Éditions Édouard Garand (37p. 9-13).

II

DANS LE FORT.


Au midi de ce jour, un traîneau, attelé de deux chevaux et venant de la direction de Québec, s’arrêtait sur les hauteurs de la rive gauche de la rivière Jacques-Cartier. Là, la route qui descendait vers le lit de la rivière était barrée par un énorme abatis d’arbres, de sorte qu’il était impossible d’avancer plus loin vers le fort dont on apercevait, sur les hauteurs opposées, les premières défenses. Quatre sentinelles avaient en même temps surgi des fourrés du voisinage et entouré le traîneau. Les chevaux, effrayés par l’apparition subite des sentinelles, se cabraient en renâclant, et le cocher, assis sur le siège d’avant, faisait tous ses efforts pour les maîtriser.

En arrière était assise une jeune femme ou jeune fille tout enveloppée de fourrures. Elle paraissait seule, et l’on ne pouvait voir que ses yeux très noirs et lumineux, son nez et sa bouche rouge. Elle parut s’étonner de voir que la route était ainsi barrée, et elle allait peut-être en demander la raison, quand l’une des sentinelles lui fit cette question :

— Où allez-vous ?

— Au fort ! répondit l’inconnue.

— Quel ordre avez-vous ?

— Voici ! répliqua la jeune femme en tendant un papier.

— Je ne sais pas lire, dit la sentinelle. Veuillez lire vous-même !

— Eh bien ! c’est un laissez-passer du capitaine Vaucourt… Voyez ici son nom qu’il a signé lui-même.

— C’est bien, madame, répondit la sentinelle en s’inclinant, vous pouvez passer.

À cet instant un tas de fourrures dans le fond du traîneau se mit à bouger, puis une tête pâle parut.

— Sommes-nous arrivés, Marguerite ? demanda une voix faible.

— Oui, monsieur le vicomte. Voyez le fort, là, devant nous !

Ce jeune homme, comme le lecteur le devine déjà, était le vicomte Fernand de Loys qui avait été si grièvement blessé à la bataille des Plaines d’Abraham où il s’était conduit en héros. Échappé à la mort grâce aux soins assidus de Marguerite de Loisel, il était maintenant convalescent. Il leva sa tête, que couvrait un casque en vison, et put voir de l’autre côté de la rivière les abatis d’arbres garnis de petits canons. C’étaient, du côté de la Capitale, les premières défenses du fort.

— Mais par quelle voie arrive-t-on au fort ? demanda Marguerite de Loisel.

— Mademoiselle, répondit la sentinelle, il vous faut rebrousser chemin sur un parcours d’un demi-mille. Là, à droite, se trouve un chemin étroit, mais suffisamment large pour votre traîneau, qui remonte la rivière jusqu’à deux milles environ, puis ce chemin suit la pente des hauteurs et vous conduit sur l’autre rive.

— En ce cas, dit la jeune fille, c’est plus de quatre milles que nous avons à faire encore.

— Oui, mademoiselle. Mais de l’autre côté, pour revenir, vous trouverez un chemin large et bien tracé qui vous permettra d’aller à toute la vitesse de vos chevaux.

— C’est bien, merci, mon ami. Voyons ! monsieur le vicomte, ajouta-t-elle sur un petit ton d’autorité, cachez-vous bien vite, sinon vous prendrez du froid !

Elle repoussa doucement le jeune homme sous les fourrures, tandis que le cocher virait de bord. Et l’instant d’après, le traîneau rebroussait chemin.

Avant de suivre ces nouveaux personnages au fort, revenons à près de trois mois en arrière, afin de voir ce qui s’était passé depuis que la capitale de la Nouvelle-France était aux mains de l’ennemi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Québec avait passé aux Anglais, par la trahison, le 18 septembre.

Toute la garnison avait été embarquée sur des navires anglais et transportée en France.

Le brigadier-général Murray, qui, sur les Plaines d’Abraham, avait montré à côté de son jeune chef James Wolfe une grande valeur, était devenu gouverneur de Québec et de toute la partie du pays abandonnée par l’armée de la Nouvelle-France. Celle-ci s’était retranchée à la rivière Jacques-Cartier sous le commandement du chevalier de Lévis, qui après la mort de Montcalm, avait été nommé général-en-chef. Lorsque Lévis, qui accourait au secours de Québec, apprit que la capitale avait été livrée, il ordonna à l’armée de se retrancher solidement à la rivière Jacques-Cartier, afin de disputer aux Anglais le reste du pays. Mais les Anglais n’avaient pas les forces nécessaires pour tenter de conquérir le reste de la Nouvelle-France, et pour cet hiver-là ils allaient se contenter de garder Québec.

