Les Royautés littéraires

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LES


ROYAUTÉS LITTERAIRES.

LETTRE


À M. Victor Hugo.


i.


Depuis quelque temps, mon ami, la critique et la poésie sont divisées sur plusieurs questions. Le différend promettait d’abord de s’arranger à l’amiable. Mais la réflexion et l’invention, en cheminant chacune dans la voie qui leur appartient, se séparent de plus en plus. Si chacune des deux persistait dans cette mutuelle résistance, ce serait bientôt une hostilité irréconciliable. Heureusement, nous l’espérons du moins, le mal peut encore se réparer. La discussion ramenée à ses conditions les plus hautes et les plus vraies, à la franchise et au désintéressement, peut éclairer d’une commune lumière le public, la poésie et la critique.

Si quelques jeunes enthousiastes n’avaient pas eu la fantaisie singulière de fonder pour leurs adorations des royautés littéraires, inviolables, irresponsables, placées, à ce qu’ils disent, au-dessus de la discussion et de la réprimande, dédaigneuses du passé qu’elles dominent, supérieures au présent qui ne les comprend pas encore, pleines de mépris pour l’avenir qui ne leur appartiendra pas, nous n’aurions pas à regretter l’entêtement et la colère qui contrastent d’une façon si fâcheuse et si mesquine avec le loisir et la rêverie du poète.

Serait-il vrai qu’il existe des royautés littéraires ? Le public plierait-il volontiers le genou devant les demi-dieux de ce nouvel Olympe ? Le devoir de la critique est-il d’enregistrer l’avènement des nouveaux rois et de prêter serment entre leurs mains ? Si cela était, la dialectique littéraire se réduirait à l’office de chancelier. Avant de souscrire à cette théorie de la puissance poétique, qu’il me soit permis de la discuter. Si mes raisons ne valent rien, qu’on les réfute ; si mes argumens sont incomplets, qu’on les achève ; si je suis dans le vrai, qu’une fausse honte n’éternise pas des inimitiés factices. Il n’y a pas à rougir quand on se trompe ; il n’y a rien d’honorable ni de grand à persister dans son aveuglement.

La critique, je le sais, n’est pas unanime dans ses reproches ; et je croirais mal défendre la cause à laquelle je me suis dévoué en altérant la physionomie réelle des faits. Ce que je blâme, d’autres l’approuvent ; ce que je prévois, d’autres ne l’aperçoivent pas. Je ne veux nier aucune de ces difficultés. J’accepte volontiers, sans confusion et sans répugnance, les objections suscitées par le mouvement de ma pensée. Pour les combattre, il suffira, je crois, d’exposer comment je conçois les sympathies et les devoirs de la critique.

Il y a, selon moi, trois manières de juger les œuvres de son temps : on peut les estimer sérieusement au nom du passé, que l’on compare avec elles ; au nom du présent, en les admettant absolument, sans restriction et sans arrière-pensée ; et enfin au nom de l’avenir, en discutant le but qu’elles se proposent.

Ces trois méthodes sont profondément distinctes. La première et la troisième sont hostiles à plusieurs croyances de la poésie nouvelle. La seconde seule a fait preuve jusqu’ici d’une entière sympathie pour les royautés littéraires. Voyons si toutes les trois résisteront avec un égal succès à l’analyse et à la réflexion.

La première méthode, que j’appellerai la méthode historique, faute de pouvoir la désigner plus clairement, prend dans le passé une époque féconde en chefs-d’œuvre poétiques, remarquable par le mouvement et la vivacité, ou par l’ordre et l’harmonie de ses créations. Elle choisit à son gré, selon l’énergie ou la faiblesse de son caractère, Shakspeare ou Pope, Molière ou Boileau. Une fois fixée dans son choix, elle déclare irréprochable de tout point le modèle dont elle a fait un demi-dieu. Elle brûle, sur l’autel qu’elle a bâti de ses mains, un encens vigilant et assidu. Tous ceux qui ne sont pas initiés à sa religion, elle les nomme impies.

Quelles sont les conséquences prochaines et naturelles de cette méthode ? Que faut-il attendre de ces perpétuelles comparaisons ? Est-il permis de fonder une légitime espérance sur ce dévot souvenir du passé ? N’y a-t-il pas dans ce culte des aïeux le germe d’une irrésistible injustice pour les contemporains ? N’est-il pas à craindre que l’habitude de vivre avec les morts ne nous rende dédaigneux et hautains avec les hommes que nous coudoyons ? Le vieil adage latin, major è longinquo reverentia, n’est-il pas applicable avec une égale justesse à l’histoire littéraire et à l’histoire politique ? N’est-il pas dans le caractère humain de grandir les figures à mesure qu’elles s’éloignent ? Quel est celui de nous qui résiste courageusement à l’effet inverse de cette singulière perspective ? Quel est celui qui ne cède pas au mouvement involontaire de sa vanité, et qui ne se console pas à son insu de la supériorité des contemporains éminens, en leur opposant la supériorité menaçante des morts illustres ?

C’est une triste vérité, mais qu’il faut reconnaître et ne jamais oublier, que la plupart des hommes répugnent à l’admiration des choses qu’ils ont sous les yeux. Ils se sembleraient à eux-mêmes trop petits et trop infimes, s’ils avouaient la grandeur et l’élévation de ceux qui respirent le même air et vivent dans la même ville. Ils se vengent du présent qu’ils ne peuvent détruire en cherchant dans les siècles évanouis des figures plus grandes et plus hautes. Ceci est une plaie honteuse de notre nature ; mais, pour la guérir, il ne faut pas la nier.

S’il y a parmi nous des esprits loyaux et sérieux qui s’accommodent volontiers d’une double admiration, chez qui la sympathie pour le présent n’exclut pas le respect du passé, et qui ne se trouvent ni plus petits ni plus étroits pour proclamer en toute occasion qu’ils n’atteignent à la taille ni de leurs aïeux ni de leurs frères, s’il en est qui vivent paisibles et sereins, et qui dorment heureux sans espérance de grandir, ces esprits sont rares et font exception à la loi commune.

Ce n’est pas tout. Jusqu’ici nous avons supposé que la comparaison assidue du présent et du passé, bien que préjudiciable aux contemporains, se réalisait à des conditions régulières ; nous avons cru, par hypothèse, que les amans studieux du passé contemplaient d’un œil clair et attentif les monumens élevés chaque jour à leurs côtés.

Mais cela est-il ainsi ? Je ne le crois pas. Ceux qui baptisent du nom d’immortel et d’inimitable un siècle de prédilection, qui prennent pour dernier terme du génie humain l’âge d’Élisabeth ou de la reine Anne, de Louis xiv ou de Voltaire, consentiront-ils volontiers à étudier dans leurs moindres détails les inventions qu’ils dédaignent à priori ? Devons-nous attendre de leur mépris l’analyse patiente et déliée des œuvres qu’ils ont rapetissées d’avance dans leur pensée ? Ne serait-ce pas de leur part une complaisance merveilleuse et presque impossible, que de descendre jusqu’à l’intelligence intime des choses et des hommes qui sont auprès du passé comme s’ils n’étaient pas ? Espérez-vous qu’ils s’abaissent jusqu’à mesurer des pygmées, eux qui ne veulent regarder que des géans ?

Aussi voyez comme ils traitent le plus souvent avec une ignorante fatuité les questions qu’ils n’ont pas même feuilletées ! Voyez comme ils parlent avec une abondance vide et gonflée des problèmes les plus nouveaux, qu’ils ne soupçonnent pas ! Comme ils déplacent et brouillent les termes opposés des équations qu’ils prétendent résoudre ! Comme ils tranchent d’un mot les doutes qu’ils ne conçoivent pas ; comme ils cravachent insolemment les difficultés qui se cabrent sous leur gaucherie entêtée !

Il y a dans la vénération du passé quelque chose qui obscurcit fréquemment l’intelligence des contemporains. Complète et persévérante, l’étude des monumens qui ont traversé les siècles ne pourrait se concilier avec l’ignorance et le dédain du présent. Renfermée dans de certaines limites, dévouée aux intérêts d’une famille dont elle ne connaît pas la généalogie, cette étude ferme la porte aux idées nouvelles.

Faut-il s’étonner si un homme façonné dès long-temps aux poèmes castillans et hautains de Corneille, ou bien aux élégies harmonieuses, aux délicates analyses de Racine, refuse de s’initier par de nouvelles et laborieuses investigations aux tentatives et aux espérances de la poésie contemporaine ? Faut-il s’étonner s’il répugne à passer de la tranquille contemplation des chefs-d’œuvre accomplis à la recherche des inventions, qui se multiplient et se combattent, et dont plusieurs encore ne sont que l’ébauche incomplète des idées qu’elles devaient réaliser ?

Non sans doute ; l’étonnement serait de la niaiserie. Il est si simple et si commode d’enfermer sa pensée dans un cercle infranchissable ! Il est si doux et si heureux pour la paresse d’arrêter irrévocablement l’horizon de ses regards, de déclarer absente la terre qu’on n’a pas visitée, de traiter d’aventuriers et de visionnaires ceux qui rêvent les îles inconnues ! À quoi bon abréger son sommeil pour étudier les projets de ces nouveaux Colomb ? Ne vaut-il pas mieux cent fois traiter ces inventeurs prétendus comme la cour de Castille traitait le pilote génois ? Au lieu de risquer le voyage, ne vaut-il pas mieux dire avec les familiers d’Isabelle : Le sol manque où nos pieds n’ont pas marché ?

