Revue L'Oiseau bleu (1p. 198-210).

XI. — « BEAU PAGE, MON BEAU PAGE, QUELLES NOUVELLES M’APPORTES-TU ? »


Le trente août au soir, vers cinq heures, Olivier Précourt attendait sur la véranda, qui garnissait la façade du presbytère de Saint-Denis-sur-Richelieu, l’arrivée du bateau venant de Montréal. Il s’y trouvait en compagnie du jeune vicaire de la paroisse, l’abbé Charles-Irénée Lagorce, qui avait été son compagnon de collège, à Saint-Hyacinthe. Le curé, l’abbé François-Xavier Demers, devait débarquer le soir même avec plusieurs personnes que les événements avaient attirées à Montréal.

Olivier Précourt restait songeur. Il écoutait un peu distraitement son interlocuteur. Celui-ci commentait d’une voix sympathique certains incidents du village qui témoignaient du mécontentement de plus en plus général, et même de la colère de quelques habitants contre le gouvernement.

— Mon cher Lagorce, remarqua en souriant Olivier, comme tu sembles heureux de manifester ton vrai sentiment au sujet des Habits rouges et de la maladroite proclamation de Lord Gosford ? Tu n’es pas tous les jours à pareille fête. Je suis le plus complaisant des auditeurs.

Le jeune prêtre demeura interdit quelques instants. Olivier le considérait l’air narquois.

— Écoute, Précourt, dit-il enfin, il ne faut rien exagérer. Je suis de tout cœur, il est vrai, avec mes compatriotes qui souffrent encore plus qu’ils ne s’indignent et se révoltent. Du moins, à mon avis. Advenant des événements plus graves, tu sais bien que je suivrai les conseils de Mgr  Lartigue.

— Bah ! tu parles et raisonnes comme le bon curé Blanchet, à Saint-Charles. Mais je ne sais pourquoi, il me semble que tous deux, amenant le pire, comme tu dis, vous nous béniriez encore… C’est que, n’est-ce pas, vous êtes d’abord de tout cœur avec nous. Lagorce, insista Olivier, en frappant sur l’épaule du vicaire, qui hochait la tête, les yeux inquiets, Lagorce, tu le sais bien, que la bonté dirige tout chez toi, tandis que M. le curé Demers impose à son cœur une loi rigide. Aucune trace de sentimentalité quelconque dans ses avis. Avoue-le.

— C’est un saint prêtre, Olivier. Son énergie est peu commune.

— Évidemment. Rien ne le ferait trembler. Au lieu que toi c’est en tremblant peut-être qu’on te verrait dans la mêlée, mais tu y viendrais tout de même, par affection pour nous.

— Notre curé possède un esprit pondéré. Il voit loin. Et quelle probité !

— Je ne nie rien, voyons. Je connais sa rigoureuse droiture. Depuis trois ans qu’il est parmi nous, il m’est arrivé souvent de causer avec lui. Ma grand’mère l’estime. Elle a espéré durant quelque temps que sa fermeté pourrait rétablir l’équilibre dans mon esprit très entier. Quel piteux élève M. le curé a trouvé en moi ! Je n’aurai jamais cet esprit conciliateur qu’il me prêche.

— Je n’en doute pas, avec ta manie de dégainer au premier mot un peu vif… Tu ne changeras donc jamais, mon cher Précourt ?

— Pourquoi ? Ce sont les événements qui devraient changer, non pas moi. Pour le moment, je me trouve supérieur à eux, dit Olivier en riant.

— Oh ! oh ! si tu t’admires…

— Lagorce, vois donc ! N’est-ce pas la Félicité du Richelieu qui pointe là-bas ?

— En effet.

— Que nous apporte-t-elle ? Je n’en puis plus de demeurer sans nouvelles.

— Pourquoi ne te rends-tu pas à Montréal ? Ta grand’mère me paraît rétablie.

— Elle m’a prié de lui accorder encore quelques jours. Ils achèvent… Si j’apprends quelque nouvelle extraordinaire, il se pourrait que je parte dès demain matin.

— Quel air sombre, soudain, mon ami !

— Qui n’a pas ses contrariétés… personnelles, en plus des malheurs publics.

— Tu sembles pourtant comblé…

— Oui, on le dit… Allons, Lagorce, ne me confesse pas… Descendons plutôt au-devant des voyageurs.

— Tu ne reviens pas souper avec nous ?

— Excuse-moi. Ma grand’mère retarde le souper jusque vers huit heures, ce soir. On viendra au-devant de moi en voiture, tout à l’heure.

Quelle animation dès que les chaloupes, venues de l’île Madère, à cause des eaux basses qui retenaient là le bateau, purent enfin glisser sur la terre ferme. Le curé Demers débarqua le premier. Son front était soucieux. Il salua cependant avec cordialité son vicaire et tendit la main à Olivier.

Tout à coup, le jeune homme poussa un cri de surprise et, s’excusant, bondit en avant. Dans la deuxième chaloupe qui approchait, il venait d’apercevoir auprès du Dr  Séraphin Cherrier son petit protégé Michel.

