Les théories tactiques et la guerre actuelle


LES THÉORIES TACTIQUES
ET
LA GUERRE ACTUELLE


Si l’on ne tient pas compte des deux combats que les Américains livrèrent en 1898 à la garnison espagnole de Santiago-de-Cuba, la campagne sud-africaine est la première guerre où les adversaires se soient servis de l’armement nouveau. Le succès éclatant que remportèrent les Burgers pendant la première période des hostilités eut, comme il fallait s’y attendre, un retentissement considérable dans les armées européennes. Tout le monde fut d’accord pour attribuer la victoire des Boers à l’emploi bien compris du fusil de petit calibre, et les échecs de l’armée anglaise aux formations massives et surannées qu’adoptait son infanterie pour l’attaque des positions. Les avis cessèrent d’être unanimes lorsqu’il s’agit de tirer de cette expérience des conclusions pour les combats de l’avenir. Il ne manqua pas d’officiers pour affirmer que les règlements aujourd’hui en vigueur devaient subir une transformation radicale et que les leçons sud-africaines commandaient l’élaboration de nouvelles méthodes de combat. Mais des contradicteurs violents s’élevèrent aussitôt : la guerre des Boers, disaient-ils, s’était déroulée sur un terrain très spécial, avec des troupes trop différentes des nôtres pour qu’on puisse en tirer des leçons à l’usage des armées de l’Europe continentale. Le débat se généralisa ; deux camps nettement opposés se formèrent, et les plus hautes personnalités du monde militaire en France exposèrent publiquement leurs opinions sur les procédés tactiques à employer, — en attendant qu’une guerre, menée dans des conditions moins particulières, permit de conclure avec quelque certitude.

Cette guerre se poursuit aujourd’hui dans les plaines de Mandchourie. Les armées russe et japonaise posséderont bientôt des effectifs égaux à ceux que mettrait en présence une rupture entre les plus grandes puissances militaires de l’Europe. Pendant l’année qui vient de s’écouler, les contingents, faibles au début, ont atteint progressivement une force numérique qui peut suffire à l’étude de tous les problèmes de tactique : aux batailles de Liaoyang et du Cha-Kho, il y avait 300 000 hommes sur le terrain ; ce chiffre n’avait été atteint dans aucune campagne antérieure. D’autre part, le théâtre de la guerre est un pays cultivé sur toute sa surface, couvert de nombreux villages, offrant d’importantes ressources en approvisionnements de toutes sortes ; cela ne nous écarte pas non plus des conditions d’un conflit européen. Les armées belligérantes sont recrutées, instruites, réglementées de la même manière que celles de la France et de l’Allemagne. Si la race japonaise diffère de la nôtre, du moins l’éducation militaire tend à rapprocher ses soldats de ceux des peuples européens que le Japon a choisis pour modèle.

Tous ces caractères concourent à donner aux opérations russo-japonaises un intérêt technique de premier ordre. Cette guerre sera fertile en enseignements certainement utiles, peut-être même définitifs. L’objet de la courte étude qui va suivre est de rappeler brièvement les théories émises depuis la guerre sud-africaine, et de mettre en regard les procédés de la campagne actuelle. L’auteur de ces quelques pages n’a nullement la prétention de présenter des conclusions ni même d’émettre une opinion sur la question en litige ; mais il a eu la bonne fortune de suivre de près une partie des opérations de l’armée japonaise, notamment sur le champ de bataille de Liaoyang, et il se borne à décrire ce qu’il a vu. Dans les nombreux ouvrages qu’ont inspirés les surprises de la guerre sud-africaine, presque toutes les questions intéressant l’art militaire ont été traitées, depuis la stratégie à grande envergure jusqu’à l’équipement du soldat. On ne trouvera ici que l’étude d’un seul problème, mais le plus important de tous, celui duquel découlent tous les autres : étant donnée une position défendue par l’infanterie et l’artillerie, comment une force de même composition doit-elle attaquer ?


I


La première étude, qui suivit la guerre des Boers, fut, au mois de septembre 1901, un article dans la Revue des Deux Mondes, intitulé : les Tendances nouvelles de l’armée allemande. Deux autres articles du même auteur parurent au cours de l’année suivante. L’un ne concernait que la cavalerie ; l’autre avait pour titre : Quelques enseignements de la guerre sud-africaine. Dans celle-ci l’auteur, que l’on a dit plus tard être le général de Négrier, déclare que les anciens principes ont été rendus inutilisables par l’armement à tir rapide ; il veut que l’instruction de la troupe « soit faite sur des bases nouvelles ; l’armée qui saura profiter de l’expérience acquise par deux années de sanglantes leçons, évitera les sacrifices au prix desquels cette expérience a été acquise. » L’étude se divise en deux parties : la première rappelle les conditions de la guerre sud-africaine et en décrit les péripéties ; la seconde énumère les idées nouvelles de l’armée anglaise et les conclusions de l’auteur :


La guerre de masses du commencement du XIXe siècle, qui reste actuellement en honneur dans la plupart des armées européennes, va se trouver remplacée par la guerre de rideaux et par les opérations combinées de nombreuses colonnes mixtes.

La puissance du fusil et l’invisibilité des buts rendent les fronts difficilement abordables par des attaques brusquées. La décision du combat doit être cherchée dans la combinaison des feux de front et d’écharpe : l’enveloppement à grande distance, suivi d’une action concentrique, réalise souvent cette condition. Toutefois, cette manœuvre peut ne pas suffire pour chasser l’adversaire, surtout s’il porte des forces au-devant de celles qui le débordent. L’assaillant est alors ramené à chercher la décision dans le combat de front.

Dans ce combat, la supériorité numérique n’est plus le facteur décisif. Il réside essentiellement dans les marches d’approche, protégées par des feux combinés d’artillerie et de mousqueterie et soigneusement défilées. Alors, quand la zone des feux rapprochés est atteinte, la valeur individuelle du combattant devient la condition du succès. Il faut toutefois remarquer que, même dans ce cas, une attaque brusquée peut amener un échec. Il ne suffit pas que des troupes nombreuses et braves aient pu s’approcher à courte distance (à moins de deux cents mètres, par exemple) pour qu’elles puissent réussir dans un assaut.

Plus loin, l’auteur ajoute :

C’est par la marche rampante de petites fractions qui progressent jusqu’à quelques mètres de l’adversaire que les Boers arrivent à forcer des positions, jamais avec des attaques de vive force. Mais les actions de flanc sont plus sûres et d’un effet plus prompt… L’infanterie ne peut plus combattre que couchée. Aux courtes distances, elle ne progresse qu’en rampant. Pour remplir ces conditions et lui permettre les bonds rapides d’un abri à l’autre, elle est équipée sans sacs, avec une musette contenant ses vivres, un bonnet de police et quelques objets, puis, attachée sur les reins, une marmite individuelle et, par-dessus, la couverture de campement roulée en cylindre.


L’opinion de l’écrivain peut donc se résumer comme il suit : en principe, pas d’attaques de front ; maintenir un rideau devant la position et chercher à déborder l’ennemi : s’il faut recourir à une attaque de front, l’infanterie en terrain découvert ne devra avancer qu’en rampant.

