Les rues de Paris/Richard-Lenoir

Bray et Rétaux (tome 2p. 369-383).

RICHARD-LENOIR




I

Né le 16 avril 1765, Richard était fils d’un petit cultivateur d’Épinay-sur-Oon, près de Villers-le-Bocage (Calvados). La position de ce digne homme et en gênéral des paysans à cette époque laissait fort à désirer d’après ce que Richard nous apprend du régime de vie habituel :

« La nourriture des domestiques et des hommes et femmes de peine n’était comptée qu’à raison de trois sous par jour ; elle se composait, le matin à six heures, d’une soupe appelée caudé ; à midi, d’un morceau de galette de sarrasin et de pain noir ; enfin pour le souper d’une bouillie de sarrasin. Un cidre très-léger accompagnait ces trois modestes repas[1] ».

On peut croire, d’après les Mémoires, que l’éducation, dans les campagnes même, se ressentait des influences déplorables qui dominaient alors dans Paris et dans les grandes villes et devaient amener tant de catastrophes. Peut-être aussi, le caractère de l’enfant, porté dès le plus jeune âge et d’instinct à la spéculation, en l’inclinant trop et trop tôt à la préoccupation du gain et d’une fortune à faire, le détournait de pensées d’un ordre plus élevé. On le voit à regret à l’âge de onze à douze ans, par une manœuvre plus coupable qu’il ne le croyait sans doute, dérober une dinde et la cacher en un lieu connu de lui seul pour se ménager à huis clos pendant le carême quelques bons repas au mépris de la loi religieuse sévèrement observée par le reste de la famille. Ce méchant tour, et deux ou trois autres non moins répréhensibles, par exemple le tort considérable fait, pour en bénéficier, au pigeonnier d’un voisin, sont racontés, ce semble, un peu trop le sourire aux lèvres et sur le ton badin, dans les Mémoires qui trahissent des préjugés qu’on ne peut attribuer qu’à une singulière ignorance. La préoccupation fiévreuse des affaires qui, pendant cinquante ans, avait absorbé, passionné cet homme dont le cœur était bon, généreux, affectueux, ne lui avait pas permis même quelques instants de réflexion sur ce qu’il nous importe le plus au monde de bien connaître et de pratiquer ; de là dans son livre, des phrases comme celles-ci qui prouvent une telle absence des notions les plus élémentaires de la foi : « J’étais lié d’affaires avec une famille Israélite nommée Brandon, braves négociants et assez philosophes. Aussi quoique ce fût un Vendredi-Saint, nous venions d’entamer par avance le jambon de Pâques, et nous ne nous étions pas montrés plus scrupuleux les uns que les autres. »

Ailleurs encore nous lisons : « Je louai alors au gouvernement un hôtel situé rue de Thorigny, au Marais… Quoiqu’il fût somptueux encore, je fis monter mes mulgenies dans les brillants salons où l’ancien propriétaire (l’Archevêque de Paris), étonnait par son luxe et dans lesquels le travail, l’ordre et l’industrie allaient remplacer désormais le faste et la paresse. »

Feu Dulaure, aveuglé par la fausse science pire encore que la complète ignorance, n’aurait pas mieux dit. Ces citations, qu’il semble inutile de multiplier, suffisent à prouver ce que j’affirmais plus haut. On comprend ainsi que Richard, au début de sa carrière de négociant, ne se soit pas fait scrupule de certains actes, de contrebande par exemple, aussi bien que plus tard de l’achat en commun avec son associé et ami Dufresne-Lenoir de domaines dits nationaux et de biens d’émigrés. Serait-il téméraire de penser que cette spéculation finalement ne porta bonheur ni à l’un ni à l’autre ? On en jugera par le récit des faits.

Richard, parti de son village à dix-sept ans et en sabots, vint à Rouen où, pour vivre, il fut contraint d’entrer, comme garçon limonadier, dans un café. Actif, sobre, intelligent, il fit là quelques économies, ce qui lui permit, dans l’année 1786, de se rendre à Paris, but de son ambition ; car là, comme tant d’autres pauvres villageois hallucinés par ce mirage de la grande ville, il se croyait assuré d’une prompte fortune. Mais à Paris comme à Rouen, Richard en fut réduit pour subsister à entrer comme garçon dans un café. « Mais, dit un biographe, c’était le café de la Victoire, l’un des plus fréquentés de la rue Saint-Denis. Aux bénéfices de son état, il joignit ceux de quelques petites spéculations lucratives, et compta bientôt dans son épargne une somme de 1 000 francs. Alors il se trouva riche et, ses espérances réalisées accrurent celles qu’il devait naturellement concevoir. Il jeta le tablier blanc, loua une petite chambre dans le quartier des halles, acheta quelques pièces de basin anglais, qui était alors un objet de luxe et de contrebande, et se vit au bout de six mois possesseur d’une somme de 6 000 francs. »