Alors, M. de Lévis, ordonna la construction d’un fort qui, tout en servant de barrage à toute marche possible de l’ennemi, serait en même temps pour l’armée un refuge plus confortable contre les rigueurs de l’hiver qui allait venir. Lorsque le fort fut terminé, le chevalier de Lévis n’y laissa que deux mille hommes, et envoya le reste des soldats dans les divers postes militaires entre les Trois-Rivières, Montréal et le lac Champlain. Quant au chevalier, il se rendit passer l’hiver à Montréal avec son état-major, et laissa le commandement du Fort au capitaine Jean Vaucourt, sur la recommandation de M. de Vaudreuil. Celui-ci et tous les fonctionnaires s’étaient aussi rendus à Montréal où se trouvait maintenant le siège principal de la colonie. Il avait été décidé qu’on ne tenterait rien contre les Anglais durant le cours de l’hiver, et qu’on attendrait au printemps suivant, alors qu’on espérait recevoir du roi de France des secours en hommes, vivres et argent. Le chevalier Le Mercier avait, en effet, été envoyé auprès du roi pour solliciter ces secours. Bien que la colonie se trouvât dans une situation plus que précaire, les adeptes de la Société Bigot et Cie n’en continuaient pas moins leurs affaires louches et le train de leurs plaisirs. Bigot avait dû suivre M. de Vaudreuil à Montréal, tandis que Cadet et Péan étaient demeurés aux Trois-Rivières qui, cet hiver-là, devenait le centre de ravitaillement de la colonie et des postes militaires. Mais rien n’empêchait ces messieurs de se rendre de temps à autres à Montréal pour assister aux fêtes magnifiques qu’y donnaient l’intendant-royal. De leur côté, Cadet, et Péan ne manquaient pas de donner quelques réceptions dont on parlait avec éloges. Là, aux Trois-Rivières, Mme Péan brillait comme la plus belle des femmes, mais elle n’avait pas pour l’admirer et la jalouser la haute aristocratie de Québec qui, à présent, avait élu domicile à Montréal. À Montréal une autre étoile brillait dans les salons de l’intendant, une étoile qui avait tout à coup éclipsé Mme Péan, une jeune fille qui, du jour au lendemain, était devenue la reine du pays, comme l’avait été Mme Péan, et cette jeune fille était, Mlle Deladier. Mlle Eugénie Deladier, beaucoup plus jeune que Mme Péan, car elle n’avait que 18 ou 19 ans, était plus fraîche et plus gaie, de sorte, qu’après avoir été courtisée par Foissan, qu’elle avait enduré contre son gré, sa jeunesse et sa fraîcheur avaient subitement attiré les regards de Bigot. Et ceci s’était passé, tandis que Mme Péan, en compagnie de son mari, s’était absentée de la capitale à la perte de laquelle elle travaillait.

Bigot, était-il fatigué de Mme Péan ? C’est possible. Car il faut reconnaître que ces grands jouisseurs ne s’attachent jamais longuement à un fruit en particulier, ils aiment à goûter un peu à tout ce qui tente leur palais, et des meilleurs fruits ils ne laissent jamais que les morceaux épars. Quoiqu’il en fût, il avait trouvé en Mlle Deladier non seulement une amie charmante, mais une servante dévouée… une esclave presque. Elle était tellement honorée et fière de marcher à côté de ce maître redoutable qu’était l’intendant-royal, que pour lui elle se fût sacrifiée corps et âme. C’est pourquoi, après la capitulation de Québec, elle avait d’une main ferme et presque à bout portant tiré une balle de pistolet au grenadier Flambard pour protéger la vie de l’intendant.

Et Flambard était tombé.[1]

Heureusement, comme nous le savons, notre héros en avait réchappé. On se rappelle qu’il avait été peu après ramassé par les deux grenadiers Pertuluis et Regaudin ; ceux-ci l’avaient conduit aux Trois-Rivières où se trouvaient Jean Vaucourt et sa femme, Héloïse de Maubertin, qui pendant un long mois avait veillé sur les jours du spadassin. Puis il avait fallu un autre mois à Flambard pour se remettre tout à fait de l’accident. Or, lorsque le Fort Jacques-Cartier eut été achevé et que Jean Vaucourt en eut été nommé le commandant, nos amis s’y transportèrent ainsi que Pertuluis et Regaudin qui étaient devenus des alliés fidèles et dévoués du capitaine et du spadassin dans leur lutte inlassable qu’ils avaient entreprise pour démasquer et dénoncer les odieuses intrigues de Bigot et sa bande.