Il y a dans l’intimité quotidienne des hommes qui ne sont plus quelque chose de grave et de singulièrement émouvant, qui détourne la pensée des nouvelles épreuves. Quand on s’est composé pour ses rêveries de la journée, pour ses réflexions et ses entretiens de toutes les heures, un cercle choisi d’esprits rares et puissans, qui ont donné au monde la mesure et la portée de leurs projets, qui ont réalisé par des œuvres pures et fidèles leurs plus hautes ambitions, l’ame heureuse et fière de ces glorieuses et inviolables amitiés se fait prier à deux fois pour engager sa confiance à de nouvelles affections. Elle passe indifférente auprès des inventions les plus éclatantes qui viennent d’éclore, comme un époux de la veille près d’un groupe de jeunes filles resplendissantes de pudeur et de beauté.

Or une critique condamnée par ses instincts et ses prédilections à l’ignorance ou à la connaissance nécessairement incomplète des œuvres qu’elle prétend juger, a-t-elle des droits légitimes à notre sanction ? Si elle refuse de marcher devant nous, comment pouvons-nous la suivre ? Si elle ne daigne pas écarter les ronces qui embarrassent le chemin, la prendrons-nous, pour guide ? Si elle s’assied au bord de la route, la consulterons-nous sur le but du voyage ?

L’ignorance qui s’avoue et se proclame est le point de départ le plus sûr vers la science qui reste à conquérir. L’ignorance qui se glorifie et s’absout est une nuit que rien ne peut dissiper, qui ternit toutes les lumières, une nuit éternelle.

En présence de la critique amoureuse du passé, on ne saurait se lasser de le répéter, malgré l’inévitable ridicule de cette naïve recommandation : le savoir, si profond qu’il soit, limité aux lignes extrêmes de certaines époques, ne dispense pas plus de l’étude des époques qui ont suivi que de celle des époques antérieures. Si la littérature du xve siècle n’explique pas, à ceux qui l’ignorent, la littérature du xiie, par quel hasard les idées littéraires contemporaines de Louis xi ou de François Ier révéleraient-elles aux hommes enfouis dans le passé l’intelligence de notre temps, sur lequel ils n’ont jamais jeté les yeux ?

Qu’ils ignorent, mais qu’ils s’abstiennent. Qu’ils occupent leurs loisirs à dérouler les bandelettes de leurs momies vénérées ; qu’ils adorent les images de ceux qui ont vécu. Mais qu’ils ne sortent pas de leurs cités souterraines pour blâmer à l’étourdie les choses qui se font au-dessus de leurs têtes.

Que fait au contraire cette critique rétrograde ? Comprend-elle son devoir et les limites de sa puissance ? Se résigne-t-elle de bonne grace au seul rôle qu’elle puisse dignement remplir, à l’interprétation du passé au milieu duquel elle a vécu ? Mon dieu non ! elle s’entête aveuglément dans une résistance inutile ; elle s’oppose de toutes ses forces au mouvement qu’elle ne conçoit pas. Elle s’en va furetant jour et nuit les poudreuses bibliothèques, pour demander aux morts des argumens victorieux contre les vivans.

Ainsi, sans tenir compte des besoins nouveaux, des transformations relatives des mœurs et des passions, auxquelles s’adresse la poésie, sans accepter les métamorphoses imposées à l’ensemble des idées littéraires par les progrès des études historiques, elle prétend immobiliser la pensée.

C’est une folie, je le sais bien, mais une folie inguérissable à ce qu’il semble ; car la critique de bibliothèque compte aujourd’hui de nombreux représentans et ne promet pas de s’éteindre. Plusieurs d’entre eux se recommandent par l’élégance du langage ; mais toute l’harmonie de leurs périodes, toute la grace de leurs railleries, toute l’habileté de leurs récriminations ne peuvent rien contre les choses qui se font. Ils n’excitent que le dédain et l’indifférence des poètes.

Je blâmerais hautement les hommes d’imagination de ne pas répondre à des interpellations pertinentes ; je les blâmerais de ne pas réfuter par eux-mêmes ou par leurs amis des objections sérieuses. Le silence en pareil cas est une mauvaise défense. C’est mal comprendre sa dignité personnelle que de n’opposer à une accusation mesurée que le sourire de l’inattention.

Mais je ne puis blâmer l’accueil fait aux reproches de la critique historique. Je ne puis savoir mauvais gré aux esprits qui vivent de fantaisie d’entendre sans les écouter les clameurs d’une foule jalouse et envieuse qui prétend leur défendre de marcher, parce qu’elle ne peut faire un pas.

La seconde méthode est plus féconde et plus large. C’est la réalisation vivante d’une parole échappée à l’auteur de René, dans sa colère contre les chicanes mesquines que la littérature impériale ne lui épargnait pas. Il avait dit : « Il faut abandonner la critique des défauts pour la critique des beautés. » Cette pensée, vraie en elle-même, et qui contient le germe de plusieurs réflexions utiles et encourageantes aux nouveau-venus comme aux hommes déjà glorieusement arrivés, a été prise à la lettre par ceux qui font profession d’une sympathie assidue pour les tentatives et les projets de la poésie nouvelle.

Ce qui leur importe avant tout, c’est de se placer au point de vue de l’inventeur, et en cela ils ont raison. Leur préoccupation constante, leur étude de toutes les heures, c’est de s’interposer entre le poète et la foule, c’est d’expliquer et de mettre en lumière les parties les plus secrètes du drame ou du roman qu’ils ont sous les yeux. Ils s’efforcent à deviner, dans les moindres détails de l’œuvre qu’ils analysent, l’intention générale, obscure pour le plus grand nombre, et perceptible seulement aux initiés, à ceux qui sont doués d’un sens poétique capable de rivaliser avec le génie même de l’invention, pour l’acuité du regard et l’étendue de l’horizon qu’il embrasse.

Cette tâche est belle, je ne veux pas le nier. Au début d’une école nouvelle, la critique admirative et sympathique peut aider puissamment à la réforme et à l’éducation de l’esprit public. En se résignant à l’enseignement quotidien des vérités qu’elle a surprises, en exprimant successivement, avec une sobriété contenue, avec une habile tempérance, dans un style limpide, les idées que le poète livre d’un seul coup aux esprits frivoles et inattentifs, elle rend à l’inventeur aussi bien qu’au lecteur un service incontestable.

Mais, après l’avènement définitif des idées nouvelles, quand le public instruit par ces leçons persévérantes n’a plus rien à deviner, quand le poète est sûr d’être compris, une tâche nouvelle commence pour la critique. Cette tâche, c’est l’application de la troisième méthode que nous avons précédemment indiquée. La première se rejetait dans le passé pour blâmer le présent ; la seconde s’en tenait au présent, et se bornait à l’expliquer ; la troisième explique le présent par le passé, mais elle va plus loin. Elle interroge l’avenir qui se prépare, elle prévoit les choses qui ne sont pas encore, en estimant sérieusement les choses qui se font. La critique rétrospective est frappée d’impuissance. La critique admirative est désormais inutile. La critique prospective a maintenant son rôle à jouer. Ce rôle n’est possible qu’après l’examen total, après la récapitulation sommaire, mais compréhensive, des hommes éminens qui sont aujourd’hui à la tête de la poésie française.

ii.

Parcourons ensemble, mon ami, le domaine entier de l’imagination, embrassons d’un regard toutes les gloires poétiques de la France, épelons les noms splendides et sonores qui depuis quinze ans ont pris place dans l’histoire ; quelle richesse, quel éclat et surtout quelle variété ! L’élégie, l’ode et la satire, qui jusqu’ici, si l’on excepte Régnier et André Chénier, n’avaient guère été dans notre pays qu’un délassement de lettrés, un retentissement plus ou moins grêle des deux antiquités, un pastiche habile, mais le plus souvent inanimé des pensées consacrées par l’admiration d’Athènes ou de Rome, ont aujourd’hui de glorieux représentans.

Le premier nom que je vais prononcer est déjà sur vos lèvres. Plus d’une fois vous l’avez invoqué dans la tourmente littéraire. Au milieu des orages tumultueux qui ont accueilli votre passage, vous avez pris pour guide plus d’une fois cette étoile radieuse qui avait éclairé vos premiers pas. Entre les fortunes littéraires j’en sais bien peu qui se puissent comparer à celle de Lamartine. Il domine par la paisible majesté de son génie toutes les controverses littéraires. Il ne s’est guère soucié, à ce qu’il semble, de la rénovation factice de la poésie lyrique au seizième siècle, ni du rajeunissement plus sérieux et plus vrai commencé à la fin du siècle dernier, au pied de l’échafaud, par une voix trop tôt réduite au silence. Le savant Ronsard qui voulait helléniser toute la France, et la lyre mélodieuse à qui Mlle de Coigny a confié le soin de son immortalité, ne sont pour rien dans l’avènement de Lamartine. Homme heureux et prédestiné, il ne doit qu’à lui-même l’abondance et la forme de ses pensées. Parmi les artistes éminens de ce temps-ci, ce qui le distingue, vous le savez, c’est la spontanéité permanente de son génie. Il n’emprunte à personne le nombre et la mesure de ses périodes. Les similitudes inépuisables dont il fait un vêtement à sa fantaisie, les horizons indéfinis qu’il ouvre devant nous, les perspectives majestueuses de ses paysages, tout cela est bien à lui. Il n’a dit à personne le secret de ses inspirations merveilleuses. Peut-être qu’il ignore lui-même la source mystérieuse où sa rêverie se renouvelle sans jamais se métamorphoser. Homme de cœur et d’entraînement, il ne s’est jamais étudié. Il n’a jamais songé à se demander pourquoi sa fantaisie préférait les plis majestueux de la toge antique aux tabards et aux cottes de maille ; s’il lui est arrivé de feuilleter l’histoire, sans doute ç’a été seulement pour nourrir sa pieuse tristesse au spectacle des grandes catastrophes. Il ne s’est guère enquis du costume ou des habitudes des héros dont il lisait la vie. Mais il a suivi d’un œil curieux l’accomplissement des conseils providentiels dans la destinée politique des nations. Il n’a pas cherché dans les chroniques les anecdotes singulières ou les passions désordonnées qui depuis quelque temps ont alléché tant d’ambitions poétiques.