Victime de la mauvaise foi d’un faiseur d’affaires, et un peu aussi de sa téméraire confiance, au bout de quelques mois, non-seulement il avait tout perdu, mais il se voyait emprisonné pour dettes à la Force. La Révolution l’en fit sortir avec beaucoup d’autres, et grâce à son courage, à sa persévérance, à la prudence qu’il avait acquise à ses dépens, sans doute, et qui tempérait son audacieuse initiative, en peu d’années, de 1790 à 1792, non-seulement il avait rétabli ses affaires et payé ses dettes, mais sa position était assez prospère pour qu’il put acheter le beau domaine du Fayt, près Nemours. Par malheur, la situation du pays à l’intérieur devint telle, par suite du triomphe des anarchistes et des terroristes, que Richard dut suspendre ses spéculations et même quitter pour un temps la capitale, après un événement qui pouvait avoir pour lui les suites les plus graves et fait d’ailleurs grand honneur à son caractère. Bien qu’étranger et même assez indifférent à la politique, Richard jugeait des choses en honnête homme.

«Quoique je fusse très-bien vu à ma section, dit-il, je n’étais pas maître de retenir parfois l’impression de dégoût que m’inspirait une grande partie de nos gouverneurs de second ordre, et je ne raisonnais pas toujours la manière d’exprimer mon opinion. Un soir, je jouais aux dominos, au café, avec un membre du comité du salut public ; c’était le marchand de beurre dont j’ai parlé. Je tournais le dos à la rue, Mazie lui faisait face ; il voit passer dans la rue Monconseil un notaire de ma connaissance, fort digne homme et père de famille.

« En voilà un qui fait bien de se promener, dit-il avec un sourire infâme, en posant son double-deux ; dans sept jours, il aura craché dans le grand panier. »

» Sa phrase n’était pas encore achevée que déjà je lui avais appliqué un vigoureux soufflet ; il en demeura tout étourdi. Je me levai alors, tremblant de colère et d’horreur, et je quittai le café sans mot dire.

» Après m’être promené quelques instants pour dissiper un peu mon agitation, je rentrai chez moi, assez calme en apparence, mais toujours fort inquiet des suites de ma vivacité. Avoir souffleté un honorable membre du comité révolutionnaire, c’était un crime de lèze-nation ; cela ne pouvait manquer de me conduire à la guillotine comme un ennemi du peuple, un aristocrate, un infâme modéré. »

La femme de Richard (car il était marié depuis quelque temps), instruite déjà de l’évènement, eut l’air de tout ignorer ; et, tranquille de ce côté, Richard, les rideaux tirés, fit ses préparatifs ; car, en homme résolu, il comptait se défendre et voulait vendre au moins chèrement sa vie. « Je sortis de mon secrétaire une paire d’espingoles de gros calibre, je les chargeai et posai près d’elles mes papiers indispensables… Tout fut calme cependant jusqu’à minuit. Alors j’entends des voix confuses, et le bruit de la patrouille qui se dirige vers ma maison ; on s’arrête à la porte ; je saute à bas de mon lit, je ne m’étais pas déshabillé ; j’entends monter mon escalier : je saisis mes armes et je m’apprête à faire bonne contenance. Ma pauvre femme s’élance tout en larmes vers moi et m’entoure de ses bras comme pour me protéger.

— Qu’espères-tu faire, mon ami, contre tant de monde ?

— Je défendrai bien ma vie, sois tranquille ; je ne me sens pas d’humeur à me laisser égorger comme un agneau. Du premier coup de feu, je puis me défaire des membres du comité, je n’aurai pas besoin d’en tirer un second ; tous les gardes nationaux me connaissent ; je n’ai fait que du bien à la section, personne n’osera m’arrêter.

