Bray et Rétaux (tome 2p. 235-250).
PALISSY (BERNARD DE)




I

La date précise de la naissance de Bernard Palissy est incertaine ; généralement on incline à la placer vers 1510. On sait qu’il était du diocèse d’Agen en Aquitaine ; mais sans aucune certitude sur le lieu où il vit le jour.

« Homme du peuple, admirablement doué, dit un savant biographe, l’éducation élémentaire qu’il reçut ne gêna en rien le goût qui pouvait le porter vers les arts ni les instincts qui tournaient son esprit vers la contemplation des merveilles de la nature. Nous le voyons dans sa jeunesse, menant la vie nomade des artistes de ce temps, parcourir les différentes provinces de France, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Basse-Allemagne, et y exercer la géométrie, la pourtraiture qui comprenait aussi l’art de modeler et la vitrerie ou peinture sur verre. Partout aussi il étudiait la configuration des pays, visitait les mines et les grottes, explorait le sommet des montagnes, le gisement des vallées. Il recueillait ainsi des trésors d’observations et de remarques : érudition pratique dont il a rempli ses livres, qu’il applique à tout et qui contraste heureusement avec celle qu’on trouve ordinairement dans les livres de science[1]. »

Après avoir voyagé en France, comme nous l’avons dit, notamment à Tarbes, où il resta deux ans, nous trouvons, vers l’an 1542, Palissy marié « chargé de femme et d’enfants, établi à Saintes, et y travaillant tour à tour de ses trois états suivant l’occasion lorsqu’un accident fortuit lui vint faire entreprendre la fabrication du genre de poterie dont il est resté l’inventeur admirable. »

Il nous a fait lui-même le dramatique récit de cet épisode si important de sa vie dans le livre curieux intitulé : Discours admirables de la nature des Eaux et Fontaines[2]. Pouvons-nous mieux faire que de laisser la parole à un pareil témoin oculaire :

« Or, dit-il, afin de mieux te faire entendre ces choses, je te ferai un discours pris dès le commencement que je me mis en devoir de chercher le dit art, et par là tu orras les calamités que j’ai endurées au-paravant que de parvenir à mon dessein…. Tu verras que l’on ne peut poursuivre ni mettre en exécution aucune chose, pour la rendre en beauté et perfection, que ce ne soit avec grand et extrême labeur, lequel n’est jamais seul ains (mais) est toujours accompagné d’un millier d’angoisses. »

Voilà des paroles que le jeune artiste ne saurait trop méditer et qu’il pourrait écrire en tête de son Album ; continuons :

« Il y a vingt-cinq ans passés qu’il me fut montré une coupe de terre tournée et émaillée d’une telle beauté que dès lors j’entrai en dispute avec ma propre pensée en me remémorant plusieurs propos qu’aucuns m’avaient tenus en se moquant de moi lorsque je peignais les images. Or, voyant que l’on commençait à les délaisser au pays de mon habitation, aussi que la vitrerie n’avait pas grande requête…. Dès lors, sans avoir égard que je n’avais nulle connaissance des terres argileuses, je me mis à chercher les émaux comme un homme qui tâte en ténèbres.

« …. Je pilais en ces jours-là de toutes les matières que je pouvais penser qui pourraient faire quelque chose, et, les ayant pilées et broyées, j’achetais une quantité de pots de terre et après les avoir mis en pièces, je mettais des matières que j’avais broyées dessus icelles.… puis ayant fait un fourneau à ma fantaisie, je mettais cuire les dites pièces pour voir si mes drogues pourraient faire quelques couleurs de blanc, car je ne cherchais d’abord autre émail que le blanc, parce que j’avais ouï dire que le blanc était le fondement de tous les autres émaux. Or, parce que je n’avais jamais vu cuire terre, ni ne savais à quel degré de feu le dit esmail se devait fondre, il m’était impossible de pouvoir rien faire par ce moyen ores que mes drogues eussent été bonnes parce qu’aucunes fois la chose aurait trop chauffé et autrefois trop peu… Quand j’eus bastelé plusieurs années ainsi imprudemment avec tristesse et soupir, à cause que je ne pouvais parvenir à rien de mon intention et me souvenant de la dépense perdue, je m’avisai, pour obvier à si grande dépense, d’envoyer les drogues que je voulais éprouver à quelque fourneau de potier. »