Chose étonnante dans un siècle érudit et dialectique ! si tous les livres avaient péri, il y a quinze ans, Lamartine ne serait pas moins grand. Le savoir enfoui dans nos bibliothèques n’aurait pas ajouté une corde à sa lyre. Dieu, l’homme et la nature, voilà le thème éternel qu’il recommence incessamment, qu’il interroge et qu’il explique à toute heure, qu’il décompose et qu’il varie ; c’est à cette vaste et solennelle trilogie qu’il ramène toutes ses méditations. Tantôt il demande au monde le secret des volontés divines, tantôt il essaie de résoudre l’énigme de la création par les espérances de son cœur. Ou bien, dans ses tristesses les plus hautes, quand il est las de lui-même et du monde, il s’adresse à Dieu et lui pose l’insoluble question : où va le monde ? où vont les hommes ?

Par la profondeur de ses regrets, par la sereine résignation de ses pensées, Lamartine appartient au christianisme. Par l’élan naturel et divin de son génie, par son ignorance naïve et résolue, ou plutôt par l’intuition savante et calme de sa conscience, il appartient aux premiers temps de la poésie antique.


Après lui il est un nom que l’art et la poésie chérissent presque à l’égal du sien, un nom qui se recommande à la gloire par la délicatesse patiente des inventions, par la grace exquise et harmonieuse, par la finesse déliée, par la coquetterie invitante et chaste. Vous le savez, Alfred de Vigny, dont les débuts remontent au même temps que les vôtres, a marqué sa place dans l’histoire littéraire avec un soin que nul ne peut blâmer ; si plus d’un regret se mêle à notre admiration, s’il nous est arrivé plus d’une fois de souhaiter une sœur à la divine Eloa, si dans notre pieux enthousiasme pour le poète nous l’avons gourmandé sur le chiffre avare de sa famille, qu’importe, n’est-ce pas ? Est-ce au nombre des perles qu’il faut mesurer la beauté du collier ? Le poète est jeune, il a devant lui une longue vie. Il s’est nourri de fortes études, il n’a regretté, pour assouplir sa parole et façonner sa pensée, ni les veilles, ni le courage. Il n’a pas craint le reproche adressé à l’ennemi de Philippe ; bien souvent il a vu le jour lutter avec la lueur pâlissante de sa lampe.

S’il a reçu du ciel une riche nature, il a cultivé précieusement ce divin patrimoine. Rarement se laisse-t-il aller au premier élan de sa pensée. Il se défie courageusement du caprice de ses inspirations. Il préfère, et je l’en remercie, l’approbation et la louange de quelques amis d’élite à la bruyante et passagère popularité qui salue à l’ordinaire l’exagération et l’emphase. Quand une fois il s’est mis en tête d’enchatonner une de ses pensées, il ne quitte pas le métal qu’il ne l’ait ciselé selon sa volonté. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir donné, comme un habile lapidaire, une transparence lumineuse à la pierre qu’il a taillée ; il veut pousser plus loin le travail et la conquête. Il sèmera sur l’anneau des figures capricieuses, pleines de mouvement et de vie, il entrelacera leurs bras, il animera leurs gestes, il luttera de précision et de finesse avec l’art florentin. C’est une rude tâche ; n’est-ce pas ? Mais la gloire achetée à ce prix n’en est que plus grande et plus durable.


Vous connaissez mieux que moi tous les trésors contenus dans l’âme ardente et poétique de Sainte-Beuve. Mieux et plus souvent que moi, vous avez pu apprécier toutes les souplesses de sa pensée, toutes les ressources de sa parole. S’il n’a pas, comme Lamartine, la spontanéité débordante, ou, comme Alfred de Vigny, la patiente coquetterie, il s’élève aussi haut qu’eux en marchant par d’autres voies. Vous ne l’ignorez pas, mon ami, Sainte-Beuve est arrivé à la poésie par la science qu’il a trouvée incomplète, par la pratique de la vie qu’il a trouvée mauvaise. Avant de demander à Dieu d’impérissables consolations, il s’est plongé bien avant dans les vanités de l’esprit, dans les plaisirs et les passions du monde. Avant de regarder face à face celui qui ne se voit pas, il s’est confié long-temps dans l’austère contemplation de la vérité enseignable, il s’est complu dans les joies turbulentes. Quand il s’est mis à chanter, il savait, il avait vécu. Aussi, chez lui, c’est un plaisir singulier d’allier la forme savante à l’apparente humilité des détails. Comme l’auteur de Laodamia, il aime à célébrer dans ses hymnes mélodieux les épisodes de la vie domestique. Le souvenir de ses lectures n’est jamais que l’occasion et rarement la cause de ses rêveries. Il n’essaie pas de cacher sous une fastueuse érudition la primitive simplicité de ses espérances, ou la modestie de ses désirs. Il parle naïvement des choses qu’il a senties. Il ne demande grace pour aucune hardiesse. Il nous montre sans ostentation et sans pruderie ce qu’il a vu au fond de son cœur. Le soleil éclatant et pur, le ciel haut et diaphane, les paysages dans le goût de Claude Lorrain, ne sont pas familiers à son pinceau. Il préfère à ces augustes épopées de la campagne italienne les lignes élégantes et sobres de Richmond. Par l’acceptation franche des vulgarités qu’il sait enrichir, il se rapproche volontiers de l’école flamande. Comme Ruysdael et Hobbema, il ne dédaigne rien de ce qu’il peut retracer. Il excelle éminemment à relever par la pureté précise de l’expression les traits qui, sous une autre main, seraient demeurés vagues, inaccusés, et nous auraient choqués par leur inutilité. — Mais, quels que soient les secrets de son procédé poétique, il est sûr, quand il le voudra, d’agrandir son nom.


Ce que j’aime dans Béranger, ce que j’admire sans me lasser, c’est l’artifice ingénieux qui encadre, dans les étroites limites de quelques strophes, le développement rapide, mais complet, d’un sentiment qui, pour être simple, n’en est pas moins neuf, tant le poète sait rajeunir par la pureté de la forme, par l’invention des détails, les sujets les plus familiers. Rarement lui arrive-t-il de se fier à l’éclat pittoresque de l’expression pour l’effet de sa pensée. Il y a dans la trame de son vers une transparence hardie qui laisse voir à nu tous les caprices de la fantaisie. Il ne déguise jamais sous un mot sonore une idée grêle et chétive. Ce qu’il veut dire, il le sait nettement. Il prévoit tout ce qu’il montre. Il ne laisse au hasard aucune chance de victoire ou de défaite. Chaque pas qu’il fait, il a pris soin de l’assurer. Aussi comme il va droit au but ! Comme il remue profondément ! Comme il va chercher au fond du cœur, sans hésitation et sans gaucherie, les sentimens qu’il veut atteindre !

Un des caractères distinctifs de Béranger, un de ses priviléges les plus précieux, c’est de dramatiser en cinquante vers l’idée qu’il a choisie. Non-seulement il en exprime le suc le plus savoureux, mais il sait encore, chose plus rare aujourd’hui, s’arrêter à temps et ne pas l’épuiser.

Il s’est préservé avec une religieuse vigilance de la contagion générale aujourd’hui, de l’exubérance luxuriante, qui efface les formes en multipliant les couleurs.

Ce qu’on devait craindre pour Béranger ne s’est pas réalisé. Ses admirateurs les plus ardens osaient à peine prédire que sa gloire survivrait aux passions politiques dont il avait été l’apôtre le plus éloquent. Lui-même, vous le savez, dans ses adieux au public, il a semblé frappé de cette triste vérité : qu’il n’y a ici-bas aucune puissance durable, et que la couronne des poètes n’est pas plus solide que celle des rois. Heureusement il est allé trop loin dans ses prophéties. Si toutes ses chansons ne doivent pas garder le charme de la jeunesse, il en est dans le nombre que rien ne pourra vieillir.

Celles de ses inspirations qui traduisaient jour par jour les souffrances du pays, qui témoignaient du courage de ses espérances et de l’aveuglement de ses maîtres, offriront à la postérité l’intérêt profond d’une page d’histoire. Les couplets amoureux et avinés ne perdront ni leur gaîté ni leur franchise.

Mais, vous le savez, mon ami, entre les poèmes de Béranger, plusieurs par la sereine élévation des idées, par l’expression concise et ferme, par l’éternelle généralité des sentimens, par l’intelligence nette et vive des misères humaines, se placent d’emblée à côté des plus beaux dialogues de la philosophie antique. Il n’y a rien dans le Phédon de plus pur, de plus éclatant, de plus vrai que le Dieu des bonnes gens.

Le reproche souvent adressé à Béranger, sur la brièveté de son cadre, ne tient pas contre un examen réfléchi. Puisqu’il n’omet aucun des traits qui peuvent servir au relief de sa pensée, il y a, je le pense, dans la sobriété de sa manière un calcul savant, une connaissance très sûre du public auquel il s’adresse. Sa réserve d’ailleurs ne va jamais jusqu’à la sécheresse. Lorsqu’il s’arrête, ce n’est pas faiblesse, c’est prudence. Son abondante concision, loin d’accuser les défaillances de son génie, n’est pour ses inventions long-temps méditées et ramenées à d’immuables proportions qu’une panoplie simple et solide.