Voilà à peu près quelle était la position de nos principaux personnages en ce mois de décembre 1759.

Revenons maintenant au Fort Jacques-Cartier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Comme nous en avons eu une idée précédemment, le fort se trouvait placé dans une situation avantageuse, et bien défendu pour pouvoir opposer une résistance effective à toute attaque et barrer la route à une armée ennemie. Juché sur des hauteurs difficiles d’abord, entouré d’abatis et protégé par une haute et solide palissade armée de canons il était quasi imprenable. Il contenait une forte quantité de munitions de guerre, mais les vivres étaient beaucoup moins abondants. Heureusement, on avait la forêt toute proche où le gibier abondait. Néanmoins, la garnison manquait, souvent de farine et de légumes qu’on disait manquer aussi dans les magasins du roi. Mais si les soldats souffraient quelquefois de la faim, ils pouvaient se rattraper sur le boire, car l’eau-de-vie et le vin ne manquaient pas. En effet, la mère Rodioux, après avoir vu son commerce ruiné dans la capitale, avait eu le flair de se rendre au Fort Jacques-Cartier. Elle avait obtenu un permis de M. de Vaudreuil et de l’intendant Bigot d’y tenir tout près une taverne pour l’accommodement des soldats du fort. C’était le moyen le plus sûr d’empêcher les désertions. Et l’ancienne mendiante, devenue cabaretière, n’avait pas manqué de reprendre à son service Rose Peluchet, surnommée La Pluchette, qui, toujours accorte paysanne, délurée et bonne enfant à la fois, plaisait énormément à la clientèle dont elle était respectée. Mais ne buvaient pas chez la mère Rodioux que les soldats en congé, il y venait presque tous les jours des paysans des environs, des chasseurs et des trappeurs.

Pénétrons dans le fort. Il ne s’y trouve qu’une seule porte, et elle ouvre sur le côté Nord. L’intérieur du fort peut ressembler à un gros village avec ses cabanes alignées sur des ruelles droites mais peu larges. Près de la porte se trouvent les étables, les meules de foin et de paille, les cuisines de la garnison et six grandes huttes faites de bois brut qui abritent les soldats. On y voit aussi les forges, les magasins à vivres et un atelier où s’exercent tous les métiers. Au centre du fort, qui est en forme rectangulaire plus ou moins régulière, se trouve une petite place sur laquelle s’élève la chapelle. À l’extrémité opposée, celle qui surplombe le fleuve, sont les arsenaux. On voit là aussi une place, mais beaucoup plus spacieuse que celle de la chapelle, et on l’appelle la Place d’Armes. De là en suivant la palissade on voit un large chemin de ronde qui fait tout le tour du fort, et le long de cette palissade, de distance en distance, sont élevés des parapets sur lesquels des canons ont été posés.

Près des arsenaux on remarque une construction plus soignée et plus grande que les huttes ordinaires : c’est le logement des officiers. Puis, un peu à l’écart, une petite maison carrée attire l’attention, car elle offre une certaine élégance et un plus grand confort : c’est l’habitation du commandant de la place, c’est-à-dire du capitaine Jean Vaucourt. Donc l’arsenal, la maison des officiers et celle de Jean Vaucourt occupent un coin de la Place d’Armes et l’angle Sud-Ouest du fort, et ces bâtiments se trouvent de la sorte écartés des autres constructions. Enfin, à quelque distance de l’habitation de Vaucourt, une hutte abrite l’ordonnance du capitaine, c’est-à-dire le milicien Aubray qui a près de lui sa femme, son enfant et son vieux père. Disons, pour terminer, que les trois grenadiers, Flambard, Pertuluis et Regaudin, habitent deux cabanes voisines vers le centre du fort.

Il était une heure, ce jour du 12 décembre, lorsque l’attelage que nous avons vu de l’autre côté de la rivière pénétra dans le fort et vint s’arrêter devant la maison du capitaine. Celui-ci s’était précipité dehors et il avait de suite reconnu Marguerite de Loisel.

— Ah ! mademoiselle, s’écria le capitaine, je vous remercie d’être accourue à mon appel, et combien ma femme va être heureuse de vous revoir… Mais êtes-vous seule ?