Le Dr  Cherrier débarqua avec l’aide d’Olivier tandis que Michel voyait aux bagages. L’enfant avait souri craintivement à Olivier.

— Olivier, dit le docteur en remontant vers sa maison avec le jeune homme, sais-tu que le petit homme qui marche à mes côtés en a eu de veine de me rencontrer sur le quai, à Montréal ? Il s’y trouvait en détresse. Il désespérait de pouvoir partir. « Sans argent, sans amis », m’a-t-il dit.

— Bien, docteur. J’aurai tout à l’heure le mot de cette énigme. Je saurai s’il y a eu escapade, aventure ou mission extraordinaire.

— Oh ! monsieur Olivier ! s’exclama Michel avec tristesse, ne croyez pas que je sois parti sans de graves raisons…

— À tout à l’heure les explications, Michel, répartit avec plus de douceur Olivier. Docteur, si vous le permettez, j’entrerai quelques instants chez vous. Je suis en dette… Je veux solder les frais de voyage de mon jeune déserteur, n’est-ce pas ?

— Rien ne presse, mon ami. J’irai tout probablement, demain, faire une petite visite à votre grand’mère. Elle va de mieux en mieux, j’espère ?

— Je le crois. Mais les nuits sont mauvaises. L’oppression augmente, dirait-on, aux heures du matin.

— Que voulez-vous ? Nous sommes ainsi, les vieilles gens, entre ciel et terre, le plus souvent…

— Ne parlez pas ainsi, de grâce !

— Je me tais, forcément. Me voici à la maison… Tiens, ma chère vieille femme m’aperçoit… À demain, Olivier. N’avez pas cet air soucieux. Votre grand’mère a une énergie qui la maintiendra encore quelque temps parmi nous. Puis, vous en prenez un tel soin. Et du moment que rien de trop tragique ne survient à ses petits-enfants… Au revoir, Michel. Tu as été un bon petit compagnon de voyage… Oh ! Olivier, les affaires politiques ? Ça va de mal en pis. Le parlement est dissous depuis le 28.

Dès que le docteur Cherrier se fut éloigné, Olivier Précourt mit sa main sur l’épaule du petit garçon.

— Michel, enfonçons-nous dans ce coin ombré. Je connais un chêne, pas très loin d’ici, où nous pourrons nous installer et causer sans crainte d’être dérangés. Alec et la petite sœur Josette ne viendront au-devant de moi, en voiture, que vers sept heures et demie. Nous avons donc une bonne heure devant nous.

— Eh bien ! Michel ? demanda Olivier quelques minutes plus tard.

— Monsieur Olivier, dit l’enfant en soupirant et baissant la tête, je ne sais comment vous raconter toutes ces choses.

— Ah ! fit le jeune homme, en examinant la contenance du petit. Mais tu as, paraît-il, de graves raisons à me donner au sujet de cet étonnant voyage que je n’approuve pas du tout. Pourquoi craindre de t’expliquer ?

— Ce n’est pas à cause de moi, monsieur, que je me sens embarrassé, que j’hésite… mais de vous !

— Tu deviens de plus en plus curieux.

— Aidez-moi, monsieur !… Je sais que je vais vous faire de la peine, et je ne le voudrais pas, allez.

— Tu es idiot, mon petit, fit Olivier en fronçant les sourcils. Tu me crois donc moins brave que toi ?… Allons, allons, reprit le jeune homme avec impatience, parle nettement et tout de suite, n’est-ce pas, Michel ?

— Il s’agit de la princesse, monsieur.

— Bien. Alors ?

— Je l’ai vue, il y a deux jours. J’ai réussi, un soir, vers dix heures, à grimper jusqu’à sa fenêtre. J’ai suivi les gouttières… Elles étaient très solides et toutes en pentes… J’ai frappé. La princesse a poussé un cri en m’apercevant, mais elle m’a reconnu bien vite et, d’un saut, je me suis trouvé dans sa chambre.

— Tu as de belles manières ! Ma fiancée n’a pas cru, au moins, que j’y étais pour quelque chose ?

— Votre fiancée ?… Oh ! monsieur Olivier, elle m’a appris avec des larmes dans les yeux qu’elle ne l’était plus…

— Tu étais un bien jeune confident pour apprendre tant de choses, fit Olivier un peu sèchement. Poursuis…

— C’est presque tout ce qu’elle m’a dit, monsieur… Elle m’a ensuite demandé de demeurer une heure près d’elle, mais seulement si je le pouvais. Son père était absent. Elle voulait vous écrire une lettre « que personne autre que vous ne verrait, personne ». Elle me l’a fait promettre sur mon honneur. Je ne sais pas très bien ce qu’elle entendait par là. Mais il n’y avait pas de danger qu’une lettre de la princesse pour vous passât par d’autres mains que les miennes.

— Tu as cette lettre, Michel ?

— Oui.