Mais ce moyen plus économique ne réussit pas, tout probablement « à cause que le feu des dits potiers n’était assez chaud » et vainement à plusieurs reprises Palissy recommença l’expérience : « Ainsi fis-je par plusieurs fois, toujours avec grands frais, perte de temps, confusion et tristesse. »

Quelque temps découragé « je me mis en nonchaloir de ne plus chercher les émaux. » Mais Palissy ne resta pas longtemps dans cette disposition : « dès que je me trouvai muni d’un peu d’argent, je repris encore l’affection de poursuivre Ia recherche des dits émaux. » Cette fois, il porta ses poteries préparées au four d’une verrerie « d’autant que leurs fourneaux sont plus chauds que ceux des potiers », et le lendemain il eut la satisfaction de constater un premier résultat : « partie de mes compositions avaient commencé à fondre. » Pourtant ce ne fut qu’après deux longues années encore de tâtonnements et d’essais que l’opiniâtre chercheur obtint un résultat important sans doute quoique non complet et décisif encore : « Ayant avec moi, dit-il, un homme chargé de plus de trois cents sortes d’épreuves, il se trouva une des dites épreuves qui fut fondue dedans quatre heures après avoir été mise au fourneau laquelle épreuve se trouva blanche et polie de sorte qu’elle me causa une joie telle que je pensais être devenu nouvelle créature, et pensais dès lors arriver à une perfection entière de l’émail blanc : mais je fus fort éloigné de ma pensée : cette épreuve était fort heureuse d’une part, mais bien malheureuse de l’autre. »

Néanmoins Palissy était mis sur la voie de la découverte complète et il songea à de nouvelles expériences. Pour les suivre et les diriger lui-même dans les moindres détails, il se résolut à construire de nouveau un four à son usage ; mais faute de ressources, « je me pris, dit-il à ériger un fourneau semblable à ceux des verriers, lequel je bâtis avec un labeur indicible : car il fallait que je maçonnasse tout seul, que je détrempasse mon mortier, que je tirasse l’eau pour la détrempe d’icelui : aussi me fallait-il moi-même aller quérir la brique sur mon dos à cause que je n’avais nul moyen d’entretenir un seul homme pour m’aider à cette affaire. »

Enfin le fourneau terminé « ayant couvert les pièces (pots) du dit émail, je les mis dans le fourneau continuant toujours le feu en sa grandeur ; mais sur cela il me survint un autre malheur, lequel me donna grande fâcherie, qui est que le bois m’ayant failli, je fus contraint brider estapes (étais) qui soutenaient les tailles de mon jardin, lesquelles étant brûlées, je fus contraint brûler les tables et le plancher de la maison, afin de faire fondre la seconde composition. J’étais en une telle angoisse que je ne savais (saurais) dire, car j’étais tout tari et desséché à cause du labeur et de la chaleur du fourneau ; il y avait plus d’un mois que ma chemise n’avait séché sur moi, et même ceux qui me devaient secourir, allaient crier par la ville que je faisais brûler le plancher et par tel moyen l’on me faisait perdre mon crédit et m’estimait-on être fol. Les autres disaient que je cherchais à faire la fausse monnoye, que c’était un mal qui me faisait sécher sur les pieds, et m’en allais par les rues tout baissé comme un homme honteux. J’étais endetté en plusieurs lieux et avais ordinairement deux enfants aux nourrices, ne pouvant payer leurs salaires ; personne ne me secourait, mais au contraire, ils se moquaient de moi en disant : « Il lui appartient de mourir de faim, parce qu’il délaisse son métier. »

L’infortuné cependant n’était point à la fin de ses épreuves. Bien qu’il eut entretenu le brasier du fourneau, on a vu à quel prix, le résultat trompa encore son espérance. Le fourneau se trouvant hors d’état de servir, Palissy essaya de s’associer, pour opérer à moins de frais, avec un potier, mais après quelques mois, il dut renoncer à ce moyen plus onéreux qu’économique pour lui. Avec les débris du premier fourneau qu’il put employer en partie, il parvint à construire un nouveau fourneau plus solide. Plein d’espoir cette fois, il prépara ses émaux, médailles et poteries, « puis ayant le tout mis et arrangé, dit-il, dans le fourneau, je commençai à faire du feu, pensant retirer de ma fournée trois ou quatre cents livres, et continuai le dit feu jusqu’à ce que j’eusse quelque indice et espérance que mes émaux fussent fondus et que ma fournée se portait bien. Le lendemain, quand je vins à tirer mon œuvre, ayant premièrement ôté le feu, mes tristesses et douleurs furent augmentées si abondamment que je perdais toute contenance. Car combien que mes émaux fussent bons et ma besogne bonne, néanmoins deux accidents étaient survenus à la dite fournée lesquels avaient tout gâté. »

