Les Sociétés de tempérance en Irlande et le père Mathew

Les Sociétés de tempérance en Irlande et le père Mathew
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 830-846).

LES


SOCIETES DE TEMPERANCE


EN IRLANDE.




LE PERE MATHEW.




Depuis l’invasion anglaise jusqu’à l’époque de l’émancipation catholique, la situation de l’Irlande était toujours restée la même : celle d’un pays conquis, maintenu par le vainqueur dans l’abrutissement et la dégradation morale. Les protestans, descendans des soldats qui accompagnèrent Cromwell, formaient une aristocratie privilégiée qui possédait à elle seule tous les droits politiques, et exploitait le pays presque sans contrôle ; les catholiques, composant la grande majorité de la population et vassaux des protestans, étaient condamnés par le code de la conquête à la misère, à l’ignorance, à la nullité politique la plus complète. L’anarchie devait naître de cette situation anormale ; elle devint l’état permanent du pays. A peine les magistrats pouvaient-ils faire exécuter les mandemens du roi dans le rayon même du Pale, autour de la capitale ; l’aristocratie gaspillait sa fortune et son temps dans l’oisiveté et les profusions d’une hospitalité sans bornes, et les peuplades turbulentes des différentes vallées vivaient dans un état perpétuel de guerre et de rapines. Enfin, pour comble de maux, le vice de l’ivrognerie s’était répandu dans toutes les classes, personne n’en était exempt ; les émigrans l’emportaient en Amérique comme une lèpre ; dans leur nouvelle patrie, c’était pour eux un sceau indélébile d’avilissement, une cause permanente de misère. On conçoit facilement à quel point cette intempérance universelle dut nuire à tout progrès politique en Irlande. Les patriotes irlandais le reconnaissaient si bien eux-mêmes, qu’en 1798, lors du soulèvement projeté dont lord Fitzgerald devait être le chef, on fit jurer à tous les affiliés de s’abstenir de whisky. Pendant six mois, les pauvres paysans irlandais se privèrent, par patriotisme, de leur boisson favorite ; et c’est, dit-on, le déficit sur le revenu de l’accise, causé par cette sobriété inusitée, qui donna l’éveil au gouvernement anglais sur les événemens qui se préparaient. La conjuration avortée, les paysans retournèrent à leurs vieilles habitudes.

Quelques détails sur les mœurs irlandaises d’avant la réforme pourront faire comprendre l’état de dégradation dans lequel ce malheureux peuple était tombé. Nulle part peut-être on n’est plus hospitalier qu’en Irlande, nulle part l’on n’est moins égoïste dans ses jouissances, et l’on ne convie plus volontiers le prochain à les partager. Il n’y a pas vingt ans encore, dans toute famille pouvant tenir maison, on se faisait un point d’honneur de ne pas laisser partir ses hôtes sans les avoir complétement grisés ; refuser de boire à toute outrance et de faire raison à chaque santé, c’était une grave injure que l’amphitryon eût vengée sur-le-champ à coups de poing, ou par un duel le lendemain. Les dames rentrées dans leur appartement après le dessert, la séance bachique commençait pour les hommes. Le maître de la maison donnait un double tour à la serrure, mettait la clé dans sa poche, et il n’était plus permis à personne de sortir. Les vins d’Oporto, de Sherry, de Bordeaux, circulaient sans relâche, puis venaient les toasts avec le punch au whisky, jusqu’à ce que tous les convives eussent glissé sous la table, où la plupart achevaient la nuit côte à côte sur le parquet. À la promenade, il était de mode de porter dans sa poche un flacon plat rempli de whisky. Sous prétexte de se préserver de l’humidité, pour peu que le temps fût pluvieux, outre les gorgées d’eau-de-vie prises à l’intérieur, on avait la précaution d’en verser un petit verre dans chacune de ses bottes « pour fortifier le jarret. » S’agissait-il d’une partie de chasse, le déjeuner était tellement arrosé de punch froid, qu’une irrésistible envie de dormir ne tardait pas à s’emparer des chasseurs ; oubliant renards et lièvres, ils se débandaient, et chacun allait de son côté faire la sieste dans le creux de quelque tourbière desséchée. Des scènes semblables se passaient aux wine parties, parties de vin, aux steeple chases, aux parties de pêche appelées parties au saumon rôti. » On peut voir dans les mémoires de sir Richard Barrington, membre du dernier parlement irlandais (1800), un curieux échantillon des mœurs de l’époque ; l’auteur raconte comment son père et lui, avec sept de leurs amis, passèrent une semaine enfermés dans un chenil, vivant avec la meute, mangeant à leurs repas un veau rôti tout entier qu’ils arrosaient d’un tonneau de vin de Bordeaux, et, pour charmer leurs loisirs, se donnant le divertissement de combats de coqs, ou exécutant des danses barbares au son de la cornemuse accompagnée des aboiemens de trente fox-hounds. Les anecdotes de ce genre ne sont pas rares. Ces habitudes sauvages, les excès de la vie de château, amenèrent la ruine des fortunes les plus considérables. Aussi est-il permis de supposer que la misère dans laquelle était tombée la noblesse irlandaise ne fut pas sans influence sur la manière honteuse dont, en 1800, le parlement irlandais vendit au poids de l’or à l’Angleterre l’union législative des deux pays.