Souriante, Marguerite soulevait les fourrures à côté d’elle et disait :

— Mais non, capitaine, j’ai mon malade avec moi…

Elle dégageait le vicomte de Loys qui à son tour, montrait une figure souriante.

— Capitaine, dit le vicomte, j’ai du souffrir que Mademoiselle Marguerite me traite comme un enfant… voyez !

— Et elle a bien fait, répliqua Jean Vaucourt. Au reste, connaissant votre état de santé, je l’avais prévenue, bien que ce fût inutile, de prendre avec vous toutes les précautions…

— Par crainte que je ne lui échappe ?… sourit de Loys.

On se mit à rire, et à cause du froid toujours vif et piquant on s’empressa de pénétrer dans la maison du capitaine.

Nous ne parlerons pas de la joie de Marguerite et d’Héloïse de se revoir. Mais Flambard étant venu sur l’entrefaite, on parla de suite des choses sérieuses.

— Mademoiselle Marguerite et vous, vicomte, dit Vaucourt, vous savez pour quelle raison je vous ai fait entreprendre ce long voyage de la Pointe-aux-Trembles ici, nous allons avoir besoin de vos dépositions devant, le Conseil de Guerre qui sera tenu avant longtemps.

— Mais nous ne savons pas, dit Marguerite, contre qui nous serons appelés à déposer.

— Vous allez le savoir, répliqua gravement Vaucourt, écoutez bien : vous allez témoigner contre l’intendant Bigot, contre Cadet, Péan, Deschenaux et un comparse qui porte le nom d’emprunt Foissan.

— Voulez-vous nous apprendre, demanda le vicomte qui n’avait pu s’empêcher de tressaillir en entendant prononcer ces noms qui lui étaient si familiers, que ces personnages ont été arrêtés ?

— Non, pas encore. Mais nous allons émettre contre eux une accusation de trahison.

— Une accusation contre Bigot et Cadet, reprit le vicomte, c’est peine inutile.

— Pourquoi ?

— On ne vous croira pas !

— Mais Péan ? interrogea Vaucourt.

— Une accusation contre Péan, répondit de Loys, ne sera pas mieux reçue.

— Et Deschenaux ?

— Eh ! capitaine, s’écria de Loys, ne savez-vous pas qu’attaquer Deschenaux c’est attaquer l’intendant-royal presque aussi directement.

— Vous avez raison, admit Vaucourt. Et je suis content, vicomte, d’avoir votre avis sur cette question, attendu que mieux que quiconque d’entre nous vous connaissez ces gens, leurs tactiques et les moyens dont ils peuvent disposer pour leur défense en cas d’attaque. Mais il reste un individu contre qui une accusation peut être émise sans danger de la voir rejeter.

— Voulez-vous parler de Foissan ?

— Oui.

— Quant à celui-là, je suis certain que le gouverneur ne s’opposera pas à signer le mandat d’arrêt, et qu’il s’empressera de le traduire devant un Conseil de Guerre.

— S’il en est ainsi, sourit le capitaine, tout va bien. Par Foissan nous ferons tomber les autres… nous les ferons condamner. J’admets, poursuivit Vaucourt, que nous ne possédons aucune preuve directe contre l’intendant ; mais vous savez que nous pouvons produire des témoignages dignes de foi qui établiront clairement que Bigot et Cadet ont commercé avec l’ennemi ; que Hughes Péan a été l’un des traîtres qui ont livré la capitale aux Anglais ; que Foissan a été l’agent de ces traîtres. Or, vous, Monsieur le vicomte, vous êtes l’un de ces témoins dignes de foi, ainsi que votre ancien ami le chevalier de Coulevent.

— De Coulevent refusera de déposer, dit le vicomte.

— Nous l’y forcerons.

— Il ne dira pas la vérité…

— Eh bien ! vous serez alors notre principal témoin à charge.

— Je le veux bien, sourit le vicomte. Mais songez que ma déposition n’aura qu’une valeur bien insignifiante, si toutefois elle en a, car je ne pourrai faire reposer mon témoignage que sur un propos entendu. Souvenez-vous que j’ai appris l’histoire du message qui allait faire livrer la capitale aux Anglais par ce que m’en a dit de Coulevent. Je puis jurer que telle est la vérité ; mais de Coulevent, qui demeure attaché à Monsieur Bigot, peut fort bien jurer le contraire. Comme vous voyez il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de nous attaquer de quelque façon à Bigot et consorts. Mais, je vous le demande, capitaine, pourquoi n’abandonnez-vous pas ces gens au châtiment qui les atteindra un jour ou l’autre ?

