de son esprit ; il fut secondé dans ses efforts constans pour acquérir et garder la faveur impériale, par ce besoin d’aimer, de croire au dévouaient, qui est la faiblesse innée de toute âme humaine. Cette faiblesse envahit surtout, à certaines heures de la vie, l’âme de ces grands isolés à qui le sort a refusé des égaux.

Il n’est guère de souverain qui n’ait eu des favoris : la tendresse de Soliman pour le sien ne cherchait pas à se dissimuler. Obligé d’envoyer Ibrahim en Égypte, Soliman voulut accompagner son grand-vizir jusqu’aux îles des Princes : un secret pressentiment semblait l’avertir que cette séparation, si pénible à son cœur, lui serait funeste. En effet, six mois à peine après le départ d’lbrahim, le 25 mars 1525, une révolte éclate à Constantinople : Soliman tue trois janissaires de sa propre main, distribue 1,000 ducats aux autres et apaise momentanément la sédition. L’inquiète milice n’en reste pas moins hostile et menaçante. Soliman rappelle en toute hâte Ibrahim ; la seule arrivée d’Ibrahim dissipe, comme par enchantement, les nuages. Quand on commande à un peuple de soldats, la paix ne peut se prolonger impunément. C’est le désœuvrement des janissaires qui engendre chez eux la turbulence : qu’on leur donne l’Europe ou la Perse à conquérir, ils subiront le frein de la discipline sans murmure. « Le triple lit de duvet » n’est pas fait pour celui qui porte le sabre d’Othman. S’il prétend conserver de longues années le trône, il doit dater ses ordres, non du fonds d’un palais, mais « de son étrier impérial. » Voilà ce qu’a compris, dès le premier jour, Ibrahim. Il a la passion de la gloire de son maitre et veut que Soliman cherche avant tout sa sécurité dans une succession continue de victoires. Que de fois, rassemblant dans sa mémoire les souvenirs de ses précoces lectures, il s’est plu à entretenir le fils de Sélim des hauts faits d’Alexandre ! Ce n’est point Alexandre seulement que Soliman doit se proposer d’égaler ; qu’il prenne aussi pour modèle Annibal ! Alexandre a conquis l’Asie ; Annibal a occupé l’Italie pendant dix ans, et l’Italie, — le sultan ne saurait l’oublier, — est le centre de toutes les menées qui s’efforcent d’arrêter les progrès de l’islamisme. Ibrahim possède, en même temps que le turc et le persan, le grec, sa langue natale, l’italien que parlent tous les habitans du littoral qui s’étend en face de Corfou. Ses entretiens introduisent, à chaque instant, le jeune souverain dans un monde inconnu ; ils échauffent cette âme ouverte par la nature aux inspirations héroïques ; ils charment et pénètrent doucement cet esprit, avide, comme celui de tout demi-barbare, de lumières nouvelles. Ni l’heure des repas ni la nuit même ne parviennent à suspendre un échange de pensées de jour en jour plus intime. Soliman fait asseoir son favori à sa table ; il exige qu’on dresse le lit d’Ibrahim à côté du sien. La douce et féconde union ! L’empire en ressent d’heure en heure le bienfait. Elle dure depuis six ans : puisse-t-elle, pour le salut de la chrétienté, ne pas être éternelle !

Ce n’est point assez de construira des galères, de fondre des canons : pour garder le haut rang qu’occupent dans le monde la marine et les armées ottomanes, il faut devancer toutes les nations dans l’art compliqué de la guerre. L’arc et l’arbalète ont fait leur temps : sur mer, comme sur terre, la victoire appartiendra désormais aux armes à feu. Par la voix de son grand-vizir, Soliman ordonne que chaque galéasse soit armée d’un basilik du calibre de 80 livres, que chaque galère subtile en porte un du calibre de 60 ou de 48. L’arsenal de Constantinople fournira en outre aux janissaires embarqués 600 arquebuses à croc : c’est l’arme qui vient de vaincre à Pavie. L’habile inspirateur de la politique ottomane avait depuis longtemps pressenti qu’il ne fallait qu’un chef audacieux à la marine du sultan pour qu’elle devînt promptement maîtresse absolue de la mer. Ce chef, il l’eût vainement cherché ailleurs que parmi les corsaires barbaresques : les Turcs proprement dits n’ont jamais eu le sens marin. Les ressources de l’empire étaient immenses ; il suffisait de savoir les mettre en œuvre. Malheureusement Ibrahim n’était plus à Constantinople, quand Khaïr-ed-din, mandé par le sultan, y arriva. Le grand-vizir venait d’être envoyé en Syrie pour y préparer la grande expédition qui devait aboutir à la conquête de Tauris, puis bientôt après, — l’année suivante, — à la conquête de Bagdad. Son absence rendit du cœur aux envieux et aux mécontens. « Était-il sage, disaient ces Osmanlis de vieille roche, de confier le commandement de la flotte à un corsaire, quand le sultan avait autour de lui tant de généraux éprouvés, tant de pachas blanchis sous les armes ? Donnez les galères à ce pirate sans foi ni loi, à cet aventurier né d’une mère chrétienne, il disparaîtra un beau jour avec nos vaisseaux. » Ces murmures ne laissaient pas d’ébranler peu à peu la résolution encore mal affermie du grand-seigneur. Aucun des prédécesseurs de Soliman ne lui avait donné l’exemple d’une semblable dérogation aux coutumes invétérées de la Sublime-Porte ; aucun ne se fût hasardé à infliger aux marins du Bosphore l’affront devant lequel ne reculaient pas les conseils du grand-vizir. Ibrahim fut instruit par ses affidés des hésitations de son maître : il supplia Soliman de lui envoyer Barberousse ; il tenait à toiser lui-même l’homme qu’il allait investir d’une si haute responsabilité. Au mois de décembre 1533, le roi d’Alger partit de Constantinople pour Alep.

Barberousse entrait à cette époque dans sa soixante-huitième année. « Courageux et prudent, dit son biographe, prévoyant à la guerre, dur au travail, constant par-dessus tout dans les revers de fortune, » il portait avec une majesté native l’ample et riche costume des musulmans. Son poil roux, ses sourcils épais, sa structure carrée, que commençait à empâter un embonpoint précoce, donnaient à sa physionomie et à tout l’ensemble de sa personne je ne sais quelle rudesse farouche qui répondait bien à l’idée qu’on pouvait se faire du chef résolu et impitoyable dont le nom seul, crié dans les batailles, mit tant de fois en fuite les vaisseaux chrétiens. Un sourire malicieux et empreint d’une suprême finesse, une élocution facile, révélaient en même temps, sous l’enveloppe du corsaire parvenu, l’habile politique fondateur de l’Odjak d’Alger. À ces traits, qui nous ont été transmis par l’historiographe de Charles-Quint, don Fray Prudencio de Sandoval, on reconnaît sans peine un homme de guerre ; mais cet homme de guerre est-il Barberousse ou Suffren ? Au premier abord, ou serait assez embarrassé de le dire, tant la rapide esquisse conviendrait aussi bien à l’un de ces grands capitaines qu’à l’autre. Malgré son âge avancé, Barberousse supporta fort allègrement les fatigues du voyage de Syrie. Ibrahim, du premier coup d’œil, devina dans ce vieillard alerte l’homme qu’il demandait depuis si longtemps au Prophète. « Nous avons mis la main, écrivit-il au sultan, sur un véritable homme de mer : nommez-le, sans hésiter, pacha, membre du divan et capitaine-général de la flotte. » De retour à Constantinople, Barberousse reçut des mains de Soliman un yatagan, une enseigne impériale et un bâton de justice, symbole du pouvoir absolu que le nouveau commandant en chef allait exercer désormais dans tous les ports et dans toutes les îles relevant de la domination ottomane.

L’arsenal de Constantinople passa soudain d’un état de léthargie à une effervescence dont les habitans du Bosphore n’avaient pas eu depuis bien des siècles le spectacle. Pendant tout l’hiver de l’année 1534, on construisit des vaisseaux. Avant de partir pour la Perse, dont Ibrahim achevait en ce moment la conquête, le sultan put voir 84 galères rassemblées au fond de la Corne d’or. Soliman a signé, le 14 juillet 1533, la paix avec l’Autriche et avec la Hongrie ; l’Italie, exclue de cette heureuse trêve, aura doublement sujet de trembler lorsqu’elle apprendra, vers la fin du printemps de l’année 1537, que les janissaires sont campés sur les côtes de la Dalmatie et que les vaisseaux chrétiens ont dû se replier devant la marine de Soliman le Grand. A l’exemple de la Sublime-Porte, ce sera des corsaires, qui lui offrent le nolis de leurs vaisseaux, que la péninsule italienne attendra, dans cette conjoncture critique, le salut. Elle ne peut le demander encore aux flottes de Venise : le sénat vénitien ne rompra qu’à la dernière extrémité avec le sultan.

Les marines, constituées comme nous les voyons aujourd’hui, sont de date très récente. Aux luttes prolongées des républiques marchandes, à celles de l’Aragon et de la maison d’Anjou, avait succédé un état de choses en quelque sorte transitoire : l’ère des condottieri eut son pendant sur mer dans le développement prodigieux des arméniens particuliers. La guerre de course devint une industrie. Gênes louait ses vaisseaux à qui pouvait et voulait en payer le fret trois siècles avant que les deux Barberousse envoyassent offrir leurs services au sultan. Le 25 octobre de l’an de grâce 1337, Ayton Doria promettait « servir le roy de France à autant de galées comme le roy voudrait, jusques au nombre de vingt. » Pour chacune, il ne demandait que « 900 florins d’or le mois. » Il y mettrait « un patron, deux comités, deux escrivains un maître sirurgien, 25 arbalestriers, et 180 mariniers pour voguer les avirons ; » les fournirait « de plates, de bacinez, de coliers avenemens, gorgeres de fer et pavars ; » les approvisionnerait « de 6,000 viretons, 300 lances, 500 dards, favars, lances longues, fevres, rouars de fer et tous autres garnemens et armures, selon ce qu’il convient à galée bien armée. » En retour, le roi de France donnerait audit Ayton, pour sa dépense personnelle, « 100 florins de Florence le mois, » et 10 autres florins d’or pour « le maître sirurgien » qu’Ayton amènerait de son pays. Il lui assurerait « la moitié de tous les gains » que les galées feraient sur l’ennemi « en mer et en terre, excepté des châteaux, des cités, des prisonniers et de tous héritages, qui tous seront au roy. » Tel fut encore à bien peu de chose près, le contrat qui lia successivement, à l’état de Gènes d’abord, puis au roi François Ir, et enfin à l’empereur Charles-Quint, le grand condottiere maritime André Doria. Nous verrons ainsi la suprématie navale disputée, pendant près de dix ans, bien moins entre deux empires qu’entre deux corsaires.


V

Après quatorze années d’influence souveraine, d’une influence à laquelle l’empire ottoman devait en partie sa grandeur, Ibrahim le 5 mars 1530, était immolé par le sultan aux soupçons qu’avait habilement fait naître et entretenus dans son esprit la sultane favorite Roxelane. Née dans la Russie rouge, cette esclave, qui parait avoir été aussi bien servie par son intelligence que par sa beauté, en était arrivée peu à peu à exercer un pouvoir absolu sur le cœur de son impérial époux. Semblables dominations n’admettent pas volontiers de partage. Ibrahim se rendit un jour au sérail, suivant sa coutume, y fut admis à la table de son maître, s’y endormit encore une fois à ses côtés ; le lendemain, on le trouva étranglé. L’infortuné vizir portait sur tout son corps les traces d’une lutte opiniâtre. Le sang avait rejailli sur les parois de la chambre impériale : plus de cent ans après la catastrophe, on en montrait encore les traces. La politique mesurée et habile s’évanouissait avec Ibrahim : Khaïr-ed-din, porté par tempérament aux violens desseins, rencontra, en rentrant à Constantinople après une croisière heureuse, la place entièrement libre. Ce ne fut pas seulement contre l’empereur Charles-Quint, ce fut contre Venise, seul obstacle à la suprématie navale du croissant, que le fougueux roi d’Alger, au grand détriment des intérêts du fisc, dont le revenu le plus clair se composait des droits de douane, s’efforça d’exciter le courroux du sultan.