« Tandis que je parlais, le bruit s’éloignait, on passait devant la porte de mon appartement. » C’était un voisin, un jacobin du nom de Loyse qu’on venait arrêter. Le reste de la nuit se passa tranquillement. Le lendemain, de bonne heure, Richard reçut la visite d’un autre membre du comité, appelé Marquet, qui lui dit :

« Vraiment, vous eu faites de belles ! heureusement que vous avez des amis. Quoique nous soyons tous bien convaincus au comité que vous avez les sentiments d’un honnête citoyen et d’un bon Français, sans moi, vous étiez arrêté cette nuit ; vous n’avez eu que deux voix de majorité. Il faut étouffer l’affaire au plus vite ; venez dîner aujourd’hui chez moi où se trouvera Mazie, avec lequel j’aviserai à vous réconcilier. Cet homme est assez bon diable au fond, gonflé surtout de son importance, plus vaniteux et braillard que méchant. N’y mettez point d’amour-propre, vous, la chose en vaut la peine. Vous conviendrez, seulement pour la forme, que vous avez eu tort de lui détacher si lestement le soufflet ; sa vanité satisfaite, volontiers il oubliera tout. »

Les choses se passèrent en effet ainsi, grâce à Marquet, le bienveillant amphytrion, et la réconciliation, se fit sans grande difficulté. Mais Richard, dès lors devenu prudent, veilla sur sa langue comme sur ses mains, et la stagnation des affaires ne lui laissant que trop de loisir, il en profita pour faire un voyage dans le Calvados. Pendant son séjour à la ferme de son père, il eut la joie de pouvoir aider celui-ci de sa bourse en le délivrant de graves embarras résultant de la trop grande bonté du vieillard et du malheur des temps. Richard, paraît-il, ne revint à Paris qu’après le 9 thermidor, et c’est alors que commence véritablement pour lui la phase brillante et glorieuse de sa vie de négociant.

II


Sa maison déjà comptait entre les plus considérables de Paris, lorsqu’elle prit une nouvelle importance par suite de l’association de Richard avec un autre négociant, du nom de Lenoir-Dufresne. Ils se rencontrèrent pendant l’année 1797, à une vente, et presque spontanément la sympathie mutuelle, la conformité des idées, l’harmonie des caractères forma entre eux une de ces fortes amitiés dont il est peu d’exemples et d’autant plus admirable que, pendant près de dix années, il ne paraît pas qu’elle ait été troublée par le moindre orage. C’est là en vérité presque un phénomène et qui ne peut s’expliquer que par la condescendance réciproque et surtout la générosité naturelle des deux associés, oublieux l’un et l’autre de leur propre intérêt, et ne songeant, chose rare, qu’à faire tourner, chacun au profit de son associé, les succès de la communauté. On conçoit que dans ces conditions, et avec cette parfaite unité de direction, la maison Richard-Lenoir devînt l’une des premières maisons de Paris, de la France même, surtout lorsque les associés purent fabriquer eux-mêmes les marchandises tirées jusque là d’Angleterre et auxquelles on fut bientôt en mesure de faire une redoutable concurrence grâce à une heureuse découverte de Richard.

« Un jour de désœuvrement, dit un écrivain, Richard avait sous la main une pièce de mousseline prohibée. Machinalement d’abord, il la défile ; puis, plus attentif, il en compte les fils et les pèse. Il voit avec surprise que huit aunes de mousseline ne contiennent qu’une livre de coton ; que ces huit aunes, qui se vendent 80 fr., ne renferment que 12 fr. de matière première. Un simple coup d’œil lui révèle à l’instant qu’il y a là d’immenses bénéfices à réaliser et toute une industrie à créer. Il se promet de doter son pays de cette richesse. Pour mettre à exécutien son projet, cependant, il n’a encore ni machines ni ouvriers. Il faut qu’il retrouve d’abord la manière de défiler, puis celle de filer, et enfin le secret des diverses fabrications, et aussi des ouvriers qui le comprennent. Aucun obstacle ne l’arrête. Il enrôle quelques pauvres Anglais à peine instruits des premières notions de l’industrie. D’après les dessins informes de l’un d’eux, il fait construire des métiers par un menuisier à défaut de mécanicien et il installe tout ce bizarre assemblage dans un cabaret vide et la première manufacture de coton commence à fonctionner en France[2]. »

Encouragé par ce premier succès, Richard fait fabriquer sans relâche des métiers pour lesquels il improvise des ouvriers et il en remplit plusieurs boutiques qu’il trouve vides. Mais l’espace cependant lui manque. Alors il avise au centre de Paris, rue de Charenton, un ancien grand couvent, domaine national, affecté au ministère de la guerre, mais qui semble abandonné. Par un coup d’audace, il s’y installe en y faisant transporter ses machines, et lorsque le ministre, ébahi à cette nouvelle, envoie pour constater l’usurpation, le commissaire reste stupéfait à la vue de deux cents métiers en pleine activité, et, dans un rapport tout favorable, conclut à ce que, moyennant indemnité, le local soit laissé au courageux industriel. L’événement fit du bruit à ce point que le Premier Consul voulut visiter lui-même l’établissement. Dans l’admiration de tout ce qu’il avait vu, il félicita vivement Richard, et sur la demande de celui-ci, qui déjà se trouvait à l’étroit, il lui laissa espérer qu’on mettrait à sa disposition un autre domaine de l’État, le couvent des Ternelles, situé de l’autre côté de la rue. Fort de cet appui, Richard fit sa demande au préfet de la Seine, Frochot, et la réponse tardant trop à son gré, il se rend de sa personne chez le préfet qui le reçoit assez froidement, en disant que sa demande ne saurait être accueillie, attendu que l’administration a pour les bâtiments en question d’autres projets. Vainement Richard insiste, moins dans son intérêt que dans celui du pays et de nombreux ouvriers aujourd’hui dans la misère et auxquels la nouvelle industrie va donner du travail et du pain.

