Les rois de l’océan :Vent-en-panne/12

E. Dentu (2p. 191-210).
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XII

DE LA VISITE QUE REÇUT LE DUC DE LA TORRE ET CE QUI S’EN SUIVIT

C’était le lendemain du jour où l’Olonnais avait été si traîtreusement arrêté par le Chat-Tigre, presque en vue de Medellin. Il était huit heures du matin. Le duc de la Torre causait dans son cabinet avec un homme qui se tenait respectueusement debout devant lui.

Le duc était pâle, défait, il froissait d’un air de dépit entre ses doigts crispés une lettre que cet homme, qui n’était autre que notre ancienne connaissance Pedro Garcias, venait de lui remettre.

Depuis quelques minutes la conversation était interrompue. Le duc releva la tête et fixant un regard interrogatif sur son respectueux interlocuteur :

— Ainsi, lui dit-il, señor don Pedro Garcias, les choses se sont bien passées comme vous me le rapportez ?

— Oui, monseigneur, le récit que j’ai eu l’honneur de faire à Votre Excellence est de la plus rigoureuse exactitude, répondit l’haciendero en s’inclinant.

— Mais si cela est ainsi, cet homme a commis un acte de la plus haute illégalité ? c’est presque un guet-apens !

— Telle est, en effet, l’opinion générale, monseigneur ; mais je ferai respectueusement observer à Votre Excellence, que nous sommes ici non pas en Espagne, mais dans la nouvelle Espagne, où chacun s’arroge le droit d’interpréter les lois selon son bon plaisir et son intérêt, et où la raison du plus fort est toujours la meilleure.

— Ce n’est malheureusement que trop vrai ; murmura le duc ; ainsi vous connaissez ce jeune homme ?

— J’avais l’honneur d’être lié avec lui, monseigneur, j’avais été son hôte à Medellin, depuis lors je ne l’ai pour ainsi dire pas perdu de vue ; si je l’ai bien jugé, c’est un caractère loyal et un homme de cœur.

— Vous ne vous êtes pas trompé, señor ; il est tout cela.

— C’est seulement hier au soir, très-tard, que j’ai appris ce qui s’est passé ; supposant que dans la triste situation où il se trouve, il pouvait avoir besoin de voir un ami, ce matin au point du jour, je me suis rendu à la forteresse ; grâce à un de mes compères, qui occupe un emploi assez important, j’ai réussi à le voir et à lui parler ; c’est alors qu’il m’a chargé de remettre à Votre Excellence, cette clé et cette lettre que Votre Excellence tient encore entre ses mains ; mon compère, en homme prudent, prétendait que je ne devais pas accepter cette mission, que cela me compromettrait ; et ceci et cela ; enfin, il me donnait une foule de raisons, toutes meilleures les unes que les autres, mais que je n’ai pas voulu écouter.

— Vous vous êtes conduit en honnête homme et en ami sincère, don Pedro.

— Eh, monseigneur ce que j’ai fait est tout naturel ; si l’on a des amis, c’est pour s’en servir quand on est dans l’embarras.

— Mais ce jeune homme n’était pas seul ? reprit le duc avec intérêt ; il avait un compagnon, dont vous ne m’avez pas parlé ; lui serait-il arrivé malheur ?

— Non, grâce à Dieu ! il paraît qu’après s’être défendu comme un lion, sans avoir reçu une égratignure, il a réussi à s’échapper ; sans que, malgré toutes les recherches, il ait été possible de retrouver ses traces.

— Pauvre jeune homme ! que deviendra-t-il dans ce pays, où maintenant tout le monde lui sera hostile ?

— Tout le monde, c’est trop dire, Monseigneur ; je compte aussitôt après avoir quitté Votre Excellence, me rendre à Medellin ; je connais le pays mieux que personne ; dès mon arrivée là-bas, je me mettrai à la recherche du fugitif ; je me doute à peu près de l’endroit où il s’est réfugié ; si je le trouve, je vous jure que je le mettrai dans une cachette où il sera en sûreté jusqu’à ce que j’aie trouvé un moyen de lui faire quitter le pays.

— Allons, définitivement, don Pedro, vous êtes un brave et digne homme ; encore une fois je vous remercie ; non pas de m’avoir apporté cette clé et cette lettre, qui pour moi, sont sans importance, mais à cause du dévouement que vous montrez à vos amis. J’ai bien peu de pouvoir en ce moment, mais un jour viendra et bientôt je l’espère, où ma situation changera, et alors je me souviendrai de vous, señor.