Depuis que Charles-Quint avait mis, en 1530, sous ses pieds l’indépendance de l’Italie, Venise, selon la judicieuse remarque de Sismondi, « s’était prescrit cette conduite timide et précautionneuse par laquelle elle sauva son existence pendant trois siècles. » Mais si Venise pouvait, dans sa circonspection excessive, « renoncer à l’influence qu’elle avait jusqu’alors exercée sur l’Europe, » il eût été par trop douloureux pour elle de se résigner à ne plus être « la reine de l’Adriatique. » La déchéance, dans ce cas, eût touché de bien près à la ruine irrémédiable. Les dévastations exercées par les corsaires ottomans sur les côtes de la Pouille irritaient déjà depuis longtemps les plus chatouilleuses fiertés de la république : il suffisait que les corsaires s’approchassent de Corfou, de Zante, de Céphalonie, de Candie, pour que les amiraux vénitiens regardassent cette audace comme un intolérable affront fait au pavillon de Saint-Marc. Toute prudence était alors oubliée. Un des plus célèbres corsaires musulmans, un corsaire bien connu des chrétiens sous le nom du Jeune Maure d’Alexandrie, éveilla le ressentiment du provéditeur Girolamo Canale en osant se montrer, avec son escadre, dans les eaux de la Canée : le provéditeur lui donna la chasse, l’atteignit, s’empara de la capitane et de quatre galères, en coula deux autres, passa au fil de l’épée 300 janissaires et ramena au port un millier d’esclaves. Cet exploit achevé, Canale en pesa, malheureusement trop tard, les conséquences. Le jeune Maure d’Alexandrie, sauvé du naufrage, saignant de huit blessures, fut entouré des soins les plus délicats, et, à peu près guéri, renvoyé en Afrique avec celles de ses galères qui subsistaient encore. Le coup n’en était pas moins porté : Soliman ne trouva pas la réparation suffisante. Il voulait que le pavillon musulman fût respecté d’un bout de l’univers à l’autre, et ce n’était certes pas au moment où il envoyait ses janissaires s’emparer d’Aden, au moment où il entreprenait de chasser les Portugais de l’Inde, qu’il pouvait tolérer une aussi grave insulte de la part des chrétiens admis généreusement, et presque à titre d’alliés, dans ses ports. Un de ses tchaous, Yonis-Bey, reçut l’ordre de se rendre sur-le-champ à Venise et d’y exiger les satisfactions les plus complètes.

Avant que Yonis-Bey ait pu atteindre Venise et y formuler sa demande, de nouveaux griefs sont venus aggraver l’irritation du sultan. La galère même qui porte son ambassadeur, vivement poursuivie dans le canal de Corfou, a été contrainte de faire côte. « Ce n’est qu’un malentendu, » prétendent, les Vénitiens : ces malentendus se renouvellent tous les jours. Vainement le sénat fait-il emprisonner le comte Gradenigo, qui a donné la chasse à la galère de Yonis-Bey ; vainement appelle-t-il à comparaître devant le tribunal des avogadori le provéditeur Contarini, qui vient encore de capturer un navire turc : le sultan ne se laisse point fléchir par ces démonstrations tardives. Sa flotte est prête ; il veut en finir avec l’inimitié sournoise dont il suspecte à bon droit les intrigues.

Fidèle à la tradition pontificale, le pape Paul III s’évertuait, en effet, depuis plusieurs mois, à réunir toutes les forces de la chrétienté contre la formidable puissance qui, si l’on ne se hâte d’opposer une digue à ses flots, finira par tout submerger. Sur ses instances, François Ier et Charles-Quint ont consenti à une trêve de dix ans ; Venise n’a pas cessé de poursuivre avec Soliman des négociations qui lui laissent peu d’espoir ; elle ne s’en unit pas moins, dès le mois de mai 1537, par un traité formel, au pape et à l’empereur pour faire la guerre aux Turcs. Que l’empereur s’engage à mettre 80 galères en mer, la république en armera aussi 80 ; le pape, âme et principe de la coalition, fournira, de son côté, 36 vaisseaux. Les commandans sont désignés d’avance : le patriarche d’Aquilée, Marc Grimani, conduira la flotte du saint-siège ; la flotte de Venise aura pour chef Vincent Cappello ; la flotte de l’empereur sera sous les ordres d’André Doria. Par une juste déférence, le commandement suprême de toutes ces forces navales est réservé à l’amiral de Charles-Quint. Ce fut au milieu de ces pourparlers qu’après trente-cinq années de paix, éclata la rupture entre la Porte et la république. Soliman, dans son impatience, jeta le premier le masque : les hostilités étaient déjà depuis longtemps ouvertes contre l’empereur et contre le pape ; la guerre fut solennellement déclarée à la république vénitienne.

Le 17 mai 1537, le sultan partit de Constantinople, accompagné de ses deux fils, les princes Mohammed et Sélim ; le 13 juillet, il arrivait en Epire et dressait ses tentes sur les bords du golfe d’Avlona ; le 15 août, Khaïr-ed-din lui amenait du Bosphore la flotte ottomane composée de 100 vaisseaux. Doria, jusqu’à ce moment, était resté maître de la mer : cette prépondérance si utile allait cesser. Sorti le 17 juillet du port de Messine, avec 28 galères, Doria capturait 10 vaisseaux richement chargés et les livrait aux flammes ; le 22, il rencontrait à la hauteur de l’île Paxo, non plus des navires de commerce ou de transport, mais bien 12 galères turques commandées par Ali-Tchelebi, lieutenant du Sandjak-Bey de Gallipoli. L’amiral génois attaqua cette escadre une heure avant le lever du soleil. Le combat fut des plus acharnés ; Doria y perdit beaucoup de monde. Ses vaisseaux entouraient les Turcs : dans la demi-clarté d’un jour encore douteux, ils tirèrent les uns sur les autres. Debout sur le tabernacle, l’épée nue à la main, Doria, pendant une heure et demie, resta exposé aux flèches et aux arquebusades. Tel nous l’a dépeint, d’après le portrait de Sébastien del Piombo, le savant Alberto Guglielmotti, de l’ordre des frères prêcheurs[4], — la taille élevée, le visage ovale, le front large, le cou puissant, les cheveux courts, la barbe longue et en éventail, le regard profond, les sourcils froncés, les lèvres minces, — tel le virent les Turcs aux premières lueurs de l’aube. Son pourpoint cramoisi le faisait aisément reconnaître, au milieu de tous ces gentilshommes vêtus de blanc, qui avaient charge de couvrir de leur corps la personne de l’amiral et de défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang l’étendard : il fut assez gravement atteint au genou. Sa victoire heureusement était déjà complète ; quand il rentra dans le port de Messine, il traînait à la remorque les 12 galères capturées sur l’ennemi devant Paxo. Pour l’honneur de l’islam, il était temps que Khaïr-ed-din arrivât.

Le séraskier de l’armée de Roumélie, Loufti-Pacha, dévastait depuis plus d’un mois la Pouille, à la tête de 8,000 cavaliers et d’un corps d’infanterie beaucoup plus considérable encore : il prenait châteaux sur châteaux. Les murailles d’Otrante arrêtèrent à sa grande déception ses progrès ; la déclaration de guerre lancée contre Venise décida Soliman à le rappeler. Loufti-Pacha rejoignit Khaïr-ed-din dans le golfe d’Avlona. Quand nous faisons la guerre aujourd’hui, où sont les fruits apparens de la victoire ? Ni butin, ni esclaves ; pour toute moisson, de nouveaux sacrifices à faire : Loufti-Pacha ramenait de la Pouille 50,000 captifs, et pas un janissaire ne revenait au camp les mains vides. Le 18 août, le séraskier faisait route avec Khaïr-ed-din pour Corfou ; 25,000 hommes débarqués par la flotte, prenaient pied dans l’île : Soliman s’était porté d’Avlona vers la côte méridionale de l’Épire ; il comptait sur la prompte soumission de la forteresse ; la résistance inattendue des Vénitiens le surprit ; elle ne le rebuta pas. Ayaz-Pacha, Moustapha-Pacha, le premier, grand-vizir, le second, membre aussi du divan, l’agha des janissaires, l’agha des akindjis, le beylerbey de Roumélie, reçurent l’ordre de conduire au séraskier 25,000 hommes encore. Des canons furent hissés au sommet de rochers qu’on eût crus inaccessibles même à des fantassins. Combattant sous les yeux du grand-seigneur, l’armée ottomane fit des prodiges. On ne pouvait miner les remparts ; l’artillerie était contrebattue par une artillerie plus puissante, mieux servie et mieux dirigée : on résolut de brusquer l’attaque. Le fort Sant-Angelo soutint à lui seul et repoussa victorieusement quatre assauts. Barberousse voulut venir en aide à l’armée ; il ne réussit qu’à faire couler deux de ses galères. Le sultan frémissant finit par donner le signal de la retraite. Le 7 septembre, les troupes commencèrent à se rembarquer ; le 1er novembre, Soliman rentrait, triste et désappointé, à Constantinople. C’était la septième campagne qu’il conduisait en personne, la première dans laquelle il n’eût pas Ibrahim à ses côtés. Pour la première fois aussi, il rencontrait Venise dans la lice.

On pouvait dire que l’état vénitien, dépouillé du précieux monopole du commerce des Indes, penchait vers sa ruine : qui eût osé prétendre que les marins de Venise avaient dégénéré ? Soliman et Barberousse venaient de reconnaître en eux des adversaires dignes de leur courage. L’infortuné vizir sacrifié à la jalousie de Roxelane tenait la république en singulière estime ; tous ses soins tendirent, tant qu’il fut au pouvoir, à séparer la cause de Venise de la cause des autres états infidèles ; l’impatience de Soliman livré à lui-même réalisa ce qu’on eût pu croire impossible : elle apprit aux chrétiens à oublier un instant les rivalités qui les divisaient. Si le ciel, pour dédommager Soliman de la perte d’Ibrahim, ne lui eût, à cette heure périlleuse, envoyé Barberousse, le pavillon ottoman courait le risque d’être à jamais chassé de l’Adriatique : le corsaire barbaresque préserva l’islamisme de cette humiliation.

Avant que le retour du printemps permît aux flottes chrétiennes de s’assembler, Barberousse s’occupa de leur enlever les points d’appui qui auraient pu servir de base à une grande expédition navale dans l’archipel. En plein automne, pendant que les deux tiers de la flotte allaient, sous les ordres de Loufti-Pacha, prendre leurs quartiers d’hiver dans le Bosphore, Barberousse parcourait, avec 70 galères et 30 galiotes, la mer Egée, soumettait Syra, Joura, Patmos, Nio, Ios, Stampalie, Égine, faisait sur son passage une opulente récolte de prisonniers. Égine, à elle seule, lui en fournit 6,000. Paros, Anti-Paros, Tine, ne tombèrent qu’après une résistance honorable ; Naxos conserva son duc, mais ce duc se reconnut tributaire de la Porte. Soliman pouvait, à son gré, développer sa flotte, couvrir les chantiers de Constantinople de galères ; grâce à Barberousse, les rameurs ne lui manqueraient pas. L’intrépide corsaire ramenait dans l’arsenal de Stamboul près de 18,000 esclaves.

