Les tablettes d’Éloi (La Revue Blanche)/01 avril 1895


Les tablettes d’Éloi (La Revue Blanche)
La Revue blancheTome VIII (p. 307-308).

LES TABLETTES D’ÉLOI

De la dernière lettre d’Éloi sur l’Armature, par Paul Hervieu, il ressort : 1o qu’une phrase citée ne l’est jamais exactement ; 2o que peu importe, car le lecteur avisé vérifie de lui-même et le lecteur étourdi n’y a rien vu ; 3o qu’il suffirait de dire d’un livre « lisez-le, ou je vous poignarde », le reste étant vain ; 4o et que, toutes proportions gardées, ce qui plaît plaît moins que ce qui déplaît ne déplaît.


L’amitié ne dure qu’autant que les humeurs des deux amis restent complémentaires.


Ce que je prévois n’arrive jamais, et il me suffit de faire des projets qui m’embêtent, pour n’être contrarié que par d’agréables surprises.


Taisez-vous, ne dites pas cela, vous me feriez bondir hors de ma peau, tout écorché.


Dans la vie, Martel s’efforce seulement de ne point remuer la tête, afin que cette raie qui part du front et divise en deux moitiés égales ses cheveux, son crâne, sa nuque et se prolonge sous le col, puisse rejoindre là-bas, bout à bout, précisément, l’autre raie.


Tristan Bernard, auteur des Pieds nickelés.

Comme une locomotive fringante, il a trouvé sa voie. D’une activité d’outre-mer, il craignait la solitude. Quand on espérait le surprendre assis depuis des heures, il était sorti. Il cherchait le genre littéraire qui nécessite le plus de courses. Il peut travailler n’importe où, excepté à la même place, chez lui. De là ses qualités au théâtre.

— Je crois, disait-il avant les Pieds nickelés, que je n’en ferais pas trop mal.

Maintenant il ne dit rien. Il a l’air heureux du succès d’hier et des triomphes futurs, inévitables. Il sourit de la bouche, du nez, des yeux et ses poils de barbe brillent comme les rayons d’un soleil noir.

— Mais, lui dit Éloi, le théâtre est un exercice inférieur.

— Quel propos d’éclusier ! dit Tristan. Inférieurs, Eschyle, Shakes…

— Vous ne vous donnez pas de coups de pieds nickelés, dit Éloi. Avouez-le donc : Vous lâchez le livre d’art, l’œuvre de patience, l’effort en chambre, le lecteur anonyme et discret, la gloire à terme. Il vous faut le théâtre, son tremplin et ses machines, la pièce écrite comme on parle, le style au galop naturel, les répétitions où tout s’arrange peu à peu, les acteurs qui font valoir, la lumière avantageuse, le décor de chic, et les honteux apartés, et les conventions nationales, et ce monsieur qu’on attendait et que voilà, et les dix mille francs tombés du lustre, et le souffleur obséquieux, et le public immédiat, et la presse matinale, et Lemaître et Sarcey dominicaux. Hé ! hé ! ils savent le théâtre, Lemaître, puisqu’on le joue et, Sarcey, puisqu’il y va tous les soirs. D’ailleurs, je me moque de fonder une école. Ce que je veux, c’est agir sur la masse. Plus de brumes, assez de dilettantisme, rien que du génie familier, des choses qui portent. Et, comme elle guidait nos pères, la vieille, la jeune, la franche, l’aimable et gauloise Routine me mènera par la main.

— Devisant de cette sorte, dit Tristan énorme, délicat, point fâché, Candide et Martin arrivèrent à Bordeaux. Mon cher Éloi, vous aussi, vous avez le sens du théâtre. Ne répliquez pas, vous êtes doué admirablement.

— Je me flatte, dit Éloi, de réussir le dialogue ; il ne me manque que les idées.

— J’ai la spécialité des générales et des particulières aux pique-niques à deux, dit Tristan.

— J’en suis. Prenons une date, dit Éloi.

— C’est aujourd’hui lundi, répond Tristan. Mardi, je déjeune en ville ; mercredi, je dors ; jeudi, Buffalo ; vendredi, j’enterre un de mes amis ; samedi, je me rendors, mais je rêve de notre affaire, et dimanche prochain, sans faute, je viendrai vous essayer ça.