Les périodes végétales de l’époque tertiaire/2

LES PÉRIODES VÉGÉTALES
DE L’ÉPOQUE TERTIAIRE.

(Suite. — Voy. p. 1.)
§Ier. — Période paléocène.

Cette première période correspond au suessonien de d’Orbigny ; elle succède à la craie, non pas cependant d’une façon tout à fait immédiate, car, en Europe au moins, elle est séparée de la craie la plus récente[1] ou craie de Maëstricht par une lacune dont il est difficile d’apprécier l’étendue et d’estimer la durée. La période paléocène est assez mal connue, non-seulement parce que les dépôts qui nous en ont transmis les vestiges sont peu puissants, et qu’ils n’ont été observés jusqu’ici que sur un petit nombre de points, mais aussi parce que la mer d’alors, au lieu d’entrer en Europe et de l’occuper jusqu’au centre, comme le firent les mers nummulitique, tougrienne et mollassique, s’était retirée de telle façon que l’espace continental était presque aussi vaste que de nos jours.

Le climat, de même que la physionomie des formes végétales avaient peu changé depuis la fin de la craie. C’est au nord-est de Paris, vers l’Aisne et la Marne, dans le Soissonnais et la Champagne, du côté de Sézanne, de Reims, de Vervins et, en continuant dans la même direction, en Belgique, dans le Hainaut et la province de Liège, que les formations tertiaires paléocènes ont été observées. Elles consistent en des marnes, des sables, des calcaires, généralement peu épais, souvent recouverts par des dépôts postérieurs ; et par conséquent difficiles à atteindre, tantôt marins, tantôt d’origine lacustre ou saumâtre ; on rencontre encore ces formations à l’état d’argiles accompagnées de minces couches de lignites et supportant des grès, comme dans le Soissonnais, ou bien ce sont des sables inconsistants comme ceux de Bracheux ou encore des calcaires concrétionnés, comme les tufs de Sézanne.

On voit, en réunissant ces notions, que l’observateur se trouve transporté le long des plages d’une mer peu étendue et peu profonde, s’avançant ou se retirant tour à tour, recevant des cours d’eau dont on retrouve les sédiments d’embouchure ou s’éloignant de façon à permettre aux eaux douces et jaillissantes de vivifier le sol et d’y favoriser l’essor des grands végétaux. Il est donc possible, quelque restreint que soit le théâtre où nous transporte la pensée, d’obtenir, en interrogeant certaines localités des renseignements de plus d’une sorte ; c’est ce que les explorateurs n’ont pas manqué de faire et, tandis que les marnes de Gelinden, près de Liège, nous dévoilent la composition d’une forêt paléocène, les tufs de Sézanne, les végétaux servant à la même époque de ceinture et de couronnement aux eaux limpides d’une cascade, les grès du Soissonnais nous découvrent de leur côté quelques-unes des plantes qui croissaient, vers la fin de la période, dans les vallées et le long des plages.

Voici quelques détails très-précis sur les trois localités que je viens de mentionner et dont la flore est aussi riche que curieuse à bien des égards.

La forêt de Gelinden s’élevait sur des pentes crayeuses dont les flancs ravinés par les eaux pluviales ont abandonné aux courants de l’époque les dépouilles des arbres et des plantes qui les recouvraient. Ces dépouilles emportées par des eaux limoneuses, au moment des crues, allèrent s’ensevelir dans les vases dont l’embouchure d’un petit fleuve était encombrée, pêle-mêle avec des plantes marines que le remous des vagues rejetait vers la côte. La forêt ne pouvait être bien éloignée du point où le fleuve heersien (c’est le nom de l’étage auquel le dépôt de Gelinden appartient) venait se jeter dans la mer, mais elle occupait sans doute une station accidentée, au sein d’une région plus ou moins élevée et montagneuse. Non-seulement la nature des arbres dont elle était composée le prouve, mais le limon dont le dépôt a donné naissance au lit marno-crayeux d’où proviennent les plantes a du être arraché par les eaux fluviatiles à des escarpements assez abrupts pour être aisément entamés.

Fig. 1. — Chênes paléocènes de la forêt de Gelinden.
1. Quercus parceserrata, Sap. et Mar. — 2. Q. diplodon, Sap. et Mur. — 3. Q. Luozi, Sap. et Mar. — 4. Gland dépouillé de sa coque. — 3. Q. arciloba, Sap. et Mar.

Fig. 2. — Châtaignier paléocène de la forêt de Gelinden.
Dryophyllum Dewalquei, Sap. et Mar.