Dans les classes inférieures, l’abus des liqueurs fortes ne produisait pas des effets moins funestes. Les gens du peuple ne savaient vendre, acheter, en un mot traiter la moindre affaire que la bouteille à la main ; des coquilles d’œufs tenaient lieu de petits verres. On buvait en marchandant, on buvait pour sceller la vente. Le whisky était l’ame des festins de noce et des fêtes pour le baptême d’un nouveau-né ; il servait à tromper l’ennui de la longue veillée des morts (wake) et la transformait en une véritable orgie. Une fois les cerveaux échauffés, on en venait bientôt aux mains. Les foires et les marchés tenus pour chaque saint de village étaient des champs de bataille toujours ensanglantés ; à chaque nouvelle élection, les bandes de petits tenanciers accourus pour soutenir le candidat de leur seigneur respectif se livraient de furieux combats autour des hustings. On se battait à coups de canne plombée ou la pierre à la main, comme dans le comté de Tipperary. Les femmes, ôtant à la hâte un de leurs bas, liaient au fond un énorme caillou, et se mêlaient aux combattans. L’ivresse du whisky est féroce, et l’action de cette boisson est d’autant plus excitante, qu’elle agit sur des estomacs mal nourris. Les paysans irlandais ne vivent que de pommes de terre ; bien souvent ils n’en ont pas assez pour assouvir leur faim et celle de leurs enfans. Mourant de faim, ayant à peine quelques haillons pour couvrir leur nudité, abrutis par le sentiment de leur propre dégradation, il n’est pas étonnant qu’ils cherchassent l’oubli de leurs maux et un retour à quelque énergie dans l’abus d’une liqueur obtenue à très bas prix, et à l’achat de laquelle ils sacrifiaient tout ce qu’ils avaient. Impuissans contre leurs oppresseurs, ils tournaient contre eux-mêmes cette excitation factice qu’amène l’ivresse ; ces hommes naturellement doux et d’une humeur facile devenaient des bêtes brutes sous l’influence du whisky. De là ces querelles de tribus à tribus, quelquefois si sanglantes et si acharnées.

Un peuple intelligent ne se livre pas en masse à de tels excès sans qu’il existe certaines causes qui l’y poussent comme malgré lui. Les voyageurs anglais, en général peu favorables aux Irlandais, leur attribuent un penchant inné à l’ivrognerie ; mais personne ne naît ivrogne : Nobody was born a drunkard, comme l’a très bien dit le père Mathew. Je crois avoir indiqué les véritables causes de ces honteuses habitudes, savoir : l’hospitalité portée jusqu’à l’extravagance, la nécessité de se prémunir contre les influences d’un climat humide ; j’ajouterai : la coutume qu’ont toutes les familles aisées de passer l’année presque entière à la campagne dans l’oisiveté la plus complète, et l’absence de spéculations industrielles ou commerciales qui auraient pu ouvrir une voie aux esprits actifs et entreprenans, et leur donner des habitudes d’ordre et de travail ; enfin la servitude dans laquelle le peuple est resté plongé pendant plusieurs siècles. Toutefois il serait injuste de ne pas faire quelques réserves en faveur de l’aristocratie de nos jours. On doit convenir qu’elle commençait à se dépouiller de la rouille des vieux temps avant que le mouvement de la tempérance se déclarât. Désireuse de se modeler sur la société anglaise, elle ne pouvait manquer de s’associer de jour en jour davantage aux habitudes de sobriété mises en honneur chez nos voisins pendant les dernières années, et dues aux rapports plus fréquens avec le continent pendant les guerres de l’empire et depuis la paix de 1814.

On pourrait sans doute se demander si le gouvernement anglais n’avait rien fait pour apporter un remède à une plaie sociale aussi grave. À la vérité, en Irlande, de même qu’en Angleterre, toute personne surprise en état d’ivresse sur la voie publique était passible d’une amende de cinq shillings, et en outre d’un emprisonnement de quarante-huit heures ; mais, tant en raison de l’absence d’une police bien organisée que du grand nombre des délinquans, l’impunité la plus complète était assurée aux ivrognes. D’ailleurs, l’Angleterre voyait-elle à regret ces désordres, cause de tant de dégradation et de faiblesse pour l’Irlande ? Il est permis d’en douter. La méfiance qu’elle a témoignée contre les sociétés de tempérance, aussitôt que celles-ci s’établirent parmi les catholiques, ferait croire qu’elle y démêlait les élémens d’une régénération politique capable de renverser le vieux système de suprématie protestante. Par la même raison, les Irlandais protestans ne virent pas la réforme d’un œil moins jaloux ; aussi ont-ils tour à tour essayé de la ridiculiser et de l’étouffer.

Avant de faire l’histoire des sociétés de tempérance, je rappellerai un fait qui précéda de peu leur établissement, et qui n’est pas sans importance pour l’appréciation politique de cette révolution dans les mœurs. En 1829, on vit des masses de paysans catholiques accourir à Clare pour voter en faveur de Daniel O’Connell, et on remarqua avec surprise l’ordre admirable qui présidait à cette immense réunion, la sobriété, le calme et la dignité dont firent preuve les paysans sous la direction de leurs prêtres. C’était la première fois qu’un candidat catholique se présentait depuis l’existence des lois pénales. Aucune loi expresse n’avait, il est vrai, exclu les catholiques du parlement, mais la reconnaissance de l’église anglicane et le serment exigé de chaque député rendaient nul par le fait pour eux le droit d’élection. Cette considération n’arrêta pas O’Connell, son but était de faire une protestation éclatante dans le sein du parlement contre l’exclusion de fait de ses coreligionnaires ; on sait quel retentissement eut cette protestation éloquente, et quelle influence elle exerça sur l’adoption du bill de l’émancipation. O’Connell emporta l’élection de Clare à une immense majorité, malgré tous les efforts du parti protestant, auquel les votes des tenanciers catholiques étaient inféodés depuis des siècles ; les paysans se présentèrent à l’élection pour la première fois sans se livrer aux excès de l’ivresse. On voit que déjà instinctivement, et par la force des choses, les idées étaient tournées vers la tempérance, et que le peuple sentait par quel lien intime la réforme politique se rattachait à la réforme morale.