Vous n’avez pas oublié, mon ami, le cri d’étonnement qui accueillit les premiers vers de Barbier. Il y avait dans ce hardi défi jeté aux viles ambitions une virilité tyrtéenne qui semblait impossible au milieu de l’effémination générale des mœurs et du langage. On se demandait avec une inquiète curiosité quelle était cette main inconnue qui marquait au front les dilapidateurs de la fortune publique. On s’enquérait avidement des études et des amitiés de ce poète nouveau qui débutait comme finissent les maîtres. On avait peine à comprendre comment il avait passé si rapidement de la lecture de Sauval et de Félibien à la sanglante satire de nos turpitudes dorées. Mais qu’importe la singularité imprévue de cette rapide inauguration ? Quand il promenait laborieusement sa pensée dans le vieux Paris de François Ier, il n’avait pas encore trouvé son vrai chemin, il attendait un guide mystérieux. Quand son heure fut venue, il sentit au dedans de lui-même une confiance inespérée. Il n’eut qu’à parler : tous, en l’écoutant, se souvenaient des vers qu’il allait dire.

Jamais, vous le savez, le symbolisme poétique n’avait été si hardiment réalisé. Jamais la langue n’avait plus franchement dépouillé sa dédaigneuse coquetterie. Il semblait que le secret de Juvénal fût retrouvé. Une fois maître d’une image harmonieusement unie à sa pensée, il la mène à bout, il la déploie et la drape, il promène le regard parmi les plis ondoyans et lumineux, il ne laisse ignorer aucune des richesses du vêtement qu’il a choisi. Une image unique lui suffit parce qu’il en devine toutes les ressources, et qu’il sait les appliquer toutes aux besoins du sentiment qui le domine.

Y a-t-il, dans les satires antiques, dans les flétrissures infligées à la Rome impériale quelque chose d’une nudité plus saisissante et plus vraie que l’Idole ? Les matrones latines ont-elles été plus sévèrement fustigées que les femmes de France prostituant à l’étranger vainqueur leur jeunesse et leur beauté ?

L’envie ne devait pas laisser impuni le triomphe du nouveau poète : elle a dit que le secret des Iambes se réduisait à deux procédés bien simples ; exagérer pour frapper plus fort, et substituer constamment le sens propre au sens figuré. Vous savez, mon ami, ce que valent ces découvertes prétendues, ces recettes pour jouer le génie. Depuis que la formule est publiée, personne encore n’en a fait usage.

Et puis le Pianto n’a-t-il pas répondu victorieusement à ceux qui accusaient la monotone beauté des Iambes ? N’y a-t-il pas dans cette tétralogie italienne de quoi réduire au silence ceux qui blâmaient, dans la force qu’ils ne pouvaient nier, la perpétuité de la tension musculaire ? Toute cette merveilleuse élégie respire une grâce virgilienne. Barbier nous a montré la campagne romaine avec la simplicité du Poussin. Le dialogue entre Salvator et Masaniello ne semble-t-il pas un fragment du poète sicilien retrouvé sur un palimpseste poudreux par la patiente érudition d’Angelo Maïo ? La grande figure d’Orcagna, dans le Campo Santo, la figure naïve de Bianca, dont le souvenir toujours présent plane encore sur les clochers de Venise déchue, l’une qui semble tracée avec la plume d’Alighieri, l’autre détachée d’une chronique amoureuse de Shakspeare, n’ont-elles pas marqué dans la manière du poète un renouvellement vigoureux, une métamorphose inattendue ?

Il s’est élevé contre le Pianto une objection grave ; on a dit : Ce n’est pas là l’Italie. Pise, Rome, Naples et Venise ne sont pas faites ainsi qu’il nous les montre. À la bonne heure ! Mais nous a-t-il montré de belles choses ? Oui ? Eh bien ! éprouvez maintenant par une méthode pareille le quatrième chant du Pélerinage, le chef-d’œuvre de Byron dans la poésie grave, et dites-nous si l’Italie de Byron est plus vraie que celle de Barbier ? Mon Dieu ! je ne suis pas loin de croire, en prenant la moyenne des récits les plus véridiques, que l’auteur de Lara est plus loin encore de la vérité que l’auteur du Pianto. Si le silence de Pise, les mascarades de Rome, la joie turbulente de Naples et les folles débauches de Venise ne se réfléchissent pas fidèlement dans l’élégie française, qui osera dire que la solennelle tristesse du Pianto anglais n’efface pas plus souvent encore les aspérités originales du paysage et l’individualité native des villes italiennes ?


J’arrive à votre nom, mon ami, qui n’est pas le moins glorieux de toute cette illustre famille. Je saisis avec empressement l’occasion publique qui m’est offerte de réfuter, une fois pour toutes, une accusation qui, pour être injuste, n’est pas moins douloureuse. Nul plus que moi n’admire, nul ne proclame plus volontiers l’éclatante richesse de coloris qui vous place si haut parmi les poètes de ce temps-ci.

Vous avez retrouvé comme par enchantement toutes les souplesses et toutes les naïvetés dont notre langue semblait déshabituée depuis deux siècles. Vous avez rendu à la période française l’ampleur flottante et majestueuse qu’elle avait perdue depuis la renaissance. Vous avez sculpté notre idiome, vous l’avez découpé en trèfles et en dentelles ; vous avez gravé dans la parole les merveilleux dessins qui nous ravissent dans les tours mauresques, dans les palais vénitiens, dans les vieilles cathédrales chrétiennes. Nul mieux que vous ne possède l’art de lutter par le nombre et la profusion des images avec la peinture la plus franche et la plus vive. Vous avez pour chacune de vos pensées des traits et des nuances qui feraient envie aux héritiers de Titien et de Paul Véronèse. Quand il vous plaît de nous montrer les lignes d’un paysage, ou l’armure d’un guerrier, le pinceau n’a plus rien à faire pour achever son œuvre, il n’a qu’à mettre sur la toile les masses de lumière et d’ombre que vous avez choisies comme les meilleures.

Aussi voyez comme les peintres reconnaissent à l’envi l’intime fraternité qui les unit à votre génie ! voyez comme ils marchent joyeusement à votre suite, comme ils cherchent sur leur palette les costumes et les villes que vous préférez, comme ils étreignent d’une constante sympathie les scènes et les physionomies que votre doigt leur désigne. On dirait qu’à votre voix toutes les formes extérieures de la fantaisie se sont renouvelées. Les ruines inhonorées se relèvent pour un culte fervent. Dix siècles de la biographie humaine, flétris par l’ignorance du nom de barbarie, reprennent le rang qui leur appartenait dans l’histoire européenne. Le marbre, esclave dévoué de l’art antique depuis la mort de Jean Goujon, demande au ciseau patient la dague et la cotte de maille, la visière et le bouclier de nos aïeux. Vous avez naturalisé dans l’art une vérité que Herder et Jean de Muller avaient léguée à la réflexion studieuse, mais que leur éloquence n’avait pas suffi à populariser. Après avoir expliqué l’âge moderne par le moyen-âge, vous avez voulu expliquer pareillement l’antiquité par l’orient. Vous avez montré qu’il n’y a pas pour les idées humaines de généalogie possible, si l’on retranche de nos titres deux générations importantes, la première et la troisième. Vous avez mis en lumière tout ce qu’il y a de réel, de profondément vrai dans le partage des siècles historiques.

Il se peut, mon ami, que vous préfériez à tous vos recueils lyriques celui que vous avez consacré tout entier à l’Orient. Il se peut que vous trouviez éblouissantes, entre toutes, les couleurs que vous avez dérobées à la Judée, à la Turquie, à la Perse, à l’Espagne ; et s’il ne s’agissait que de la trame étincelante de l’étoffe, je dirais comme vous. C’est à coup sûr un des poèmes les plus merveilleux pour la docile variété du rhythme, pour l’abondance inépuisable des tropes et des métaphores. C’est là que vous avez touché les dernières limites où l’art extérieur pouvait atteindre ; mais je préfère les Feuilles d’automne aux Orientales, et voici pourquoi.

En nous parlant de l’Orient, vous aviez deux partis à prendre. Ou bien vous pouviez nous le montrer au milieu des émotions qu’il produit sur un homme d’Europe ; ou bien vous pouviez vous transformer par la pensée, oublier votre patrie et vous faire l’homme du pays où vous alliez. Par un caprice très légitime, et que je ne songe pas à discuter, vous avez choisi un troisième parti. Votre fantaisie a visité l’Orient et nous est revenue pour peindre ses voyages ; elle nous a déroulé complaisamment les mille couleurs dont elle avait récréé ses yeux. Mais après l’étonnement du spectacle chacun s’est demandé quel était l’homme caché sous cet artiste prodigieux. Hafiz et Djamy vous avaient prêté leur langage embaumé, vous aviez pris dans les poèmes suspendus à la voûte de la Mecque les vives allures de l’imagination arabe ; et pourtant deux pages de Medjnoun et Leila produisent sur nous une impression plus profonde que la plus belle de vos orientales. Pourquoi cela ? C’est qu’il n’y avait en vous ni l’homme d’Orient, ni l’homme d’Europe, ni la sympathie du cœur habitué aux scènes qui sont devant lui, ni la curiosité réfléchie d’un esprit qui juge en même temps qu’il s’instruit.

Loin de conclure de ces prémisses, que je crois justes, la condamnation d’une œuvre qui déroute la critique en la dominant, je reconnais volontiers qu’il a fallu une singulière puissance de talent pour fixer l’attention paresseuse des lecteurs de France, en mettant dans ce poème tous les élémens hormis l’élément humain. Il a fallu des ressources multipliées, des secrets imprévus, pour dissimuler pendant quatre mille vers l’absence du cœur et de la réflexion. À la place de la poésie vous avez mis la peinture et la musique, ou plutôt de la peinture et de la musique vous avez fait une poésie nouvelle, sans larmes et sans rêveries, mais douce et nonchalante, pleine de murmures harmonieux et de lointaines perspectives : dans l’ivresse des sens on oubliait de penser.