En parlant ainsi le duc de la Torre s’était levé ; don Pedro Garcias comprit qu’il était temps de prendre congé, il salua le duc et se retira. nowiki/>

Dès qu’il fut seul, le duc se laissa lourdement retomber dans son fauteuil, rouvrit la lettre que don Pedro Garcias lui avait remise, et la relut attentivement.

Cette lettre écrite en français était ainsi conçue.


« Monseigneur,

« Toutes mes prévisions se sont réalisées, les mailles du filet dans lequel on veut vous enfermer se resserrent de plus en plus autour de vous. Hier matin j’ai été appelé chez le Juez de letras ; j’ai eu beaucoup de peine à me sortir de ses griffes. Le porteur de ce billet vous dira comment je suis tombé quelques heures plus tard, victime d’un inqualifiable guet-apens.

« Je vous fais à grand’peine passer ce billet, monseigneur ; fuyez, fuyez au plus vite s’il en est temps encore. Seul Pitrians est libre ; qui sait si aujourd’hui ou demain, il ne sera pas arrêté ? Le temps me presse, je ne puis vous en dire davantage ; mais au nom du ciel, monseigneur, fuyez, je vous en supplie ! si ce n’est pour nous, que ce soit pour madame la Duchesse et pour doña Violenta.

« Je demeure toujours, monseigneur de Votre Excellence, le serviteur dévoué.
« L’Olonnais. »

« P. S. Il est important que ce billet ne soit pas surpris entre vos mains en cas où vous seriez arrêté ; ce qui, malheureusement, n’est que trop probable. »


Le duc déchira la lettre en morceaux presque imperceptibles, qu’il jeta au fur et à mesure dans un brasier incandescent, où ils furent consumés en quelques minutes.

— J’ai eu tort ; murmura-t il, cet homme, ce Pedro Garcias, disait vrai, nous ne sommes pas ici en Espagne ; la loi est impuissante à me protéger ; peut-être aurais-je dû suivre le conseil de l’Olonnais ; maintenant, il est trop tard, il me faut attendre les événements et leur faire tête en gentilhomme.

Il laissa alors tomber sa tête sur sa poitrine, et s’absorba dans ses pensées.

Depuis une heure déjà, il demeurait ainsi immobile, sombre et inerte : on l’aurait cru endormi, si des soupirs étouffés n’eussent gonflé sa poitrine et des tressaillements nerveux agité parfois tout son corps et clairement révélé l’angoisse horrible qui lui étreignait le cœur ; cependant cet état de prostration ne fut pas de longue durée ; le duc se redressa sur son fauteuil, prit un sifflet posé près de lui sur une table et siffla.

— Priez madame la duchesse, dit-il au domestique venu à l’appel du sifflet, de me faire l’honneur de m’accorder quelques minutes d’entretien.

Le domestique salua et se retira.

— Oui, murmura le duc, cela vaut mieux ainsi ; je ne puis exposer ni la duchesse ni ma fille aux dangers terribles dont je suis menacé, je dois, quoi qu’il arrive, essayer de les sauver ; Dieu veuille que j’en aie le temps encore ! quant à moi je suis prêt à tout souffrir avec courage ; mais ces victimes innocentes, doivent être épargnées.

En ce moment la porte s’ouvrit ; supposant que la duchesse entrait, M. de la Torre fit un mouvement pour se lever, mais un valet parut.

— Que voulez-vous ? demanda le duc.

— Monseigneur, le señor Capitaine don Luis de Peñaranda, répondit le valet en s’inclinant respectueusement, désire être introduit auprès de Votre Excellence ; il est porteur, dit-il, de dépêches importantes ; de plus il est chargé près de Votre Excellence d’une mission du gouverneur de la ville.

— Faites entrer le señor Capitaine ; répondit le duc.

L’homme ainsi annoncé entra aussitôt.

C’était un personnage de haute taille, bien fait de sa personne, aux traits nobles, réguliers, dont la physionomie martiale, était encore relevée par le brillant uniforme de capitaine, tout chamarré d’or, dont il était revêtu ; pourtant il y avait dans l’expression du visage de cet officier, quelque chose de si froidement railleur, que malgré lui, le duc se sentit tressaillir, il eut comme un pressentiment qu’en même temps que cet homme, le malheur entrait chez lui ; néanmoins il rendit courtoisement le salut que lui avait fait l’officier, de la main il l’invita à s’asseoir ; puis il congédia le valet.

— Si je suis bien informé, caballero, dit le duc ; vous êtes chargé d’une mission près de moi, par le gouverneur de la Vera-Cruz ?

— Oui, monseigneur ; répondit le capitaine.

— Quelle que soit cette mission, caballero, reprit le duc, je tiens à vous informer tout d’abord que je suis prêt à m’y conformer ; veuillez donc je vous prie vous expliquer ?