Les sociétés de tempérance sont d’origine américaine. Elles prirent naissance en 1811, dans l’état de Massachusets, où l’ivrognerie avait accru depuis quelque temps, dans une proportion effrayante, le nombre des crimes et les cas d’aliénation mentale. Les unitaires furent les premiers à organiser une société avant pour but d’arrêter les progrès de ce fléau, et proposèrent de substituer l’usage du thé et du café à celui du vin et des liqueurs fermentées. D’autres associations se formèrent sur ce modèle dans divers états, et finirent par se réunir en une seule qui, sous le nom de Société générale de tempérance américaine, tient une séance annuelle, le 2 mai, alternativement à Boston et à New-York. Il n’est pas de ville et de village où elle ne compte plusieurs affiliés. Le nombre en est porté à un million. La propagande est poussée activement par des journaux, des brochures et de nombreux missionnaires, qui vont prêchant à bord des bateaux à vapeur, dans les ateliers, les prisons, enfin partout où il y a des conversions à espérer. Le succès a couronné leurs efforts ; la doctrine fait chaque jour de nouveaux prosélytes. Dans l’état de New-York, on a réduit de moitié les permis pour la vente des liqueurs, et dans celui de l’Orégon les autorités locales l’ont tout-à-fait défendue. Le Nouveau-Monde ne suffit plus au zèle et à l’activité des prédicans de tempérance ; l’un d’eux, M. Baire, fut envoyé il y a peu de temps en Europe et eut accès dans plusieurs cours. Présenté aux Tuileries, il développa, dit-on, les idées et les plans de la société devant un auguste auditoire, mais sans succès. Puisque la Providence nous a donné de si bons vins, lui fut-il répliqué, il est bon de les laisser boire.

En Amérique, les sociétés de tempérance ont été établies et sont restées sous la direction des ministres protestans, le protestantisme étant la religion dominante. De là, l’impulsion a été reçue en Irlande, par les ministres protestans, mais depuis long-temps le mouvement est passé sous la direction catholique.

Le docteur calviniste Becker, prédicateur célèbre en Amérique, venait de publier six sermons en faveur de la tempérance. Ces sermons arrivèrent en 1829 par hasard à Belfast, et tombèrent entre les mains de quelques hommes éclairés, tels que le docteur Harwey, le professeur Edgard, le révérend M. George et M. Carr de New-Ross. Ils comprirent l’immense avantage qui pourrait résulter pour l’Irlande de mesures analogues à celles qu’on adoptait en Amérique. « C’est le remède qu’il nous faut, » s’écria M. Carr, et il fonda dans la ville de New-Ross la première société irlandaise de tempérance. A la même époque, le docteur Harwey publiait, dans le Morning-Post de Dublin, un essai sur les malheurs causés par l’intempérance, suivi bientôt d’une remarquable lettre signée pro patriâ, dans laquelle le bon docteur, exposant aux Irlandais ce que le fléau de l’ivrognerie avait coûté à l’Amérique, les adjurait au nom de la patrie de renoncer à la fatale boisson du whisky. Bientôt la société hibernienne de tempérance fut établie dans la capitale, sous la direction des personnes que je viens de nommer, conjointement avec le docteur Cheyne, M. Crampton et d’autres habitués de la boutique d’un libraire de Dublin. Quelques catholiques, entre autres M. Doyle, évêque de Carlow, s’y associèrent, mais la presque totalité des membres étaient des quakers, des méthodistes, des protestans de toute secte, parmi lesquels M. Crampton, avocat distingué, mérite une mention particulière. Il fonda avec MM. Dowling et Shea, le journal connu sous le nom bizarre de Gazette de tempérance et de littérature, et il convoquait de nombreux meetings populaires dans Taylors’hall. Pour frapper plus fortement la vive imagination de ses compatriotes, il présidait ces meetings, assis sur une barrique défoncée. Tour à tour apôtre et magistrat, M. Crampton passait de ce singulier fauteuil au banc des juges des quatre cours de Dublin, mais c’était encore pour y prêcher. Dernièrement, en pleine audience, il essayait de convertir un de ses confrères du barreau de Dublin : « Pouvez-vous mettre en doute, lui demandait-il, les bienfaisans effets de l’eau pure sur la santé et la gaieté, de même que sur la diminution des crimes, ainsi que nous le constatons tous les jours dans cette enceinte ? » A quoi l’avocat, grand amateur de punch et de vins de tous les pays, répondit, à la manière irlandaise, par une autre question : « Votre seigneurie a-t-elle jamais vu des gens bien gais réunis en partie de plaisir autour d’une borne-fontaine ou d’un seau d’eau ? »

Les premières sociétés irlandaises s’étaient simplement proposé d’amener le peuple à renoncer au whisky. On ne proscrivait pas l’usage du vin, de l’ale, du porter et de la bière en général ; seulement on recommandait d’en user avec modération. D’ailleurs, ces boissons se trouvaient, par leur prix élevé, à peu près interdites de fait aux basses classes. Les doctrines de la tempérance modérée ne se transformèrent en celles de l’abstinence absolue que vers la fin de 1836, en Angleterre, lorsque M. Liverey de Preston et quelques autres philanthropes essayèrent de les introduire parmi les populations des districts manufacturiers de Birmingham, Leeds et Manchester. La différence comparative du prix de l’eau-de-vie en Irlande et en Angleterre devait nécessairement amener cette modification. En Irlande, le whisky n’étant chargé que de droits assez faibles, se vendait à bon marché ; quelques sous suffisaient au paysan pour s’enivrer pendant toute une semaine. Rarement il avait le moyen d’acheter assez de bière pour arriver au même résultat ; il suffisait donc de lui interdire simplement le whisky. En Angleterre, au contraire, en raison des droits plus élevés dont sont frappées les liqueurs alcooliques, c’était la bière qui revenait à meilleur marché au peuple. Il arriva que bien des gens qui prêtaient le serment de tempérance, s’en tenant à la lettre, ne touchaient ni à l’eau-de-vie ni au gin, mais continuaient de s’enivrer avec de la bière. On comprit qu’un serment ainsi conçu manquait son but, la tempérance modérée fut remplacée par l’abstinence absolue ou le teetotalism. Un forgeron de Birmingham (son nom n’a pas été conserve) fut le premier à proposer cette réforme radicale. Dans un meeting tenu par les membres de la société de tempérance de la ville, le forgeron débuta par une sorte de confession publique : « Depuis que j’ai prêté le serment, dit-il, je ne bois plus de gin, il est vrai, mais je bois de l’ale et du porter, et je m’enivre tout comme auparavant. Je sens donc que je ne pourrai jamais me corriger, si je ne prends l’engagement de renoncer à toutes les boissons enivrantes. » L’honnête orateur était bègue ; arrivé à la péroraison, il s’écria de l’accent le plus solennel : I am a t-t-totaler, comme s’il eût dit : Je suis t-t-tout-à-fait abstinent. Il voulait dire totaler, mais sa prononciation défectueuse lui avait fait ajouter une syllabe, et le mot du forgeron bègue est resté pour exprimer l’abstinence absolue, qui dès-lors fut appelée teetotalism.