Observez cependant en passant la prudence de ce vieux croiseur : Barberousse consentait bien à laisser asseoir sur les bancs des galères ottomanes les chrétiens qu’il avait ravis à leurs foyers ; il refusait obstinément de les admettre sur ses propres galères. Les vaisseaux barbaresques ne devaient avoir, suivant lui, pour rameurs que des Turcs : à l’heure du combat, on n’y trouverait que des combattans. Avec 40 galères ainsi équipées, Barberousse se croyait de force à en affronter 80. Les ordres de Soliman pourtant étaient précis : la campagne maritime de 1538 s’ouvrirait avec 150 galères, pas une de moins. Le mois de mai s’écoule : l’arsenal de Constantinople n’est en mesure de livrer que 40 des vaisseaux mis, au commencement de l’hiver, sur les chantiers. Khaïr-ed-din demande à prendre la mer : si on laisse Doria occuper l’Archipel, les arrivages de Syrie et d’Egypte vont infailliblement se trouver compromis. Salih-Reïs doit avoir, à cette heure, quitté Alexandrie, convoyant vers l’entrée du Bosphore 20 vaisseaux marchands : quelle proie pour les chrétiens, s’ils ont seulement l’audace de se porter à la hauteur de Candie ! Les vizirs se montrent insensibles à ce raisonnement : « Le sultan, disent-ils, nous a donné l’ordre de ne laisser sortir la flotte du Bosphore que lorsqu’elle sera au complet ; nous nous garderons bien d’enfreindre ses instructions. — Vous avez raison, répliquait Barberousse, de redouter le déplaisir du sultan ; je n’ai pas, plus que vous, dessein de l’encourir ; je ne puis cependant procurer de gaîté de cœur un triomphe certain à l’ennemi. De quelle utilité me seraient des vaisseaux mal armés, équipés à la hâte ? Pareils navires ne seraient pour moi qu’un embarras. Prenez tout votre temps, achevez à loisir les arméniens en retard ; les 40 galères que vous pouvez dès à présent me livrer, jointes aux 40 vaisseaux que je possède, me suffiront amplement pour commencer les opérations. » Le 7 juin 1538, Barberousse, triomphant des hésitations des vizirs, met enfin à la voile. Au moment où sa flotte défile devant la pointe du sérail, le sultan, de son kiosque dont les fenêtres s’ouvrent sur le Bosphore, compte les bâtimens : « 80 vaisseaux ! Est-ce donc là toute la flotte ? — Seigneur, répondent en se prosternant les vizirs, nous avons dû faire sortir à la hâte les vaisseaux qui se trouvaient prêts : Salih-Reïs est attendu d’un jour à l’autre d’Alexandrie et nous avions sujet de craindre qu’André Doria, — André le maudit, — ne se portât en force à sa rencontre. Dans quelques jours le Kiaya rejoindra Rbaïr-ed-din avec le reste de la flotte. — Très bien ! dit le sultan, mais que ces vaisseaux ne tardent pas ! » On comprend quelle activité fut dès lors imprimée aux travaux de l’arsenal : il y allait de la tête des vizirs. Barberousse néanmoins s’était, en cette affaire, montré de beaucoup le plus sage. Ainsi parlait, à Toulon, La Touche-Tréville : que Villeneuve ne l’a-t-il imité !

Le prélude de toute nouvelle campagne était invariablement à cette époque une visite aux îles de l’Archipel. Les Turcs y allaient lever des contributions et ramasser des esclaves. Sept îles couvrent l’entrée du golfe de Volo. La plus voisine de la côte, Skiatho, est aussi la plus importante : elle était défendue par un château-fort assis sur le roc. Khaïr-ed-din y débarque des troupes et de l’artillerie. Battu en brèche pendant six jours et six nuits, le château est enfin emporté d’assaut et la garnison massacrée. Khaïr-ed-din épargna les habitans : Skiatho, grâce à cette clémence intéressée, lui fournit 3,400 rameurs. Dans les premiers jours de juillet, arrivèrent de Constantinople 90 vaisseaux, et d’Egypte, 20 galères, commandées par Salih-Reïs. La flotte se trouvait enfin au complet : il ne lui restait qu’à faire route. Avant de quitter l’Archipel, Khaïr-ed-din voulut mettre encore à contribution Skyros, Tine, Serpho et Andros. Il tira de ces quatre îles 8,000 ducats environ et, sans différer davantage, mit le cap sur l’île de Candie. Rethymo, La Canée, eurent successivement sa visite : c’étaient là de trop fortes places pour les moyens d’attaque dont l’amiral ottoman disposait : Barberousse n’y recueillit que des horions. Les villes ne cédant pas, il se rejeta sur les villages et en livra plus de 80 aux flammes. Le coup dut être sensible à Venise, qui considérait Candie comme une de ses possessions les plus essentielles. Scarpanto, Piscopia, Stancho, — l’ancienne île de Cos-Stampalie, furent à la fois dévastées et mises à rançon. La Porte levait de cette façon sur les Cyclades et sur les Sporades le tribut auquel Mahomet II, en vertu des droits qu’il tenait des empereurs d’Orient, ses prédécesseurs, les avait assujetties. Jusqu’au jour où éclata la guerre de l’indépendance, l’Archipel fut, depuis le passage du terrible corsaire, régulièrement visité chaque année par les capitans-pachas. La coutume était prise : à Khaïr-ed-din en revient l’honneur.


VI

Pendant que s’accomplissaient impunément ces sanglantes horreurs, la flotte chrétienne rassemblait à grand’peine ses contingens. Au début, elle compta 167 galères : 81 vénitiennes, 36 pontificales, 36 espagnoles. Charles-Quint y joignit, au dernier moment, 50 naves, sur lesquelles il fit embarquer 10,000 hommes de troupes. Les forces réunies étaient considérables. Elles comprenaient, d’après les calculs les plus autorisés, de 59,000 à 60,000 hommes, 195 navires et 2,594 canons. Malheureusement on ne pouvait s’entendre sur l’emploi qu’il fallait faire d’une aussi puissante armée. L’Angleterre a longtemps vu toute sa politique dominée par le désir de défendre à outrance le Hanovre : la république de Venise subordonnait ses plans à la protection des îles Ioniennes ; Charles-Quint avait surtout en vue la destruction des établissemens barbaresques. Ces intérêts contraires tendaient nécessairement à se neutraliser : la flotte chrétienne se sentait vouée d’avance à d’interminables délibérations.

La concentration des escadres devait avoir lieu à Corfou : décidée en principe, elle s’opérait lentement. Les Vénitiens arrivèrent les premiers au rendez-vous : Vincenzo Cappello venait de remplacer dans le commandement Pesaro, parvenu, s’il nous est permis d’employer ici une expression toute moderne, au terme de son exercice. Le sénat comptait à juste titre sur l’énergie du nouvel amiral. Le 17 juin, Marco Grimani, patriarche d’Aquilée[5], amène à son tour, sous le canon de Corfou, la flotte pontificale. Un mois, deux mois se passent : André Doria ne parait pas encore. L’attendrait-on indéfiniment ? Ne pouvait-on employer ce délai si malencontreux à quelque entreprise, ne fût-ce que pour se procurer aux dépens de l’ennemi des rameurs ? La flotte était très incomplètement aimée ; mainte galère, dans l’escadre du pape surtout, ne comptait guère plus de deux hommes par rame. La circonstance est des plus favorables à l’exécution d’un coup de main : si Doria s’attarde à Aigues-Mortes et à Gênes, Barberousse, de son côté, perd un temps précieux à faire fabriquer du biscuit à Négrepont. Grimani insiste pour qu’on le laisse tenter, avec ses seules forces, une descente dans le golfe de l’Arta. L’entrée de ce golfe n’est défendue que par la place de Prévésa, vieille forteresse bâtie sur l’emplacement de Nicopolis, en face du fameux promontoire d’Actium. Grimani se fait fort d’enlever en peu de jours la position. Il part de nuit, arrive à (‘improviste dans les eaux où sombra la fortune d’Antoine, jette ses troupes à terre et franchit l’étroit goulet avec ses vaisseaux. La place cependant ne se montre pas intimidée : elle répond, au contraire, très vigoureusement au feu des galères. Deux capitaines pontificaux, plusieurs officiers sont tués par les premières décharges ; Grimani doit se résoudre à faire des approches régulières. Ce mode d’attaque n’entrait pas dans ses prévisions : les milices de l’Epire auront le temps d’accourir : les assiégeans vont devenir des assiégés. Un premier assaut est repoussé, un second n’a pas un meilleur succès ; au troisième, les soldats de Grimani, — 400 hommes au plus, — réussissent à planter leurs bannières sur le mur : ils ne peuvent les y maintenir. Le coup est manqué. Grimani a la sagesse de le reconnaître : il se hâte de rembarquer ses troupes, ses canons, et revient à Corfou pour y réparer ses galères, pour y faire aussi soigner ses blessés. L’impression de cette tentative avortée fut mauvaise ; elle ne pouvait qu’ajouter au prestige beaucoup trop grand déjà des armes musulmanes.

Enfin, le 5 septembre, l’escadre de Doria est signalée par les vigies de l’Ile. Cette escadre ne se composait encore que de 49 galères. Arrêtées par le calme et par des brises incertaines, les naves n’arrivèrent devant Corfou que le 22 septembre. La marine à voiles avait fait de notables progrès en Espagne depuis la découverte du Nouveau-Monde : Doria faisait grand état de ces lourdes coques, convaincu que leur artillerie allait, en quelques volées, balayer le champ de bataille. La flotte vénitienne comptait dans ses rangs 14 naves : Doria offrit généreusement de lui adjoindre 14 des siennes. Il en resterait encore 36 aux Espagnols. Ces 36 naves seraient commandées par Franco Doria, neveu et lieutenant du généralissime ; les naves vénitiennes se rangeraient sous les ordres d’un vaillant gentilhomme, Alexandre Conclulmiero, capitaine du galion de Venise. Ce galion, par sa masse imposante hérissée de la poupe à la proue de bouches à feu, semblait une citadelle mouvante, une sorte d’hélépole, derrière laquelle pourrait se développer en toute sécurité la flottille des galères. Qu’on se figure le Duilio ou la Dévastation conduisant à l’ennemi une nuée de canonnières et de torpilleurs ! Le galion de Condulmiero avait reçu, l’année précédente, un bon corroi ; l’armée comptait sur sa marche tout autant que sur ses canons ; on le savait excellent voilier.