— Monseigneur, répondit le capitaine en s’inclinant, la situation dans laquelle je me trouve placé vis-à-vis de Votre Excellence, est assez délicate ; je compte sur toute votre obligeance pour me faciliter les moyens de remplir cette mission dont je suis chargé.

— Capitaine, j’ai toujours été un fidèle serviteur du roi mon maître, j’ai toujours obéi aux lois de mon pays ; parfois même mon devoir a été de les faire exécuter ; il ne tiendra pas à moi, que vous sortiez avec honneur de la mission délicate, dites-vous, qui vous amène chez moi.

— Je vous remercie, monseigneur ; puisque vous m’y autorisez je m’expliquerai donc.

— Non-seulement je vous y autorise, capitaine, mais je vous en prie.

Les deux hommes se trouvaient ainsi placés vis-à-vis l’un de l’autre, dans la situation de deux duellistes émérites, qui sur le terrain, tâtent le fer afin de connaître le faible de l’adversaire avant d’engager sérieusement le combat ; cet échange de compliments banals n’était, en quelque sorte, qu’une escarmouche préparatoire ; tous deux se tenaient sur la défensive ; mais quelle que fût l’adresse et la pénétration dont fût doué le capitaine, il ne réussit à rien lire sur le visage froid et impassible du duc ; il comprit que si habile qu’il fût, il avait trouvé un adversaire digne de lui et contre lequel viendraient se briser toutes ses finesses et ses roueries diplomatiques ; il se résolut à venir nettement au but.

— Monseigneur, dit-il, depuis quelques jours, je devrais même dire depuis l’arrivée de Votre Excellence à la Vera-Cruz, des bruits assez fâcheux sont répandus dans la ville, où ils entretiennent une animation regrettable…

Le capitaine s’arrêta comme s’il eut attendu que le duc prit la parole ; mais celui-ci demeura immobile dans la posture d’un homme écoutant avec la plus sérieuse attention.

Le capitaine fronça le sourcil ; après une pause de quelques secondes il reprit, en appuyant sur les mots comme s’il eut voulu bien en faire ressortir la portée :

— Monseigneur, ces bruits qui peut-être sont parvenus jusqu’à vous, ont jeté une très-grande inquiétude dans le commerce de la ville.

— Je vous ferai observer, señor, que, étranger à la Vera-Cruz où je ne me trouve qu’en passant, j’ignore complétement, surtout par suite de la vie retirée que je mène, et de mon manque absolu de relations, quels sont ces bruits, quelle est leur importance ; j’ajouterai en outre que je ne comprends pas comment il est possible que j’y sois mêlé d’une façon quelconque.

— Monseigneur, il me sera d’autant plus facile de répondre à la question que vous me faites l’honneur de m’adresser, que précisément, ces bruits ont pris naissance à l’occasion du débarquement de Votre Excellence à la Vera-Cruz ; si j’ai autant hésité à vous les faire connaître, monseigneur, c’est qu’ils sont d’une nature tellement odieuse, que je ne trouve pas de termes convenables pour atténuer ce qu’ils ont de blessant pour Votre Excellence.

— Halte là ! señor, dit vivement le duc, vous en avez dit trop ou trop peu ; je vous ferai observer qu’une longue hésitation de votre part, constituerait pour moi une grave insulte.

— Telle ne saurait être ma pensée, monseigneur. Veuillez donc m’excuser si, malgré moi, j’ai employé une expression qui vous a paru choquante.

— En ce moment, monsieur, la seule chose dont je puisse me choquer, est l’hésitation que vous mettez à me faire connaître ce dont il s’agit ; je vous prierai donc de venir au fait.

— Soit, monseigneur ; on prétend que Votre Excellence au mépris de la position élevée où l’a placée S. M. le Roi, a contracté avec les Ladrones de l’île de Saint-Domingue, une alliance défensive et offensive ; dans le but de se faire aider par eux, à renverser le gouvernement espagnol dans les Indes ; se faire proclamer roi et se déclarer indépendant.

— Est-ce tout ? répondit le duc en haussant les épaules avec dédain.

— Non, monseigneur ; on va plus loin ; on affirme que les Ladrones font en ce moment de grands armements et qu’ils se préparent à débarquer incessamment à la Vera-Cruz, où suivant vos conventions, ils doivent se joindre à vous.

— L’on ne dit rien de plus ?

— Non, monseigneur ; j’attends maintenant la réponse que vous daignerez me faire.