Dans le courant de la même année, le général Kessler, membre du Conseil supérieur de la guerre, fit paraître un ouvrage intitulé : la Tactique des trois armes, où il expose des idées très voisines de celles que nous venons de voir. Ses conclusions sont les suivantes :


Les dispositifs de combat donnés par le règlement de manœuvres, sont trop vulnérables pour être employés dans les portions de terrain battu visibles pour l’ennemi. Les terrains découverts et dépourvus de toute ondulation sont, en principe, interdits à l’infanterie. Le problème consiste donc, pour l’attaque, à faire progresser les troupes d’infanterie, sous le feu de la défense, dans des conditions telles qu’elles conservent pendant les quatre kilomètres de zone battue qu’elles ont à parcourir, une force morale suffisante pour triompher des dernières résistances de l’ennemi. Le seul moyen pratique est de les faire cheminer à l’abri des vues de l’ennemi, qui sera ainsi privé de repères pour régler son tir.

Le cheminement à couvert est lent, c’est vrai ; mais mieux vaut employer deux heures à se rapprocher de l’ennemi de la valeur d’un kilomètre, sans avoir subi de pertes, que de franchir la même distance en quinze minutes, après avoir perdu le quart de son effectif. Le cheminement à couvert disloque les liens tactiques, dit-on encore : mais en terrain couvert et coupé, il n’y a plus de forme tactique possible ; l’infanterie s’avance dans les formations de marche les plus favorables pour se soustraire à la vue et aux coups de l’ennemi.

Dans la zone battue, il n’y a plus, à proprement parler, de tactique d’infanterie ; la vraie tactique se résume dans le « suivez-moi » du chef. C’est affaire au chef de choisir les procédés qui lui semblent les meilleurs pour plier les formations au terrain, sans trop se préoccuper des détours et des circuits qu’il imposera à sa troupe, des allongements qui en résulteront dans la durée du trajet, des déplacements latéraux qui détourneront momentanément la troupe de sa véritable direction.

Une infanterie qui chemine ainsi à couvert et qui sera amenée jusque vers quatre cents mètres de la position ennemie, n’ayant subi que peu ou point de pertes, sera bien dans la main des chefs ; en pleine possession de son énergie physique et morale, elle se trouvera dans les meilleures conditions pour donner l’assaut, après avoir couvert de feux les positions ennemies.


On voit que le général Kessler interdit l’attaque de front en terrain découvert, recherche l’enveloppement, ou tout au moins les cheminements abrités ; il insiste sur la liberté que l’on doit laisser aux chefs de petites unités pour le choix des formations.

Les théories qui précèdent rejettent l’emploi des formations massées et ne cherchent pas à obtenir le résultat par le choc ; elles ne mentionnent même pas l’emploi de réserves pour le combat offensif. Ces opinions radicales n’ont pas tardé à rencontrer de violents contradicteurs. Les généraux Langlois et Bonnal se sont faits les champions de ce que l’on pourrait appeler l’école conservatrice. Dans son ouvrage paru en 1903, Enseignements de deux guerres récentes, le général Langlois s’attache à prouver que les principes en vigueur n’ont rien perdu de leur autorité. La première partie du volume décrit les assauts des Russes contre Plevna, en 1877, et résume ainsi les conclusions qu’il faut en tirer pour l’attaque :


Sur tout le front, il faut attaquer vigoureusement, enchaîner l’ennemi sur place et ne pas l’occuper seulement par un combat démonstratif, comme on l’a souvent prétendu a tort. Une partie de l’artillerie tient l’artillerie ennemie en échec ; le reste épuise le combat de l’infanterie. Cette artillerie n’agit pas par un feu lent et qui se prolonge, mais par un tir intermittent, par une série de « rafales », exécutées en même temps sur les points où l’infanterie en a particulièrement besoin ; il faut alors utiliser toute la rapidité de tir dont le matériel moderne est capable. Au feu du défenseur, l’assaillant doit répondre par un feu supérieur ; dans ces conditions, l’infanterie pourra avancer aussi bien qu’autrefois. Les progrès de l’armement servent surtout à celui qui sait le mieux les employer. L’assaillant le peut au moins aussi bien que le défenseur, car il a la faculté de déployer soudainement ce puissant moyen, là où il veut obtenir la supériorité du feu.

Le résultat de ce long combat préparatoire est le suivant : sur toute la ligne, l’infanterie s’est rapprochée de l’ennemi ; les deux lignes sont moralement et matériellement usées ; il se produit un état général de faiblesse, aucun des adversaires n’est plus capable d’un effort sérieux. Alors quel effet moral, quand soudain apparaît une puissante réserve de troupes fraîches, appuyées de nombreuses batteries surgissant à l’improviste, quand les baïonnettes au bout des fusils et la profondeur des formations indiquent la volonté bien arrêtée de marcher à l’assaut ! À la manœuvre, sans doute, cela passe pour de la folie, puisque l’élément moral n’intervient pas.

Cette « masse » doit être formée en profondeur pour produire une poussée ininterrompue d’arrière en avant ; les différents échelons, au fur et à mesure qu’ils arrivent sur la ligne de feu, doivent l’entraîner en avant et non pas seulement la renforcer. Ces échelons, de vraies vagues humaines, se succèdent à une distance de deux cents à quatre cents mètres. Chaque homme ne doit avoir qu’une pensée : pousser en avant ce qu’il rencontre devant lui. Des lignes de tirailleurs qui n’ont rien derrière elles ne sont pas capables d’un effort énergique. Les masses exercent une puissante action morale, réconfortante pour les troupes amies, déprimante pour l’ennemi. Naturellement, celui qui tire ses conceptions tactiques exclusivement de résultats de champs de tir ne comprend rien à cela : dans les manœuvres, les impressions morales ne peuvent pas se figurer.


Dans la deuxième partie, le général Langlois confirme ces doctrines par des exemples empruntés à la guerre sud-africaine, puis tente de détruire les théories de ses adversaires :


Une des conclusions les plus dangereuses qu’on ait tirées de la guerre des Boers est de prétendre que les attaques de front sont devenues impossibles. Les attaques des Anglais ont échoué parce qu’ils n’y ont pas employé des forces suffisantes ni montré assez d’énergie dans l’exécution. Leurs grandes pertes s’expliquent surtout par les nombreuses surprises que leur valut l’absence de tout service de reconnaissance et de sûreté, et parce qu’ils n’avaient pas la notion de l’avant-garde. Le succès de l’attaque dépend de la supériorité du feu. Pour l’obtenir sur le point décisif, que ce soit sur le front ou à une aile, il faut amener devant ce point des forces supérieures, les engager convenablement et les faire donner vigoureusement. C’est précisément ce que les Anglais n’ont pas fait. Partout où l’infanterie et l’artillerie ont, dans un effort combiné, obtenu la supériorité, l’attaque de front a réussi.


Le général Bonnal, ancien directeur de l’École supérieure de guerre, n’est pas moins affirmatif contre les novateurs, dans la brochure qu’il a publiée en 1903 sur la Récente Guerre sud-africaine et ses enseignements. Cette étude commente et critique, phrase par phrase, et en termes très vifs, l’article de la Revue des Deux Mondes. Un dernier paragraphe présente les conclusions de l’auteur :


Par l’armement de l’artillerie et de l’infanterie, le front de combat est devenu inviolable sur la presque totalité de son étendue ; mais un général habile saura découvrir soit une zone d’approche et de rassemblement favorable à l’attaque, soit, chez l’ennemi, un point faible qui sera un saillant du front mal flanqué, ou une aile mal appuyée, difficile à protéger. L’inviolabilité du front, même pour des forces sensiblement supérieures à celles qui le défendent, conduit à chercher la décision du combat dans une action par surprise, puissante et bien préparée, enfin exécutée sur le point jugé le plus favorable. L’action par surprise, très forte, suppose la concentration clandestine, à courte distance du point d’attaque, d’un ensemble de moyens très supérieurs à ceux de l’ennemi. La préparation est le fait de nombreux tirailleurs gagnant du terrain vers l’objectif à l’aide de nombreux canons, lesquels, après avoir fait taire l’artillerie de la défense, s’efforcent d’atteindre son infanterie. L’exécution est la dernière phase du combat. Elle comporte la mise en mouvement de la masse d’attaque.


