Les souliers trop courts
LES SOULIERS TROP COURTS
I
— Six heures ! clament toutes les horloges de la ville sur des modes différents, les unes tintant à coups vifs, pressés, joyeux, comme si c’était une réjouissance pour elles de marquer une heure de plus, les autres sonnant à regret, lentes, chagrines, semblant gémir : « Encore un tour de sablier ! »
Une tache de soleil vient frapper le mur recrépi à la chaux et danser sur les rideaux du petit Georges ; des phosphènes brillantes papillotent sous les paupières closes du dormeur, dont le sommeil s’évapore.
S’éveiller est une agréable chose quand on a quatorze ans. Avant même d’ouvrir les yeux, on se sent déjà repris par la bonne activité de la vie ; les jambes et les bras ont tout de suite envie de remuer. Une foule de jolies idées chantent dans la tête comme des linots parmi les branches…
Mais, chez Georges, ces impressions riantes ne font que glisser, chassées bientôt par un sentiment pénible d’angoisse.
— Lève-toi ! lève-toi ! crient les voies aiguës des martinets, tournoyant autour du haut clocher dentelé à jour ; lève-toi ! lève-toi ! piaillent les moineaux dont les ailes frôlent la fenêtre sans volets, dans leurs allées et venues affairées. Viens ! c’est bon d’être jeune, dans l’air frais du matin ! Le ciel est tout rose, les lilas s’entr’ouvrent !…
Georges entend ces appels et soupire… Ce n’est pas qu’il se complaise paresseusement dans la tiédeur des draps, le brave et laborieux enfant !… Il ne craint tant de se lever que parce qu’il va devoir reprendre ses souliers, — et que ses souliers sont trop courts !
Ils l’attendent déjà, côte à côte, leurs bosselures cirées et leurs crochets de cuivre luisant dans la pénombre, au pied du lit, ridicules dans leur forme tronquée, massifs, godiches, impassibles, odieux !… Leur seul aspect remplît Georges d’une terreur !… D’avance, le pauvre enfant ressent l’énervement de la crampe mortelle qui va recroqueviller ses orteils, mettre des fourmillements dans ses veines, ratatiner ses nerfs et monter, monter le long de ses jambes, pour se prolonger dans tout son être !
— Belle affaire !… Des souliers trop courts !… Eh bien ! ça se change chez le marchand ou ça se jette au rebut !…
On peut parler ainsi, avec une bourse garnie dans sa poche… Oh ! les horreurs de souliers, tourment de ses jours, cauchemar de ses nuits !… impossible de se délivrer de l’épreuve une journée tout entière, car Georges ne possède pas d’autres chaussures présentables… Et si les maudits brodequins venaient à manquer, par quel moyen les remplacerait-on ? Le cordonnier qui les a fabriqués n’a pas encore reçu son salaire. Aussi n’a-t-on pas osé adresser de reproches à cet homme ni lui reporter son ouvrage, dans la crainte d’encourir quelque réponse insolente, ou la confiscation des souliers défectueux… Et, après cela, comment Georges se rendrait-il à la classe, où il travaille de tout son cœur et de toutes ses forces, en pensant à l’avenir et à sa mère ?
II
Sa mère !…
Il l’aperçoit, déjà levée, s’activant silencieusement.
Tout en apprêtant leur maigre déjeuner, elle brosse délicatement, avec des soins religieux, le petit veston râpé, aminci, rapiécé, que son fils revêt pour aller à l’école… Pauvre mère ! la misère où ils se débattent tous deux lui fait tant de peine pour son garçon, tandis que lui se désole pour elle !… Ils mettent le plus grand soin à se dissimuler leurs privations, à se tromper pieusement l’un l’autre ; et c’est une si grande tristesse pour la mère de soupçonner quel martyre endure son enfant avec ces abominables souliers que Georges, l’ayant surprise qui se détournait pour pleurer, s’efforce vaillamment de lui dissimuler son malaise.
— Bonjour, maman ! fait-il d’une voix joyeuse dès que leurs yeux se rencontrent.
Il l’embrasse, il fredonne, il gambade par la chambre, il jase en déjeunant, en s’habillant, en feuilletant ses livres ; on pourrait croire qu’il n’y eut jamais un garçon plus gai que ce petit Georges.