Le teetotalism fut très mal reçu en Irlande par un grand nombre de protestans qui avaient le plus contribué à répandre les idées de tempérance. Les uns consentaient bien à renoncer aux liqueurs, mais ils ne voulaient pas bannir le vin de leur table, alléguant, non sans quelque raison, que l’excessive humidité du climat le rendait nécessaire. D’autres s’écrièrent que l’abstinence totale était une doctrine anti-chrétienne, hérétique en son principe et contraire au sens des Écritures. Les teetotalers ripostèrent sur ce terrain, et il s’ensuivit une guerre de pamphlets hérissés de dogmes théologiques, de science médicale et de citations de la Bible, chacun s’efforçant d’interpréter les livres sacrés à sa façon. Bref, une scission s’opéra dans le sein de la société hibernienne, qui ne tarda pas à se dissoudre. Plusieurs affiliés se retirèrent ; d’autres, sentant redoubler leur zèle, se déclarèrent teetotalers, et fondèrent la nouvelle société de l’Union de la tempérance irlandaise. Les membres les plus actifs furent MM. Haughton, Hallen, Webb, Mac-Clure, et Crokan, presque tous quakers. M. Crokan accepta les fonctions de secrétaire de la nouvelle société, et se mit à parcourir le pays pour tenir des meetings et propager les bons principes.

Jusqu’ici le mouvement de la tempérance avait été un mouvement exclusivement protestant, auquel avaient pris part quelques dissidens, gens honnêtes, toujours disposés à favoriser ce qui tend aux améliorations morales. Rien cependant n’annonçait encore qu’il sortirait des limites d’une secte comme il en existe tant au-delà du détroit, rien ne pouvait faire pressentir les proportions gigantesques qu’il devait plus tard atteindre, lorsqu’il fut fécondé par l’élément catholique. Il faut se rappeler que les catholiques composent les trois quarts de la population. Depuis long-temps, ils sentaient, ils s’avouaient même la nécessité du baptême de la tempérance ; mais ils se tenaient en dehors du mouvement, en raison de cette méfiance instinctive qu’ils montrent toujours pour ce qui leur vient des protestans ; ils attendaient, pour y prendre part, que leur clergé y donnât son adhésion, car, on le sait, les anciennes persécutions ont fait des prêtres les chefs naturels des catholiques irlandais, et l’on n’a d’influence sur le peuple que par eux.

Les teetotalers protestans avaient un club à Cork ; par l’entremise de leur président, le révérend M. Duncombe, ils firent des démarches auprès des catholiques pour les engager à s’adjoindre à eux. Quelques-uns de ces derniers avaient cédé à l’influence persuasive du pasteur, lors que l’alarme se mit parmi les nouveaux initiés, à la lecture de certains pamphlets dans lesquels ils crurent entrevoir des tendances de propagande anti-catholique, mal déguisées sous le manteau des doctrines de la tempérance. Aussi, sans se séparer complètement de la société, exprimèrent-ils le désir de se mettre sous la direction spéciale d’un de leurs prêtres. Ils s’adressèrent successivement à MM. William O’Connor, George Sheenan, et au père Mathew, de l’ordre des capucins. Les deux premiers déclinèrent la proposition ; le père Mathew demanda à réfléchir pendant une semaine ; avant qu’elle fût écoulée ; il s’était déjà déclaré teetotaler. Les quakers ont prétendu que c’est aux sollicitations d’un de leurs coreligionnaires, M. William Martin, qu’est due l’adhésion du père Mathew. Les catholiques se sont recriés contre cette assertion, et, jaloux de se montrer en dehors de toute influence hérétique, ils assurent que le père Mathew n’a fait que céder aux invitations de ses confrères. Je ne me chargerai pas de décider la question. Quoi qu’il en soit, cette adhésion imprima tout à coup à la réforme une activité à laquelle ni le père ni personne au monde n’aurait jamais pu, s’attendre, et qui tenait entièrement à la position spéciale du père Mathew vis-à-vis de la population de Cork, presque en totalité composée de catholiques.