Les arbres les plus répandus de cette forêt étaient des Quercinées, dont on a pu recueillir une douzaine d’espèces, et ensuite des Laurinées. Parmi les premières, las unes étaient, à ce qu’il paraît, de vrais chênes semblables à ceux des régions montagneuses de la zone tempérée chaude ; les autres se rapprochent de nos châtaigniers, mais avec des feuilles persistantes comme les Castanopsis de l’Inde. Les Laurinées comprennent un vrai Laurus, L. Omalii Sap. et Mar., des Litsæa, des Persea ou avocatiers, des canneliers et des camphriers ; elles différent du reste fort peu des formes du même groupe qui se montrent en Europe dans un âge bien plus récent, c’est-à-dire jusqu’à la fin du miocène et même dans la première moitié de la période suivante (fig. 1, 2, 3). Des viornes, un lierre, une sorte d’hellébore, plusieurs araliacées, des ménispermées, des célastrinées et des myrtacées achevaient l’ensemble (fig. 4, 5, 6). Il faut y ajouter un thuya assez rare et quelques fougères, dont une bien connue, l’Osmonde (fig. 7), sous une forme à peine différente, fait encore l’ornement de nos ruisseaux, au fond des bois et au pied des berges humides et ombragées.

Cet ensemble, le plus ancien dont l’époque tertiaire à son début nous ait encore offert le spectacle[2], n’a donc rien en soi d’insolite, ni même de très-exotique, rien, en un mot, qui détonne sur le fond des paysages de notre zone, pour peu que l’on redescende de quelques degrés vers le sud. Le Japon méridional nous présenterait des bois presque semblables ; il possède encore de nos jours des viornes, des thuyas et des chênes très-ressemblants à ceux de Gelinden, et même, sans aller aussi loin, vers le midi de l’Europe, on rencontrerait un chêne dont une des espèces paléocènes reproduit fidèlement les principaux traits ; je veux parler du Quercus pseudosuber ou chêne faux-liége qui croit en Algérie, comme en Espagne. Jusqu’ici on n’a point observé de palmiers à Gelinden, mais peut-être serait-il possible d’y signaler quelques débris de folioles d’une cycadée, et ces vestiges semblent nous avertir de ne pas conclure hâtivement du particulier au général. À quelques pas de ce bois de chênes et de lauriers toujours verts, bien d’autres végétaux pouvaient s’élever sans que rien ne soit venu nous en révéler l’existence. Nous savons seulement que sur certains points de l’Europe paléocène, vers la province de Liège et le nord de la France actuelle, des bois se rencontraient et que ces bois comprenaient une association végétale assez peu différente de celles qui sont propres aux stations de cette nature dans la partie australe de notre zone. C’est déjà beaucoup que d’avoir à constater une aussi précieuse notion.

Fig. 3. — Laurinées paléocénes de la forêt de Gelinden.
1. Litsæa elatinervis, Sap. et Mar. — 2. Cinnamomum sezannense. Wat. — 3. Persæa palæomorpha, Sap. et Mar. — 4. Laurus Omalii, Sap. et Mar.
Fig. 4. — Viorne paléocène de la forêt de Gelinden.
Viburnum vitifolium, Sap. et Mar.

Les abords de la cascade de Sézanne, entourés d’arbres grandioses, ensevelis dans l’ombre et couverts de plantes amies de la fraîcheur, nous révèlent avec d’autres conditions, un luxe de végétation qui ne saurait nous surprendre. Ici c’est une profusion de fougères, les unes frêles et délicates, les autres aussi robustes qu’élégantes, et quelques-unes au moins arborescentes (fig. 8). Elles croissaient en partie inclinées sur l’eau, les racines plongées dans la mousse humide et sur les rocailles tapissées d’hépatiques, en partie au fond de la forêt attenante.

Fig. 5. — Araliacée paléocéne de la forêt de Gelinden.
Aralia Looziana, Sap, et Mar,
Fig. 6. — Helléborée ( ?) paléocène de la forêt de Gelinden.
Dewalquea Gelindenensis, Sap. et Mar.

De grands lauriers parmi lesquels on reconnaît un sassafras aux feuilles trilobées (fig. 9)., des noyers opulents, de puissantes tiliacées, des magnolias, des aunes et des saules, entremêlés de viornes, de cornouillers revêtus d’une physionomie exotique et de forme exubérante, se pressaient de toutes parts. Mais au milieu de ces grands végétaux, auxquels il faut joindre des artocarpées, des figuiers, des méliacées, des ptérospermées, des symplocos, d’affinité tropicale, dont on a parfois retrouvé jusqu’aux fleurs conservées dans la substance incrustante, on aurait encore aperçu un lierre à peine distinct de la variété irlandaise de celui d’Europe et même une vigne, analogue aux formes du genre qui habitent les vallées agrestes du Népaul et de l’Asie intérieure (fig. 10 et 11).

Fig. 7. — Fougère paléocène de la forêt de Gelinden.
(Sommité d’une fronde.)
Osmunda eocenica, Sap. et Mar.
Fig. 8. — Fougère arborescente paléocène de Sézanno (portion de fronde).
Alsophila thelypteroïdes, Sap.