Il sait bien que son bavardage et son sourire raniment plus le cœur de sa mère que ne le ferait le chant des anges.
Sans en avoir l’air, il recule jusqu’à la dernière limite le moment tant redouté où ses pieds endoloris, à peine soulagés par la détente de la nuit, devront réintégrer leurs instruments de torture.
— Mes souliers sont si bons !… Tu comprends, mère ?… Je veux les ménager !…
Ce qu’elle comprend surtout, c’est que son petit garçon a un courage d’homme ; sous l’œil anxieux qui l’observe, Georges lace ses brodequins en sifflant une marche militaire.
— Là ! fait-il en arrêtant solidement le dernier nœud.
Et il se dresse d’un air gaillard en souriant à sa mère. Un baiser, et il part, il s’en va dans la rue, son carton sous le bras, l’allure dégagée, le pas alerte, tant qu’il se sait en vue de la fenêtre où la pauvre femme s’est assise, usant ce qui lui reste d’yeux sur de méchants travaux de couture.
À chaque pas, cependant, Georges retient un gémissement. Quand ses doigts meurtris buttent au bout du soulier, le garçonnet croit que le cœur va lui manquer. Et tous les jours cela devient plus intolérable, son pied s’opiniâtrant à croître comme le reste de son corps, en dépit de sa dure compression, tandis que le cuir épais et serré qui l’emprisonne ne cède pas d’une ligne…
Les heures passent, l’engourdissement se fait, plus pénible, la crispation plus atroce. Georges n’en étudie pas moins énergiquement sans perdre une seconde, mais chaque fois que le maître l’envoie devant le tableau noir, l’écolier pâlit d’appréhension à l’idée de stationner quelque temps debout. Le professeur — qui cite le studieux élève en exemple à tous les autres — prend cette émotion pour une timidité contre laquelle il s’efforce d’aguerrir le jeune garçon, en redoublant les épreuves, sans se douter du mal qu’il cause…
III
Les souliers trop courts !… Oh ! c’est surtout pendant la récréation que Georges en ressent la cuisante meurtrissure !… Il invente toutes sortes de prétextes pour demeurer tranquille, malgré les exhortations de ses maîtres ou les gouailleries de ses camarades :
— Monsieur pose au docteur !…
Personne ne saurait deviner la difficulté indicible que lui occasionne le moindre mouvement. Comment pourrait-il courir, sauter, bondir, quand il a peine à se traîner ? Cela ne s’avoue pas, des souliers trop courts !… C’est si niais, si honteux, si misérable !… Mais son cœur d’enfant saigne, et, à travers un brouillard, ses yeux suivent avidement les jeux dont il reste écarté…
Lui aussi est adroit, léger, robuste. Sa jeunesse demande aussi impétueusement que la leur à s’ébattre, à se dépenser en cris, en agitation, en plaisir tapageur. Mais une entrave le paralyse, aussi pesante que les boulets traînés jadis par les forçats.
Néanmoins, ce soir, quand Georges reviendra au logis, il reprendra son pas leste et entrera comme il est parti ce matin, — en souriant à sa mère.
— Bonjour, maman !… Quelle bonne journée, n’est-ce pas ?…
Il souffre à en crier ; ses pieds sont en feu, ses nerfs tendus et tiraillés.
— Oh ! mère, si tu savais comme Boujard a imaginé un drôle de jeu…
Et, gaiement, le gamin raconte le drôle de jeu de Boujard, tout en se délivrant, enfin de sa géhenne, mais en se gardant bien de montrer trop d’empressement ; soigneusement, après avoir enfilé — avec quelle volupté ! — de larges espadrilles, il range les affreux godillots.
— D’excellentes chaussures, maman ! dit le pauvre Georges d’un ton entendu ; je crois qu’elles me feront un bon usage !
Et il a raison : les brodequins sont d’une nature fruste et solide qui promet une longue durée !
N’en est-il pas d’ailleurs ainsi de toutes les choses déplaisantes ou détestées dont on souhaiterait se débarrasser promptement ?
Une souffrance sous un sourire, — une douleur secrète sentie à chaque pas, — des élans de jeunesse entravés par des causes misérables et ridicules… Pauvre petit Georges !… Je crois bien que le monde est rempli de gens qui cheminent toute leur vie — ainsi que toi — avec des souliers trop courts !