Dans les Feuilles d’automne, l’artiste demeure et l’homme paraît. Comme pour vous reposer de votre capricieux pélerinage, vous redescendez en vous-même. Vous étudiez patiemment au fond de votre conscience vos douleurs de jeunesse, les joies sereines de votre virilité, vos inquiétudes paternelles, vos ambitions éteintes et renaissantes. Voilà pourquoi je préfère ce dernier recueil à ses aînés.

Parfois, il est vrai, il m’arrive de regretter l’avare sobriété de vos épanchemens. Où je voudrais entendre le cri de l’ame, je trouve encore l’esprit amoureux de ses fantaisies, plus occupé de la gloire que de la vérité. Mais que sont mes reproches en présence des beautés profondes, des traits ineffaçables que vous avez gravés au fronton de votre dernier temple ? C’est le plus humain, le plus vrai, le plus grand de tous.

Et maintenant, mon ami, voici que nous avons achevé le cercle entier de la poésie lyrique, voici que nous avons épuisé la liste glorieuse ; quel sera donc, dites-le-moi, le roi de cette poésie ?


Lorsque Cinq-Mars parut, il y a huit ans, je crois, il n’y eut qu’une voix sur le mérite du style et l’intérêt dramatique de ce beau roman. On était las de tous les pastiches inspirés par Ivanhoe. Cinq-Mars offrait aux lecteurs de France une fable dont les personnages principaux appartenaient à l’histoire, mais qui pourtant n’avait rien de commun avec le type connu du roman historique. Pour le public des salons, c’était le début de l’auteur, car ses poèmes, éparpillés en fragmens, n’étaient guère familiers qu’à ceux qui étudient jour par jour le renouvellement de l’imagination.

Aussi, comme il arrive en de pareilles occasions, la gloire personnelle que le romancier pouvait prétendre légitimement disparut toute entière dans la renommée du livre. Aujourd’hui toutes choses sont remises à leur place. Le livre est demeuré dans l’opinion littéraire ce qu’il était, un beau et grand livre, et le nom qui a signé ce livre est devenu glorieux comme on devait l’espérer. Richelieu, Louis xiii, Anne d’Autriche, sont tracés d’une main ferme et savante. L’élève, ou mieux encore l’écolier du cardinal est habilement recomposé avec les traits semés dans les mémoires des courtisans. Alfred de Vigny a respecté scrupuleusement la vérité qu’il avait étudiée. Il nous a montré un roi faible et honteux de sa faiblesse, pleurant le sang qu’il voit couler, et n’osant faire un pas pour arrêter la hache prête à tomber sur une tête innocente, conspirant contre son ministre qu’il n’ose congédier, et dénonçant lui-même ses complices à l’ennemi qu’il voulait abattre. C’est une physionomie singulièrement triste que celle de ce pauvre roi. Mais je crois que le poète aurait eu grand tort de l’altérer ; car sans le vrai Louis xiii Richelieu n’était pas possible. Le cardinal était difficile à peindre, il y avait un double écueil à éviter. En exaltant sa grandeur politique, on courait le risque de dissimuler la cruauté maladive de son caractère. En étudiant trop curieusement toutes les singularités de ce prêtre prodigieux qui tenait du tigre et du chat, on pouvait se laisser aller à oublier toutes les grandes choses qu’il a faites, et toutes celles qu’il avait projetées pour assurer la puissance du royaume. Dans Cinq-Mars, Richelieu est simple et naturel jusque dans ses bizarreries les plus inattendues. Mais il garde au milieu de ses originalités individuelles la hauteur et la netteté de ses vues. C’est plaisir de voir comme il embrasse d’un regard tous les rouages de la machine européenne, comme il enlace dans le réseau de ses pensées tous ces oiselets couronnés qui obéissent en croyant commander, comme il mêle obstinément l’écheveau de ses intrigues, comme il sème les inimitiés pour recueillir les confidences indiscrètes échappées à la colère.

Anne d’Autriche nous demeure en mémoire comme une des créations les plus gracieuses de la poésie. La jeunesse et les blonds cheveux de cette belle reine, ses frayeurs et sa piété, son enfantine coquetterie, les fautes même de sa conduite, tout cela compose un ensemble merveilleux une figure idéale et harmonieuse qui contraste heureusement avec celle du roi et du cardinal.

L’amitié de Cinq-Mars et de Thou rappelle, par son austère dévouement, les amitiés antiques que nous lisons aux biographies de Plutarque. L’amour de Cinq-Mars pour Marie est une étude poétique pleine de finesse et de vérité. Quant à Cinq-Mars lui-même, je sais qu’on a souvent reproché à l’auteur de l’avoir embelli outre mesure, d’avoir agrandi sur une trop large échelle les ambitions du favori. Sans doute, à ne consulter que les témoignages, la critique a raison. Mais vous savez comme Alfred de Vigny a répondu à ce reproche. Vous savez comme il a réduit à sa juste valeur ce qu’il faut entendre par la vérité historique. Je ne veux pas le nier, en poussant à bout la pensée de Walter Raleigh, il n’y a plus de croyances possibles ; il faut brûler tous les livres qui racontent le passé, ou s’en amuser seulement et renoncer à s’instruire. Mais entre l’incrédulité de l’aventurier anglais et l’orthodoxie universitaire il y a une crédulité intermédiaire, et c’est à celle-là que le poète s’adresse. L’historien doit discuter les relations contradictoires et conclure, après mûr examen, selon la position et la moralité des narrateurs. Le poète a le droit de choisir entre ces relations celle qui lui agrée le mieux. Est-ce à dire pourtant qu’il pourra méconnaître volontairement le caractère général du siècle où il prend son héros ? Je ne le crois pas. À quoi bon élire pour ses inventions une date et une patrie ? Que signifie cette préférence, si elle peut être impunément répudiée ? Si le Cinq-Mars de l’histoire n’est pas le Cinq-Mars du poète, il n’en faut rien conclure contre la beauté du roman ; en pareil cas le succès absout. Et puis il se présente une considération décisive, c’est que Cinq-Mars peut être idéalisé plus facilement que Louis xiii ou Richelieu, parce qu’il n’a pas laissé dans la vie publique une trace aussi profonde.

On a fait au roman d’Alfred de Vigny un reproche très peu littéraire. On a dit que toute sa composition était empreinte du préjugé aristocratique. Il me semble qu’il y a pour cette objection une réponse toute simple : Au commencement du xviie siècle, quand Richelieu continuait Louis xi et préparait Louis xiv, le duel politique se vidait entre la noblesse et la royauté ; le tour du peuple n’était pas encore venu. Dans un poème destiné à retracer un des épisodes sanglans de cette lutte mémorable, c’eût été faire preuve d’une rare ignorance que de placer au premier plan la résistance populaire. Au temps de Cinq-Mars, l’aristocratie, en défendant ses priviléges, croyait combattre pour elle-même, et ne prévoyait pas que le peuple imiterait son exemple et prendrait sa place. À deux siècles de distance nous pouvons juger Richelieu et ses ennemis sous un autre point de vue ; mais le poète n’a pas eu tort de s’associer par la pensée aux passions et aux ignorances de ses acteurs.

Ainsi le monument épique d’Alfred de Vigny a tenu bon contre les attaques historiques et politiques, et nous pouvons hardiment le placer entre les plus belles pages d’histoire et de poésie.

L’unique roman de Mérimée, la Chronique de Charles ix, éclate surtout par la réalité pittoresque des détails. Pourquoi a-t-il choisi la Saint-Barthélemy comme cadre de son roman ? Je ne sais. Peut-être lui-même ne le sait-il pas. Il avait lu, dit-il, un grand nombre de pamphlets et de mémoires sur la fin du seizième siècle. Il a voulu faire un extrait de ses lectures, et, par un caprice d’artiste, cet extrait est devenu un roman. Il ne faut pas chercher dans les aventures de Mergy le développement progressif d’une idée préconçue. Non, l’auteur marche à l’aventure comme son héros. Il nous mène à l’hôtellerie, au milieu des reîtres et des bohémiennes, à la cour parmi les raffinés, dans l’oratoire amoureux d’une comtesse. Mais il ne paraît guère se soucier que son livre ait une fin ou un but. Il conte pour conter. Chacun des chapitres de son livre est un chef d’œuvre de simplicité. On n’y trouve jamais une description oiseuse. Chaque chose y est à sa place et pour un usage déterminé. Il ne s’amuse pas volontiers à nous expliquer les meubles et les parures en style d’antiquaire. Ce qu’il lui faut, ce qu’il sait créer, ce qu’il nous montre, c’est un ensemble de réalités vivantes, énergiques, qui se meuvent hardiment selon les lois de la vraisemblance et de la raison.

Si l’on se demandait quelle synthèse a précédé la composition de cette chronique, il n’y aurait pas de solution possible. Mais il y a tant d’autres livres qui se sont passés de synthèse et qui n’en sont pas moins de très beaux livres ! Où est la synthèse de Gil Blas, par exemple ? Lesage est-il moins grand pour n’avoir pas deviné d’avance les aventures qu’il raconte ?

Deux figures dominent toute la chronique, c’est Bernard de Mergy et Diane de Turgis. Bernard est un type heureusement imaginé, plein de courage et de crédulité, vertueux et ferme dans ses croyances, mais emporté, comme les jeunes gens de son âge, par l’ardeur tumultueuse des sens. Quand il entrevoit pour la première fois l’espérance d’être aimé, il tressaille de joie et se livre aveuglément à sa destinée. Il ne s’arrête pas un instant à considérer le danger ; et pourtant sa bravoure et son aveuglement sont pleins de naturel, le roman s’en arrange très bien. Mais l’auteur a su donner à son héros une franchise qui lui concilie tout d’abord la sympathie du lecteur. Quand Bernard va jouer sa vie sur le pré aux clercs, il ne tremble pas, mais il est ému comme il doit l’être, il sait que dans un instant il peut mourir, et il ne peut quitter sans regret une vie qui s’ouvre à peine, des espérances toutes neuves et que le temps n’a pas encore flétries.