— Je vous l’ai dit, c’est impossible, ce local a sa destination.

— Mais, monsieur le Préfet, considérez…

— Cela ne sera pas, ne peut pas être ! reprend d’un ton bref et non sans quelque air de hauteur le fonctionnaire.

— Il me faut pourtant cet édifice ! répond sur le même ton Richard ; avant deux heures, j’en aurai pris possession, fût-ce malgré vous, monsieur le Préfet.

En effet, il sort, rentre chez lui au plus vite, et réunissant tous ses ouvriers, il fait enfoncer les portes, détruire les cellules, monter les métiers et il installe militairement ses ouvriers dans l’ancien couvent des Ternelles, pris d’assaut en quelque sorte. Le procédé était vif, car le Premier Consul, pas plus que l’Empereur plus tard, n’aimait qu’on se jouât à l’autorité de ses agents. Mais grâce à l’intervention de Joséphine, que Richard connaissait et qu’il avait eu soin de prévenir, Bonaparte, très-bien disposé au fond pour le fabricant, s’interposa entre lui et le préfet de la Seine, et couvrit d’un bill d’indemnité ce 18 brumaire industriel ! Si je ne me trompe même, les deux bâtiments devinrent, à des conditions toutes léonines, la propriété de Richard, qui vers le même temps fit acheter à son ami Lenoir le magnifique domaine de Malaifre, confisqué en vertu de la loi contre les émigrés. En peu d’années, la fabrication des tissus prit de tels développements qu’il fallut créer dans les départements plusieurs manufactures bientôt non moins prospères que celles de Paris. Mais au milieu de tous ces bonheurs dus à la prodigieuse activité de Richard, à son initiative hardie tempérée au besoin par la prudence de son associé, une grande affliction frappa notre industriel. Dufresne-Lenoir, pour lui devenu plus qu’un ami, devenu comme un frère, lui fut enlevé en quelques jours (avril 1806). Richard, en lui serrant la main pour la dernière fois, promit que la raison sociale resterait la même et que leurs noms ne seraient jamais séparés à l’avenir. Il tint parole et dès lors s’appela Richard-Lenoir.

Si douloureuse que lui fût la mort de son associé, il ne se laissa point abattre, et, pour faire diversion à son chagrin, il s’ingénia de plus en plus à développer ses établissements, déjà si vastes et si nombreux. Non content de convertir en tissus les cotons américains, il eut l’idée de faire croître le précieux végétal sur un territoire soumis à la domination française, et le seul royaume de Naples en produisit plus de vingt-cinq milliers de kilogrammes. Malheureusement les droits exagérés dont l’administration frappa le matières, même de cette provenance, en 1810, et bientôt après la réunion de la Hollande à la France qui jeta sur nos marchés brusquement une masse énorme de produits anglais, compromirent la situation naguère si prospère de Richard-Lenoir que l’Empereur dut aider par un prêt de 1 500 000 fr. « Puis enfin une fausse mesure de la restauration, dit Richard-Lenoir, porta le dernier coup à l’industrie cotonnière ; car, le 23 avril 1814, le comte d’Artois, lieutenant général du royaume, mal éclairé sur la situation, publia une ordonnance portant suppression entière de tous droits sur les cotons, et sans aucune indemnité pour les détenteurs… Quant à moi mon avoir était encore le 22 avril de huit millions ; le 24… J’étais ruiné. »

Bien littéralement ruiné, car, après avoir, en honnête homme, fait vendre toutes ses propriétés au profit de ses créanciers, Richard, n’ayant pu même sauver quelques épaves de cet immense naufrage, en fut réduit à vivre d’une modeste pension que lui faisait son gendre et qui cessa même par la mort de celui-ci sans doute ou faute de ressources. Le fait est que, vers 1837, nous voyons Richard tombé dans un état voisin de la détresse et que nous révèle le passage suivant d’un article du Journal des Débats à propos de la publication récente des Mémoires de Richard-Lenoir :

« Celui qui a doté la France d’une industrie si belle et si prospère a manqué de pain et d’abri pour ses vieux jours. Un honorable commerçant vient de lui offrir un asile au sein de ce faubourg Saint-Antoine qu’il a si longtemps animé. Une souscription, dont la famille royale a pris le patronage et que propage le haut commerce de Paris, va, en outre, secourir ses plus pressants besoins. Cette souscription sera fructueuse, nous l’espérons, pour les fabricants français.

