Les tablettes d’Éloi (La Revue Blanche)/01 mars 1895


Les tablettes d’Éloi (La Revue Blanche)
La Revue blancheTome VIII (p. 221-222).

LES TABLETTES D’ÉLOI[1]


Je suis libre-échangiste, à ce point que je n’ose pas réclamer, si, dans un dîner mal servi, le domestique aux gants pleureurs, change mon assiette sale contre une autre assiette sale.


— Je vous jure que ce nom restera gravé dans mon cœur.

Eloi : — Bien, bien, madame, nous verrons ça à votre autopsie.


Une personne de ma famille qui revenait à Paris, après vingt ans de travaux forcés, me dit :

— Je trouve tout changé, excepté la littérature d’Armand Silvestre.


Je regarde un monsieur qui me regarde et je me demande avec inquiétude :

— Qu’a-t-il donc à me regarder ainsi ?

Tout à coup : pffff !

Il ne me regardait pas, il regardait dans le vide et mûrissait un rot.


— Faut-il leur offrir une primeur, des asperges, par exemple ?

Eloi : — Ma pauvre amie, tu perdrais ta peine. Ils sont plus riches que nous. Tu penses bien qu’ils ont déjà mangé des asperges tout leur soûl. Ils ne s’apercevraient même point de notre folie. Fais donc simplement une bonne platée d’épinards au croûton, comme tu sais les faire, pas trop hachés.


Je ne connais pas le coup de foudre en amour, mais que de fois, je me suis senti frappé du coup de foudre antipathique.


Voulez-vous me permettre, chère madame, de servir de Milon de Crotone à vos cuisses, tandis que vous laisserez courir sur mon corps les mille-pattes de vos dix doigts ?


Comme les arbres ont maigri, cet hiver !


Quand je fais une visite, j’ai soin, dès mon entrée, de redresser les tableaux qui ne sont pas droits.

Ainsi, l’oreille déjà fermée, je peux écouter, sans que mon œil souffre.


Puisque nous ne pouvons parler l’un après l’autre, tâchons de parler avec ensemble, au pas.


La Cage.

Eloi ne comprend pas qu’on tienne des oiseaux prisonniers dans une cage.

— De même, dit-il, que c’est un crime de cueillir une fleur, et personnellement je ne veux la respirer que sur sa tige, de même les oiseaux sont faits pour voler.

Cependant il achète une cage ; il l’accroche à sa fenêtre. Il y dépose un nid d’ouate, une soucoupe de graines, une tasse d’eau pure et renouvelable, une balançoire et une petite glace.

Et comme on l’interroge avec surprise :

— Je me félicite de ma générosité, dit-il, chaque fois que je regarde cette cage. Je pourrais y mettre un oiseau et je la laisse vide. Si je voulais, tel merle farouche que la vieillesse ne blanchit pas, tel chardonneret pimpant qui sautille, ou tel autre de nos oiseaux variés serait esclave.

Mais grâce à moi, l’un d’eux au moins reste libre. C’est toujours ça.


— Où diable prenez-vous ce que vous dites ?

Eloi : — Voilà. C’est un jeu d’enfant. Je cours après des papillons. Je n’attrape que les noirs. Ensuite je les broie, et ça me fait une encre où je n’ai qu’à tremper ma plume pour trouver le mot cruel.

Jules Renard.
  1. Seront publiées bi-mensuellement dans La revue blanche.