— Señor capitaine ; répondit le duc avec un froid mépris, à une telle accusation, il ne saurait être fait de réponse ; elle tombe et doit tomber d’elle-même ; essayer de me disculper en la discutant, serait admettre la possibilité que je fusse coupable ; ce que je n’admets pas et n’admettrai jamais ; comment moi, appartenant à une des plus nobles et des plus anciennes familles de la monarchie espagnole ; grand d’Espagne de première classe, caballero cubierto, membre de la Toison d’or, je serais assez ingrat, assez fou, tranchons le mot, assez stupide, pour nourrir un projet aussi insensé que celui que mes ennemis me prêtent ! allons ce n’est pas possible, je ne puis pas supposer que vous ayez parlé sérieusement.

— Monseigneur, je regrette sincèrement de voir Votre Excellence s’engager dans une voie qui ne saurait que lui être excessivement préjudiciable ; ces bruits ont une importance extrême ; je dirai plus, ils sont appuyés sur des preuves.

— Des preuves ! fit le duc, en se redressant avec hauteur.

— Hélas ! οui, monseigneur, des preuves d’autant plus irrécusables qu’elles émanent de vous.

— De par Dieu ! señor, voici vous en conviendrez qui demande explication ; je ne puis laisser passer sans protester une telle injure ! Parlez, señor, ces preuves quelles sont-elles ?

— Malheureusement, monseigneur, cette question fort grave ne saurait être traitée ni par vous, ni par moi ; le conseil de Castille entendra cette affaire ; devant lui, vous protesterez et serez admis à vous défendre ; je ne suis, moi, qu’un simple officier, chargé de vous signifier un ordre, et dont la mission ne saurait aller au-delà.

— C’est juste, señor, quel est l’ordre dont vous êtes porteur ?

— Monseigneur, cet ordre est double, en ce sens qu’il émane de son Excellence le vice-roi, et que le gouverneur de la Vera-Cruz est chargé de vous le faire signifier.

— Mais enfin, quel est-il ?

— Il n’a rien que de courtois pour vous, monseigneur, et ne saurait vous blesser ; S. E. le vice-roi, ayant égard aux liens de parenté qui vous unissent, et désirant voir tomber au plus vite les bruits calomnieux répandus contre vous, a ordonné qu’une enquête soit immédiatement commencée, afin de remonter à la source de ces bruits, dans le plus bref délai ; pour éviter toute interprétation malveillante, et toute manifestation du peuple, contre vous, S. E. le vice-roi ordonne que votre seigneurie gardera les arrêts dans son palais, où elle se tiendra prête à obéir aux significations qui lui seront faites. De plus, S. E. s’engagera, sur sa parole, à ne pas sortir de son palais, sans y avoir été dûment autorisée.

— Est-ce tout, señor ?

— Telle est la mission que j’ai reçue, monseigneur.

— Eh bien, soit, señor capitaine, reprit froidement le duc, j’obéis, je vous donne ma parole de gentilhomme, de répondre aux significations que je recevrai ; seulement sous cette réserve, que si les preuves, soit-disant existantes contre moi, sont jugées suffisantes, pour qu’un procès de haute trahison me soit intenté, ce procès ne pourra, en aucune façon, m’être fait au Mexique, ou dans toute autre partie des possessions espagnoles, des Indes occidentales, mais à Madrid seulement par la cour de Castille.

— Je suis chargé, monseigneur, de vous informer, tout d’abord, que S. E. le vice-roi a témoigné le désir qu’il en soit ainsi ; par conséquent V. E. n’a pas à redouter d’être soustraite à ses juges naturels.

— Je remercie S. E., reprit le duc avec ironie, de daigner me faire cette grâce ; maintenant, capitaine, je le suppose du moins, vous avez accompli votre mission, nous n’avons plus rien à nous dire.

— Je vous supplie de me pardonner, monseigneur ; mais il me reste encore quelques mots à échanger avec votre Excellence.

— Ah ! fit le duc avec surprise.

— Oui, monseigneur, reprit imperturbablement l’officier, si vous me le permettez, je prolongerai encore ma visite, pendant quelques minutes.

— À votre aise, señor, dit sèchement le duc ; du reste, mieux vaut que nous nous expliquions une fois pour toutes ; parlez donc, je vous écoute.

— Monseigneur, la question que je désire traiter avec V. E. m’est toute personnelle, et par cela même, excessivement délicate.

— Vous me permettrez de vous faire observer, señor capitaine, répondit le duc avec un sourire amer, que vous jouez ou vous semblez jouer de malheur, dans les relations auxquelles le hasard vous a condamné avec moi ; vous ne terminez pas plus tôt de vous acquitter d’un devoir délicat, que vous voilà immédiatement obligé d’en remplir un autre.

— C’est vrai, monseigneur, mais que voulez-vous, la fatalité gouverne tout en ce monde ; si dures que soient ses lois, il faut se courber devant elles et s’y soumettre.