C’est pourquoi j’aime Mergy.

Diane est une hardie jouteuse qui mène vaillamment une aventure. Elle prend pour elle le rôle que Bernard n’ose pas essayer. Elle poursuit l’amant qui devrait l’attaquer. Ce n’est pas, j’en conviens, la méthode usitée aujourd’hui ; mais le roman se passe au seizième siècle, parmi les femmes dont Brantôme nous a laissé de si joyeux portraits. Cette date n’est pas sans importance. Un siècle plus tard, à Versailles, par exemple, quoique les mœurs fussent loin d’être pures, quoiqu’il y ait dans Bussy et Saint-Simon presque autant de luxure effrontée que dans le biographe des dames galantes, Diane de Turgis n’aurait pas été vraisemblable.

Le caractère de Diane, malgré son apparente virilité, n’est cependant pas dépourvu d’intérêt poétique. Dès les premières pages on comprend qu’elle n’a jamais connu d’amour comme celui de Bernard. Jusqu’alors elle n’avait été aimée que pour sa beauté. Elle entrevoit dans les empressemens respectueux de Mergy une affection plus pure et plus élevée, et sans savoir si elle est capable d’éprouver un pareil sentiment, elle est fière de l’inspirer, et se résigne à faire la moitié du chemin pour amener à elle son timide antagoniste.

Ces deux caractères sont admirablement tracés, et se réalisent dans l’action avec une netteté peu commune.

Le style de Mérimée, dans ce roman, est d’une remarquable concision, mais en même temps d’une riche contenance.

Quoique le cadre de cette chronique soit emprunté à l’histoire, cependant les figures historiques y sont rares. Mais celles qui paraissent sont indiquées par des silhouettes vives et hardies. Charles ix, tel que Mérimée nous le donne, s’accorde très bien pour la chétiveté de ses vues et l’étroit horizon de sa pensée avec la tête que nous avons au Louvre. Il a tiré de ce portrait ce qu’on en pouvait tirer. Il a retrouvé l’homme sous le marbre.

Ce que Mérimée dit de la Saint-Barthélemy a semblé à quelques esprits graves un paradoxe ingénieux. Mais beaucoup ont refusé de voir dans cette interprétation toute nouvelle, une pensée loyale et sincère. Pour moi, je l’avouerai, je ne me refuse pas à la théorie du chroniqueur. Je ne crois pas que Charles ix fût capable de projets long-temps médités. J’incline à soupçonner qu’il a pu résoudre un massacre comme une partie de chasse. Cette théorie doit être prise pour ce qu’elle vaut, ce n’est ni une apologie ni une accusation, c’est une vue contestable, mais qui ne manque pas de vraisemblance.

Quel que soit l’avis du lecteur érudit sur les opinions historiques et morales de Mérimée, nous aurions à regretter une scène du premier ordre, si l’auteur eût placé son récit dans une autre année que celle de la Saint-Barthélemy. Quand Mergy veut quitter sa maîtresse, et que Diane, après avoir vainement essayé de convertir son amant, essaie de le retenir, quand elle l’étreint dans ses bras, le poète s’élève malgré lui aux accens les plus pathétiques de la passion. Malgré le désintéressement qu’il professe, il ne peut se refuser à l’entraînement du sujet ; lui qui d’ordinaire est si sobre en images, il trouve à son insu des expressions pittoresques. Il y a dans l’amour de Diane, furieux et dévoué, quelque chose de la colère maternelle d’une lionne défendant sa famille. C’est qu’en effet Diane aime Bernard à l’heure du danger autrement qu’elle ne l’aimait d’abord. C’est qu’au moment de le perdre, elle a senti redoubler pour lui sa première affection.

Ceci est la plus belle scène du livre, et suffirait seule à établir solidement le nom littéraire de Mérimée.

Ce que j’admire dans votre Notre-Dame, c’est l’inépuisable richesse d’épisodes et d’incidens que vous avez semée dans ce beau livre. Vous semblez prendre plaisir à compliquer l’entrelacement des fils de votre récit pour dénouer sans peine ce qui semble inextricable. Si jamais œuvre humaine a témoigné de la puissance de son auteur, c’est à coup sûr Notre-Dame de Paris.

Ceux qui ne verraient dans cette vaste épopée que l’intérêt poétique ne comprendraient que la moitié de votre pensée. Votre volonté, je le sais, a été plus haute et plus hardie. Vous avez projeté la reconstruction de la France au xve siècle. La tâche était grande, l’avez-vous réalisée ? Vous avez pris pour centre de votre composition la cathédrale de Paris, et autour du temple chrétien vous avez groupé toutes les formes de la vie nationale. Phoebus, Gringoire, Claude Frollo, Quasimodo, sont des types long-temps médités, qui résument poétiquement les conditions et les mœurs de la société française au xve siècle.

J’aime la Esmeralda, et me soucie fort peu de discuter avec les critiques d’Édimbourg si elle procède de Fenella, qui procédait de Mignon, qui procédait ?… Je laisse de grand cœur ces misérables chicanes aux oisifs et aux badauds. Elle est à vous, mon ami, à vous tout entière, puisque sans vous nous ne l’aurions pas. Ces lointaines analogies peuvent servir de délassement aux causeries de bibliothèque, mais n’entament pas d’une ligne la valeur d’une création poétique.

C’est une ingénieuse invention d’avoir réuni sur la tête d’une danseuse l’amour d’un soldat, d’un poète, d’un prêtre et de Quasimodo. Grace à cet heureux artifice, l’intérêt romanesque vient colorer toutes les parties du récit.

Mais derrière cette héroïne humaine et visible il y a une idée mystérieuse et irrésistible, la destinée, une main de fer qui étreint tous ces personnages et les pousse vers un but inconnu. En disposant, comme vous l’avez fait, des créatures de votre fantaisie, vous avez agi selon votre droit. Et j’aurais mauvaise grace à vous demander pourquoi vous avez prodigué le malheur avec une telle profusion. Ce serait de ma part une question impertinente et sotte.

Non, mon ami, je ne vous querellerai pas sur la tristesse morne et désolée de votre fable. Vous l’avez voulu, vous le pouviez.

La grace aérienne de la Esmeralda, opposée à la laideur monstrueuse de Quasimodo, est un de vos caprices, mais un caprice qui ne souffre pas de contrôle.

Pour le prêtre et le poète, je pense qu’ils n’auraient rien perdu, si l’un avait eu des sens moins grossiers, si l’autre avait eu en lui-même une dignité plus élevée, un caractère moins avili par la misère et la servilité. Mais ici encore, je le sais, vous avez une réponse toute prête. Cela est ainsi parce que je l’ai voulu.

À la bonne heure ! Mais venons à une question plus sérieuse. Dans votre pensée, au xve siècle, le peuple relevait de la volonté du juge, qui relevait du prêtre qui ne relevait que de Dieu. Est-ce bien là, mon ami, une synthèse applicable au règne de Louis xi ? Je n’ai pas dessein d’entreprendre ici l’apologie de la magistrature ou du clergé, ce n’est pas à ces considérations secondaires que je veux m’arrêter ; je me demande seulement si l’église en 1483 était souveraine, si le prêtre gouvernait, si la société était régie par une foi aveugle et soumise. Je me demande si le pouvoir théocratique, si éclatant et si fort au treizième siècle, n’était pas déchu de son ancienne splendeur, quand le cardinal de la Balue expiait sa résistance dans une cage de fer. Je me demande si Philippe de Comines pouvait vivre en même temps que saint Thomas.

Ces questions, vous le savez, ne relèvent pas de la fantaisie. C’est à l’histoire seule de les résoudre.

Or, quelle a été la pensée politique de toute la vie de Louis xi ? Abaisser la noblesse en élevant la bourgeoisie, diviser la force par la ruse, asseoir la royauté sur les ruines de la puissance féodale, appeler aux emplois les plus capables, sans acception de richesse ou de naissance, pour mater les grandes familles et ternir le lustre des grands noms, en les réduisant à l’oisiveté.

Il est donc vrai, mon ami, que le monde que vous nous avez montré n’est pas le monde du xve siècle. C’est un monde qui est à vous tout entier. Ce n’est pas le monde de l’histoire, c’est une création éclose dans votre cerveau, que votre parole a douée de vie, à qui vous avez donné le droit de cité littéraire.

Mais je me hâte de le reconnaître, vous avez fait pour la prose, dans Notre-Dame de Paris, ce que vous aviez fait pour la poésie dans les Orientales. Vous avez forgé la langue sur une enclume sonore et solide, vous l’avez enrichie d’images qu’elle ne connaissait pas ; c’est un champ que vous avez défriché, que vous avez semé de vos mains ; nul ne peut vous en disputer la moisson sans injustice et sans honte.

Notre-Dame est à mes yeux un magnifique édifice, plein d’étonnemens et de secrets inattendus, qui fatigue la curiosité sans l’épuiser. C’est une construction gigantesque dont les pierres innombrables, soudées ensemble par un ciment invisible, semblent défier nos rêves les plus hardis. Mais dans ce poème singulier, si l’on excepte la recluse, où est le rôle de l’homme ?