Le mortier dont Bernard s’était servi pour le fourneau était plein de cailloux qui, par l’ardeur du feu « se crevèrent en plusieurs pièces, faisant plusieurs pets et tonnerres dans le dit four. Or, ainsi que les éclats sautaient, l’émail, qui était déjà liquifié et rendu en matière glueuse, prit les dits cailloux et se les attacha de par toutes les parties de mes vaisseaux et médailles, qui sans cela eussent été fort beaux. »

La fournée tout entière se trouvait perdue et ce résultat était d’autant plus désastreux que Bernard, pour cette nouvelle expérience, s’était derechef considérablement endetté et que ses créanciers « comptaient qu’ils seraient payés de l’argent qui proviendrait des pièces de la dite fournée, qui fut cause que plusieurs accoururent dès le matin quand je commençais à désenfourner. » Qu’on juge de leur désappointement qui n’eut d’égal que le découragement du pauvre Palissy ! « Je mis en pièces entièrement le total de la dite fournée et me couchai de mélancolie, car je n’avais plus de moyen de subvenir à ma famille et n’avais en ma maison que reproches : au lieu de me consoler, l’on me donnait des malédictions…. Quand j’eus demeuré quelque temps au lit et que j’eus considéré en moi-même qu’un homme qui serait tombé dans un fossé son devoir serait de tâcher à se relever, en cas pareil, je me mis à faire quelques peintures, et par plusieurs moyens je pris peine de recouvrer un peu d’argent. »

Il put ainsi de nouveau racheter des matières premières et le bois nécessaire à chauffer son fourneau. Mais cette fois ce fut un autre genre d’accident : « Car la véhémence de la flambe du feu avait porté quantité de cendres contre mes pièces, de sorte que, par tous les endroits où la dite cendre avait touché, mes vaisseaux étaient rudes et mal polis. » Il remédia à cet inconvénient au moyen de lanternes ou cloches sous lesquelles se plaçaient les émaux et qui sont encore en usage.

« Bref, dit-il, j’ai ainsi bastelé (tâtonné) l’espace de quinze ou seize ans ; quand j’avais appris à me garder d’un danger, il m’en survenait un autre lequel je n’eusse jamais pensé…. Toutes ces fautes m’ont causé un tel labeur et tristesse d’esprit qu’auparavant que j’aie rendu mes émaux fusibles à un même degré de feu, j’ai cuidé entrer jusqu’à la porte du sépulcre : aussi, en me travaillant à telles affaires, je me suis trouvé l’espace de plus de dix ans si fort écoulé en ma personne qu’il n’y avait aucune forme ni apparence de bosse aux bras ni aux jambes, ainsi étaient mes dites jambes toutes d’une venue….

» J’ai été plusieurs années que, n’ayant rien de quoi faire couvrir mes fourneaux, j’étais toutes nuits à la merci des pluies et des vents sans avoir aucun secours, aide ni consolation, sinon des chats-huants qui chantaient d’un côté et les chiens qui hurlaient de l’autre ; parfois il se levait des vents et des tempêtes qui soufflaient de telle sorte le dessus et le dessous de mes fourneaux que j’étais contraint de quitter là tout avec perte de mon labeur ; et je me suis trouvé plusieurs fois qu’ayant tout quitté, n’ayant rien de sec sur moi à cause des pluies qui étaient tombées, je m’en allais coucher à la minuit ou au point du jour, accoutré de telle sorte comme un homme que l’on aurait traîné par tous les bourbiers de la ville ; et en m’en allant ainsi retirer, j’allais bricollant sans chandelle en tombant d’un côté et d’autre comme un homme qui serait ivre de vin, rempli de grandes tristesses : d’autant qu’après avoir longuement travaillé, je voyais mon labeur perdu. Or, en me retirant ainsi souillé et trempé, je trouvais en ma chambre une seconde persécution pire que la première, et qui me fait à présent émerveiller que je ne suis consumé de tristesse. »