— Donc, vous dites que l’affaire dont vous désirez m’entretenir vous est personnelle ?

— En effet, c’est, monseigneur… c’est… mon Dieu, comment pourrai-je vous dire cela ; c’est une espèce de marché… oui… une espèce de marché que je voudrais proposer à V. E.

— Un marché ? prenez garde, señor, cette parole est grave ; un marché est souvent une trahison et déshonore à la fois celui qui le propose, et celui qui l’accepte.

— Rassurez-vous, monseigneur, vous n’aurez aucune trahison à redouter ! je ne suis ni votre ami, ni votre ennemi ; seulement, il dépendra de vous qu’en sortant de cette chambre, je sois l’un ou l’autre.

— Je ne vous comprends pas, capitaine ?

— Je vais m’expliquer, monseigneur ; bien que nous ne nous soyons jamais vus, que nous n’ayons jamais eu l’un avec l’autre aucun rapport direct ; cependant nous sommes liés l’un à l’autre depuis longues années par des liens, qui pour être occultes, n’en sont cependant pas moins forts.

— Définitivement, señor, vous avez fait le pari de ne parler que par énigmes ?

— Non pas ; je veux, au contraire, être clair, monseigneur, et cela d’autant plus qu’il faut que vous compreniez bien.

En ce moment, la porte s’ouvrit et un valet annonça :

— Madame la duchesse !

Le capitaine tressaillit et se penchant vivement vers le duc :

— Au nom du ciel ! monseigneur, dans votre intérêt, comme dans celui de madame la duchesse, lui dit-il, qu’elle n’entre pas, et surtout qu’elle n’entende pas un mot de ce que vous et moi allons dire.

Le duc fixa un regard surpris sur son étrange interlocuteur ; celui-ci, sans ajouter un mot ; lui fit de la tête un geste tellement suppliant, que le duc, dont l’intérêt et la curiosité étaient éveillés au dernier point, se tourna vers le valet et lui dit :

— Priez madame la duchesse de m’excuser ; je suis, en ce moment, avec une personne qui m’entretient de choses fort graves ; dès que je serai libre, je m’empresserai de me rendre près d’elle ; j’ai fait ce que vous désirez, ajouta le duc, en se tournant vers le capitaine.

— Et je vous en remercie, monseigneur ; autant pour vous que pour moi.

— Cette fois, señor, vous allez vous expliquer.

— Oui, monseigneur, et d’abord, laissez-moi vous dire ceci : Personne ne croit aux bruits calomnieux répandus sur le compte de V. E. Vos ennemis ont ourdi dans l’ombre le complot qu’ils exécutent aujourd’hui. Ils savent que vous êtes innocent, mais ils veulent vous perdre, et ils vous perdront. Avant votre départ d’Espagne, plusieurs de vos domestiques ont été achetés ; des lettres précieuses vous ont été dérobées ; d’habiles faussaires se sont chargés de modifier le texte de quelques-unes de ces lettres, d’en composer d’autres ; cela a été fait avec une perfection telle, monseigneur, que vous-même, si on vous les soumettait, vous ne pourriez reconnaître les lettres fausses de celles qui ne le sont pas, et prouver que vous n’êtes pas l’auteur de cette correspondance qu’on vous impute. Comme je veux que vous sachiez bien tout, je vous avouerai que j’ai été un des agents les plus actifs de cette machination ; non pas que j’eusse contre vous, monseigneur, un motif de haine quelconque ; non, je vous le répète, je ne vous hais pas ; je ne cherche pas à vous nuire ; si je le fais, ce ne sera que parce que vous m’y obligerez ; un motif puissant a dirigé ma conduite dans toute cette affaire, ce motif, vous le connaîtrez bientôt, monseigneur. Je sais en quelles mains sont ces lettres, je puis m’en emparer et vous les rendre, je puis faire plus ; je puis vous donner le moyen de vous venger de vos ennemis en vous remettant les preuves ; preuves bien réelles, celles-là, des machinations qu’ils ont ourdies contre vous.

— Vous feriez cela ? s’écria le duc en tressaillant.

— Oui, monseigneur, je le ferais, mais à une condition.

— C’est juste ; voyons cette condition ?

— Ainsi, monseigneur, vous acceptez le marché que je vous propose ? dit le capitaine, dont un éclair joyeux illumina un instant le sombre visage.

— Je ne vous promets rien encore, señor ; je veux savoir avant tout à quoi je m’engage.

— Soit ; j’irai donc jusqu’au bout ; seulement, monseigneur, veuillez, à l’avance, me pardonner le récit que je vais vous faire ; certaines particularités de ce récit vous touchent de très-près.