Où placer le beau poème de René, qui, depuis trente ans, n’a pas encore lassé notre admiration ? Est-ce une élégie, est-ce un roman ? Qu’importe, n’est-ce pas ? Critique de second ordre dans le Génie du christianisme, voyageur inexact et verbeux dans l’Itinéraire, imitateur patient, mais inutile, de Virgile et d’Homère dans les Martyrs, et les Natchez, Châteaubriand occupe encore aujourd’hui une des cimes les plus élevées de la poésie qu’il a vue grandir sous ses yeux. René, par sa mélancolie harmonieuse et vraie, par la peinture profonde, quoique rapide, des souffrances intérieures du génie oisif, par le tableau douloureux, mais vivement esquissé, du cœur qui répugne au présent et n’a pas encore trouvé l’avenir qu’il doit souhaiter et poursuivre, René demeure encore aujourd’hui, avec le magnifique épisode de Velleda, le plus réel et le plus glorieux des titres littéraires de Châteaubriand. Bien des images, bien des sentimens, aujourd’hui presque démonétisés par leur popularité, ont été gravés sur l’airain par la main de René. Je ne crois pas qu’on doive regretter, dans cette grave autobiographie, l’absence des développemens dramatiques ; où l’action commence, la rêverie finit. René, une fois arraché aux supplices de sa pensée, d’autant plus déchirante qu’elle est plus indécise, ne serait plus René s’il se mêlait au monde pour y jouer son rôle ; il perdrait sans retour cette majesté sereine qui ne l’abandonne pas au milieu de ses hymnes désespérés.

Ces jours derniers, vous le savez, le poète a révélé à quelques amis choisis le mot de cette mystérieuse énigme. Il a lu les premières pages de ses Mémoires ; il a raconté sans pruderie et sans réticences la réalité cachée sous ce poème inexpliqué jusqu’ici. Ses Mémoires seront peut-être, et je le crois volontiers, le plus durable et le plus solide de tous les monumens qu’il a élevés pour éterniser son nom.

Il avait abordé l’histoire, mais il a reculé dès les premiers pas. Dans le prologue chrétien de cette épopée inachevée, il y a des pages que Bossuet aurait signées. Mais le récit à peine commencé s’éloigne déjà de l’inspiration primitive. Le talent dramatique d’Augustin Thierry, les synthèses philosophiques de Guizot ont éveillé, chez l’annaliste, des ambitions nouvelles et imprévues. Le génie chrétien s’est effacé, mais la pensée purement humaine n’avait pas eu le temps de germer et de mûrir. Le portail catholique nous a introduits inopinément aux colonnades païennes. Où est l’édifice ?

Indiana, Valentine et Lélia représentent dans le roman trois faces bien distinctes de la pensée, le récit familier des mœurs domestiques, l’entrelacement dramatique des épisodes de la vie réelle, et enfin, comme couronnement, le symbolisme lyrique élevé à sa plus haute généralité. La première partie de Valentine a souvent été comparée, et selon moi avec justice, aux meilleures pages des Confessions de Jean-Jacques. Toutes les descriptions du Berri sont ravissantes de grace et de fraîcheur. Les caractères d’Indiana et de Valentine sont des individualités précises qui avaient disparu de la poésie depuis Eugène de Rothelin, Adèle de Sénange et la comtesse de Fargy.

Ce qu’il faut remarquer dans Indiana et Valentine, c’est la prédominance constante de l’élément humain. On pourrait désirer plus de prudence et d’habileté dans les évolutions progressives de la fable ; on pourrait souhaiter une économie plus sage dans l’invention des scènes, et surtout une prévoyance plus sûre d’elle-même, une conscience plus complète de la conclusion définitive mais ce qui éclate à chaque page, c’est l’intime vérité des sentimens. Cette vérité que j’admire, et que souvent j’ai vainement cherchée dans les meilleures inventions de notre temps, se compose à la fois de la réalité anecdotique et des beautés les plus élevées de la poésie.

Lélia, si diversement jugée par la foule, a survécu, comme on devait s’y attendre, aux excommunications et aux apothéoses : je laisse à de plus habiles à décider pourquoi l’odeur de l’encens a causé tant d’ivresses mortelles. Conrad, Lara et Manfred ont légué à Lélia leurs inépuisables tristesses ; mais la douleur, en descendant sur les lèvres d’une femme, est devenue plus incisive et plus saignante ; l’isolement et le blasphème dévolus à celle qui devait se confier dans l’espérance d’un monde meilleur, et se résigner aux épreuves des affections humaines, impriment à cette mélodieuse élégie un caractère singulièrement nouveau.

La contradiction apparente, qui sépare Indiana et Valentine de Lélia, se réconcilie très bien par la réflexion. Il ne faut pas une sagacité bien pénétrante pour suivre la transition de la faiblesse maudissant l’égoïsme au cœur confiant qui se livre après avoir long-temps résisté, mais qui bientôt, désabusé des joies qu’il avait rêvées, se réfugie dans le dédain et l’ironie.

Quelle sera la destinée de ce poète nouveau qui, en deux ans, a conquis une place si haute ? Après l’achèvement de cette mystérieuse trilogie, retournera-t-il aux réalités de la vie domestique, ou bien voudra-t-il tenter des voies nouvelles, et se délasser de ses premières inventions par de capricieuses fantaisies ? Je ne sais. Dans le cycle intellectuel, cette rénovation serait un progrès naturel et logique. Quoi qu’il arrive, l’auteur de ces beaux livres peut se reposer impunément et sommeiller à ses heures, sans craindre nos reproches. Qu’il soit ce qu’il lui plaira d’être, nos yeux ne quitteront pas la route et suivront la poussière de ses pas.

Eh bien ! quel sera le roi du roman ?

iii.

Après ce rapide résumé de notre situation poétique, n’est-il pas permis de hasarder un ensemble de conjectures sur la destinée prochaine des formes diverses de l’imagination ? Faudra-t-il croire, avec les esprits frivoles qui réduisent toute leur pensée aux causeries de salon et d’académie, que nous sommes arrivés maintenant à la dernière page de notre histoire littéraire ? Ceci, vous le savez, est tout au plus un paradoxe bon à distraire des femmes oisives ou des vieillards blasés ; l’agilité bruyante de la parole peut trouver dans ce thème absurde l’occasion d’un triomphe de quelques jours. Ce n’est pas ma faute vraiment, s’il se rencontre aujourd’hui quelques rhéteurs qui mettent leur gloire et leur fatuité à nier le mouvement qu’ils n’ont jamais compris, pas plus dans le passé que dans l’avenir ; héros de la périphrase et de la réticence, qui s’évertuent à sous-entendre l’idée qu’ils ne pourraient montrer, qui réservent pour une époque indéterminée la prophétie solennelle dont ils ne savent pas encore le premier mot, qui disent à l’imagination humaine de s’arrêter pour amnistier leur impuissance et leur paresse. Ce n’est pas ma faute s’ils font de leur enseignement une prouesse de baladin, s’ils chiffonnent l’histoire, qui les importune, comme une femme sa parure qu’elle voudrait changer. Ces hommes-là, vous le savez, ne sont d’aucun temps et n’appartiennent à aucune génération ; c’est un hors-d’œuvre qu’il faut tolérer, c’est un bourdonnement inutile dont il ne faut pas prendre souci. Qu’ils se taisent ou qu’ils parlent, peu importe ; leur voix n’a rien à faire dans les débats sérieux.

La poésie lyrique a maintenant épuisé l’étude et l’analyse de la vie individuelle ; elle a envisagé sous toutes ses faces le moi humain. Il me semble qu’elle a aujourd’hui une autre destinée à remplir. Sans vouloir, comme les disciples de quelques philosophies ébauchées, lui assigner un rôle direct dans le renouvellement social qui se prépare, je crois qu’elle doit se mêler plus activement qu’elle ne l’a fait jusqu’ici à la lutte des intérêts positifs et des passions publiques. Est-ce à dire que le poète lyrique sera tribun ou hiérophante ? Non, sans doute. S’il essayait d’empiéter sur la mission de l’orateur ou du philosophe, il s’y absorberait tout entier et disparaîtrait. J’entrevois seulement que l’égoïsme poétique excite de jour en jour des sympathies moins vives. C’est une belle chose, et très grande assurément, de se poser seul en face de la société, de raconter ses souffrances intérieures, ses ambitieuses espérances, de dédaigner les plaisirs vulgaires et le bruit qui se fait autour de soi, de vivre en soi-même comme dans un asile inviolable, de regarder la foule qui s’agite en bas, comme un pasteur ses troupeaux. Mais, comme le disait Bacon, pour s’en tenir à la solitude, il faut être moins qu’un homme ou plus que Dieu. À se nourrir perpétuellement de la contemplation de soi-même, on voit bientôt se troubler la sérénité primitive de ses pensées ; on ne se trouve plus si grand qu’à l’heure de la retraite ; bon gré mal gré, il faut revenir au monde et s’y renouveler.

Déjà la satire s’est élevée au lyrisme le plus haut ; cette fusion légitime de l’enthousiasme et de l’ironie entame glorieusement un nouvel avenir. Désormais on ne doit plus craindre que la pensée poétique s’appauvrisse ou se mutile en s’appliquant à la réalité. Le poète ne perdra rien de son individualité, en quittant les cimes solitaires de la méditation pour la tumultueuse arène. À la richesse de son langage, à l’énergie chaste et pénétrante de son regard, on le reconnaîtra facilement.

Le Curé de campagne réalisera, je l’espère, une partie de cette prophétie. Sans doute, nous y verrons l’alliance heureuse et féconde du réalisme de Crabbe et du lyrisme de Wordsworth. Nous y retrouverons les traits naïfs et vrais du Borough et la morale auguste et sympathique de l’Excursion. Cette analogie, que j’indique sans pouvoir la constater, ne conclut pas l’imitation ; loin de là, l’originalité du nouveau poème de Lamartine sera d’autant plus incontestable, qu’il aura cédé, malgré lui, à une inspiration pareille ; il n’aura pas dépendu de lui de choisir le sujet de ses études ; ce qu’il fera, il n’aurait pas pu ne pas le faire. L’identité du thème n’emporte pas avec elle l’identité du style. Si ç’avait été de sa part un pur caprice, il aurait pu emprunter à l’Angleterre les signes et les couleurs de son nouveau tableau ; mais comme il obéit fatalement au mouvement général des idées poétiques, il ne cessera pas d’être lui-même, en traduisant, sous un autre ciel, avec d’autres émotions, des pensées unies à celles du poète des lacs par une étroite parenté.