Quelle énergie de langage et quelle merveilleuse éloquence dans la naïve peinture de ces souffrances si stoïquement supportées ! C’est tout un drame et des plus émouvants que le récit de cette lutte de l’inventeur contre les difficultés sans cesse renaissantes. Aussi le lecteur n’aura pas regret à la longueur de nos citations d’autant plus que cet artisan ou cet artiste du 16e siècle est un éminent écrivain. Puis en nos temps de découragements si prompts, d’impatiences déraisonnables et d’ambitions prématurées, il semble des plus utiles de montrer ce que peut l’opiniâtre tenacité de la volonté humaine et au prix de quels efforts elle arrive à son but. L’exemple de Palissy est un mémorable exemple qu’on ne saurait trop rappeler aux jeunes gens en leur montrant, dans sa grandeur et sa simplicité, cette persévérance qu’on peut qualifier d’héroïque encore que le résultat ne soit pas d’un ordre très-élevé, puisqu’il n’a pas trait directement à l’art, à la morale ou à la religion.


II

Enfin, après dix-huit ou vingt années de ces terribles épreuves, Palissy vit ses efforts couronnés d’un plein succès. Il put couvrir ses poteries de cet émail jaspé qui leur donne tant de prix et de son atelier sortirent nombre de vases, statuettes, bassins, plats, ustensiles divers, modelés de sa main devenue si habile, et qu’il appelait du titre collectif de rustiques figulines, du mot latin figulina qui signifie tout genre de poteries. Ces figulines, aujourd’hui si recherchées des amateurs et payées au poids de l’or, les seigneurs de la Saintonge dès lors se les disputèrent pour orner leurs parcs et leurs châteaux et les firent bientôt connaître au loin. Le célèbre connétable de Montmorency, ce rude guerroyeur, qui avait à un haut degré le goût des belles choses, chargea Palissy de la décoration de son château d’Ecouen, construit par l’architecte Jean Bullant et enrichi déjà des sculptures de Jean Goujon. « Dorénavant, comme l’a dit un biographe[3], le sort de Palissy et celui de son ingrate famille étaient assurés, » et plus qu’assurés : c’était la large aisance, la richesse même et la complète sécurité qui pour l’artiste remplaçaient l’angoisse et la détresse des mauvais jours si lui-même il n’eût été de nouveau l’artisan de son malheur.

« Palissy, dit M. Louis Audiat[4], fut une des âmes honnêtes que séduisit un prétexte de réforme. Homme de mœurs pures, il vit uniquement dans les premiers apôtres du calvinisme quelques chrétiens de la primitive église. L’ardeur qu’ils montrèrent, la foi qui les animait, le nom de Dieu qu’ils invoquaient sans cesse, la régularité de vie de trois ou quatre néo-convertis qui contrastait avec les déportements d’un plus grands nombre de catholiques, inévitables dans une agglomération de dix à quinze mille âmes, et faut-il le dire ? peut-être les persécutions qui les assaillirent et qu’ils supportèrent avec l’orgueil et le courage des néophytes frappèrent le modeste artisan et lui firent illusion. »

Du reste, d’après ce que nous apprend un écrivain du temps « surtout les peintres, horlogers, imagiers, orfèvres, libraires, imprimeurs et autres qui, en leurs métiers, ont quelque noblesse d’esprit (et non moins de vanité souvent) furent les premiers à se laisser surprendre[5]. »

Bernard Palissy, comme beaucoup d’autres à cette époque, se laissant séduire aux déclamations perfides des prédicants, ne voyait que la réforme des abus, et il se fût indigné sans doute à la pensée d’une apostasie. « On ne peut trouver chez Palissy, dit M. L. Audiat, un seul mot montrant que d’abord il avait vu dans un changement de religion une rupture avec l’église catholique… Fait étrange ! Les noms de Luther et de Calvin ne se trouvent pas dans les livres de maître Bernard…. Aussi fournit-il un argument de plus à ceux qui prétendent que maître Bernard n’a jamais été réellement hérétique, mais seulement un de ces hommes modérés qui ont des sympathies pour un parti sans s’y enrôler, et en temps de révolution, souffrent même pour des opinions qu’ils n’ont pas. »