— Señor, rien de ce que vous direz ne saurait m’émouvoir, tant que vos paroles ne s’adresseront qu’à moi… à moi seul.

— Et si j’étais contraint, malgré moi, de vous parler d’une personne qui vous est chère, de madame la duchesse de la Torre par exemple ?

— S’il en était ainsi, señor, répondit sévèrement le duc, au premier mot je vous arrêterais en vous défendant de continuer ; madame de la Torre est une femme dont le nom ne saurait être prononcé par une autre bouche que la mienne ; je ne permets à personne, vous entendez, señor, à personne, de me parler de madame de la Torre soit en bien, soit en mal ; en mal surtout, madame de la Torre est une de ces femmes si rares, dont on ne peut dire que du bien. Ainsi donc, señor, je crois que dans l’intérêt des relations que peut-être nous aurons dans l’avenir, il vaut mieux que nous brisions là ; et que notre conversation finisse avant que d’avoir commencé. Si bas que je paraisse être tombé, grâce à Dieu, je ne suis pas encore à terre ; peut-être mes ennemis se réjouissent-ils trop tôt de leur prétendue victoire, et me sera-t-il plus aisé que vous ne le supposez de faire éclater mon innocence aux yeux de tous.

— Cependant, monseigneur, si madame la duchesse…

— Brisons là ; pas un mot de plus, señor.

Le duc se leva en étendant le bras et montrant la porte du doigt.

Tout à coup et avant que le capitaine eut eu le temps de répondre, la porte s’ouvrit brusquement ; la duchesse entra.

— Ne sortez pas, señor ! dit-elle d’une voix ferme, à l’officier.

Et refermant la porte derrière elle, elle traversa le cabinet et fut s’asseoir auprès de son mari.

Les deux hommes, surpris par cette entrée subite, étaient demeurés immobiles et muets.

— Pardonnez-moi, monsieur, dit madame de la Torre, la faute que j’ai commise et dont je m’accuse devant vous ; les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons sont tellement graves, qu’il me sera je le crois facile de me justifier à vos yeux ; lorsque vous m’avez fait dire il y a un instant, que vous ne pouviez pas me recevoir, au lieu de me retirer ainsi que je l’aurais dû faire ; je suis demeurée là, derrière cette porte maintenue entr’ouverte, en proie à une inquiétude à laquelle je ne me sentais pas la force de résister ; j’ai écouté ce qui se disait dans ce cabinet ; les paroles prononcées, je les ai entendues toutes, j’ai fait plus, à force de fouiller dans mes souvenirs, je les ai si bien réveillés ; ils sont à présent si présents à ma mémoire, que je vous donnerai, moi, cette explication, que prétendait vous donner cet homme ; de plus, je vous dirai qui il est.

— Madame ! fit le duc.

— Oui, continua-t-elle, il faut enfin que toutes ces trames s’éclaircissent ; que le jour se fasse autour de nous ; que nous sachions comment nous allons, et où nous allons ; cet homme avait raison quand il vous disait que, sans que vous vous en doutiez, il existait entre lui et vous de longues relations et que ces relations étaient presque intimes ; vous voyez que je ne marchande pas mes paroles ? cet homme ne vous apprendrait rien ; tout ce qu’il vous a dit je vous l’ai dit moi, déjà, avant de consentir à vous donner ma main.

— Eh quoi ! madame, il se pourrait ? s’écria le duc au comble de la surprise.

— Oui, reprit-elle avec un accent fébrile, cet homme qui s’imagine peut-être que j’ai eu des secrets pour vous, que je n’ai pas osé vous avouer le crime dont j’ai été victime ? cet homme venait… comment dirais-je cela ? vous proposer un marché honteux dont votre honneur et votre nom devenaient l’enjeu. Eh bien ! monseigneur, cet homme s’est trompé ; sa lâcheté ne lui profitera pas ; vous savez tout ; tout excepté son nom, et son nom je vais vous le dire ! n’est-ce pas, monsieur le prince Gaston de Tallemont de Montlaur ?

Le prince, car c’était lui en effet, laissa tomber avec accablement sa tête sur la poitrine.

— Madame, dit-il après un instant, vous êtes cruelle pour moi ; peut-être jugez-vous sévèrement ma conduite ; non, en revenant ici je n’avais pas l’intention de proposer un honteux marché au duc de la Torre, je vous en donne ma parole de gentilhomme. Un intérêt sacré me conduisait ; si j’ai consenti à devenir un des agents les plus actifs du complot tramé contre vous, c’est parce que je voulais avoir entre les mains tous les moyens, le moment venu, de vous sauver, contre un mot un seul, que vous m’auriez dit !