La flotte chrétienne, une fois la double jonction de Grimani et de Doria opérée, comprenait, — nous l’avons dit plus haut, — deux cents voiles environ, portant, avec les troupes passagères, près de 60,000 hommes. Semblable force a été, de tout temps, considérée comme un gros armement : Guillaume le Conquérant et saint Louis ont traversé la mer avec moins de soldats. Quant à Barberousse, il n’a pu réunir que 122 navires : en revanche, il marche à l’ennemi, accompagné des plus fameux corsaires de l’époque : Torghoud, que les chrétiens connaissent sous le nom de Dragut, Tabach, Mourad, Guzeldjé, Sinon, Salih-Reïs. Pendant qu’il complète ses vivres à Négrepont, — la question des vivres peut entraver les mouvemens d’une flotte aussi bien que ceux d’une armée, — Barberousse apprend l’entreprise de Grimani sur Prévésa. Il fait choix à l’instant de quelques bons marcheurs et les envoie dans l’Adriatique en reconnaissance. Ces éclaireurs comptent 40 bâtimens chrétiens mouillés dans le golfe de l’Arta : ils revirent de bord et rejoignent en toute hâte Barberousse. Le capitan-pacha n’hésite pas une minute ; toute la flotte en moins d’une heure est sous voiles : quand elle arrive devant Prévésa, la rade est vide : Grimani, fort heureusement pour lui, s’est déjà replié vers Corfou. Que va faire Barberousse ? Ira-t-il à la recherche de la flotte ennemie ? Lui offrira-t-il le combat, malgré la disproportion des forces ? Barberousse ne saurait engager une si grosse partie sans l’aveu formel du sultan. Des bâtimens à rames lancés immédiatement à la découverte ont intercepté devant Corfou un bateau-pêcheur ; Barberousse expédie l’équipage à Constantinople. Il faut que le sultan interroge lui-même ces prisonniers, qu’il apprenne de leur bouche quelles forces sa flotte, en cas de conflit, aurait à combattre. Donnés en pleine connaissance de cause, les ordres de Soliman seront exécutés à la lettre. Pour attendre les instructions précises qu’il réclame, Barberousse entre dans le golfe de Prévésa : un goulet étroit battu par l’artillerie du fort, enfilé par le feu des galères, lui paraît une garantie de sécurité suffisante. Si Antoine eût attendu dans cette position les attaques d’Octave, il est à présumer que l’avantage n’eût pas été du côté des liburnes ; les gros vaisseaux égyptiens, combattant de pied ferme, auraient probablement anéanti la flottille, qui ne dut la victoire qu’à son agilité. La difficulté de pourvoir, avec les ressources épuisées du Péloponèse, à la subsistance d’une nombreuse armée, le désir d’arrêter les défections en transportant sur un autre terrain, loin de l’Italie et des excitations du forum, le théâtre de la guerre, influèrent sans aucun doute sur la décision de l’ancien lieutenant de César. Antoine ne voulait que passer au travers de la ligne de blocus ; il se trouva, par la lourdeur d’une flotte impuissante à se dérober, entraîné à combattre dans des conditions tout à l’avantage de son adversaire. Les eaux de l’île Sainte-Maure ont vu ainsi, à quinze cent soixante-neuf ans d’intervalle, la même bataille, renouvelant en quelque sorte ses phases, se livrer : une première fois, sous le nom d’Actium, entre Octave et Antoine, le 2 septembre de l’année 31 avant Jésus-Christ ; une seconde fois, sous le nom de Prévésa, entre André Doria et Barberousse, le 27 septembre 1538 de notre ère. La mobilité, la confiance qu’inspire à des coques légères leur faible tirant d’eau triomphèrent dans les deux occasions de la force massive paralysée par l’état de la mer, les inégalités du fond et les caprices du vent. Si le golfe de l’Arta était jamais rempli de canonnières et de torpilleurs, je ne conseillerais pas à nos cuirassés d’aller les y chercher : je leur conseillerais encore moins de s’engager, comme la grande Armada, au milieu des bancs de la côte de Flandre.

Les écrivains ottomans ont prétendu que l’annonce de l’arrivée de Barberousse à Prévésa suffit pour jeter le trouble dans l’armée chrétienne. « Beaucoup de capitaines, assurent-ils, opinaient pour retourner dans leur pays. » Voilà bien un frappant exemple des illusions de l’orgueil national ! Loin d’être découragés, les chrétiens, au contraire, se réjouissaient tous de tenir enfin la flotte du sultan à leur portée. S’ils éprouvaient quelque crainte, c’était celle d’imposer tellement à Barberousse, que ce vieux corsaire, se refusant obstinément à sortir de son immobilité, restât sourd à toutes les provocations. Que faire alors ? Passer outre ? Aller assiéger Patras et Lépante ? Pour protéger ces deux places, la flotte ottomane se résoudrait peut-être à oublier son infériorité numérique et à courir les risques d’un combat.

Le 22 septembre, l’amiral de Charles-Quint, rallié par ses dernières naves, prescrit aux galères de s’approvisionner d’eau, de bois, de vivres frais ; le 25, au son de la trompette du commandant en chef, les 200 voiles lèvent l’ancre et se livrent au vent qui les emporte rapidement vers le sud. Grimani conduit l’avant-garde des galères ; Doria se tient au centre ; Vincenzo Cappello, avec les Vénitiens, ferme la marche. Formées en deux escadres, rangées sur deux colonnes, les naves suivent les galères en route libre : le galion de Condulmiero, — toute une escadre à lui seul, — les précède.

De la rade de Corfou à l’entrée du golfe de l’Arta, la distance est de 55 ou 60 milles. Le soir même, la flotte jette le fer sous le cap de Prévésa : le galion, qui sert aux autres naves de pivot et de guide, a mouillé par 18 pieds d’eau. C’est à peine assez d’eau pour flotter : n’avons-nous pas nous-mêmes mouillé devant Kinbourn avec 1 pied d’eau sous la quille ? Une barre, sur laquelle la profondeur varie de 2 à A mètres, interdit aux naves l’accès de l’immense baie où toutes les flottes de l’univers trouveraient place. Le golfe de l’Arta est, comme l’étang de Berre, un bassin dont il suffirait de dégager l’entrée pour en faire une mer intérieure. La sonde y descend jusqu’à 30, 40 et 60 mètres au-dessous de la surface ; le vaste enfoncement se creuse dans la direction de l’est jusqu’à près de 20 milles de la bouche d’un chenal large à peine de deux ou trois encablures. Quant au mouillage extérieur, il est sans abri contre les vents qui soufflent du nord au sud en passant par l’ouest. Une assez forte boule battait en côte : naves et galères roulèrent toute la nuit bord sur bord. Le 26, au matin, le vent d’ouest tomba et fut remplacé par une légère brise de nord. Qui profiterait le premier de cette accalmie ? Barberousse, pour se porter à l’encontre de la flotte chrétienne, ou Doria pour franchir la passe et aller attaquer la flotte ottomane sur ses ancres ? Des deux côtés, on se sentait incliné par de puissans motifs à l’inaction. Barberousse n’était pas encore autorisé à exposer les forces navales de l’empire à un choc si manifestement inégal ; Doria ne pouvait guère songer à se présenter de pointe à cette flotte embossée, appuyée aux murs d’une forteresse : seul un débarquement ferait peut-être tourner les chances en faveur des chrétiens. C’était là précisément ce que redoutaient les Turcs. Autour de Barberousse, les reïs assemblés demandaient à grands cris qu’on s’occupât de parer au danger d’une descente. La chose n’avait pas, il est vrai, trop bien réussi à Grimani, mais Doria disposait de moyens plus puissans : s’il se résignait à dégarnir ses galères, il pourrait mettre à terre près de 20,000 hommes. Nous sommes toujours portés à prêter à l’ennemi des projets, que, placés dans sa situation, nous n’oserions pas envisager nous-mêmes. Pour Sinan-Reïs, entre autres, un débarquement de la part des chrétiens ne faisait pas doute. Froissé dans son orgueil de vieil Osmanli par la prééminence d’un corsaire barbaresque, Sinan soutenait son opinion avec une vivacité de fâcheux augure pour la bonne harmonie que l’approche du combat rendait doublement nécessaire. Se refuser à transporter des canons sur le rivage de la rade foraine occupée en ce moment par les chrétiens était, à ses yeux, une impardonnable négligence ; peu s’en fallait qu’en son for intérieur il ne flairât dans cette négligence une trahison. Les gens effrayés voient des traîtres partout.

Le péril que prétendait conjurer Sinan-Reïs n’était pas, il faut bien le dire, tout à fait imaginaire. L’idée d’un débarquement avait été sérieusement agitée dans le conseil tenu le matin même par André Doria. Fernand de Gonzague, le commandant des troupes[6], l’appuyait de tout son pouvoir : « Puisqu’on ne peut, disait-il, aller droit à l’ennemi, forcer sous son canon et sous celui de la citadelle l’entrée de la rade, pourquoi ne tenterions-nous pas de réduire par un siège le château de Prévésa ? Maîtres de cette hauteur, nous fermerions la passe en y coulant des vaisseaux chargés de pierres et nous aurions, dans un délai plus ou moins prolongé, la flotte ottomane à notre merci ! — L’avis est fort bon en apparence, répliquait Doria : au fond, il serait fort dangereux à suivre. Barberousse doit avoir mis à terre une partie de ses troupes, et la cavalerie qui a contraint Grimani à se rembarquer ne manquerait pas d’accourir de nouveau de l’intérieur du pays. En privant nos vaisseaux de leurs soldats, nous nous exposerions à combattre sur mer dans des conditions déplorables. Comment, d’ailleurs, songer à s’engager dans une opération qui demanderait du temps pour être menée à bonne fin ? La saison avancée peut, d’un instant à l’autre, obliger la flotte à fuir devant la tempête. » — Le raisonnement de Doria était sans réplique : il eût mieux valu le faire avant d’être venu montrer aux Turcs, par des hésitations et une impuissance trop visibles, la force de leur situation. Nul, assurément, ne songeait à proposer de braver à la fois l’artillerie du château de Prévésa, le feu des galères ennemies embossées, les hauts-fonds et l’étranglement de la passe ! Octave occupait la plage que Fernand de Gonzague voulait conquérir, et cependant Octave prit le parti d’attendre Antoine au large. Doria, en écartant toute idée d’une entrée de vive force dans le golfe, ne fit donc qu’imiter la prudence du jeune triumvir. Nous ne saurions, en bonne justice, l’en blâmer ; car nous n’avons pas été plus hardis qu’Octave et Doria devant Sébastopol.

Toutes les décisions de cette mémorable et instructive campagne portent, de part et d’autre, l’empreinte de la circonspection : plus d’une fois, en écoutant Doria, il nous a semblé entendre Barberousse. Le chef chrétien et le chef musulman ont, dans les conseils du 26 et du 27 septembre, tenu un langage tout à fait identique. Pouvait-on donc se promettre, de chefs vieillis dans le commandement, une conduite plus aventureuse ? L’audace survit rarement à cette succession de hasards où s’est heurtée une trop longue carrière. Doria touchait à sa soixante-douzième année, étant né à Oneille le 30 novembre 1466 ; Barberousse, mort à Constantinople, le 4 juillet 1546, depuis longtemps déjà octogénaire, devait avoir en 1538, à bien peu de chose près, l’âge de Doria ; Cappello n’était guère plus jeune : il venait d’accomplir sa soixante-huitième année. L’épitaphe inscrite sur son tombeau, à Venise, dans l’église de Santa-Maria-Formosa, lui donne en 1542 soixante-douze ans. Tous ces Nestors ne sont pas naturellement des têtes folles ; Vincenzo Cappello cependant serait plus volontiers porté aux résolutions énergiques. Si l’on n’écoutait que les avis du général vénitien, l’attitude de la flotte chrétienne trahirait moins d’appréhensions et d’incertitudes, mais Cappello est, ainsi que Grimani et Fernand de Gonzague, sous les ordres de Doria. Il pourra murmurer, protester, frémir d’indignation, il faudra bien qu’il obéisse.