Le père Mathew jouissait depuis long-temps à Cork d’une extrême popularité. Il la devait à son caractère intègre, à son ardente charité, et au zèle qu’il avait mis à doter la ville d’un cimetière catholique. Autrefois les catholiques étaient obligés d’enterrer leurs morts dans le cimetière protestant. Les pasteurs ne leur en refusaient pas l’accès, mais ils interdisaient au cortège de franchir le seuil de la porte à la suite du cercueil, encore moins permettaient-ils que l’on récitât des prières catholiques dans l’enceinte funéraire. C’était un triste reste des persécutions religieuses. Sur l’emplacement d’un ancien jardin botanique, acheté par lui à cet effet, le père Mathew fit construire, en 1830, un cimetière qu’il ouvrit ensuite à toutes les croyances, lorsque le choléra vint exercer ses ravages en 1832, donnant ainsi un exemple de charité chrétienne qui contrastait avec l’intolérance des protestans. Les personnes qui savent de quel pieux respect le bas peuple en Irlande entoure ses morts et l’importance qu’il attache à ce que l’enterrement ne manque jamais d’une certaine pompe comprendront aisément que le père Mathew eût conquis, par un tel acte, l’affection de tout le peuple de Cork. D’ailleurs, en 1830, l’érection d’un cimetière catholique avait presque l’apparence d’une conquête sur le protestantisme. Aussi à peine eut-on appris que le père s’était fait teetotaler, et qu’il administrerait lui-même le serment de tempérance, que tous les malheureux, qui avaient reçu de lui des bienfaits et des consolations, vinrent prêter ce serment, persuadés que tout ce qui leur était conseillé par le charitable capucin ne pouvait manquer de leur porter bonheur ; puis arrivèrent ceux qui, adonnés à la boisson, mais rougissant cependant de leurs excès, pensaient trouver la force de se réformer dans un engagement public et revêtu d’un caractère religieux. Les curés encouragèrent le mouvement du haut de la chaire et dans le confessionnal. Peu à peu l’exemple fut suivi par toute la population du comté, et le père Mathew se vit obligé de consacrer deux jours par semaine à recevoir les sermens. Les recrues ne tardèrent pas à arriver aussi de Limerick, à vingt lieues de Cork. Des hommes qui n’avaient fait que boire toute leur vie et qui auraient mis à sec la mer, si elle eût été de whisky, vinrent spontanément jurer entre les mains du père Mathew qu’ils renonçaient à leur boisson favorite. De retour chez eux, le changement qui s’opéra dans les mœurs de ces vieux ivrognes et le bien-être qui résulta de leur amélioration morale frappèrent tellement les esprits, que bien des gens commencèrent à crier au miracle. Pour la première fois, on douta à Limerick que le whisky fût une des nécessités de la vie ; des troupes entières de néophytes affluèrent à Cork avec leurs familles pour prêter le serment. L’esprit d’imitation, si puissant chez les hommes, fit le reste, et bientôt la route entre les deux villes fut couverte de pèlerins. Le père Mathew dut finir par se rendre à Limerick. Il y fut reçu comme l’archange vainqueur du dragon de l’intempérance. Il prit ensuite la route de Dublin, faisant une halte dans chaque village. La messe dite, il allait se placer devant la principale taverne de l’endroit, et de là prêchait la croisade contre les excès de la boisson. Dès qu’il se sentait maître de l’esprit des paysans : « Mes enfans, s’écriait-il, en avant ! Que ceux qui veulent se guérir du penchant à l’ivrognerie se mettent à genoux, et qu’ils répètent après moi les paroles que je vais prononcer. » Et le peuple de tomber à genoux et de répéter avec le père : Je promets de m’abstenir des boissons fermentées et de faire mon possible pour engager mon prochain à renoncer au vice de l’intempérance. Il descendait ensuite au milieu de la foule agenouillée, et, après une courte prière, faisait un signe de croix sur le front de chacun, lui disant en même temps : Que Dieu vous donne la force de tenir votre promesse ; et, si la tentation vous prend, dites à la tentation : Qu’aucun homme ne me tente, car je porte sur le corps le signe de Jésus. À Dublin, le père Mathew choisit pour lieu de prestation du serment la place de la Douane, précisément en face du bureau où s’acquittait la taxe sur le whisky. Les employés de l’octroi purent voir de leurs yeux en un seul jour plus de dix mille personnes renoncer à payer à tout jamais l’impôt sur l’eau-de-vie, et une procession aussi nombreuse se renouvela pendant plusieurs jours. Ici, comme ailleurs, l’on remarqua, dans la foule des personnes qui prêtaient le serment, nombre d’infirmes et d’invalides, la tête ou les membres enveloppés de linges, et qui évidemment s’étaient rendus sur les lieux dans l’espoir que la croix que le père Mathew leur ferait sur le front les guérirait de leurs maux. Telle était la ferveur avec laquelle les catholiques s’empressaient d’adopter le teetotalism, que les propriétaires des principales diligences, qui étaient catholiques, offrirent au père Mathew de le faire voyager partout gratis avec leurs voitures, et c’est, dit-on, de la sorte que le père fit le tour de l’Irlande. Par un contraste assez piquant, l’administration des malles-postes, composée de protestans, le faisait en même temps prier de ne plus voyager par le courrier, son arrivée dans les villages que la malle devait traverser donnant lieu à une telle affluence de gens empressés de le voir, que les chevaux ne pouvaient avancer, et qu’il en résultait des retards nuisibles à la régularité du service.

Dès l’instant où le mouvement de la tempérance eut passé sous une direction catholique, beaucoup d’écrivains protestans se sont efforcés de le rendre suspect à l’Angleterre ; ils ont rappelé que toutes les rébellions de l’Irlande avaient commencé par quelque chose d’analogue. Derrière le père Mathew ils ont évoqué le fantôme d’O’Connell. Quelle qu’ait été la marche ultérieure de cette réforme, il importe néanmoins de constater que dans le principe elle était purement religieuse et s’est opérée sans aucun concert, sans aucune préméditation, et en dehors de toute combinaison politique. Elle a étonné d’autant plus qu’elle n’était entrée dans les prévisions de personne. Elle a prouvé que, malgré son abrutissement apparent et le mépris déversé sur elle par les Anglais, un germe de régénération morale existait chez la race irlandaise ; que ce germe, à l’insu de chacun, était arrivé à maturité grace aux efforts persévérans du clergé et au milieu du mouvement général des idées qui accompagna l’acte de l’émancipation ; enfin que ce germe n’attendait pour éclore que l’apparition d’un chef vraiment populaire, lequel en Irlande ne pouvait être qu’un prêtre ou du moins un catholique. La conversion des masses à la tempérance date de 1833. Ce n’est qu’en 1843, lorsque O’Connell commença l’agitation pour le rappel de l’union, que la tempérance prit une tendance politique. Sans la révolution qui venait de s’opérer dans les mœurs, l’agitateur eût-il réussi dans son entreprise ? Il est permis d’en douter. Qu’on suppose les masses adonnées à l’ivresse comme autrefois, il eût été impossible à O’Connell de maintenir l’ordre dans ces immenses agglomérations d’hommes qui couraient à ses meetings, l’agitation parlementaire eût inévitablement dégénéré en révolte ouverte, et les troupes anglaises en auraient eu bientôt raison. En chef habile, O’Connell profita de l’heureux changement qui s’était opéré dans les habitudes populaires et en fit son plus puissant auxiliaire. La réforme morale et la réforme politique furent dès-lors étroitement unies. Aujourd’hui les termes de teetotaler et de repealer sont presque devenus synonymes. Bien des fois, en Irlande, il m’est arrivé d’entendre dire par des partisans de la tempérance : « Je suis un teetotaler et un repealer. » Au meeting monstre tenu sur la colline de Tara, le 15 août 1843, un fermier, me racontant les détails de la surprise dont une bande d’insurgés fut victime pendant la révolte de 1798, eut soin de me faire observer que les rebelles n’avaient dû leur triste sort qu’à l’ivresse dans laquelle ils étaient plongés pour la plupart. « De pareils malheurs n’arriveraient plus, ajoutait-il, en cas d’une nouvelle insurrection ; le père Mathew nous a guéris du péché de l’ivrognerie. »