— Señor capitaine, reprit le duc, je ne veux ni ne dois qualifier votre conduite ; de plus, devant votre manière d’agir et d’après la connaissance que j’ai de votre passé, je ne puis croire à votre parole ; chez vous le bravo a tué le gentilhomme.

— Prenez garde, monsieur le duc, vous me lancez à la face une mortelle injure ! puisque malgré vous cette explication a eu lieu, que madame la duchesse a exigé qu’elle se passât devant elle, avant de faire de moi votre ennemi, pourquoi ne pas me laisser achever de vous révéler le motif qui m’a dirigé dans toute cette affaire ?

— Soit, monsieur, puisque après vingt-cinq ans, les morts sortent du tombeau, dit la duchesse avec hauteur ; puisque ceux qui nous ont prodigué l’insulte, osent se dresser devant leurs victimes pour de nouveau leur lancer l’outrage, finissons-en ; qu’avez-vous à me dire, ou plutôt à me demander ?

— Une seule chose, madame, répondit-il avec une sombre énergie ; qu’est devenu mon fils, le vôtre ?

— Votre fils ! s’écrièrent à la fois le duc et la duchesse au comble de la stupéfaction.

— Oui, madame, notre fils, celui qui est né aux Sables d’Olonnes, pendant cette nuit fatale, où votre frère aidé par le docteur Guénaud, a réussi à s’emparer de lui. Eh bien ? vous, madame, vous cette noble femme, cet ange incomparable, qu’avez-vous fait de notre fils ! qu’est-il devenu ?

— Sur l’honneur, monsieur, je ne vous comprends pas. J’ai un fils ? moi ! un fils de vous ? ce fils est né aux Sables d’Olonnes, où jamais je n’ai mis les pieds ! oh ! monsieur, ceci est le comble de l’impudence !

— En effet, madame ; répondit le capitaine d’une voix rêveuse ; pardonnez-moi, je me suis trompé ; votre frère a voulu que sa vengeance fût complète, vous devez, maintenant je n’en doute pas, ignorer la naissance de votre fils.

— Au nom du ciel ! s’écria le duc, expliquez-vous ; il y a au fond de tout cela une horrible histoire : le voile qui la couvre doit être déchiré ! Comment se fait-il que madame la duchesse ignorât quelle eût eu un fils ? elle qui s’est avant son mariage confessée à moi comme à un prêtre ; qui m’a tout avoué ; comment se fait-il qu’elle ne m’ait pas parlé de ce fils ? pourquoi ? dites-le, puisque vous le savez ?

— C’est impossible ! s’écria la duchesse en proie à une surexcitation nerveuse terrible, si ce que dit cet homme est vrai ; si j’avais eu effectivement un fils de lui, pouvez-vous admettre un instant que je l’eusse abandonné ! oh ! non ! Dieu m’en est témoin ; si criminel qu’ait été son père ! si odieux qu’il me fût devenu, j’aurais gardé cet enfant près de moi ; je lui aurais prodigué les soins les plus tendres ; est-ce qu’une mère abandonne jamais son fils ! Allons donc ! je vous le répète, monsieur, tout cela n’est qu’un tissu de mensonges !

— Non, madame, tout cela est vrai ! bientôt peut-être, me sera-t-il permis de prouver ce que j’avance ; vous l’avez dit avec raison, madame, les morts semblent sortir du tombeau. Votre frère, dont vous n’avez pas eu de nouvelles depuis si longtemps, que vous croyez mort, lui aussi sans doute, n’est-ce pas ?

— Eh bien ? s’écria la duchesse avec anxiété.

— Eh bien, il n’est pas mort, et peut-être avant peu le verrez-vous ! Pendant un mois, vous avez habité presque côte à côte avec lui ; c’est lui qui vous a sauvée, lorsque j’ai tenté de m’emparer de votre personne.

— De qui parlez-vous donc, monsieur, quel est l’homme que vous prétendez être mon frère ?

— Un des plus célèbres chefs de la flibuste, madame, le capitaine Vent-en-Panne.

— Le capitaine Vent-en-Panne ! lui, mon frère ?

— Oui madame, votre frère.

— Mais c’est impossible !

— Pourquoi doutez-vous de ma parole, madame ? quel intérêt ai-je à vous tromper ?

Il y eut un silence terrible de quelques secondes.

— Non, ce n’est pas, ce ne peut pas être ! s’écria tout à coup la duchesse ; oh ! pourquoi, vous qui vous trouviez en même temps que nous à Saint-Domingue, ne m’avez-vous pas avertie ; cela était facile, il me semble ?