De cet exposé rapide des idées de nos tacticiens les plus en vue, ressortent les deux opinions ou écoles en présence : l’école nouvelle qui procède par l’enveloppement, et l’école « historique » qui emploie la masse sur un point décisif ; pour la première, le grand moyen d’action est le feu ; pour la seconde, c’est le choc.

Il n’est pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur les théories tactiques des autres grandes armées de l’Europe.

En Autriche, on n’est pas fixé sur les formations que doit prendre l’infanterie dans la zone du feu efficace ; on penche cependant pour l’extension du front et l’emploi de petites colonnes au lieu de lignes ; on a du reste conservé l’attaque en masse compacte et on utilise peu le terrain. En Russie, on ne semble pas disposé aux innovations : la première ligne, avançant par demi-compagnie et par petits bonds rapides, se porte à l’assaut, suivie de réserves en colonnes doubles ouvertes.

En Allemagne, jusqu’aux manœuvres de 1901, on était resté fidèle aux principes de la tactique napoléonienne ; brusquement, une nouvelle méthode, intitulée Burentaktik, fut inaugurée pendant l’année d’instruction 1901-1902. Désireux de contrôler les résultats, l’empereur Guillaume invita aux manœuvres de 1902 des généraux américains qui avaient pris part à la campagne de Cuba, ainsi que lord Roberts et les lieutenants-généraux Ian Hamilton et French, de l’armée anglaise. Après le mouvement d’offensive générale qui termina les opérations, il demanda à l’un de ses hôtes britanniques ce qu’il pensait des formations employées par l’infanterie pour l’attaque. « Je ne puis répondre à Votre Majesté, car nous sommes ici en Europe, repartit le général anglais (qui m’a raconté lui-même cette conversation) ; mais, en Afrique, je n’hésiterais pas à déclarer que la division des Gardes qui a donné l’assaut s’est avancée en ordre beaucoup trop serré. » Là-dessus l’Empereur réunit ses officiers et, dans sa critique, leur adressa de vifs reproches pour ne pas s’être conformés aux instructions qu’ils avaient reçues.

Pendant qu’on étudiait ainsi sur le terrain, les théoriciens allemands ne demeuraient pas inactifs. De nombreuses publications se suivirent dans les revues militaires ; la plupart manifestaient une prédilection marquée pour l’attaque par le feu. Citons les conclusions que le lieutenant-colonel Lindenau, chef de section au grand état-major prussien, tire de la guerre sud-africaine :


L’attaque n’avance sûrement que si elle est soutenue par un feu incessant et conduite, patiemment, de position de tir en position de tir. Toutes les fois qu’au Transvaal on n’a pas pu trouver de semblables positions, l’attaque en terrain découvert tourna en échec : il fallut créer artificiellement une position de tir avec la bêche, pendant la nuit, ou bien rester immobile en attendant le succès obtenu sur une autre partie du terrain plus favorable… Plus que jamais, l’attaque d’infanterie devra, dans toutes ses phases, prendre un caractère plus individuel. Les assaillants s’avanceront peu à peu, soutenus par des feux provenant de points d’appui bien choisis et d’ailes bien organisées ; ils auront souvent à lutter, immobiles pendant des heures entières, pour obtenir la supériorité du feu.


Le général de Stieler est encore plus affirmatif :


On arrive à se convaincre que, dans le combat, la meilleure manière de se couvrir ne se trouve ni dans le terrain ni dans les formations plus ou moins compliquées. Elle réside dans la conduite du feu. Il faut s’assurer la supériorité du feu, faute de quoi on n’avancera pas plus que les Anglais. C’est la tactique du feu qu’il faut surtout travailler.


Pour compléter l’analyse des théories tactiques avant la guerre russo-japonaise, il faudrait accumuler bien d’autres citations et sortir des limites que nous nous sommes imposées. Nous avons simplement voulu énoncer les diverses doctrines, en montrer les caractères généraux. Voici maintenant les procédés qu’ont employés sur le champ de bataille les Japonais, dans des conditions analogues à celles qu’ont envisagées les tacticiens d’Europe. L’attaque de Chiouchanpou, un des épisodes décisifs de la grande bataille livrée autour de Liaoyang, du 25 août au 4 septembre, nous servira d’exemple.

II


Il convient d’abord d’avoir bien présent à l’esprit l’ensemble de cette bataille de Liaoyang.

Liaoyang était le point de concentration, prévu dès le début de la campagne, pour les trois armées japonaises qui devaient opérer en Mandchourie (première, deuxième et quatrième ; la troisième armée opérant sous Port-Arthur). La première armée (général Kouroki) entrait par la Corée au commencement de mai, à la suite du combat du Yalou ; la deuxième armée (général Okou) débarquait dans le Liaotoung au même moment, et, après avoir isolé la garnison de Port-Arthur, se dirigeait à son tour au nord, vers la plaine mandchourienne, le long de la voie ferrée ; le noyau de la quatrième armée (général Nodzou), formé par la 10e division, prenait terre à Takouchan, à peu près au milieu de l’espace qui séparait les deux premières colonnes et commençait immédiatement un mouvement analogue vers le nord. La marche de ces armées se continua lentement, les trois colonnes se maintenant à la même hauteur et resserrant peu à peu leurs intervalles à mesure qu’elles approchaient de leur objectif.

Les forces russes s’étaient retirées devant les Japonais, en essayant de retarder leur marche le plus possible ; elles comptaient, elles aussi, livrer bataille au devant de Liaoyang, où arrivaient journellement les renforts de Sibérie et de Russie. La place avait été mise en état de défense dès le début de la guerre. Deux lignes successives avaient été fortifiées. La première, la plus avancée, s’étendait à cinq kilomètres environ au sud de la ville et utilisait les hauteurs parallèles au cours du Taïtsého, notamment les fortes positions de Chiouchanpou. La seconde, qui comportait une série de retranchements et de redoutes, formait un demi-cercle au sud et à l’ouest de la ville, à un kilomètre environ de l’enceinte chinoise et se prolongeait sur la gauche russe par les collines qui masquent les mines de charbon de Yentaï : on les appela pour cette raison les lignes de Yentaï. Au devant de la première ligne, de forts détachements se maintenaient au contact des avant-gardes japonaises et occupaient les villages d’Anping et d’Anchantien. Les armées japonaises placées sous le commandement général du maréchal Oyama comptaient huit divisions, disposées comme suit de la droite à la gauche : 12e, 2e, garde impériale, formant la première armée ; 10e, 5e, formant la deuxième armée ; 3e, 6e et 4e, formant la quatrième armée. À cet effectif, il faut ajouter deux brigades d’artillerie et une de cavalerie non endivisionnées. La quatrième et la deuxième armées se touchaient ; la première, par contre, était séparée de la deuxième par un vide de plusieurs kilomètres. Le plan du maréchal Oyama consistait à attaquer vigoureusement sur tout le front pour maintenir l’ennemi, puis à agir par la droite, afin de le déborder et de rejeter la gauche russe sur son centre, puis de prolonger cette marche sur les derrières des Russes et de couper leurs communications avec Moukden.