Que la guerre serait simple s’il était permis de lire dans le jeu de son adversaire ! Le génie des grands capitaines consiste surtout à pressentir le parti que prendra l’ennemi, et la stratégie n’est la plupart du temps qu’une application judicieuse du calcul des probabilités. Barberousse connaissait l’homme qu’il avait contraint, quelques années auparavant, de se rembarquer à Cherchell ; il tenait pour certain que Doria ne justifierait pas les inquiétudes de Sinan-Reïs ; ce tempérament de manœuvrier et de politique ne s’engagerait point volontiers dans une entreprise qui serait de nature à lui lier les mains. « Mes frères, disait Barberousse à ses capitaines, vous voulez transporter des canons à terre, élever des redoutes sur cette plage découverte, parce que vous pensez que les chrétiens s’apprêtent à y débarquer. L’ennemi, je vous en préviens, gênera considérablement vos travaux. Ce ne serait rien encore : mais qu’arrivera-t-il si Doria, partageant ses forces, profite du moment où nos vaisseaux seront dégarnis de leurs troupes pour les attaquer ? Ce n’est point avec 5,000 hommes que vous en repousserez 20,000. Le fort de Prévésa, croyez-le bien, se défendra suffisamment par lui-même ; notre affaire, à nous, est de songer à la flotte et de n’affaiblir en aucune façon ses moyens de défense. Si les infidèles essaient de forcer rentrée du port, il est très probable qu’ils perdront leur temps à nous canonner, — telle est, vous le savez, la coutume de ces chiens maudits, — nous irons, nous autres, à l’abordage et nous les enlèverons, avec la grâce de Dieu. Il faut seulement que nos équipages demeurent au complet. » Barberousse ne possédait pas encore sur ses capitaines l’ascendant qu’une série non interrompue de succès devait lui assurer un jour : ses observations ne firent qu’une médiocre impression sur le conseil. « Seigneur, reprit avec hauteur Sinan-Reïs, votre avis peut être bon ; je n’en pense pas moins que le nôtre est préférable. » Barberousse prit le parti de dissimuler : « Rendons-nous d’abord sur les lieux, dit-il ; nous y jugerons mieux ce qu’il convient de faire. » L’inspection des lieux ne fit que confirmer le capitan-pacha dans sa conviction première. Capitaines et janissaires persistaient également dans leur sentiment : « Il est vraiment étrange, se disaient entre eux les joldaks, — soldats turcs composant la garnison des galères, — que Khaïr-ed-din fasse si peu de cas des conseils d’un homme tel que Sinan-Reïs ! Ce corsaire voudra-t-il donc toujours n’agir qu’à sa fantaisie ? » Levant les yeux au ciel et murmurant dans sa barbe rousse quelques mots qui n’auraient peut-être satisfait qu’à demi son entourage, Khaïr-ed-din finit par se résigner. La piété du capitan-pacha égalait son courage. Jamais Khaïr-ed-din ne se présenta au combat sans s’y être préparé par le jeûne et par la prière. Des versets du Koran, inscrits sur de longues banderoles, furent attachés aux deux flancs de la capitane et, — chose merveilleuse à voir, — le vent s’apaisa soudain. Que la volonté de Dieu et de son Prophète s’accomplisse ! Ce qui est écrit au livre du destin ne saurait manquer d’arriver. Ordre est donné de procéder sur-le-champ au débarquement des canons : Mourad-Reïs sera chargé de la construction des batteries. A peine la tranchée est-elle ouverte que la sagesse de Barberousse, à la confusion de ses contradicteurs, apparaît dans tout son jour : les troupes turques ne peuvent soutenir le feu violent du galion et des naves. Après avoir subi de grandes pertes, les soldats de Mourad-Reïs doivent baisser pavillon devant la mitraille. Doria, pendant ce temps, faisait tàter la passe par un détachement de galères : Barberousse oppose sur-le-champ à ces éclaireurs un égal nombre de vaisseaux à rames. On se canonne, on se harcèle pendant toute la journée. Cette agitation si bruyante sera sans résultat : n’y voyez qu’une satisfaction donnée aux impatiens ; Doria ni Barberousse ne veulent combattre. Barberousse comprend trop bien son infériorité, et Doria, parviendrait-il, à force de provocations, à faire sortir la flotte ottomane, hésiterait encore à risquer un combat sérieux, sachant bien que les suites de ce combat exposeraient au naufrage des naves démâtées et des galères privées par l’abordage de la majeure partie de leurs rames. On sait quels ravages produisit la tempête dans l’armée victorieuse que la mort de Nelson laissa le soir de Trafalgar aux soins de Collingwood.

La nuit venue, Mourad-Reïs, désireux de faire oublier la retraite qui donne si bien raison à Barberousse, envoie attaquer le galion par quelques bâtimens légers. Le galion était sur ses gardes : les chaloupes chargées de janissaires sont obligées de se replier. Les marins ottomans n’auront pas le droit de railler les sapeurs, que l’ennemi a chassés, en quelques volées, de la tranchée. Le 27 au matin, Doria prend le parti de poursuivre sa route vers le golfe de Lépante. Les galères donnent la remorque aux naves. Trop lourd pour être ainsi traîné, le galion est laissé à ses propres forces. La flotte se dirige lentement vers le sud en longeant la côte occidentale de l’Ile Sainte-Maure. A la vue des chrétiens évacuant le mouillage où se développait si majestueusement leur flotte, les musulmans dont l’inquiétude s’était le moins dissimulée changèrent brusquement de langage ; on les vit passer soudain des terreurs d’une imagination frappée à un excès d’audace et d’arrogance. Leur présomption trouva un dangereux interprète dans le tchaous de la Sublime-Porte, eunuque chargé par Soliman d’accompagner et probablement aussi de surveiller Barberousse. Les eunuques ont toujours joué un grand rôle dans les sociétés orientales : plus d’un a commandé avec distinction les armées. Sans remonter jusqu’à l’eunuque Narsès, c’était encore un eunuque, — ajoutons même, pour mieux montrer combien l’âme peut être indépendante de sa misérable enveloppe, — un eunuque octogénaire, hideuse masse de chair que quatre hommes prenaient sous les bras pour la soulever, le fameux Soliman-Pacha, en un mot, qui, à cette heure même où Barberousse tenait en échec l’armée de la ligue, conquérait, avec une flotte improvisée à Suez, la péninsule arabique, poussait à travers la Mer-Rouge et l’Océan-Indien jusqu’aux côtes du Guzerate et allait mettre le siège devant Dhiù, place à jamais célèbre par l’opiniâtre défense des Portugais. Tous les héros ne se présentent pas sous l’aspect d’Achille ou sous celui de Gonzalve de Cordoue. L’eunuque qui servait de conseiller légal à Barberousse, — l’historien espagnol Sandoval lui attribue le nom de Monuc, — paraît avoir, comme le vieux Soliman-Pacha, conservé, malgré sa mutilation, le diable au corps. — « Allez-vous donc, dit-il à Barberousse, laisser les infidèles s’éloigner sans essayer de leur livrer bataille ? Voici l’instant de montrer votre courage et votre science de corsaire, l’instant de gagner enfin le pain que vous mangez. Soliman ne manquera pas de bois pour construire une autre flotte, si celle que vous commandez est détruite ; les capitaines ne lui feront pas davantage défaut ; ce qu’il ne vous pardonnerait pas, ce serait d’avoir pu combattre et de ne l’avoir pas voulu. » Semblable langage harcelait l’infortuné Villeneuve la veille de Trafalgar. Villeneuve sortit, le cœur navré, de la baie de Cadix ; Barberousse fit tirer le coup de partance et, se plaçant à la tête de sa flotte, la conduisit en dehors des hauts-fonds qui bordent l’entrée du golfe d’Arta. « Allons donc combattre, dit-il à Salih-Reïs, quoique l’ennemi nous soit de beaucoup supérieur. Si nous hésitions, ce beau parleur, qui n’est ni homme ni femme, nous accuserait auprès du grand-seigneur, et le grand-seigneur probablement nous ferait pendre. »


VII

La flotte chrétienne avait fait dans la direction du sud, pendant la nuit du 26 au 27 septembre, une trentaine de milles. Quelques heures avant le lever du jour, le vent fraîchit et devint tout à fait contraire. Doria se rapprocha de l’île Sainte-Maure et jeta l’ancre à la hauteur du petit îlot de la Sessola. Le galion et quelques naves apparaissaient au loin faisant force de voiles pour rejoindre la flotte. Barberousse, avant de se résoudre à tenter une sortie dont il ne se dissimulait pas les dangers, a rassemblé une dernière fois ses capitaines : « Que chacun de vous, dit-il à ces vieux marins dont plus d’un fut le compagnon de ses premières croisières, mette son vaisseau en ligne. Je n’ai qu’un seul ordre à vous donner : suivez des yeux ma manœuvre et sur mes mouvemens réglez les vôtres. » Entre fustes, brigantins, galiotes et galères, les Ottomans réunissaient, en ce moment, 140 voiles. Ils s’étaient, suivant la coutume, partagés en trois escadres. Les premiers rayons du soleil montrent cette multitude de vaisseaux, cette armée accourant les voiles gonflées, aux vigies de la flotte chrétienne. Doria prétendait attirer à sa suite l’armée de Barberousse : il ne s’attendait pas à voir si promptement ses vœux réalisés. Le terrain sur lequel l’impatience de son adversaire l’appelle à combattre n’est pas celui qu’il cherchait. Livrer bataille sur une côte sans refuge, où la moindre tempête sera bien plus à craindre que le canon de l’ennemi, n’a rien qui puisse séduire un chef doué de quoique prévoyance. On comprendra qu’en proie à cette préoccupation dominante, Doria ait hésité trois heures à se porter au-devant de l’ennemi. La pression de l’opinion publique, la fougue belliqueuse de Vincenzo Cappello et de Grimani, finirent par l’emporter. Doria donne à regret l’ordre de lever l’ancre et de se diriger vers le nord. Il comptait être rallié en route par le galion de Condulmiero et par les autres naves attardées : le galion, au moment où il passait sous le cap Zuana, promontoire abrupt formé par une grosse éminence, tombe tout à coup en calme. Il était alors à environ 4 milles de la terre ferme, 9 de l’entrée de Prévésa qui lui restait à peu près au nord-est, 10 du mouillage de la Sessola, dans la direction du sud-sud-ouest. L’énorme masse, abandonnée par le vent, s’arrêta brusquement sur place et demeura immobile comme une tour. Condulmiero détache sur-le-champ, vers Doria, la frégate légère qui lui sert de chaloupe. Il demande des ordres et du secours. « Commencez toujours le combat, lui fait répondre l’amiral, vous ne tarderez pas à être soutenu. » Pauvre Duilio ! que pourra-t-il faire contre tant de torpilleurs ? Les Turcs, au fur et à mesure que leurs vaisseaux dépassent la limite des hauts-fonds, se déploient avec une précision qui fait honneur à leur habileté pratique ; ils se déploient sur une seule ligne légèrement concave, sur une ligne affectant à dessein ou par un désordre involontaire, la forme d’un croissant. En avant marchaient 16 grosses fustes commandées par Dragut. La fuste est, comme la galiote et le brigantin, une galère de moindre échantillon. L’aile gauche serre la terre. Le but que se propose d’atteindre Barberousse est évident : le rusé corsaire veut envelopper les naves retenues par le calme, avant que les galères puissent leur porter secours. Sainte-Maure était, à cette époque, aussi bien que l’Épire, possession des Turcs ; la flotte de Barberousse trouvait donc un double avantage à combattre, appuyée au rivage. Un groupe de galères musulmanes s’est jeté entre le galion et la terre, qu’on peut, en cet endroit, ranger presque à toucher. Ces galères contournent le vaisseau de Condulmiero hors de la portée de son canon, elles reviennent sur leurs pas dès qu’elles l’ont dépassé. Le galion leur présentait alors le côté de tribord. Allaient-elles fondre sur cette forteresse isolée et tenter de l’enlever à l’abordage ? Le fracas des tambours et des autres instrumens de guerre, mêlé aux cris sauvages qui, chez les Turcs, précèdent généralement l’assaut, le fit craindre un instant. Heureusement pour Condulmiero, ces vaisseaux lancés à toute vogue, ces assaillans furieux dont les proues poussaient devant elles un blanc rouleau d’écume, suspendirent tout à coup et d’un commun accord leur élan. Une volée générale d’artillerie, suivie d’un épais nuage de fumée, indiqua le dessein d’engager le combat à distance. Les gens du galion demeurent fermes et calmes sous la tempête de projectiles. Condulmiero a prescrit de ne point tirer un seul coup avant que les Turcs soient à portée de mitraille. Le silence le plus complet règne à bord ; les Turcs pourraient douter qu’il existe des canons à bord de ce vaisseau qu’un reste de houle balance. Déjà cependant le grand mât de hune, entraînant dans sa chute le grand mât de perroquet où flottait tout à l’heure l’étendard de Saint-Marc, a été emporté par un boulet. Rassurés par l’impunité avec laquelle ils poursuivent leur tir, les Turcs se sont peu à peu rapprochés au point de pouvoir se servir de leurs arquebuses : Condulmiero saisit le moment ; du geste et de la voix il donne le signal. Il a été recommandé aux bombardiers de ne pas s’exposer à perdre leurs coups en cherchant à frapper les galères de plein fouet : « Tirez bas, leur a dit le brave capitaine vénitien, les boulets rebondiront et glisseront sur l’eau. « Quelles belles polémiques j’ai vues s’engager, il y a trente ans, entre les partisans du tir horizontal et les défenseurs non moins éloquens du pointage en hauteur ! Les canons rayés et les boulets coniques ont ruiné à jamais le tir à ricochet : c’est une perte pour la balistique, et si l’on ne nous laissait entrevoir dans un avenir prochain des trajectoires tendues comme la corde d’un arc, je serais presque tenté de regretter le vieux boulet rond : il nous dispensait du moins, celui-là, d’apprécier les distances, appréciation toujours si difficile entre deux adversaires en mouvement. Le tir de plein fouet nous a, dans un autre temps, coûté cher : de 1792 à 1816 nos projectiles se sont égarés presque inoffensifs dans la mâture des vaisseaux anglais. Le vice-amiral Émérian fut un des premiers à s’en apercevoir, et après lui le capitaine Baudin, commandant le brick le Renard, répétait, à deux cent soixante-seize ans d’intervalle, la sage recommandation de Condulmiero : « Tirez bas ! » Le capitaine du Renard ajoutait même, pour mieux justifier son précepte : « Tirez bas, mes amis ! les Anglais n’aiment pas qu’on les tue. » Il n’y a plus aujourd’hui que la torpille bien réglée qui aille droit à son but, sans décrire une parabole, c’est encore un de ses avantages sur l’obus et sur le boulet.