L’institution des sociétés de tempérance a complètement changé les habitudes du peuple. Il y a dans chaque bourgade une société ou confrérie de teetotalers dans laquelle les femmes et les enfans sont admis. Au moyen d’une souscription volontaire, ils entretiennent une espèce de club où ils se réunissent pour s’exciter mutuellement à l’observance de l’engagement commun. Un article du règlement défend toute discussion politique, prescription inutile, puisque tous sont maintenant du même bord ; ceci est si vrai que, lorsque les repealers du lieu tiennent un meeting, c’est le plus souvent dans la salle des teetotalers. Le club est associé à un journal qui est presque toujours un journal favorable au rappel, tel que le Freeman, le Pilot, le Dublin-Evening-Post. Souvent on y trouve une petite bibliothèque composée de livres élémentaires d’histoire, de sciences et d’arts mécaniques. Chaque teetotaler possède une médaille où le père Mathew est représenté administrant le serment ; au revers est l’agneau pascal avec l’inscription : In hoc signo vinces. L’exhibition de cette médaille assure au porteur un accueil fraternel dans toute société de tempérance. Dans leurs processions publiques, les teetotalers font montre de devises allégoriques assez semblables à celles en usage chez les francs-maçons, et étalent un grand luxe de bannières. On donne dans les clubs des soirées musicales, parfois de petits bals, très souvent des soirées de thé pendant lesquelles il est permis aux jeunes gens de prendre la parole en faveur de la tempérance, et les discours, qui sont presque toujours des répétitions de ceux du père Mathew ou des éloges que fait à tout moment O’Connell de la tempérance, sont accompagnés de toasts porté avec de l’eau, de la limonade, de l’eau de gingembre et autres cordiaux de la tempérance. Presque chaque société possède un corps de musiciens ; pour empêcher l’oisiveté, on pousse autant que possible à l’étude de la musique, dont le goût se répand ainsi dans les localités les plus reculées. Les airs joués de préférence sont d’anciens airs national irlandais, et celui de la Saint-Patrice a toujours le pas sur le God save the Queen. Dans les villes, chaque quartier a sa société de tempérance, et toutes rivalisent de zèle. À Dublin, il y en a même une composée d’enfans. En général, ce sont les prêtres qui sont à la tête des associations et en dirigent l’esprit. Il n’est permis d’user du vin et des autres boissons proscrites par le serment que sur ordonnance du médecin. S’il arrive qu’un teetotaler viole le serment, le prêtre peut le dénoncer du haut de la chaire, et le peuple ne manque jamais d’attribuer à une punition divine les malheurs qui pourraient lui arriver dans la suite. J’ai été à même d’apprécier l’incroyable changement opéré dans les mœurs des Irlandais ; il faut avoir assisté à leurs meetings, avoir observé l’attitude digne, le recueillement religieux avec lequel ils écoutent leurs orateurs, pour se faire une idée de la ferveur de leur croyance. Avec quel air de satisfaction ces pauvres paysans se déclaraient teetotalers, avec quel naïf contentement ils me racontaient les heureux effets de leur conversion ! Ils jouissent d’une meilleure santé ; ils peuvent travailler davantage, payer leur bail, faire même quelques économies. À chaque pas, dans mes courses, je pouvais de mes yeux constater les résultats immenses obtenus par le père Mathew. Au meeting de Tara, dont j’ai parlé, et qui réunissait plus de six cent mille personnes, en parcourant les rangs, je n’ai pu découvrir que deux ivrognes, que leurs camarades s’efforçaient de contenir. Au meeting de Baltinglass, même sobriété. Une autre fois, je me rendais à Dingle à bord d’un navire marchand : la mer était mauvaise, et notre capitaine, qui n’était pas sans inquiétude, voulant soutenir le courage de ses matelots, qui étaient tous teetotalers, leur déclara qu’il prenait sur sa conscience de les délier du serment de la tempérance, et leur offrit du whisky ; mais tous sans exception refusèrent.

Pendant mon séjour à Dublin, je fus l’objet de mille prévenances de la part des membres du comité teetotalist. Ces politesses n’étaient pas sans une arrière-pensée de prosélytisme. On m’invita à assister aux séances de la société, et, si je n’ai pas prêté le serment, ce n’est certainement pas faute d’avoir entendu débiter de belles choses sur le teetotalism. Je me rendis un soir à la salle du Royal Exchange, lieu consacré aux séances. La salle, quoique très vaste, était remplie de monde ; on y étouffait. Dans le fond, et au-dessus d’une longue table verte occupée par le comité, l’on voyait une pièce de toile bordée de ruban rose, portant les mots : Don’t enlist in the drunkards’ army (ne vous enrôlez pas dans l’armée des ivrognes). Au-dessous de cette légende était un planisphère placé entre quatre planches anatomiques coloriées, représentant chacune une section de l’estomac de l’homme :

The stomach in a healthy state. — L’estomac à l’état de santé.

The stomach of the drunkard.- L’estomac de l’ivrogne.

The stomach of the drunkard after the debauch. — L’estomac de l’ivrogne après l’ivresse.

The state of the stomach of the drunkard after death from delirium tremens. — L’estomac de l’ivrogne après la mort causée par le delirium tremens.

Ces planches étaient coloriées en couleurs très vives, exagérées à dessein par le peintre pour faire ressortir les ravages des boissons enivrantes et frapper vivement les esprits. Dans la foule des spectateurs, je reconnus le cocher dont je me servais habituellement, mon bottier, le colporteur de journaux et le domestique de ma pension ; enfin j’avisai aussi un quaker, marchand de chaussettes et de bonnets de coton, chez lequel j’avais fait quelques emplettes, et qui, à mon insu, ne se trouvait être rien moins que le secrétaire de la société. Il me reconnut, m’aborda fort poliment, et, m’appelant par mon nom, il me pria de prendre place à côté de lui devant le tapis vert.