Le mouvement commença dans la nuit du 25 août. Anping fut occupé le lendemain, sans grandes difficultés. Le général Okou rencontra une résistance, plus énergique à Anchantien qui ne fut occupé que le 28. Le 29, les forces japonaises arrivaient en face de la première ligne défensive des Russes : elles commencèrent leur marche d’approche dans la soirée. Avec la première armée, dès le lendemain, le général Kouroki occupa la portion de la ligne qui se trouvait devant, mais il hésitait à continuer son mouvement en avant, qui l’éloignait du reste de l’armée. Aussi, pour appuyer le mouvement de Kouroki, le général Okou reçut-il l’ordre, le 31 au matin, d’enlever coûte que coûte les lignes de Chiouchanpou (c’est sur l’attaque de ces lignes par le général Okou que j’insisterai tout à l’heure). À midi, la 3e et la 5e division prenaient d’assaut la plupart des tranchées et, dans la nuit, les Russes devaient se replier, autour de Liaoyang, sur leur deuxième position de défense.

Cette évacuation des lignes de Chiouchanpou permit à la première armée japonaise de reprendre sa marche vers le nord. Le 1er septembre, elle franchissait le Taïtsého et se portait immédiatement contre les positions de Yentaï pour déborder la gauche russe. Mais le général Kouropatkine, se rendant compte du danger qui le menaçait, porta vers sa gauche toutes ses réserves et réussit à faire échouer le mouvement tournant des Japonais. Pourtant la défense russe était compromise par la perte d’une partie des positions dont les Japonais de la division de Sendaï avaient chassé, le 2 septembre, la brigade Orloff et que les Russes ne purent reprendre le lendemain, malgré des contre-attaques désespérées. Aussi le général Kouropatkine se décida à se retirer vers Moukden en abandonnant Liaoyang dans la nuit du 3 au 4, quoique les Japonais eussent échoué dans tous leurs assauts contre les redoutes qui entouraient cette ville. Ce mouvement de retraite s’opéra en ordre parfait, sans laisser ni prisonniers ni canons aux mains de l’ennemi ; les Japonais vainqueurs, exténués par neuf jours de combats, furent incapables d’inquiéter la marche des Russes.

Dans cette bataille de huit jours, prenons maintenant l’attaque des lignes de Chiouchanpou, exécutée par les 3e et 5e divisions japonaises, du 29 au 31 août. Cette phase de la lutte présente le développement complet de l’attaque d’une position et répond parfaitement au problème envisagé par nos tacticiens : des circonstances favorables m’ont permis d’en suivre de près toutes les péripéties.

Les lignes dites de Chiouchanpou s’étendaient sur un front de quatre kilomètres. Orientées du nord-ouest au sud-est, elles se décomposaient ainsi qu’il suit, de la droite à la gauche russe. Immédiatement à l’est du chemin de fer se dresse le mont Chiouchan, roc isolé, dominant de deux cents mètres environ les plaines qui l’entourent. De toute part, ce massif se dresse abrupt et, dans la direction du sud et de l’ouest, il présente des escarpements verticaux, inaccessibles aux meilleurs grimpeurs ; un sentier à lacets, qui dégringole sur la face orientale, met le haut de la montagne en communication avec le village de Chiouchanpou. Au sommet, s’élève une des nombreuses tours de guet qu’on trouve éparpillées sur tous les points culminants du pays et qui datent des jours lointains où cette Mandchourie du sud redoutait les invasions coréennes et chinoises. On peut voir sur notre plan que ce bloc inattaquable se trouve légèrement en retrait par rapport à la ligne principale de collines qu’avait utilisée la défense : le mont Chiouchan est là comme un donjon isolé.

Cette ligne elle-même se compose d’une première ondulation basse A, située à cinq cents mètres environ du mont Chiouchan, puis d’un second massif plus élevé B, couronné par deux mamelons et limité à droite et à gauche par deux routes convergeant sur le village de Chiouchanpou. Plus à l’est, s’élève une troisième croupe C, dont la cime horizontale est assombrie par des bouquets de broussailles rabougries et noires : en avant, un coteau également boisé D se détache sur le glacis qui dévale vers le lit d’un torrent peu encaissé, alors complètement à sec. Un autre chemin, franchissant la ligne par un col, sépare de la hauteur C et du coteau D un nouveau groupe de trois pitons très escarpés E, F, G, qui, séparés les uns des autres, sont comparables à trois tours alignées : au devant de ces tours, un peu plus au sud et à l’est, se dressent des groupes de montagnes assez élevées, qui font face à ces trois pitons E, F, G, et les dominent de front et de flanc.

Le caractère général de toute cette ligne de hauteurs, depuis A jusqu’à G, était de présenter des abords raides sur le versant de Liaoyang, qui regardait l’armée russe, et au contraire un glacis parfait du côté de Syangyoungsou, où devait se produire l’attaque japonaise. Ces conditions favorables aux Russes leur permettaient de faire un excellent emploi du feu, — les angles morts étant presque complètement supprimés, — et de défiler les attelages d’artillerie et les réserves derrière les troupes de première ligne. Mais le plus grand défaut de la position russe était de se trouver très exposée sur sa gauche, où les pentes du dernier piton G se perdaient dans un éventail de crêtes : séparées par des vallées, ces crêtes offraient à l’assaillant des abris contre le feu et même contre la vue, jusqu’à deux cent cinquante mètres environ de cette corne orientale de la défense.

Cette faiblesse n’était qu’insuffisamment compensée, en arrière des trois pitons E, F, G, par une position secondaire et en retrait, une « position en échelon », qu’offrait au-dessus du village de Fantziatoun, une colline semi-circulaire à double sommet L-M. ; à près de deux kilomètres plus en arrière, les batteries de cette position L-M pouvaient enfiler le col séparant de la colline C les trois pitons E, F, G, et atteindre le versant opposé.

La mise en état de ces lignes de défense de Chiouchanpou avait été prévue par les Russes depuis le début des hostilités et exécutée avec soin par les troupes du génie. Le mont Chiouchan lui-même, malgré son inviolabilité, était couvert d’ouvrages. Toutes les collines A, B, C et le promontoire D étaient sillonnés, légèrement en avant des crêtes, par des éléments de tranchées ; les cols séparant les hauteurs avaient été laissés intacts, mais de chaque côté, des retranchements coudés, en retour de flanc, commandaient les chemins à courte distance. Des coupures et des tunnels perpendiculaires aux ouvrages permettaient de communiquer sans danger avec le versant de Liaoyang. Des défenses accessoires, multiples et puissantes, complétaient ces ouvrages à une distance moyenne de cent mètres en avant des tranchées. Réseaux de fils de fer et de ronces artificielles, trous de loup simples ou avec pieux, disposés en quinconce sur quatre rangs, fougasses à mise de feu électrique, en un mot, tous les types réglementaires avaient été utilisés et donnaient à ces positions un aspect formidable. Néanmoins on pouvait relever de nombreuses imperfections, qui facilitèrent l’offensive japonaise et contribuèrent à son succès.