»… Lorsque Richard sera mort, à ce coup qui réveille toujours le souvenir des œuvres accomplies, le pays lui élèvera probablement une statue. Mais, en attendant cet honneur que la faim a failli rapprocher, il faut assurer du pain aux derniers jours de celui qui a créé une des plus belles industries de la France. »

Ce n’était pas seulement comme industriel, comme commerçant, que Richard méritait l’estime et la sympathie de ses concitoyens, mais à d’autres titres, comme homme de cœur et dont le patriotisme égalait le courage et la générosité. Colonel de la 8e légion en 1814, il concourut à la défense de Paris, et non-seulement il paya bravement de sa personne en arrachant à l’ennemi plusieurs pièces d’artillerie, mais on le vit prodiguer avec un zèle admirable ses soins et ses secours aux gardes nationaux et soldats blessés dans les hôpitaux et les ambulances où, par suite de l’encombrement et de la désorganisation du service, beaucoup se trouvaient dans une sorte d’abandon. Pendant deux mois ses manufactures chômèrent et les chaudières servirent à faire pour les malades de la soupe que portaient avec bonheur des ouvriers transformés, à l’exemple de leur chef, en infirmiers. On ne loue pas ces choses-là, on les raconte.

Il ne faut pas savoir moins de gré à Ricbard de l’énergie qu’il déploya pour obtenir la mise en liberté immédiate de beaucoup de gardes nationaux faits prisonuiers sous les murs de Paris, et qu’on voulait traduire devant un conseil de guerre, sous prétexte qu’ils combattaient sans uniforme. Non content des promesses qui lui étaient faites, Richard ne se déclara satisfait qu’après la délivrance des prisonniers, qu’il ramena lui-même, comme il l’avait promis à leurs parents et amis.

Dans les Mémoires, où j’ai signalé plus d’un passage regrettable, mais que la Biographie universelle me paraît avoir jugés trop sévèrement, je trouve, à propos de la défense de Paris (1814), une très-jolie et très-curieuse anecdote :

« Les boulets et les biscaïens pleuvaient dans mon jardin. Au milieu de ces tristes et sanglantes affaires, je me rappelle une bonne plaisanterie de mon jardinier. Cet homme habitait un petit pavillon au bout du jardin ; il s’était réfugié à la maison, mais il ne cessait de se lamenter sur la perte de son trésor qu’il avait laissé dans sa chambre.

— Allez le chercher, dit la cuisinière ; il est encore temps.

— Merci, je n’ai pas envie de me faire tuer. Voyez les balles et les boulets qui brisent les arbres et qui pleuvent sur ce jardin. »

— Eh bien ! prenez un parapluie si vous avez peur.

— En effet, je suis une bête.

« Il se mit effectivement en sûreté sous le taffetas d’un parapluie, et ainsi protégé, il fit deux fois le trajet au milieu des projectiles enflammés sans être atteint. »

Les biographes contemporains, selon leur habitude, nous disent, sans autres détails, que Richard-Lenoir mourut, à l’âge de 78 ans, en octobre 1839. On peut croire, on peut espérer que sa générosité, disons mieux, sa charité, dont nous avons cité de si touchants exemples, lui valut tout au moins le bonheur d’une mort chrétienne. Son convoi fut modeste, mais à défaut de pompe extérieure, la foule ne manquait point au cortège, composé surtout de milliers d’ouvriers qui gardaient pieusement le souvenir du grand industriel, naguère leur bienfaiteur et qui, faute de liquider à temps, par la crainte de laisser leur bras oisifs, avait noblement compromis sa fortune. La reconnaissance persévérante de ces braves artisans témoigne en leur faveur et justifie ces paroles de l’auteur des Mémoires : « C’est ici le cas de rendre une justice éclatante au faubourg Saint-Antoine, si souvent regardé comme turbulent et révolutionnaire : je n’ai jamais trouvé d’hommes plus humains et plus généreux que ses habitants. Il est à remarquer que, dans les deux invasions (1814-1815), personne n’a été ni arrêté, ni insulté dans le faubourg. »


  1. Mémoires de Richard-Lenoir, in-8o, 1837.
  2. Débats du 8 mai 1837.