Tu as cette lettre, Michel ?
Oui.

— Donne. Tout de suite, hein ?

Le petit garçon sortit une lettre ouverte, non cachetée, de sa poche et la tendit, les yeux bas, à son protecteur. Sa figure était toute rouge.

— Voilà qui est étrange, s’écria Olivier. Une lettre importante est scellée d’ordinaire.

— Elle l’était, monsieur, fit l’enfant à voix basse.

— Michel, je ne puis croire que tu l’aies ouverte ?

L’enfant ne répondit pas.

— Regarde-moi en face, Michel. Qui a ouvert cette lettre ? Toi ? Où…

— Ni moi ni personne, monsieur.

— Tu commences à m’énerver. Où est l’enveloppe de cette lettre, Michel ? demanda sévèrement le jeune homme.

— La voici, monsieur Olivier, dit soudain l’enfant. Et il tendit à Olivier, en détournant la tête, un chiffon de papier. Rien ne ressemblait moins à une enveloppe.

— M’expliqueras-tu ?… Du sang ! cria-t-il tout à coup, du sang sur ce papier !… Que signifie ce sang, mon petit homme ? Inutile de serrer ainsi les lèvres. Tu vas parler ou je me sépare, ce soir, et pour toujours de toi. Tu entends ? Choisis !

Le petit garçon hésita encore, tout en levant sur le jeune homme des yeux pleins de reproche.

— J’attends, Michel, fit celui-ci, les yeux sévères et sans désarmer. Il retint le petit garçon, qui s’était levé, et le fit rasseoir près de lui avec autorité.

— M. Olivier, dit Michel avec des larmes dans la voix, ne me regardez pas tandis que je vais vous apprendre la vérité.

— Je ne te regarderai pas. Hâte-toi ! J’ai besoin de prendre connaissance au plus tôt de la lettre de ma fiancée. Tu devrais le comprendre.

— Eh bien, M. Olivier, ma visite terminée et tandis que je descendais avec précaution le long des gouttières, la lettre est tombée de ma poche. Et comme je me baissais pour la reprendre, une fois rendu sur le trottoir, quelqu’un s’est précipité vers moi, la canne levée, pour me l’enlever…

— M. Perrault, hein ? Le père de ma fiancée ? Dis-le, dis-le, Michel !

— Oui, monsieur Olivier. Je ne sais d’où il sortait. J’avais regardé dans la rue, vous le pensez bien, avant de prendre les gouttières…

— Et alors ?

— Eh bien ! j’ai reçu… plusieurs coups de canne, mais je n’ai pas crié et je n’ai pas non plus desserré les mains. Bientôt, un monsieur est accouru vers nous et la princesse a ouvert sa fenêtre et eut un cri d’effroi. Alors, j’ai pris ma chance : j’ai détalé à toutes jambes. Rendu dans ma chambre, j’ai essayé de laver les taches de sang sur le papier, mais il y en avait trop… Je n’ai pas réussi… C’est comme pour la clef de Madame Barbe-Bleue… Seulement, moi, je n’avais pas été curieux… La lettre, je ne l’avais pas même dépliée. Vous me croyez, monsieur Olivier, dites-moi que vous me croyez !… Oh ! je vous en prie, levez la tête… Je n’ai donc pas bien agi en tout ceci ?… Mon Dieu ! Mon Dieu !

Olivier se leva, mit ses mains sur les épaules du petit garçon et le regarda avec des yeux émus.

— Tu es étonnant, mon héroïque petit, dit-il, la voix rauque. De quelle race descends-tu donc ?… D’instinct, tu agis noblement…

Puis, voyant que l’enfant le regardait sans trop comprendre, il ajouta :

— Écoute, Michel : toi qui admires tant les patriotes, je te jure qu’à l’occasion tu serais aussi brave qu’eux… Tiens, dans une circonstance grave, je crois que je te confierais sans crainte ce que j’ai de plus cher… En attendant, mon enfant, me voici encore en dette avec toi… Le fais-tu exprès ? continua Olivier, en voilant son émotion sous du bavardage et en secouant amicalement le garçonnet.

— Vous êtes content de moi alors, monsieur ?

— Oui.

— J’ai bien fait de venir ?

— Tu ne pouvais agir autrement.

— M. Olivier, comme je craignais de rencontrer de nouveau le vilain M. Perrault !

— Il n’est pas si vilain que cela, Michel. Seulement, il préférerait un autre fiancé que moi pour sa fille… Allons, mon petit homme, éloigne-toi. Je veux lire seul et à la lueur de ce crépuscule qui descend vite la lettre que ton courage a sauvée. Enfin, ma fiancée a écrit ce qu’elle désirait, sans crainte, sans trouble, sans ordre de qui que ce soit.

— Où irai-je vous attendre, monsieur Olivier ?

— Sur la route. Guette la voiture où aura pris place Josephte. Quelle joie quand elle va t’apercevoir ! Puis nous filerons souper à la maison… Tu dois avoir faim ?

— Beaucoup, monsieur.