On avait complètement négligé de recouvrir de mottes gazonnées les parapets : ils se signalaient de loin à la vue par l’opposition des couleurs ; à cinq kilomètres, on apercevait distinctement leurs lignes bistres, coupant le fond sombre du glacis. Une autre erreur non moins grave avait été commise dans la construction des défenses accessoires : le génie a l’habitude de protéger les réseaux de fils de fer contre les coups percutants de l’artillerie par une banquette de terre ; mais il faut veiller à ce que cette banquette présente un plan très incliné du côté de l’ennemi, afin de ne pas lui fournir d’abri. Cette précaution élémentaire n’avait été prise nulle part : c’est par un talus à double revers qu’on avait préservé les abatis et les trous de loup. Enfin, les ouvrages réguliers s’arrêtaient à la route qui sépare les hauteurs C et E ; de mauvaises tranchées, creusées par l’infanterie, garnissaient seules les pitons E, F, G, c’est-à-dire le point le plus compromis où l’on aurait dû, au contraire, multiplier les couverts pour les défenseurs et les obstacles contre les assaillants.

Les troupes chargées de la défense se composaient de bataillons sibériens dont il nous a été impossible de déterminer le nombre, mais d’un effectif suffisant pour que, dans les tranchées, l’on pût placer les hommes au coude à coude, ainsi qu’en faisaient foi les piles de boites de cartouches que, le lendemain de la bataille, on trouva sur le parapet, espacées de quatre-vingts centimètres l’une de l’autre. C’était là une faute de plus : les officiers russes, en entassant leurs soldats à ce point, avaient méconnu l’enseignement capital, peut-être le seul enseignement certain, qu’on a pu tirer de la campagne sud-africaine. Si la défensive des Burgers a donné des résultats si surprenants, c’est grâce à ce principe capital, dont ils ne se sont jamais départis, de placer les tireurs aussi loin que possible les uns des autres. Cette disposition ne leur fut pas dictée seulement, comme on pourrait le croire, par la pénurie d’hommes et le large front à occuper : là où ils avaient des défenseurs en nombre suffisant pour former une ligne continue, ils n’en conservaient pas moins les mêmes intervalles, en laissant le surplus des combattants au repos, en arrière de la ligne de bataille. Ils avaient, en effet, constaté dès les premiers engagements que la rapidité de tir du fusil à chargeur permettait de diminuer considérablement le nombre des tireurs, sans affaiblir sensiblement la valeur de la résistance. De plus, pendant toute la période du combat où le feu n’était pas employé par la défense, les hommes espacés pouvaient se coucher au fond de la tranchée, où ils jouissaient d’une immunité complète : à la bataille de Colenso, le 15 décembre 1899, l’artillerie anglaise prépara l’attaque de l’infanterie en bombardant les retranchements depuis quatre heures jusqu’à sept heures du matin, avec plus de cinquante pièces ; pendant cette canonnade, les Boers perdirent deux hommes tués et un blessé.

Les Russes ignoraient cette première loi de la défensive ; ils en méconnurent une autre en ne dégageant pas suffisamment leur champ de tir. Sur tout le front de leur droite et de leur centre, un glacis descendait jusqu’au lit d’un torrent situé à huit cents mètres des tranchées ; au delà le terrain était absolument plat. Sur ce glacis, les cultures offraient d’excellents abris aux vues ; elles étaient réparties uniformément sur toute la pente, mais consistaient en deux espèces bien distinctes : les fèves et le sorgho. Les fèves ne dépassaient pas le mollet ; le sorgho, au contraire, atteignait à cette époque de l’année la hauteur d’un premier étage : trois mètres à trois mètres cinquante.

Cette plante, nommée kaoliang par les Chinois et gaolian par les Russes, mérite une mention particulière. Elle sert à presque tous les usages de la vie en Mandchourie ; elle représente pour les Chinois ce que le bambou est à l’Annamite, le cocotier au Canaque, le dattier au Bédouin. La graine sert à faire le pain, et on en tire aussi par la fermentation une horrible eau-de-vie qui fait les délices des indigènes. La partie inférieure de la tige, qui est rigide et dure, remplace le bois comme combustible et le chaume pour couvrir les maisons ; elle sert, de plus, à clôturer les cours et les jardins. Avec le haut de la pousse, on nourrit le bétail. Dans les champs, les épis de gaolian sont serrés les uns contre les autres, de manière à rendre la traversée difficile pour les fantassins et impossible pour les cavaliers ; il existe seulement quelques sentiers où les troupes montées doivent passer en file indienne. Ces champs de gaolian, alternant avec ceux de fèves, offraient donc des couverts aux vues complets pour l’assaillant ; les Russes, cependant, ne les avaient fauchés qu’à cinquante mètres en avant des défenses accessoires, soit à cent cinquante mètres environ en avant de leurs tranchées.

L’artillerie de la défense comptait — comme nous pûmes le constater plus tard, en relevant le nombre des épaulements destinés à la protection des pièces — sept batteries de campagne : la première était placée en arrière de la crête A ; cinq autres réparties en arrière des collines B et C ; la dernière défendait les positions en échelon L–M ; au total, cinquante-six canons. Toutes, sans exception, étaient placées en arrière des crêtes, de manière à ne pouvoir exécuter que du tir indirect.

Telle était la position contre laquelle marchaient les Japonais venant du sud. Dans la matinée du 29 août, cette marche ne rencontra aucune opposition de la part des Russes. L’armée d’Okou allait arriver à distance de tir ; les 5e et 3e divisions se trouvaient en face des positions russes, et c’est à ces deux divisions qu’allait incomber la tâche de s’emparer des lignes de Chiouchanpou. L’effectif dont elles disposaient pour cette attaque comprenait 10 régiments d’infanterie (8 d’active et 2 de réserve) à 3 bataillons, soit 20 000 hommes environ. L’artillerie comptait les 36 pièces de campagne de la 3e division, les 36 pièces de montagne de la 5e et 36 obusiers de campagne appartenant à l’armée territoriale : en tout 108 canons, presque le double de l’artillerie de la défense. Les canons japonais des divisions actives sont du modèle Arisaka, de 75 millimètres, à tir accéléré, enregistrant le recul sur des freins élastiques, mais nécessitant sinon une remise en batterie, du moins un nouveau pointage après chaque coup. Les obusiers de la territoriale sont de vieilles pièces de bronze adhérant à une plate-forme : tout le système saute en arrière au départ du coup ; il est remis en batterie grâce à des roues mobiles se glissant sur deux fusées. Ces canons sont portés sur des espèces de brouettes traînées par des équipes de quatre hommes.

La cavalerie des deux divisions leur avait été enlevée pour couvrir le flanc droit de la 5e et maintenir le contact avec la 10e ; elle ne joua aucun rôle dans l’attaque, non plus que les divisions de gauche (4e et 6e), qui se bornèrent à un combat traînant contre les corps d’infanterie et la nombreuse cavalerie russe dispersés, au delà du chemin de fer, dans la plaine du Liao.