Le président ouvrit le meeting en recommandant au public le décorum et le bon ordre avec d’autant plus d’instance, dit-il, que plusieurs gentlemen teetotalers américains assistaient à la séance. Ma place auprès de mon quaker me rendait le point de mire de toute la salle ; tous les yeux se dirigeaient vers moi, pendant que de mon côté je regardais à droite et à gauche pour chercher les Américains que je découvris enfin assis fort modestement dans un coin de la plate-forme. Le président ajouta qu’il se persuadait chaque jour davantage de la bonté des idées teetotaliques : il ne s’était, dit-il, jamais aussi bien porté, jamais senti d’aussi bonne humeur ; à la chasse, il n’avait jamais visé plus juste que depuis qu’il avait renoncé aux boissons fermentées. Il termina en souhaitant la même santé et la même bonne humeur à toute l’assemblée.

Mon quaker lui succéda, et, un numéro de l’American temperance Union à la main, il rendit compte des progrès du teetotalism dans le Nouveau-Monde, et donna des détails sur un grand dîner diplomatique à New-York, où l’on n’avait bu que de l’eau fraîche et de la limonade. Il parla des succès qu’obtenait à Londres le père Mathew auprès des plus illustres personnages, et expliqua la honteuse attaque dont le révérend père avait été l’objet dans un des faubourgs de cette ville, assurant que c’était un coup monté par les propriétaires des tavernes, gens riches et turbulens qui voient la ruine de leur négoce dans le triomphe du teetotalism. « Ouvriers ! s’écria-t-il, ouvriers, gens du peuple, et vous tous ici présens qui avez le bonheur d’être teetotalers, n’en soyez pas trop orgueilleux. Ne soyez pas égoïstes ; cherchez à répandre les bienfaits de la tempérance tout autour de vous. Les hautes classes résistent, il faut vaincre leur répugnance. (Approbation.) Mes amis, que chacun d’entre vous, dans ses rapports avec les personnes des hautes classes, profite des moindres occasions pour propager la doctrine et pour exalter les avantages du teetotalism ; qu’il parle de sa santé améliorée, de ses épargnes, du contentement de l’esprit, enfin des innombrables bienfaits dont il est redevable à la tempérance. (Applaudissemens.) Il faut, pour le bonheur de l’humanité, que le teetotalism devienne universel ; il faut que les riches, les lords (vifs applaudissemens), les ministres, la reine elle-même (applaudissemens prolongés), deviennent teetotalers à l’égal du pauvre ; il faut que le teetotalism fasse le tour du monde, que l’espèce humaine se rallie dans une pensée de charité et d’amour autour de la bannière du père Mathew. (Tonnerre d’applaudissemens.) L’Irlande doit déjà au teetotalism sa régénération orale ; elle lui devra aussi sa régénération politique. Mes amis, crions hurrah pour le teetotalism ! »

Une salve de hurrahs des plus enthousiastes accueillit cette péroraison ; puis un Américain dont j’ai oublié le nom fit un discours fort ennuyeux qui fut beaucoup applaudi par courtoisie, et enfin la parole échut au docteur, lequel, envisageant le teetotalism sous le point de vue hydropathique, prouva que l’eau n’était pas seulement une source de santé, d’amélioration morale et d’utiles économies, mais qu’elle guérissait les migraines, les affections nerveuses, les vieux rhumes, même la goutte, en un mot toutes les maladies. Le docteur ajoutait que si les teetotalers voulaient bien ne pas se contenter de se servir de l’eau comme boisson, mais même en user extérieurement, il avait la conviction que, sous peu, tous les apothicaires seraient obligés de fermer leurs boutiques.

« — Non ! non ! s’écria en ce moment du fond de la salle une voix sonore, sans doute celle de quelque apothicaire du voisinage. — Et le docteur de reprendre : Qui a dit non ? Moi, je dis que oui ! Que chacun suive mon exemple, et il n’y aura pas plus de boutiques d’apothicaires que de tavernes. Je ne bois que de l’eau ; j’ai même renoncé au thé et au café. De plus, chaque matin je prends une douche d’eau froide ; cela dure depuis deux ans, et, grace à ce régime, je jouis maintenant d’une santé tout-à-fait florissante. Je m’adresse aux pères de famille : qu’ils obligent leurs enfans non-seulement à se laver matin et soir, mais à faire une ablution d’eau froide dans le courant de la journée, et nous verrons si les apothicaires résisteront long-temps. » Le médecin termina sa dissertation teetotalo-hydropathique par une description de l’estomac ; en expliquant, au moyen des planches coloriées suspendues à la muraille, les funestes effets produits par l’intempérance.

Enfin, tous les orateurs ayant parlé, le président leva la séance, après avoir appris à l’assemblée que le meeting n’avait pas seulement été honoré de la présence des gentlemen américains, mais aussi de celle d’un very distinguished foreigner, Polonais d’origine, natif de Milan, demeurant à Paris, venu en Irlande tout exprès pour être témoin des miracles opérés par le teetotalism, et il proposa une salve de hurrahs en l’honneur de cet étranger. On me fit ensuite cadeau de plusieurs liasses d’imprimés et de brochures sur la doctrine ; on me donna un serment en blanc, et, si je ne fus pas invité séance tenante à y apposer mon nom, ce fut par pure discrétion et pour ne pas avoir l’air de me forcer la main. Enfin il était évident que l’on voyait en moi le futur apôtre du teetotalism en Italie.

Ces détails ont sans doute un côté ridicule ; mais, sous ces formes excentriques, il y a, je le répète, une conviction vraie et de grands résultats obtenus. Du reste, en pareille matière les chiffres sont une autorité qu’on ne peut récuser : or, on porte actuellement le nombre des teetotalers à trois millions pour le moins. Les registres officiels déposent que, dans l’espace de quatre ans, la consommation du whisky a diminué de près de moitié : elle avait été, en 1838, de 12,296,342 gallons ; en 1841, elle était descendue à 6,485,443.