— Pourquoi ? dit le duc avec mépris, parce que cet homme nous trompe, parce que tout ce qu’il nous a dit n’est qu’un tissu de mensonges, qu’il le sait, et que ce qu’il fait aujourd’hui ne peut être qu’une odieuse machination. Ce misérable a voulu vous déshonorer ; voyant qu’il n’a pas réussi, il cherche à couvrir l’acte odieux qu’il voulait commettre et à le colorer d’un semblant de loyauté que dément sa conduite passée. Allez, monsieur, n’essayez pas davantage de nous tromper ; nous vous connaissons, grâce à Dieu, trop bien, pour nous laisser prendre à vos élans d’amour paternel, ils ressemblent trop à ceux d’un crocodile qui pleure, pour que nous y ajoutions foi.

— Vous regretterez bientôt ces paroles, monsieur le duc ; répondit froidement le capitaine ; vous me reprochez de ne pas avoir fait à Saint-Domingue, ce que je fais ici ; mais là je ne le pouvais pas : en butte à la haine de tous les frères de la Côte, j’étais contraint de me cacher pour éviter le châtiment qu’ils prétendaient m’infliger ; si je suis venu vous trouver, c’est, je vous le répète, que je n’ai aucune intention contre vous, et que je sais que je puis vous donner les preuves de tout ce que je vous ai dit.

— Comment cela, monsieur ?

— Comment ? de la façon la plus simple, tout n’est pas faux dans les bruits que l’on fait courir sur votre compte, monsieur le duc, je puis vous l’affirmer maintenant, puisque vous l’ignorez ; apprenez, monsieur, que les frères de la Côte préparent effectivement une expédition contre la Vera-Cruz, que cette expédition est sous les ordres du capitaine Vent-en-Panne. Peut-être en ce moment les frères de la Côte sont-il plus près que vous ne le supposez ? qui sait si avant huit jours, vous ne les verrez pas apparaître ! Que ce que je vous dis là, ne vous surprenne pas ; je suis bien informé, en voulez-vous une preuve ? depuis un mois, deux espions des frères de la Côte se sont introduits dans la ville, ils ont communiqué avec vous, monsieur le duc ; plusieurs fois même, vous les avez reçus.

— Monsieur !

— Oh ! ne niez pas, cela est. Malgré la perfection des déguisements, j’ai presque réussi, non pas seulement à les reconnaître pour flibustiers, mais à deviner leurs noms ; si vous l’ignoriez, sachez qu’un de ces hommes est entre mes mains ; hier je l’ai fait prisonnier ; par lui j’obtiendrai les derniers renseignements dont j’ai besoin sur l’expédition de Vent-en-Panne ; je possède pour cela des moyens infaillibles.

La duchesse de la Torre était en proie à une agitation extrême, elle écoutait le capitaine avec une impatience fébrile ; tout à coup elle s’élança vivement vers lui et lui secouant violemment le bras :

— Monsieur, s’écria-t-elle, si incroyable que soit tout ce que vous nous avez dit, je ne sais pourquoi il me semble qu’il doit y avoir au fond de tout cela, une vérité terrible ; eh bien ! j’ai, moi aussi, un mot à vous dire ; ce mot le voici : il faut par tous les moyens que j’arrive à prouver que vous avez menti ; que cet enfant prétendu n’a jamais existé ; ou que mon frère, dont le caractère implacable m’a souvent effrayée, ait réellement poussé sa vengeance à l’extrême ; vous vous êtes emparé, dites vous, d’un flibustier, facilitez-moi une entrevue avec cet homme ; peut-être par lui apprendrai-je ce que j’ai un si grand intérêt à savoir ?

— Vous le connaissez donc ?

— Que vous importe ?

— Il m’importe si bien, madame, que nul autre que moi ne verra ce frère de la Côte, du moins jusqu’à ce que j’aie eu avec lui une conversation confidentielle ; adieu madame ; vous monsieur le duc, au revoir ; vous regretterez avant quarante-huit heures, les insultes que vous m’avez prodiguées ; je venais vers vous, plein d’indulgence ; disposé à vous servir ; vous avez méconnu mes intentions. Eh bien ! soit, puisque vous le voulez, je serai votre ennemi.

— Monsieur, un mot encore, s’écria la duchesse avec prière.

— Il est trop tard, madame, je retrouverai mon fils malgré vous ; cette vengeance à laquelle j’avais renoncé, puisque vous m’y forcez, je la pousserai jusqu’au bout, et comme vous avez été implacable, je le serai : adieu !

Après avoir prononcé ces paroles d’un ton de menace effrayant, il sortit en refermant violemment la porte derrière lui.

La duchesse poussa un cri étouffé et tomba à la renverse, en proie à une horrible crise nerveuse.