La première bordée du galion fut terrible : un boulet de 120 livres, tiré par le chef des bombardiers en personne, Francesco d’Arbe, fracassa tellement la proue d’une galère, que l’équipage épouvanté se porta tout entier à la poupe, dans l’espoir de maintenir l’avant entr’ouvert hors de l’eau. La blessure était trop vaste et trop profonde : la galère s’emplit en quelques minutes et disparaît en tourbillonnant. Le reste des vaisseaux turcs n’attend pas une seconde volée. L’ordre de scier a été donné : il est exécuté avec une rare énergie. Quand les galères, refoulant les Dots par la poupe, se sont mises hors de la portée du canon, les bombardiers se hâtent de recharger leurs pièces. Le galion ne va pas tarder à subir une nouvelle attaque, seulement l’attaque sera cette fois plus prudente et plus méthodique : ce sera une attaque par échelons. Un peloton de quinze ou vingt galères se porte en avant, fait feu et se retire en arrière aussi vivement qu’il est venu ; un second peloton lui succède et répète la manœuvre ; un troisième peloton prend incontinent la place laissée vide. Ce feu roulant, à peine interrompu par quelques intermittences, se prolonge d’une heure après midi au coucher du soleil. Le galion eut, dans cet engagement, 13 hommes tués et 40 blessés. Il était tellement rempli d’éclats de bois que la circulation y semblait impossible. Un boulet traversa le vaisseau de part en part à la hauteur de la dunette, brisant sur son passage les batayoles du château d’avant, la grand’hune et la vergue d’artimon ; d’autres projectiles emportèrent l’habitacle des boussoles, une caisse remplie de flèches, les deux pompes, la chaloupe, les ancres, une portion du guindeau, pénétrèrent dans la soute aux vivres et sortirent sous l’eau. La plupart de ces projectiles étaient du plus fort calibre. Après le combat, on recueillit, sur le pont du galion ou dans sa membrure, 13 boulets de 60 livres. Le feu éclata deux fois à bord : des gargoussiers qu’on avait laissés dans l’entrepont, enveloppés d’une couverture de laine, firent explosion jet allumèrent l’incendie. Couvert de sang, atteint au flanc droit et à la face par les débris qui volaient de tous côtés, le capitaine Condulmiero n’en gardait pas moins son calme impassible. L’équipage, décimé, se raffermissait à chaque volée sous son regard : le feu dm galion ne fut jamais plus précis et plus redoutable. Bon nombre des galères ottomanes, percées de mille trous, ne se maintenaient à flot que grâce à l’activité des charpentiers : suspendus le long du bord, dans des chaises de corde, ces courageux ouvriers, qu’on exposait ainsi sans abri, enfonçaient à grands coups de maillet les tampons de bois préparés à l’avance pour aveugler les voies d’eau.

A l’heure où le soleil plonge son disque rougi dans les vapeurs de l’humide horizon, toute la flotte turque parut se rassembler pour porter au colosse qui, depuis six heures, soutenait son feu sans broncher, le coup décisif. Condulmiero prévoyait ce dernier effort. Les pièces du galion furent chargées jusqu’à la gueule de boulets et d’éclats de pierre ; les bombardiers, le boute-feu à la main, attendirent en silence, et l’oreille tendue, le signal qui devait leur venir du pont. Encore quelques minutes, et le sort du vaisseau vénitien allait être résolu. Monté sur sa galère capitane, qu’il avait couverte, pour ce grand jour, de bannières écarlates, Barberousse conduisait en personne la colonne d’assaut. Le cœur lui manqua-t-il au moment de jeter l’épieu ? Recula-t-il, comme un chasseur imprudent recule devant le lion blessé qu’il est venu troubler dans son antre ? Ou l’approche de Doria modifia-t-elle instantanément les intentions du capitan-pacha ? Les historiens nous laissent dans le doute à cet égard. Toujours est-il qu’à l’instant même où l’abordage semblait imminent, le combat corps à corps inévitable, les Vénitiens virent la galère capitane changer peu à peu de route, incliner le cap du côté du sud et se diriger vers quelques naves de moindre importance, vaisseaux de transport à peu près dépourvus d’artillerie, que de folles bouffées de vent retenaient séparés du gros de la flotte. Le galion, tout désemparé, n’était pas en mesure d’intervenir dans cette phase nouvelle du conflit : il avait assez affaire de mettre un peu d’ordre dans son gréement. Les équipages des naves s’étirent, à l’approche des Turcs, jetés dans les chaloupes : deux de ces bâtimens, enlevés en un clin d’œil, furent brûlés, par ordre de Barberousse, sur le champ de bataille. Insolente réponse du capitan-pacha aux provocations, suivies de si peu d’effet, des amiraux chrétiens. Une troisième nave, appartenant au port de Raguse, avait à bord 500 soldats espagnols commandés par le capitaine Boccanegra. Les Turcs commencèrent par la canonner, abattirent son grand mât de hune et son perroquet de fougue ; ils voulurent ensuite l’aborder : de telles arquebusades les accueillirent que leur ardeur guerrière n’y résista pas. La nave laissa tomber sa misaine, et, favorisée par un souffle de brise, s’échappa dans la direction de Corfou.

Que faisait donc Doria durant ces meurtrières escarmouches ? Doria faisait un pompeux déploiement de sa prétendue science de tacticien, — a great arithmetician, dirait Iago. — « Il voulait, prétendait-il, attirer les Ottomans en haute mer afin de les écraser, presque sans péril, sous le feu de ses bâtimens à voiles. » Excellente combinaison pour un propriétaire de galères, mais combinaison bien subtile pour un amiral de la sainte ligue. Les pauvres d’esprit, — je n’oserais appeler de ce nom Nelson et Suffren : j’en serais cependant, je l’avoue, tenté, — les pauvres d’esprit, à qui l’évangile promet le royaume des cieux, sont souvent plus habiles, dans ces grandes occasions, que les raffinés. La guerre n’admet pas les complications : perdre du temps a toujours été un mauvais moyen de remporter la victoire. Doria, dès le matin, avait appareillé. Le vent, quoique faible, le portait vers l’ennemi. Il s’arrêta de son plein gré, à dessein, en arrière des naves, auxquelles il entendait laisser tout l’honneur et tout le poids du combat.

Un instant on put croire qu’il essaierait de passer entre la terre et la flotte ottomane : en approchant des dernières naves, il fit, au contraire, une grande embardée, gagna au large et alla se poster en dehors de la masse confuse des 60 navires à voiles. La manœuvre parut surprendre les Turcs, qui ne savaient trop à quelle intention secrète l’attribuer : elle donna du moins au galion, vers quatre heures de l’après-midi, un répit dont ce malheureux vaisseau avait grand besoin. Les Turcs, pour quelque temps, lâchèrent prise et se portèrent à la rencontre des galères chrétiennes. Doria revira sur le champ de bord et, continuant de se couvrir des naves comme d’un rempart, se rapprocha, par un mouvement d’ensemble de la côte de Sainte-Maure. Grimani, Cappello ne comprenaient rien à ces évolutions : ils suivaient Doria, dociles à ses ordres, mais déjà inquiets et intérieurement indignés. L’ennemi était là, évidemment inférieur en force, suffisamment éloigné du port, n’ayant pour refuge que la bouche d’un canal étroit et, au lieu de courir< ; i lui, de saisir aux cheveux l’occasion d’une bataille dont l’issue mettait fin à la guerre, on laissait les heures s’écouler, on assistait, pour ainsi dire, l’arme au bras, à la destruction d’une avant-garde sacrifiée ! Les Anglais pour bien moins fusilleront en 1756 l’amiral Byng. Les deux généraux sautèrent dans une fuste et se firent conduire à bord de la galère de Doria. Vincenzo Cappello, malgré ses soixante-huit ans, sentait monter la rougeur à son front et se contenait à peine : il appartenait, ainsi que Grimani, à cette brillante noblesse vénitienne, aristocratie marchande et militaire, dont les Barcas, les Scipions, les Chathams auraient pu envier l’indomptable énergie. Le roi d’Angleterre Henri VII confia jadis à Cappello le commandement de sa flotte et sa royale personne, quand il traversa la Manche pour aller renverser, dans les champs de Bosworth, l’odieuse tyrannie de Richard III ; Venise appela cinq fois ce valeureux gentilhomme à remplir les fonctions de provéditeur, trois fois à commander en chef ses escadres ; elle lui réservait, comme marque de son approbation, la dignité de doge. On citait Cappello pour sa parfaite entente des moindres détails du métier, et c’était à sa fermeté, disait-on, que la république devait la restauration de la discipline dans son armée navale. Cappello portait ce jour-là par-dessus ses armes, comme André Doria au combat de Paxo, un manteau de soie cramoisie, signe de l’autorité dont le sénat investissait les généraux de la république. Grimani hésitait à prendre la parole : Cappello se chargea d’exprimer son propre étonnement et celui de son collègue. Il parlait avec tant de véhémence que des galères voisines, chacun put l’entendre. « Que faisons-nous ? disait-il à Doria. Pourquoi n’abordons-nous pas l’ennemi ? Doutez-vous par hasard, que, mes galères et moi, nous soyons disposés à faire notre devoir ? S’il en était ainsi, mettez-vous à l’écart et donnez-nous l’ordre d’attaquer ; vous verrez de quelle façon se comporte en pareille occurrence une flotte vénitienne. » Doria subit sans s’émouvoir l’apostrophe. « Puisque vous êtes si bien disposé, répliqua-t-il à Cappello, vous n’avez qu’à me suivre : quand le moment d’agir sera venu, je n’attendrai pas, pour vous donner l’exemple, vos conseils ! » Sombre et la mort dans l’âme, Cappello retourne à bord de sa galère ; Grimani rejoint également la sienne. Le jour commençait à baisser. Deux fois Doria recommença ses évolutions stériles, allant de Sainte-Maure au large et du large à Sainte-Maure, sans parvenir à distraire les Turcs du plan qu’ils poursuivaient depuis leur sortie. Barberousse ne voulait combattre que dans le voisinage de la terre : il se rendait trop bien compte de l’avantage que reprendraient les naves s’il commettait l’imprudence d’accepter la lutte en mer libre. Dans ces changemens de route continuels, deux galères chrétiennes finirent par s’égarer : l’une était commandée par l’abbé Bibiena, l’autre par Francesco Mocenigo. Ces deux capitaines avaient hâte de se retrouver à leur poste : les rameurs cependant étaient harassés, l’air légèrement obscurci par les vapeurs du soir. Bibiena et Mocenigo s’efforçaient avec anxiété de percer du regard l’obscurité croissante : deux groupes de galères se montraient devant eux, l’un tout près de terre, l’autre plus à l’ouest ; ils se dirigèrent vers le premier. Fatale inspiration ! ils allaient au-devant de la capture. Avons-nous besoin d’autre preuve pour rester convaincus de la confusion où le grand stratégiste avait fini par jeter sa flotte ? Bibiena et Mocenigo ne tardèrent pas à être entourés. Leur défense fut héroïque ; malheureusement, elle ne les sauva pas. Le pont des galères chrétiennes est envahi, les équipages sont en quelques instans égorgés, Les capitaines, moins heureux peut-être, restent prisonniers aux mains des Turcs. Une galère de Venise, une galère pontificale et cinq naves espagnoles capturées par Barberousse, voilà le résultat d’une journée de manœuvres.