Malheureusement, cette illusion n’est guère possible quand on a lu certains passages des écrits de l’illustre céramiste ; comme aussi, d’après divers témoignages contemporains, on ne peut douter que Palissy qui, « d’abord ne croyait point aller si loin, » prêtant une oreille trop docile aux conseils du prêtre apostat Hamelin, et des comte et comtesse de Marennes, Antoine de Pons et Anne de Partenay, en vint, après abjuration du catholicisme, à se déclarer ouvertement et obstinément huguenot. La tenacité, qui était le fond de son caractère, et sans doute aussi l’orgueil du sectaire le firent s’opiniâtrer de plus en plus et ne lui permirent pas de reculer. « Il est clair, dit M. Audiat, que, avec la coupe émaillée qui décida la vocation du peintre verrier, dans les fourgons d’Antoine de Pons se trouva le protestantisme qui fit de Palissy un adepte et une victime. »

Mais victime qu’on est moins tenté d’excuser sinon de plaindre quand on voit son entêtement pour les idées nouvelles, c’est à dire pour l’erreur volontairement embrassée et non point sucée avec le lait, et son zèle à la propager dans la Saintonge où « dit M. Serret, l’un des premiers, il se fît protestant et contribua beaucoup à la fondation de l’église réformée de Saintes. » « L’évêque de Saintes, Tristan de Bizet, dit de son côté M. Audiat, faisait tout son possible pour arrêter les ravages de l’hérésie… Il parcourait son diocèse, exhortant, rassurant par sa pensée les âmes fermes, raffermissant les chancelantes et arrêtant la hardiesse des huguenots. Efforts impuissants ! Au siége même de l’évèché, Palissy rassemblait dans sa maison quelques dévots et, en l’absence de tout ministre, prêchait et lisait la Bible. » Cela résulte de certain passage d’un des ouvrages de Bernard Palissy qui se désigne évidemment lui-même quand il dit : « Il y eut en cette ville un artisan, pauvre et indigent à merveilles, lequel avait un si grand désir de l’avancement de l’Évangile.… qu’il assembla, un dimanche au matin, neuf ou dix personnes, et parce qu’il était mal instruit ès-lettres, il avait tiré quelques passages du vieux et nouveau Testament, les ayant mis par écrit. Et quand ils furent assemblés, il leur lisait les passages ou autorités. »

Maintenant qu’on vienne nous vanter la probité, la sincérité, l’honnêteté de Palissy, il est difficile de ne pas songer au mot sévère de l’Évangile, « sépulcres blanchis, » quand on voit dogmatiser avec cette outrecuidance, s’ériger en théologiens, en réformateurs et censeurs de l’Église, des hommes qui n’avaient en rien qualité pour cela et dont la présomption ne pouvait être égalée que par leur ignorance. Ils ne s’opiniâtreront jusqu’à la fin sans doute qu’à cause de cette ignorance même qui n’empêche pas chez eux d’ailleurs, s’ils tiennent la plume, la manie des citations bibliques. « Mais, dit fort bien M. Audiat, les psaumes faisaient le plus clair de leur nouveau savoir religieux. »

Ajoutons qu’en bien des endroits, les sectaires ne se bornaient point à de simples prédications, témoin ce fait entre beaucoup. « Le 1er mai 1562, après la cène publiquement célébrée en grande pompe sur la place de la Bousserie, à la Rochelle, les calvinistes se ruent dans les églises, pillent reliquaires et vases sacrés dont plusieurs s’enrichirent, renversent les autels, brisent les images, fouillent les tombeaux et dispersent au vent les cendres des morts. Les religieux sont contraints de fuir. Vingt ou trente qui revinrent furent massacrés. Six ans plus tard, toutes les églises elles-mêmes, excepté la seule chapelle de sainte Marguerite, furent démolies. … Il en fut de même dans toute la province. »

Comment s’étonner après cela de l’irritation des catholiques, et qu’armés pour la défense de leur religion, la vraie et antique religion, ils se soient laissé entraîner parfois aux représailles ? N’avaient-ils point été trop provoqués par ces excès et ces violences qui, par toute la France, accumulaient des ruines ? « Les mille figures du grand portail de Saint-Étienne de Bourges furent criblées d’arquebusades. Le chœur splendide de Saint-Jean de Lyon fut démoli, et aussi les basiliques vénérables de Saint-Just et de Saint-Irénée. Les fonts baptismaux étaient livrés aux plus vils usages, les vases sacrés profanés, les images du Christ et de la Vierge traînées dans la boue…. Les reliques de saint Martin de Tours et de saint Irénée furent jetées au Rhône et à la Loire. La statue de Jeanne d’Arc fut renversée du haut du pont d’Orléans…. À Fléac, un prieuré de Chanceladais fut complètement ruiné, et, dit Florimond de Rémond, « on joua au ramponneau avec des têtes de prêtres.[6]»