Dès l’après-midi du 29, les lignes japonaises avaient franchi le Cha-Kho. L’avant-garde de la 5e division s’engageait dans le défilé de Loutaoutchouan, dont la pente s’élève graduellement vers les pitons E, F, G. Pendant la nuit, toute la division occupa le défilé, et son artillerie de montagne se mit en position : 3 batteries sur le point H et 3 autres sur le sommet I, qui dominait d’une vingtaine de mètres la gauche de la ligne russe. Toutes les pièces étaient défilées en arrière des crêtes ; comme l’artillerie adverse, elles étaient dans l’impossibilité d’exécuter aucun tir direct. Avant le lever du jour, le 1er bataillon du 41e d’infanterie, appuyé par le reste du régiment, se porta contre le piton G, extrême gauche de la position russe, et l’enleva à la baïonnette après un sanglant combat.

La 3e division avait de son côté commencé sa marche d’approche pendant la nuit. Un pareil mouvement, toujours difficile, l’était particulièrement sur le terrain très spécial qu’il fallait parcourir dans l’obscurité. Les fantassins avançaient dans leur formation de combat, c’est-à-dire sur plusieurs lignes déployées, échelonnées en profondeur ; la direction était à gauche, les lignes successives devant rester perpendiculaires à la voie ferrée et conserver rigoureusement leur alignement. Le fouillis inextricable du gaolian constituait un obstacle très sérieux. Aussi, un peu avant l’aurore, la première ligne ne se trouvait encore qu’à hauteur de Kheinioutchouang, entre ce village et le remblai du chemin de fer. Elle s’arrêta et creusa de suite des tranchées-abri pour se trouver protégée, au lever du jour, contre l’artillerie russe, éloignée de 2 300 mètres. Les bataillons disposaient à cet effet des outils du sac (analogues aux nôtres) et des outils du bataillon, portés par quatre chevaux de bât du train de combat.

Aux premières lueurs de l’aube, à cinq heures et demie exactement, le duel d’artillerie commença sur toute la ligne. Les batteries de montagne japonaises étaient groupées sur les hauteurs ; les batteries de campagne, au contraire (qu’on avait renforcées de plusieurs batteries provenant de la brigade indépendante), se trouvaient éparpillées dans la plaine, en arrière de l’infanterie. Elles procédaient également à un tir indirect et se dissimulaient derrière le gaolian, presque toutes dans le voisinage des villages. Cette disposition procurait un meilleur abri aux attelages rassemblés derrière les maisons ; de plus, les arbres qui entourent les habitations offraient d’excellents observatoires aux officiers chargés de régler le tir des pièces. Les batteries d’obusiers de la territoriale, arrêtées par l’état des chemins, n’arrivèrent que dans l’après-midi. On les groupa dans le fond de la vallée, en arrière des pièces de la 5e division, d’où elles tiraient à très grand angle par-dessus les hauteurs. Leur tir était corrigé par des observateurs placés sur le sommet des collines et reliés aux batteries par le téléphone de campagne.

Ce duel d’artillerie se poursuivit pendant toute la journée du 30, sans grands résultats ; l’emplacement des pièces de la 5e division ne fut jamais découvert par l’artillerie russe, qui fut un peu plus heureuse contre les batteries de la plaine, grâce au procédé de tir qu’elle employa. Il consistait à fouiller méthodiquement et à battre une zone profonde de terrain, en exécutant du tir progressif par salves de batteries. Bien des salves étaient perdues, mais de temps à autre une d’entre elles éclatait au-dessus de l’objectif et causait des pertes. Des deux côtés, d’ailleurs, on ne tira que par salves de batteries. L’absence d’objectifs suffisants et la nécessité d’économiser les munitions firent dégénérer le feu en bombardement régulier et lent, sans permettre de donner au tir toute la rapidité que pouvait fournir le matériel en service. La rafale, dont il a été si souvent parlé depuis l’adoption des pièces à recul sur affût, n’a jamais pu être employée.

L’infanterie de la 3e division resta toute la journée terrée dans ses tranchées de la plaine sans bouger d’un pas. La 5e division au contraire, profitant des abris naturels et de l’avantage obtenu grâce à l’occupation du piton G, tenta de continuer le mouvement, afin de déborder complètement le flanc gauche de l’ennemi. Un régiment, laissé en arrière pendant la nuit précédente, passa le défilé de Loutaoutchouan et, obliquant franchement à droite, prolongea la gauche de la première ligne. De là, il avait pour mission de déboucher au nord du sommet G et de prendre a revers les positions E, F. Arrêté de front par le feu de F et d’écharpe par les balles et les obus de la position flanquante L–M, il ne parvint pas à se déployer et battit en retraite, après avoir éprouvé des pertes considérables. La tentative plusieurs fois renouvelée échoua toujours. Vers quatre heures du soir, le commandant de la 9e brigade (5e division) fit également un effort sur le front de la gauche russe ; un bataillon, massé dans un lit de torrent entre O et H, reçut l’ordre de prendre l’offensive : il fut décimé et se replia sur ses abris.

Le 30 au soir, toutes les troupes de la 5e division avaient renforcé la première ligne en se rassemblant dans le défilé qui sépare O et K ; elles se préparaient à venir combler, la nuit suivante, le vide existant entre la droite de la 3e division et le sommet O ; déjà deux compagnies avaient réussi à s’établir sur la légère élévation P. La nuit du 30 au 31, le mouvement de l’infanterie, arrêté pendant la journée, recommença. Au lever du soleil la première ligne, n’ayant progressé que de quelques centaines de mètres, se trouvait à hauteur des premières maisons du village de Syangyoungsou, à un kilomètre des tranchées russes. Sur la droite, le 41e régiment avait enlevé à minuit le piton E et, avant le jour, avait réussi à occuper la colline F ; un furieux combat s’était livré sur ce point ; les Russes firent deux contre-attaques successives et ne furent définitivement repoussés qu’après une mêlée sanglante au cours de laquelle un bataillon japonais fut presque anéanti.

Pour faciliter le mouvement enveloppant de la première armée sur sa droite, le maréchal Oyama prescrivit, le 31 au matin, d’enlever la ligne de Chiouchanpou avant la nuit.

Je suis obligé ici d’interrompre le compte-rendu des événements pour exposer dans quelles conditions je pus suivre les différentes phases du combat. Attaché à l’état-major de la deuxième armée en qualité de correspondant de guerre étranger, je me trouvais soumis à la stricte surveillance de trois officiers japonais. Dans la nuit du 29, notre groupe quitta la gare d’Anchantien, où nous cantonnions, et parvint au lever du soleil jusqu’à une colline située à plusieurs kilomètres au sud du Cha-Kho. C’était l’observatoire qu’on avait la prétention de nous imposer et qu’on nous interdit de dépasser malgré notre insistance et nos réclamations. Décidé à voir les choses de plus près, je quittai mes compagnons d’infortune, passai la rivière à l’est du chemin de fer et, après avoir traversé la plaine, je rejoignis sur le point K le général Yamagoutchi et l’état-major de la 5e brigade. Je me portai dans l’après-midi sur la colline O, d’où l’on avait une vue excellente de toutes les positions russes. C’est de là que j’assistai à l’attaque infructueuse de la 5e division.