Je ne veux pas croire que Béranger garde fidèlement le silence auquel il s’est engagé : il pourra bien prendre en dégoût la lutte politique ; mais, à mesure que son sang s’attiédit et que son front se dépouille, il ne pourra se défendre d’exprimer sur les croyances qui tombent en ruines quelqu’une de ces pensées bienveillantes où il sait si bien allier le regret et l’encouragement.

Les Élévations d’Alfred de Vigny ne resteront pas non plus étrangères à cette métamorphose de la poésie lyrique. Je m’assure que l’histoire tiendra quelque place dans ces nouveaux poèmes. Si les évènemens auxquels nous avons assisté depuis quinze ans ne s’y réfléchissent pas comme dans le journal écrit par un homme d’état sous la dictée de ses ambitions, au moins y verrons-nous les passions et les idées que ces évènemens représentent.

Et vous, mon ami, dans vos poésies politiques qui sans doute ne se feront pas long-temps attendre, vous serez amené à modifier le cercle ordinaire de vos pensées. Je n’entends pas ici parler de l’altération progressive de vos opinions sur les hommes et sur les choses : je me suis souvent dit et je me dis encore qu’en pareille matière l’extrême conséquence pourrait bien n’être, après tout, que la perpétuité du mensonge. Puisque les affections humaines s’évanouissent et se succèdent, et se prétendent toujours à bon droit loyales et sincères, pourquoi les idées ne subiraient-elles pas les mêmes changemens ? Ce n’est pas moi qui vous reprocherai d’avoir cru aux promesses de la vieille monarchie, d’avoir été cavalier jusqu’au jour où la crédulité n’était plus possible sans aveuglement. Non, le changement que je prévois est d’une autre nature. Vous prendrez à la lutte sociale une part plus directe et plus active. Vous ne pourrez plus, comme autrefois, vous glorifier dans l’anathème et le dédain ; la vie publique vous atteindra, et vous serez forcé de mêler à vos tristesses les conseils et les espérances.


L’avenir du roman et du théâtre se dessine encore plus nettement que celui de la poésie lyrique. Comme ces deux formes de la fantaisie s’adressent plus directement à la foule, force leur sera bien d’entendre et de satisfaire les besoins et les volontés de la foule.

Or, quels sont ces besoins ? N’est-il pas évident pour tous les observateurs de bonne foi que le roman et le théâtre ont épuisé la poésie matérielle et que le temps est venu d’entamer une autre face de l’humanité ? N’est-il pas évident que toutes les classes élevées de la société n’accueillent plus maintenant que par l’indifférence et le dégoût toutes les bruyantes fantasmagories, toutes les orgies sanglantes, toutes les bacchanales funèbres qui depuis quinze ans ont envahi le roman et le théâtre ? Est-il permis d’espérer, sans folie, que le public voudra jeter les yeux désormais sur une chronique découpée en chapitres, ou dépecée en dialogues ? Si le drame et le roman persévèrent dans cette routine stérile, avant peu les livres et les théâtres demeureront fermés, c’est-à-dire que tous les esprits sérieux s’en abstiendront.

Non que je veuille prétendre en aucune façon que la poésie ne doit pas toucher à l’histoire. Grace à Dieu, je n’ai jamais trempé dans ce puritanisme étroit, qui interdit à l’imagination le domaine de la réalité. Le mot de Marlborough ne prouve rien contre Shakspeare et n’a pas ôté un lecteur aux pages ingénieuses et disertes de David Hume. L’histoire ne s’apprendra jamais dans les romans ou les tragédies. Mais le dramatiste et le romancier ont le droit de restituer à leur manière les traditions incomplètes.

Pourtant, à l’heure qu’il est, je crois qu’il conviendrait de mettre en jachère pour quelques années le poème historique ; à force d’étudier les hommes modifiés par les temps et les lieux, nous avons presque oublié l’homme de tous les lieux et de tous les temps, l’homme éternel, immuable ; en scrutant les mœurs et les costumes de chaque siècle, nous avons oublié le type des passions cachées sous ces enveloppes variées ; nous datons à merveille l’amour et l’ambition ; mais c’est à peine si nous connaissons les ressorts de ces deux sentimens.

Le mal est constant, le remède se trouvera. Avant de revenir à l’histoire, c’est-à-dire à la variété visible, il faut aborder hardiment la philosophie humaine, c’est-à-dire le spectacle intérieur des passions ; variété non moins grande que la première, mais plus difficile à saisir, aussi réelle, quoique plus obscure, permanente et toujours comparable à elle-même. L’histoire sans la philosophie ne donnera jamais qu’une poésie misérable. Mais pour apercevoir l’homme dans les récits du passé, il faut négliger volontairement la draperie pour la statue. Il faut contempler long-temps la nudité vivante avant d’essayer les plis du manteau.

C’est pourquoi le roman et le drame ont deux choses à faire avant de reprendre l’histoire. Il faut d’abord qu’ils prennent l’homme de leur temps pour le soumettre aux métamorphoses de l’inspiration. N’ayant pas à s’occuper de la question extérieure, ils pourront traiter plus à fond et plus sérieusement le sujet même de leurs conceptions, la passion qu’ils auront choisie. Cette première épreuve achevée, et je m’assure qu’il en sortira plus d’un triomphe éclatant et durable, ils pourront tenter dans l’histoire l’application d’une méthode pareille.

Par exemple ils prendront une époque bien circonscrite, soit le règne de Louis xiii, 1610-1642, et dans le cercle de cette époque ils essaieront de réaliser une conception à priori, une fable toute faite, le développement d’un caractère trouvé à l’avance. Arrêtés à chaque pas par la réalité relative et passagère qui devra servir d’encadrement à la réalité éternelle, c’est-à-dire humaine, ils gagneront dans cette lutte courageuse une habileté nouvelle et plus profonde.

Ce ne sera plus ni le roman, ni le drame historique. Ce sera le roman et le drame dans l’histoire. Mais comme les noms et les personnages historiques ne joueront aucun rôle dans ces innovations, il n’y aura aucune parenté entre ce nouveau genre de poésie et la poésie qui s’est appelée historique jusqu’ici. Chacun des acteurs appartiendra tout entier au poète, et les particularités de l’histoire, en se réfléchissant dans ces créations, n’en pourront troubler l’originale spontanéité.

Enfin, après cette seconde épreuve, non moins profitable que la première, la poésie pourra reprendre l’interprétation des évènemens et des hommes historiques ; elle pourra, sans crainte de trébucher, remettre dans le roman et dans le drame les personnages dont la tradition nous a légué le portrait et la biographie, achever les physionomies ébauchées, combler les lacunes des récits, expliquer les énigmes politiques demeurées obscures pour les contemporains, suppléer la science par l’inspiration.

Cette triple évolution que je prévois ne s’accomplira pas dans tous les esprits. Quelques-uns s’arrêteront à la première et se complairont dans l’étude poétique de l’humanité prise en elle-même, sans acception de temps ni de lieu ; ils placeront dans le siècle où ils vivent les héros de leur fantaisie, pour se dispenser de la description qui a perdu tant de poètes. Sans doute le roman de Sainte-Beuve appartient à cette première évolution. D’ici à deux mois nous en pourrons juger.

La seconde évolution que je voudrais voir s’accomplir en même temps dans le récit et dans le drame n’a pas encore, que je sache, de représentans avoués. Est-ce à l’auteur de Cinq-Mars ou de Notre-Dame de Paris que cette gloire est destinée ? Nous le saurons peut-être, avant d’apercevoir les premières feuilles.

Reste la troisième évolution, qui se réalisera dans un avenir plus éloigné. Celle-là, vous n’en doutez pas, sera franchement et unanimement acceptée. Préparée par les deux autres, elle ne les dominera pas, mais elle les complètera. Ce sera l’union intime et vivante de l’histoire et de la philosophie sous la forme poétique.

Si toutes ces réflexions, comme je l’espère, sont vraies, si elles expriment fidèlement une pensée qui n’est pas mienne seulement, mais qui depuis plusieurs années bourdonne sourdement sans trouver d’interprète, si j’ai raison de présager à la poésie un avenir qui n’aura rien à envier au présent, que deviendront ces dynasties si complaisamment inaugurées de nos jours ? Verrons-nous se fonder de nouvelles royautés littéraires ? Les grands noms que j’ai comptés auront-ils disparu ? Je ne le crois pas. Le moule de ces statues ne se bâtit pas en une nuit.

Mais il y a dans ces présages un enseignement sérieux. Puisque les idées victorieuses hier, aujourd’hui chancelantes, céderont demain le pas à des idées nouvelles, il ne faut pas se hâter d’élever sur un piédestal les popularités qui passent devant nous ; il faut estimer chacun pour ses œuvres, le glorifier selon sa puissance, mais nous abstenir prudemment de l’adoration et de la prière. Il ne faut pas saluer du nom de rois ceux qui nous dépassent de la tête, ni plier le genou devant eux. Il n’y a pas de royauté littéraire ; s’il y en avait une aujourd’hui, il faudrait en changer tous les jours.

Laissons venir les hommes et les choses ; laissons murmurer l’envie et l’impuissance ; ne croyons pas que l’admiration exclusive amnistie à tout jamais les erreurs de l’idole. Que la discussion et l’étude n’abandonnent pas la fantaisie, si libre qu’elle soit. Alors seulement la poésie et la critique se donneront la main ; et ce moment n’est pas loin.


Gustave Planche.