Voilà ce que faisaient alors les disciples de Luther et de Calvin, et ce qu’il est utile de rappeler pour ces gens qui, soit ignorance, soit mauvaise foi, déclament si volontiers et si haut contre l’intolérance des catholiques. On sera moins surpris alors que Bernard Palissy, plus connu à cette époque comme ardent sectaire que comme artiste, ait attiré sur lui la persécution. Incarcéré à Saintes, il se vit intenter une action criminelle devant le parlement de Bordeaux ; mais grâce à l’intervention énergique du connétable de Montmorency, Palissy fut rendu à la liberté. « À sa recommandation, dit M. Audiat, Catherine, aimant les arts comme une Médicis, fit délivrer à maître Bernard le brevet d’Inventeur des rustiques figulines du Roi… Désormais le potier faisait partie de la maison du roi ; il échappait à la juridiction du parlement de Bordeaux. »

Appelé l’année suivante à Paris, Palissy fut chargé par Catherine de travaux importants dans les jardins et résidences royales. Il était logé au Louvre avec ses deux fils qui l’aidaient dans ses travaux et dut à cette position privilégiée d’échapper au massacre de la Saint-Barthélemy (24 août). Catherine sans nul doute avait donné des ordres pour qu’il fût protégé. Bien des années après, il fut moins heureux, alors que la faction des Seize dominait dans la capitale, et par ses violences risquait de compromettre et de déshonorer ce grand mouvement catholique et populaire de la Ligue si ridiculement calomnié par certains historiens. L’un des Seize, Mathieu de Launay, fit arrêter Palissy jeté dans un cachot de la Bastille « et noté pour être conduit au spectacle public. On comprend le sens mystérieux de cette terrible expression, » dit M. Serret. Mais Mayenne, l’un des admirateurs de l’éminent artiste, fit ajourner l’exécution à laquelle s’opposa non moins vivement Henri III. Le roi cependant n’osa pas faire mettre en liberté Palissy qui mourut dans sa prison (1589), et ce qui est plus triste, obstiné dans son erreur, s’il est vrai, comme l’affirme d’Aubigné, sans doute un peu suspect, qu’il ait répondu à Henri III, venu dans la prison pour essayer de le convertir, fut-ce par la crainte en lui déclarant que, s’il ne cédait, il courait risque du bûcher :

« Les guisards, tout votre peuple, ni vous ne sauriez contraindre un potier à fléchir le genou devant des statues, parce que je sais mourir. »

Dans cette réponse que certains biographes nous vantent comme magnanime n’y a-t-il pas surtout l’entêtement de l’orgueil, et aussi une sorte d’insolente bravade vis-à-vis du prince qui n’en persista pas moins dans sa bienveillance et sut empêcher l’exécution ?

Outre les ouvrages qu’il a publiés, Palissy ouvrit en 1575, à Paris, un cours public, le premier de ce genre, où il convia tous les érudits de la capitale, dit un biographe, à venir entendre dans ses leçons l’exposé de ses théories sur les pierres, les fontaines, les métaux, etc. Quoique le prix d’entrée fût assez élevé (un écu) le succès fut tel que Palissy continua son cours les années suivantes, et ce ne fut que vers l’année 1584 que ces leçons si goûtées des auditeurs cessèrent. « La gloire d’avoir le premier en France inauguré le grand enseignement public, dont les institutions modernes de la Sorbonne et du collége de France, du Muséum etc., ne sont que la continuation agrandie et perfectionnée, revient sans conteste à Palissy. »

Le sans conteste de M. Serret me paraît bien affirmatif car, depuis plusieurs siècles, sur la montagne Sainte-Geneviève et dans le quartier de l’Université, combien ne comptait-on pas de chaires et de professeurs ?


  1. E. Piot. Cabinet de l’Amateur, T. Ier
  2. In-8°. — Paris 1580.
  3. Serret : — Biographie universelle.
  4. L. Audiat. — Bernard Palissy ; sa vie et ses ouvrages. 1 vol. Didier, éditeur.
  5. Florimond de Rémond : — Histoire de la naissance, progrès et décadence de l’hérésie.
  6. L. Audiat : Bernard Palissy.