Je passai la nuit du 30 au 31 dans un temple bouddhiste, voisin du village de Loutaoutchouan, que je quittai à cinq heures du matin. Après avoir traversé les rues encombrées par les convois, j’obliquai à droite et, contournant le contre-fort R, j’arrivai à huit heures au piton F, puis au sommet E, encore encombré de nombreux cadavres russes et japonais qui témoignaient de l’opiniâtreté de la lutte livrée sur ce point quelques heures auparavant. Le mamelon E offrait certainement le meilleur observatoire de tout le champ de bataille. Du haut de ses pentes escarpées, on découvrait droit devant soi toutes les positions russes jusqu’au mont Chiouchan. À gauche, s’étendait la vaste plaine occupée par l’infanterie japonaise ; à droite, au premier plan, s’élevait la position flanquante des Russes, L–M, qui nous couvrait de shrapnells, et, plus loin, la tour coréenne de Liaoyang émergeait des jardins et des plantations qui nous cachaient la ville chinoise.

Le 31 au matin, vers huit heures, l’artillerie, renforcée par le reste des batteries de la brigade indépendante, couvrait les tranchées russes d’un ouragan de projectiles pour faciliter l’assaut. L’infanterie japonaise (3e, et gauche de la 5e division) attendait, dans les abris creusés à mille mètres environ de la position, l’ordre de se porter en avant. La première ligne comprenait un effectif d’environ trois bataillons, les hommes au coude à coude dans les tranchées. Le terrain à parcourir était découvert, n’offrant d’autre protection que quelques renflements du sol. Pour l’attaque, on avait fractionné les lignes en petits groupes de 12 à 20 hommes, placés chacun sous le commandement d’un officier ou d’un gradé. On fixait à chacun de ces groupes le point où il devait parvenir ; c’est la seule indication qu’il devait recevoir du commandement.

À midi dix minutes exactement, les fantassins japonais mettent sac à terre et l’attaque générale commence. La première ligne bondit hors des tranchées ; les chefs de groupe se jettent en avant, courant de toutes leurs forces jusqu’à la ride de terrain la plus proche, où ils se couchent à terre. Leurs fractions les suivent sans observer aucun ordre, chaque homme ayant pour unique préoccupation d’arriver le plus vite possible à l’endroit où il pourra s’aplatir. Quelques-unes des fractions ont eu à traverser des carrés de sorgho ; leur marche s’est poursuivie lentement, mais, n’étant pas aperçus, ces fantassins ont pu avancer à loisir et sans danger jusqu’à la lisière opposée du gaolian. D’autres, au contraire, ont franchi un espace nu en courant aussi vite que leurs courtes jambes le leur permettaient.

La marche continue ainsi par bonds successifs, avec des arrêts très longs pour reprendre haleine ; les hommes suivent le chef ; le chef choisit l’abri en avant et le cheminement à suivre pour s’y rendre. Souvent, profitant de couverts favorables situés en dehors de leur axe de marche, on voit des groupes obliquer à droite ou à gauche, prendre la même route qu’une fraction voisine et revenir ensuite à leur direction primitive. Aussi, dès le premier arrêt, le bel alignement du début est brisé ; bientôt on voit les demi-sections disséminées sur le glacis, les unes couchées, d’autres rampant, d’autres en pleine course. Les groupes se dépassent et se masquent mutuellement. Les neuf cents mètres à parcourir jusqu’aux défenses accessoires des Russes sont franchis de la sorte, et c’est là seulement que ce qui reste de la première ligne japonaise se reforme, à l’abri du talus de terre maladroitement élevé par les Russes pour protéger leurs fils de fer.

La formation — ou plutôt l’absence de formation — adoptée pendant cette marche a eu pour premier effet d’interdire complètement aux assaillants l’emploi du feu : les groupes de fantassins chevauchant les uns sur les autres s’interposaient entre leurs camarades et les Russes ; en tirant, on eut risqué de faire plus de mal à ses propres troupes qu’à l’ennemi ; d’ailleurs, les Russes, cachés derrière le parapet de leurs tranchées, n’offraient qu’un objectif difficile à apercevoir. Pour les viser convenablement, les Japonais auraient dû quitter eux-mêmes la position couchée, et cela au prix de pertes telles que le mouvement n’eut pas pu se poursuivre. Aussi toute l’attaque s’était exécutée sans faire usage du feu ; à la lettre, aucun coup de fusil n’avait été tiré par les fantassins japonais.

Lorsque la première ligne d’assaillants fut arrivée à moitié chemin de son objectif, la deuxième ligne quitta à son tour les tranchées où elle était restée abritée et se lança sur le glacis, utilisant le terrain et marchant comme la première. La troisième ligne suivit la seconde et ainsi de suite. Six vagues successives montèrent la côte semée de cadavres et de blessés et, l’une après l’autre, vinrent se tapir derrière le talus protecteur, à cent mètres de la ligne ennemie. Pendant ce temps, des volontaires avaient coupé les fils de fer sous la bouche même des fusils russes ; en rampant, ils réussirent à ouvrir des passages à travers les défenses accessoires ; mais bien peu de ces héros rejoignirent leurs camarades.

Quand tout le monde fut réuni, on mit baïonnette au canon. De mon observatoire, je vis toute la ligne comme illuminée par l’éclair de l’acier sortant des fourreaux. Une fois de plus, les officiers quittèrent l’abri au cri de banzaï « hourra », répété par tous les assaillants. La masse entière se rua sur les tranchées. Alors, du côté des Russes, la longue ligne grise des fusiliers sibériens se dressa à son tour, envoya une dernière salve sur l’ennemi et descendit en courant le revers de la montagne. Sur d’autres points du front, les Russes attendirent l’ennemi ; le combat s’engagea à la baïonnette et les Japonais furent rejetés. Plusieurs tranchées en B et C, ne purent être enlevées de vive force, mais les derniers défenseurs, menacés d’être coupés, se replièrent pendant la nuit. Le lendemain matin, toutes les lignes de Chiouchanpou, ainsi que la position flanquante de Fantziatoun (L–M), avaient été évacuées.


III


Le rôle de l’artillerie japonaise m’a beaucoup surpris ; je m’attendais à la voir soutenir jusqu’au bout l’attaque de son infanterie. Mais, à peine la première ligne avait-elle fait la moitié du chemin que les batteries japonaises cessèrent le feu, précisément à l’instant où elles auraient rendu les plus grands services.

On ne peut attribuer cette abstention qu’à la crainte de tirer sur ses propres fantassins ; il faut avouer que la mauvaise qualité des munitions japonaises permet d’adopter cette explication. Il est difficile, à distance, de se rendre compte du degré de précision de la fusée ; néanmoins, de la défectuosité des obus percutants des Japonais, on peut conclure que leurs projectiles fusants ne doivent pas être parfaits. On sait, en effet, que l’artillerie mikadonale ne possède pas d’obus à double effet, mais des munitions distinctes pour les deux genres de tir. Or, on a pu constater, le lendemain de la bataille, qu’une proportion considérable des obus percutants n’avaient pas éclaté ; les Japonais paraissaient avoir prévu ce résultat, car leur premier soin, le lendemain du combat, avait été d’envoyer des équipes de fantassins chargés de relever l’emplacement des obus encore intacts ; les hommes fichaient en terre des baguettes surmontées d’un avis en caractères chinois, prescrivant de ne pas toucher aux projectiles avant l’arrivée des artificiers. Si les obus fusants ne valaient pas mieux, la prudence des artilleurs est très compréhensible ; on m’a affirmé qu’elle résultait d’une expérience cruelle, acquise sur les champs de bataille du Yalou et de Vafangou.

L’artillerie russe, de son côté, fut dans l’impossibilité, à cause de l’angle de site trop considérable, de battre le glacis où s’avançait l’infanterie ennemie. Son rôle se borna, pendant l’attaque, à tirer quelques dernières salves contre les batteries ennemies, qui ne répondirent pas. Toutes les pièces russes furent sauvées.