Ce résultat valait-il donc la peine de mettre en mer 200 voiles et 60,000 hommes ? Tactique ! tactique ! ce sont là de tes coups ! Quand on lit les écrivains contemporains, on voit que l’amiral de Soliman déploya d’abord sa flotte sous la forme d’une aigle aux ailes étendues, puis qu’il la replia en croissant ; que l’amiral de Charles-Quint fit de la sienne trois corps disposés en échelons, chaque aile protégée par la moitié des naves. Ces belles combinaisons n’ont jamais été, je le gage, que la déformation accidentelle, non voulue, de la ligne de front, ligne qui, depuis le combat de Salamine, jusqu’à l’avènement de la marine à voiles ne cessa jamais d’être considérée comme l’ordre fondamental de bataille. Il a fallu la naïveté des Anglais pour s’imaginer que Rodney, Samuel Hood, Howe, Jervis, Nelson étaient, dans une mesure quelconque, redevables de leurs victoires au traité d’évolutions de M. Clark. Ce lauréat de nouvelle espèce, découvert un beau jour par l’engouement public, toucha toute sa vie une grosse pension. Le parlement se crut tenu de le récompenser du signalé service qu’il avait rendu à la marine britannique, en lui enseignant l’art de couper la ligne. Est-il en vérité quelque bataille sérieuse qui ne doive, quoi qu’on fasse, dégénérer promptement en mêlée ? Si la mêlée s’évite, c’est que la bataille n’est plus, comme la journée de Prévésa, qu’une maladroite et malencontreuse escarmouche. Une flotte dont l’ennemi réussit à couper la ligne aurait assurément grand tort de juger pour un accident aussi insignifiant sa situation en aucune façon compromise. Semblable émotion puisée dans les livres émotion impossible à justifier si l’on s’en tient aux raisons pratiques nous coûta la perte du grand combat livré par le comte de Grasse à Rodney, le 12 avril 1782, dans le canal de la Dominique.

Le 27 septembre 1538, la journée avait été étouffante : Cappello dut déposer son casque pour se couvrir la tête d’un vaste chapeau de paille. Au coucher du soleil, l’orage, menaçant depuis midi, éclata. Une forte brise, accompagnée d’éclairs, de tonnerre et d’une pluie battante, fondit sur les deux flottes en quelques instans dispersées. L’attente prolongée du combat avait surexcité les nerfs outre mesure : cette côte, le long de laquelle chrétiens et mécréans se mesuraient des yeux, pouvait devenir le tombeau de la flotte qu’une tempête soudaine y acculerait. Les Turcs possédaient dans Prévésa un asile assuré ; les vaisseaux de la sainte ligue ne pouvaient rencontrer d’abri qu’à Corfou. Doria fit sans doute plus d’une fois cette réflexion inquiétante, pendant qu’il croisait de l’est à l’ouest et que son regard se tournait involontairement vers les nuages qui s’amoncelaient peu à peu à l’horizon du midi. Le grain, en se déchaînant, lui fit perdre la tête, et peut-être aurait-on bientôt fait de compter les capitaines, qui, en cette occasion, conservèrent leur sang-froid. Le dieu Pan ne répandra jamais plus sûrement l’effroi dans les armées que lorsqu’il sera secondé par l’orage. Doria fit déployer son trinquet et s’abandonna au vent, courant, la rafale en poupe, vers Corfou. Sans qu’il fût besoin de leur donner aucun ordre, toutes les galères chrétiennes en avaient déjà fait autant. On remarqua plus tard que les Vénitiens s’étaient, dès le matin, préparés à ce mouvement spontané de retraite, car ils avaient injongué leur trinquet, c’est-à-dire avaient lié la voile à l’antenne avec des joncs. La toile devait ainsi se déployer d’elle-même à la première secousse donnée à l’écoute.

La confusion en quelques minutes fut extrême. On n’entendait que craquemens de vaisseaux qui s’abordaient, que cris désespérés et blasphèmes mêlés au sifflement de la tourmente. L’ennemi était peu à craindre : il se débattait probablement dans un désordre pareil à celui qui mettait les chrétiens en déroute. On a pourtant accusé André Doria d’avoir, pour mieux dissimuler sa lutte, fait éteindre le fanal qu’il eût dû, en chef prévoyant, garder allumé à la poupe de la capitane. V rberousse en aurait, dit-on, amèrement raillé son rival. Je mets très fort en doute cette précaution honteuse. Le vent aussi bien que la pusillanimité du général peut avoir éteint les fanaux et Doria n’avait pas tellement sujet de craindre Barberousse qu’il dût s’exposer aux séparations les plus fâcheuses, uniquement pour éviter d’être poursuivi. Sans doute il eût mieux valu, comme Suffren après le combat de la Praya, demeurer en panne et montrer hardiment ses feux à l’ennemi, mais Suffren était maître de ses mouvemens : il ne fuyait pas devant la tempête. L’Auster, ce dominateur inquiet de l’Adriatique, est plus gênant qu’on ne pense pour les timoniers. L’escadre de l’amiral Hugon n’a-t-elle pas, en 1841, manqué, elle aussi, de signaux de ralliement ? On ne dira probablement pas qu’elle voulait faire fausse route dans les ténèbres ! Vingt galères égarées poussèrent jusqu’aux côtes de la Pouille : « Tous prétendent, écrivait un témoin oculaire, qu’ils ont été les derniers à fuir, qu’ils avaient l’ennemi sur les talons. L’ennemi ne nous a pas poursuivis un seul instant. Après cette fuite de 80 milles, des capitaines ont jeté leurs vaisseaux à terre par crainte d’autres galères subitement aperçues, galères qui étaient des nôtres. D’autres ont canonné des écueils, les prenant dans l’obscurité pour des bâtimens turcs. » Ainsi les Perses fuyant, après la bataille de Salamine, le mouillage de Phalère, croyaient reconnaître dans les falaises du cap Sunium des voiles athéniennes. L’émotion a les mêmes effets en tout temps et en tout pays.

Les naves et les galions privés de leurs généraux, ne sachant, au milieu d’une obscurité complète, de quel côté tourner leurs proues pour retrouver un guide, finirent par prendre, à l’exemple des galères, le parti d’aller où le vent les portait, c’est-à-dire du côté de Corfou. Jamais affaire ne fut plus ignominieuse ; la prétendue fuite de Cléopâtre et d’Antoine, en admettant même à la charge de ces deux grands accusés les versions les plus défavorables, serait de l’héroïsme auprès de ce lâche abandon d’un champ de bataille où les chances les plus inespérées promettaient une victoire certaine. On a prétendu, pour excuser Doria, qu’il avait des ordres secrets, que Charles-Quint, après avoir compromis Venise dans une guerre contre le grand-seigneur, ne songeait qu’à tirer sa flotte du jeu, qu’il avait même engagé à ce sujet des négociations personnelles avec Barberousse.

Dans le champ des suppositions, toutes les hypothèses sont possibles. N’a-t-on pas dit aussi que Louis XIV, en l’année 1673, recommanda au maréchal d’Estrées, quand il l’envoya rejoindre le prince Rupert, de laisser les flottes anglaise et hollandaise se détruire mutuellement, pendant qu’il maintiendrait par de fausses manœuvres l’escadre du roi en dehors de l’action ? Toutes ces noirceurs ne supportent pas l’examen : on veut protéger la réputation de Doria, et on livre, à la légère, je crois, la renommée de Charles-Quint, un des plus grands rois qui aient honoré le trône. Il est inutile d’attribuer des motifs cachés à une conduite dont les annales militaires n’offrent que trop d’exemples. Doria, troublé par la fière ordonnance de la flotte ottomane, en proie aux inquiétudes que lui inspiraient la saison avancée et ce littoral fécond en naufrages, a tout simplement été inférieur à lui-même. Il s’est perdu dans des manœuvres qu’il croyait savantes et qui n’étaient que le symptôme trop évident de sa défaillance. Plus d’un amiral, dans nos guerres modernes, a commis, pour le malheur de sa gloire, la même faute. « Trois fois, dit un écrivain musulman, Khaïr-ed-din essaya de séparer les galères infidèles des gros vaisseaux à l’abri desquels elles s’étaient retirées ; trois fois les galères lui échappèrent comme des renards qui fuient à l’aspect du lion. » Si Doria n’eût pas été couvert par la reconnaissance de Gênes et par le besoin que Charles-Quint avait de ses services, il sortait de ce combat déshonoré. La politique devait perdre l’amiral Byng, elle sauva le restaurateur de la liberté génoise. Il y a toujours de la politique au fond des jugemens que l’histoire accepte et enregistre trop souvent sans contrôle.

Charles-Quint n’eut pas d’ailleurs à se repentir de son indulgence. Pendant près de vingt-deux années, la flotte qui fît si pauvre figure à Prévésa, commandée de nouveau par le vieil amiral ou par son petit-neveu, garantit à l’Espagne la prépondérance maritime dans le bassin occidental de la Méditerranée. Doria mourut à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans, comblé d’honneurs et en possession de toute sa gloire : six ans avant sa mort, il montait encore ses galères. On ne saurait donc que féliciter le rival de François Ier de n’avoir pas immolé cet utile serviteur aux ardentes récriminations de l’Italie. L’empereur mit une telle chaleur, une telle obstination à couvrir le chef de son escadre, il l’accabla de tant d’éloges outrés que des soupçons injurieux devaient nécessairement en rejaillir jusque sur sa personne. J’ai déjà dit le cas qu’il fallait faire de ces imputations : Doria fut un général maladroit ; ce ne fut pas un traître.