— Pourquoi, vicomte ? fit Jean Vaucourt en frémissant d’indignation. Parce que ce jour peut tarder longtemps à venir, trop longtemps, et que d’ici là ces traîtres peuvent consommer tout à fait la perte de la colonie. Car vous n’êtes pas sans savoir que Monsieur de Lévis travaille au plan d’une campagne pour le printemps prochain. Il veut reprendre Québec à l’ennemi, et nous le voulons tous. Si nous voulons réussir et sauver notre pays, il importe d’écarter les traîtres. N’est-ce pas, Flambard !

— Je suis avec vous, Capitaine, répondit le spadassin sur un ton ferme.

— Je le suis également, s’écria vivement le vicomte. Je vous soumets seulement les difficultés qui se présentent devant les projets que vous élaborez. Tant mieux si vous croyez surmonter ces difficultés et si vous réussissez à faire disparaître ceux que vous appelez des traîtres, et qui le sont effectivement, mais que d’occultes influences protègent. Croyez bien que je vous seconderai autant qu’il me sera possible, et je suis prêt à déposer comme vous le désirez.

— Merci, vicomte, c’est, tout ce que je vous demande. Car remarquez que vos dépositions seront corroborées par d’autres, et que, finalement, la vérité sera tellement éclatante, que nul pouvoir au monde ne saurait empêcher un Conseil de Guerre de faire son devoir. Et maintenant désirez-vous savoir le témoignage le plus important sur lequel nous comptons après le vôtre !

Je suis curieux de le savoir.

— Celui de Madame Péan, répondit Vaucourt en souriant.

— Madame Péan… fit de Loys en sursautant. Mais cette femme ne déposera jamais contre l’intendant ni même contre Foissan.

— Vous vous trompez, vicomte, Madame Péan déposera contre l’intendant pour se venger.

— Pour se venger ?… De Loys demeura interloqué.

— Parce qu’elle est jalouse. Ah ! vous ignorez ce qui se passe chez nos ennemis ? Vous ne savez pas que l’intendant Bigot a délaissé sa reine pour couronner Mademoiselle Deladier…

— Oh ! fit le vicomte, qui, en effet, ignorait ce nouveau caprice de Bigot. Voulez-vous parler d’Eugénie Deladier ?

— Elle-même. Or Madame Péan est tellement jalouse, tellement furieuse, que de sa propre main elle frapperait l’intendant au cœur. Eh bien ! ajouta le capitaine avec conviction, je suis certain que Madame Péan, pour se venger, dénoncera Bigot et le reste de la bande, quitte à dénoncer son propre mari. N’êtes-vous pas de mon avis ?

Le vicomte, avant de répondre, hocha la tête d’un air dubitatif, puis :

— Capitaine, je dois vous dire que je connais aussi Madame Péan, je connais son caractère fougueux et violent, je sais que quand elle hait elle hait jusqu’à la mort, je sais que quand elle aime, elle aime jusqu’à se donner corps et âme… Eh bien ! savez-vous si elle hait Bigot ?

— Je vous ai dit quelle est furieuse…

— Elle peut être furieuse sans haïr…

— C’est vrai. Alors vous doutez que nous puissions compter sur sa déposition.

— Capitaine, sourit le vicomte, je doute, mais il n’est rien d’impossible. Il vous appartient de tenter la chance.

— Nous la tenterons, répliqua Vaucourt sur un ton résolu. Mais d’abord, il nous faut Foissan et nous espérons mettre la main sur lui bientôt, n’est-ce pas, Flambard !

— Oui, capitaine, il sera arrêté demain au plus tard. J’allais me mettre en route. J’ai appris que notre homme est aux Trois-Rivières depuis quelques jours, et il s’apprête à livrer aux Anglais des vivres que Cadet conserve en magasins secrets dans les environs de Batiscan. Il porte avec lui une liste des marchandises destinées aux Anglais. Je vais partir immédiatement.

— Avez-vous vos deux grenadiers ?

— Pertuluis et Regaudin ? Ils ne sont pas au fort, mais je suis sûr de les trouver au cabaret de la mère Rodioux.

Et Flambard se leva pour prendre congé.

— Bonne chance, dit le Capitaine en serrant la main de son ami.

  1. Voir le volume précédent, dans la même collection « Le Drapeau Blanc » qui fait suite à « La Besace d’Amour » et « La Besace de Haine ».