En ce qui concerne le feu de l’infanterie, j’ai déjà dit que les troupes d’assaut ne brûlèrent pas une cartouche en avançant ; après avoir occupé les tranchées des fusiliers sibériens elles ne purent poursuivre l’ennemi à coup de fusil, la pente raide du versant que descendaient les Russes leur assurant un angle mort complet. Ce fut le rôle des subdivisions placées sur le flanc, et auprès desquelles je me trouvais à ce moment, de prendre d’enfilade les troupes qui se repliaient sur Liaoyang. La distance était d’abord de huit cents mètres, et le tir continua jusqu’aux limites de la hausse. Le feu à volonté du début dégénéra bientôt en feu rapide et fut promptement arrêté par les officiers, qui commandèrent alors des salves de section. La raison qu’ils m’en donnèrent est l’inefficacité du feu rapide à grande distance et la nécessité de contrôler la consommation des cartouches, les soldats étant toujours portés à tirer trop vite, lorsqu’ils ne se trouvent pas eux-mêmes sous le feu et qu’ils prévoient que leur objectif va leur échapper.

Mon insubordination vis-à-vis de l’état-major japonais m’obligea à quitter l’armée peu de temps après l’occupation de Liaoyang. Néanmoins, pendant les quelques jours qui précédèrent mon départ, j’eus souvent l’occasion de causer avec des officiers japonais et de leur demander des renseignements au sujet des procédés de combat que j’avais vu employer. Ma conversation avec le colonel Nagata, commandant l’artillerie de la 5e division et promu depuis général de brigade, fut particulièrement intéressante.

Je lui demandai d’abord pourquoi l’artillerie japonaise n’exécutait jamais que du tir indirect. « La raison est simple, dit en souriant le colonel : parce que le tir direct est devenu complètement impossible. Avec la rapidité de tir des pièces russes, les nôtres seraient vite hors de combat, si l’ennemi parvenait à en découvrir l’emplacement. En un mot, montrer une batterie, c’est la détruire. »

Je m’étonnai également du bombardement lent et, selon moi, prématuré que l’on avait dirigé, le 30, contre les lignes russes, apparemment avec une efficacité médiocre : « Votre observation, repartit mon interlocuteur, est tout à fait exacte. L’effet matériel sur l’ennemi est presque négligeable. Ne croyez pas pourtant que nous ayons ainsi vidé nos caissons en pure perte ; l’effet moral produit a été considérable pour l’ennemi et pour nos propres troupes. Soyez persuadé que les nerfs des défenseurs, forcés de se terrer derrière des parapets à chacune de nos salves, ont été fortement secoués après un jour et demi de cet exercice, et qu’au moment de l’assaut la précision de leur tir s’en est ressentie. Voyez la batterie qui tire devant vous (cette conversation se tenait le 2 septembre, pendant l’attaque de la deuxième ligne de défense de Liaoyang) ; elle vise les redoutes russes à 3 500 mètres, et elle n’est composée que de pièces de montagne. Je suis sûr, à cette distance, de ne pas tuer grand monde, mais je ne doute pas du plaisir qu’éprouvent nos fantassins, à deux kilomètres en avant de nous, en entendant nos obus siffler par-dessus leur tête. »

Avec les nombreux officiers d’infanterie que je rencontrai, je parlai surtout des formations d’attaque du 31 : « Vous êtes sans doute étonné, me dit l’un d’eux, des différences qui existent avec ce que vous avez pu voir chez vous en temps de paix. Nous ne l’avons pas moins été nous-mêmes, car vous savez que nos règlements sont identiques à ceux des armées européennes ; aussi avons-nous commencé par manœuvrer selon les livres, et c’est ainsi qu’on nous a fait enlever les lignes de Nanchan, le 27 mai, en une seule journée, mais au prix de quelles pertes !… Notre 3e division, qui était à gauche et ne bénéficiait pas du secours des canonnières embossées dans la baie de Kintchéou, fut décimée. Cette leçon nous profita, et grâce à l’expérience acquise, nous en sommes arrivés à aller moins vite, mais à nous couvrir davantage, comme vous avez pu vous en rendre compte l’autre jour. »

De ces conversations, ainsi que des observations recueillies sur le champ de bataille, je ne prétends tirer aucune conclusion. Je me bornerai en terminant à résumer les caractères principaux de l’offensive japonaise et à noter en quoi elle diffère ou se rapproche des théories de nos tacticiens.

Il faut remarquer, tout d’abord, qu’à Liaoyang une attaque de front en terrain découvert a réussi. L’assaillant avait bien essayé du mouvement enveloppant, préconisé par les écrivains français et allemand, mais cette tentative, exécutée le 30 août, a en somme échoué : l’occupation des positions secondaires E, F, G, n’a été d’aucun secours appréciable pour l’assaut des positions principales de la ligne. Sur ce point l’attaque du 31 paraît confirmer les prévisions des généraux Langlois et Bonnal. Mais où la tactique japonaise diffère radicalement de la leur, c’est au sujet du rôle du commandement et de l’emploi de réserves.

La rapidité de tir et, par conséquent, la puissance destructrice des armes actuelles est telle que les Japonais ont dû avant toute chose éviter de présenter au feu de l’ennemi des objectifs favorables. Aussi la faculté de manœuvrer dans la zone du feu a-t-elle été très restreinte et chaque mouvement devenait ou très lent ou très dangereux. C’est ce qui a décidé le commandement à assigner d’avance à l’artillerie des emplacements dont elle n’a pas bougé, et à indiquer dès le début du combat à toutes les fractions de l’infanterie, leur sphère d’action, pour leur éviter l’obligation de se transporter rapidement d’un point à un autre et de renforcer tel ou tel endroit de la ligne de combat. Pendant toute la bataille de Chiouchanpou, le général Okou, chef de la deuxième armée, s’est tenu sur une hauteur située à huit kilomètres de la ligne de combat. Le seul ordre qu’il ait donné à ses divisionnaires est : « Attaquez. » Il n’avait conservé à sa disposition aucune réserve pour amener le résultat décisif. Ce résultat a été amené par la pression générale et égale sur toute la ligne, qu’exécutèrent des troupes pourtant fort éprouvées : les 3e et 5e divisions en effet n’avaient pas perdu moins de trois mille hommes pendant l’attaque.

En ce qui concerne les formations employées pour la marche d’approche et l’attaque proprement dite, il est intéressant de constater que celles dont les Japonais se sont servis avec succès, coïncident presque exactement avec le dispositif conseillé par le général Kessler pour les terrains coupés. Si les Japonais ont pu arriver en force suffisante à distance d’assaut, c’est grâce à l’emploi qu’ils ont fait en toutes circonstances d’un couvert qui ne fait jamais défaut et que ne mentionne pourtant aucun des ouvrages tactiques : l’obscurité de la nuit.

Enfin les procédés japonais présentent un dernier caractère, plus intéressant et plus inattendu, parce qu’il est le seul à se trouver en contradiction absolue avec toutes les théories émises depuis la guerre sud-africaine ; je veux dire l’attaque sans tirer, imposée par la recherche de l’abri. L’armée japonaise au combat ne suit donc ni les principes de la tactique du feu ni ceux de la tactique du choc. Elle représente l’école du mouvement abrité.

réginald kann