Oserai-je à mon tour confesser un soupçon ? Le plus grand homme de mer du siècle, — que Gênes et la légende me le pardonnent ! — était-il bien véritablement marin ? Entré dans la carrière à l’âge de quarante-six ans, ne fut-il pas plus facile à déconcerter par un incident maritime que ne l’aurait été Cappello ? Je ne vois pas d’avantage à recruter les commandans des flottes parmi les colonels de cuirassiers. Blake, Monk, Rupert, Van-Ghent et le vice-amiral d’Estaing, ont rendu, il est vrai, presque autant de services sur mer que sur terre : ils ne sont cependant jamais arrivés à la hauteur de Tromp, de Ruyter, de Duquesne et de Suffren. Ce qu’on peut dire de mieux en faveur de Doria, étourdi et dévoyé par sa fausse science, c’est qu’il ne comprit certainement pas toutes les conséquences de son inaction. Il s’imaginait sans doute n’avoir fait que manquer l’occasion d’une victoire ; il créait en réalité, dès ce jour, au profit des Turcs, le funeste ascendant qui subsista jusqu’à la bataille de Lépante[7]. Soliman ne s’y trompa point. Il était à Jamboli, sur les bords du Strymon, quand il apprit l’issue d’une bataille qu’il n’aurait peut-être pas osé autoriser si l’avis de Barberousse lui fût parvenu à temps. Ce sultan, que la chrétienté appelait déjà Soliman le Grand, n’essaya pas de dissimuler la joie profonde qu’un tel succès lui faisait éprouver. La ville de Jamboli, — l’antique Amphipolis, — fut illuminée le soir même, et le trésorier impérial reçut l’ordre d’augmenter de 100,000 aspres, à percevoir sur les biens de la couronne, la solde annuelle du vainqueur de Prévésa.

La bataille que nous venons de raconter est donc, en dépit du peu de sang répandu, une bataille qui mérite de prendre place parmi les grands combats de mer. Ne s’en dégage-t-il pas plus d’une leçon applicable à l’époque actuelle ? Le premier enseignement que, pour ma part, j’en voudrais tirer, c’est que la stratégie navale ne gagne rien à user de trop de finesse. Si vous cherchez un grand tacticien, vous nommerez à coup sûr le maréchal de Tourville : mieux que Duquesne, mieux que Jean Bart et que Duguay-Trouin, le vainqueur de Beveziers sut se présenter dans l’arène avec tout l’appareil d’une ordonnance irréprochable au point de vue scientifique. Il n’y a, je crois, que le duc d’York qui ait pu se vanter d’être à peu près son égal sur ce point. Le maréchal de Tourville, cependant, a toujours soutenu l’opinion que, les armées une fois en présence, le plus sûr parti était encore de livrer résolument bataille. « La flotte qui se tient sur la défensive, disait-il, sera tôt ou tard contrainte au combat : il ne faut pas l’exposer à combattre sans élan, sans confiance, avec une infériorité morale trop marquée. Rester dans ses ports serait, dans ce cas, infiniment plus sage. » Ainsi en ont jugé les Russes pendant la guerre de 1854, et ce n’est pas Tourville qui les aurait blâmés. Si, en abandonnant la haute mer à l’ennemi, les Russes se fussent trouvés en mesure de lui interdire l’approche des côtes, la suprématie devant laquelle leur flotte de haut-bord se retirait aurait eu bien peu d’influence sur le résultat final de la guerre.

L’importance que tend à prendre de jour en jour la poussière navale est tout à l’avantage de la défensive. Sans doute, il sera facile d’opposer aux flottilles d’autres flottilles plus nombreuses et plus redoutables ; mais, — la bataille de Prévésa le démontre, — ce ne sera jamais sans quelque inquiétude que l’on conduira ces galères modernes dans des parages où l’ennemi seul aura sur ses derrières des ports de refuge. Voudra-t-on associer, comme à Prévésa, des naves et des galères, des vaisseaux cuirassés et des torpilleurs ? Les cuirassés appréhenderont à chaque instant que le fond leur manque ; les torpilleurs seront peut-être trop portés à se faire un rempart des cuirassés. Une force homogène et agile, semblable à celle qui, le 27 septembre 1538, se serrait autour de Barberousse, réunira généralement des conditions de combat meilleures que cet assemblage hétéroclite de gros et de petits navires, où la différence des tempéramens constitue ce que j’appellerai une union mal assortie. La combinaison demeure encore possible dans les mers profondes, sur les côtes où le rivage a de vives arêtes et ne recèle pas de surprises : ne vous y fiez point dans le bassin qui a vu détruire la Grande Armada. Plus les progrès de la marine nouvelle s’accentuent, plus son avenir, récemment indécis, se dessine, plus je me sens porté à espérer qu’il ne faudra pas attendre cent ans, comme je le prophétisais en 1882, pour que « Poissy soit devenu le grand arsenal maritime de la France. » Approfondir autant que possible les voies intérieures par lesquelles nous avons mis en communication la Méditerranée et la Manche, diminuer en même temps par un effort continu, par des recherches que rien ne décourage, le tirant d’eau de la flotte, tel fut, il y a bien des années déjà, mon programme : l’étude de la bataille de Prévésa m’apporterait au besoin, pour le soutenir, de nouveaux argumens.

Une opinion dont je tiens très grand compte et dans laquelle je ne serais pas éloigné de reconnaître les tendances de ma propre pensée, résumait récemment à mon usage les coûteuses nécessités de l’époque. « Le cuirassé, m’écrivait-on, et le torpilleur ont besoin l’un de l’autre, et nous avons besoin des deux. » Oui, nous avons besoin des deux, parce que, dans la Méditerranée, nous trouvons en cours d’exécution une flotte cuirassée formidable, et, dans les mers du Nord, des flottilles contre lesquelles nos cuirassés nous défendraient mal. Les politiques heureusement en savent plus long que nous : ils savent de quel côté notre sécurité est complète, sur quel flanc, au contraire, il faut nous prémunir. C’est à eux, ce n’est pas à nous marins, qu’il faut demander le mot d’ordre quand on veut arrêter la constitution de notre flotte. Si nous ne sommes pas devenus, — comme on serait vraiment tenté de le croire à entendre certains alarmistes, — si nous ne sommes pas devenus les ennemis du genre humain, nous devons pouvoir faire un choix ; nous devons pressentir à certains indices sur quels points spéciaux il convient de porter nos premiers efforts. La marine cuirassée ne s’improvise pas ; nous l’avons vue mettre huit ou dix ans à se grossir de quelques unités. Comprenons, excusons, partageons même dans une certaine mesure la sollicitude inquiète qu’elle inspire. Les flottilles viennent plus aisément au jour : est-ce une raison suffisante pour en ajourner indéfiniment la création ? Ceux qui doivent en commander les infimes et multiples éléments sont-ils prêts ? « Où donc, s’écrierait Fourier, l’ingénieux inventeur du travail attrayant, où donc est votre petite horde ? » Possédons-nous, en effet, dès à présent cette audacieuse jeunesse à laquelle il faudra réserver les coups de main ? L’avons-nous bien préparée à sa périlleuse mission ? Connait-elle nos côtes ? Les a-t-elle pratiquées ? La trouverons-nous de force à circuler sans pilote au milieu de ces labyrinthes de cailloux, — c’est ainsi que les Ponantais appellent les rochers de leurs mers orageuses, — qui se prolongent comme une menaçante estacade de Dunkerque à Bayonne ? Avons-nous couronné les falaises de notre littoral d’assez de sémaphores ? Songeons-nous enfin à former un faisceau de toutes ces forces diverses dont le concours actif aura bien de la peine encore à préserver notre territoire maritime de toute insulte ? Car on l’insultera, tenez-le pour certain, à moins qu’il ne s’impose une neutralité plus complète, plus sérieuse que celle qui n’a point protégé nos villes ouvertes.

Ne nous lassons pas de le répéter, depuis qu’on a cessé de combattre avec des javelots et avec des épées, il faut préparer sa défense de longue main ; il faut la préparer au point de vue matériel et au point de vue moral : bien folle serait la nation qui ne ferait dépendre sa sécurité que de l’activité de ses usines. Éteignez dans les âmes le culte des généreuses chimères, — ce que Mme Émile de Girardin appelait avec un si rare bonheur d’expression « la volupté dans les sacrifices, la gloire dans la douleur, » — et vous verrez à quoi vous serviront vos armées et vos flottes. « Vous aurez beau dire, s’écriait le charmant écrivain justement alarmé des tendances positives de l’époque, c’est une belle manufacture que celle où l’on refait avec des rubans les jambes et les bras que les canons ont emportés[8]. » L’enthousiasme et le dévoûment, voilà de nos jours encore et malgré tous les progrès meurtriers de la science, la meilleure protection du territoire. N’oublions pas pourtant que les armées de la république n’ont pas eu la même fortune sous Jourdan ou sous Moreau. Le soldat enthousiaste ne suffit donc pas et quand on prétend organiser la victoire, il est bon avant tout de demander au ciel un Fabius ou un Alexandre, un Jervis ou un Nelson, un Barberousse ou un don Juan d’Autriche. Notre élut social nous interdit l’espoir de voir à la tête de nos armées de jeunes généraux : souhaitons que nos ministres, si la faveur céleste leur envoie un nouveau Duquesne, ne le méconnaissent pas.


JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. Lettre du chevalier Ruyter Warfusée, commandant la Pourvoyeuse, à son frère. — Ile de France, 8 juillet 1782.
  2. Histoire des deux Barberousse, par Ranc et Ferdinand Denis.
  3. Présomptueux ! Peut-être Bougainville ne fut-il pas toujours exempt de cette faiblesse. « S’occupant beaucoup de son métier, écrivait au ministre de la guerre, le marquis de Montcalm, le 1er novembre 1756, M. de Bougainville ne perd pas de vue l’Académie des Sciences. Il a su par les nouvelles publiques qu’il y vaquait une place de géomètre. Est-ce que d’être en Amérique pour le service du Roy lui en donnerait l’exclusion ? »
  4. La Guerra dei pirati et la Marina pontificia, por il F. Alberto Guglielmotti, dell’ ordine dei predicatori, teologo casanatense. Firenze, 1876.
  5. Marc Grimani, nommé coadjuteur d’Aquilée l’an 1529, mourut l’an 1543. Il était frère de Marin Grimani, fait cardinal en 1527 par le pape Clément VII.
  6. Ferdinand ou Ferrant Ier de Gonzague, né le 28 janvier 1507, mort à Bruxelles le 15 novembre 1557 ; vice-roi de Sicile en 1536 après le siège de Tunis et l’expédition de Charles-Quint en Provence.
  7. Ce jour-là, dit Cervantes en parlant de la bataille de Lépante, se dissipa l’erreur dans laquelle était le monde entier, convaincu que les Turcs étaient invincibles sur mer. (Aquel dia se desengaéno el mundo y todas las naciones del error en que estaban, creyendo que les Turcos eran invencibles por la mar. — (Don Quijote de la Mancha, parte I, capitulo XXXIV)
    Marc-Antonio Colonna n’écrivait-il pas lui-même deux jours après la victoire du 7 octobre 1571, victoire à laquelle il venait de prendre une si grande part : « Nous avons enfin appris que les Turcs étaient des hommes comme les autres, » (È chiarito che i Turchi sono homini corne l’altri.)
  8. Lettres parisiennes, 5 mai 1815.