J’eus l’honneur, à Cork, de dîner chez le père Mathew. Il n’habite pas le couvent de son ordre, mais une maisonnette de fort modeste apparence dans Parliament-Street. La porte en est constamment ouverte ; c’est le quartier-général des teetotalers de Cork. Au rez-de-chaussée, je trouvai une vingtaine de personnes auxquelles le père administrait le serment. Chaque récipiendaire donnait ensuite son nom au greffier, qui le notait dans le registre de la société. Ceux des récipiendaires qui savaient écrire signaient de leur propre main ; ceux qui avaient les moyens de payer la médaille de la tempérance la recevaient en échange d’un shilling, destiné à couvrir les frais de la société. On la délivre aux pauvres gratis.

Le père Mathew m’accueillit avec la plus franche cordialité, en vrai gentleman. Rien dans sa personne qui dénote le capucin. Il ne porte pas le froc, et s’habille en noir, bottes et cravate blanche. Pendant le dîner, je le questionnai et le priai de m’expliquer le succès étonnant de sa mission. Il me répondit avec une grande simplicité : — Je n’en sais rien ; on m’a invité à prendre le serment, je l’ai proposé à d’autres, la Providence a fait le reste. — Je lui parlai du brillant accueil qu’il avait trouvé partout en Angleterre. — Oh ! oui, oui, reprit-il, grands et petits, tout le monde m’y a bien reçu ; chacun comprenait ce qu’il y avait de vertueux dans le mouvement de la tempérance. — Il disait ces mots de l’air d’un homme qui attribue de bonne foi ses succès, non pas à lui-même, mais à la bonté de la cause dont il est le champion. Voyant en moi un admirateur du teetotalism, il voulut m’engager à prendre le serment ; je me rejetai sur mon extrême sobriété. D’ailleurs, lui dis-je, une défense inutile donne la tentation de l’enfreindre ; mais il me saisit la main, et me répondit en souriant par ces vers du poème satirique d’Hudibras, de Butler, sur la chevalerie errante :

He who fights and runs away,
May live to fight another day, etc.

« Si vous vous sauvez de la mêlée aujourd’hui, vous avez quelque chance de vous battre demain ; mais, si l’on vous tue aujourd’hui, adieu tout espoir de bravoure pour demain.

Plusieurs fois il fut interrompu pendant le dîner par des gens qui venaient demander le serment. — Je ne puis les renvoyer, disait le père ; ils ne reviendraient peut-être pas demain. — Il descendait, administrait le serment, et venait se rasseoir à table jusqu’à une nouvelle interruption, sans s’impatienter jamais, répétant sans cesse : Ils ne reviendraient pas demain. Il porta ma santé, un verre d’eau à la main, comme de raison. Pas un mot de politique dans notre entretien, que la vivacité irlandaise du père Mathew égayait de ses saillies ; la beauté des collines d’Érin, l’émancipation intellectuelle du peuple sous le régime de la tempérance, en faisaient naturellement tous les frais. Je remarquai, non sans quelque surprise, sur la cheminée le buste de Napoléon entre deux statuettes de David et de Salomon. Dans la maison d’un protestant, le buste du duc de Wellington eût infailliblement figuré à la place de celui de l’empereur. On voyait aussi dans la pièce une bannière, des teetotalers de Cork, — portant la devise : Gloire à Dieu ! — Honneur aux hommes de bonne volonté !

Le père Mathew est né en 1790, à Jamestown, près de Cashel, dans le comté de Tipperary. Il compte parmi ses ancêtres deux généraux, cités honorablement par Sheridan dans la vie du doyen Swift. Resté orphelin en bas âge, il fut adopté par sa tante paternelle, lady Elizabeth Mathew, et fit ses études dans le séminaire de Maynooth. Les capucins de Kilkenny, avec lesquels il s’était lié d’amitié, s’efforcèrent de l’attirer parmi eux ; il céda à leurs exhortations, se fit moine, et fut ordonné prêtre en 1814. Il a depuis toujours résidé à Cork. Homme intègre et bienveillant, vivant dans un pays où le prêtre est tout-puissant sur l’esprit des populations, il s’est acquis à tel point la confiance de ses coreligionnaires, qu’il s’est trouvé bien souvent nommé exécuteur testamentaire par de riches habitans de la ville.

Le père Mathew est de taille ordinaire ; il est fort actif et presque toujours en mouvement. On dirait un missionnaire du Paraguay prêt à monter à cheval. L’expression de sa physionomie est d’ordinaire grave et concentrée ; s’il parle, son visage sourit aussitôt, et d’un sourire dont on se sent gagné. Il a des yeux clairs, une bouche agréable, et une petite main aristocratique qu’il est assez disposé à mettre en évidence. Entend-il de la musique, il aime à battre la mesure ; parle-t-il d’obstacles à surmonter, de difficultés à vaincre, il serre le poing ; cherche-t-il à persuader, il appuie sa main sur la vôtre. On remarque un frémissement convulsif aux coins de la bouche lorsqu’il s’apprête à parler ; en même temps il tend les bras, en haussant légèrement les épaules. Il n’a pas la parole facile, mais l’intonation de sa voix est sympathique. En un mot, c’est une nature franche, bonne, généreuse, et il est impossible d’approcher de l’apôtre de la tempérance sans se dire aussitôt : Voici un homme de bien.

On se demandera sans doute si les effets de la réforme qu’il a prêchée se soutiendront dans les masses catholiques. Il est permis d’en douter, car l’abstinence absolue n’est point une chose naturelle et ne saurait durer. Proposée comme un remède radical à un mal extrême, elle disparaîtra avec le mal. Quel que soit cependant l’avenir du testotalism, les bienfaits dont il aura été la source seront pour le père Mathew de nobles titres à la reconnaissance publique ; l’honneur de cette guérison sociale reviendra à l’apôtre infatigable qui a dévoué sa vie au salut de ses compatriotes. Après O’Connell, le père Mathew est l’homme qui a le plus fait pour la régénération de l’Irlande.


Baron CHARLES DEMBOWSKI.