Ici donc, comme à Gelinden, malgré l’opulence et la variété des formes, dues à la fraîcheur de l’ancienne localité, nous avons encore à constater, non pas la présence exclusive, mais la prédominance des formes demeurées propres à la partie méridionale de notre zone, surtout en Asie, associées, il est vrai, à des types que l’on rencontre plus habituellement dans des pays tout à fait chauds et à d’autres enfin qui paraissent avoir disparu, comme, par exemple, une curieuse Tiliacée de Sézanne, dont les fleurs seront sans doute décrites quelque jour et figurées à côté des feuilles, grâce aux admirables préparations qu’ont réussi à obtenir MM. Munier-Chalmas et Renault.

Fig. 9. — Laurinée paléocène de Sézanne.
Sassafras primigenium, Sap.
Fig 10. — Lierre paléocène de Sézanne.
Hedera prisca, Sap.

Les sables de Braoheux et les gros du Soissonnais, provenant de plages plus basses, plus découvertes et plus chaudes ont fourni des plantes d’un aspect plus varié et particulièrement des myricées, des araucariées, un bambou et enfin plusieurs palmiers à frondes flabellées dont M. Watelet, à qui en est due la découverte, a publié la description et les figures.

Une particularité de la flore paléocène d’Europe, que je veux mentionner ici parce qu’elle ressort d’observations toutes récentes, c’est de se rattacher par une assez étroite parenté d’aspect et même par la présence de certains types caractéristiques possédés en commun, d’une part à la flore du lignitic-formation de la région américaine située entre le Missouri et les montagnes Rocheuses et, de l’autre, avec la flore tertiaire du Groenland et des autres contrées polaires.

La flore du lignitic, vaste formation tertiaire riche en combustible et qui s’étend sur un espace immense dans les nouveaux territoires de l’Ouest, le Colorado, l’Utah, le Wyoming, est à peine connue. Elle a été récemment soumise, sous la haute direction du géologue Hayden, à l’examen de M. Léo Lesquéreux, qui l’a distribuée en trois niveaux superposés, dont le plus inférieur correspond visiblement à notre éocène. La liaison de celui-ci avec la flore paléocène d’Europe est sensible malgré l’éloignement géographique des localités respectives. Cette liaison se manifeste par l’étroite affinité de quelques-unes des fougères du lignitic avec celles de Gelinden ou de Sézanne, par la présence de types de palmiers très-ressemblants, des deux parts, d’artocarpées ou morées qui rappellent les Protoficus et les Artocarpoides de Sézanne. Les Cinnamomum ou canneliers du lignitic reproduisent l’aspect de ceux de Gelinden, le Viburnum marginatum de Lesquéreux se distingue à peine du Viburnum vitifolium dont on peut consulter ici la figure ; il en est de même de plusieurs autres espèces et la réunion de ces indices d’affinité a quelque chose de trop net et de trop frappant pour ne pas entraîner l’idée d’un lien commun entre les deux flores et les deux régions qui les aurait unies à l’époque où elles possédaient respectivement les plantes dont nous observons les traces.

Fig. 11. — Vigne paléocène de Sézanne (récemment découverte d’après les indications de M. Munier-Chalmas),
Vitis sezannensis, Sap.

L’analogie de la flore paléocène d’Europe avec la flore tertiaire des régions arctiques, particulièrement avec le dépôt d’Atanekerdluk, dans le Groenland occidental, n’est pas moins frappante. Elle est de nature à faire penser que celle-ci est réellement antérieure au miocène inférieur, étage dans lequel elle a été provisoirement rangée par M. le professeur Heer, à qui en est due la publication. Il existe, en effet, entre cette flore et celle du paléocène européen une sorte de parallélisme d’espèces que l’on ne saurait attribuer uniquement au hasard. Ce parallélisme, qui va dans plusieurs cas jusqu’à l’identité presque absolue des formes respectives correspondantes, a d’autant plus le droit de fixer l’attention qu’il semble particulier à la période que nous envisageons, tandis qu’il s’altère ou disparaît même tout à fait dans celle qui lui succède, c’est-à-dire dans la période éocène proprement dite. Les phénomènes dont il semble que l’Europe ait été le théâtre dans cette dernière période et sur lesquels je me réserve de revenir expliquent peut-être d’une façon très-naturelle cette discordance dont l’apogée doit être placée vers le début de l’oligocène, mais il faut avouer aussi que les causes génératrices de ces oscillations de l’ancienne végétation européenne sont encore trop obscures et leurs effets trop imparfaitement définis, pour que l’on ose se flatter d’en avoir la clef.

Les rapprochements eux-mêmes, dont il me serait aisé de donner la liste, sont trop nombreux, et certains d’entre eux sont trop frappants pour n’être que fortuits. Peut-être cette communauté de formes entre l’Europe et l’extrême Nord provient-elle uniquement de ce que la différenciation des latitudes était encore très-faiblement accusée dans la période que nous considérons et dans un temps encore si voisin de l’époque secondaire. Dès lors il suffisait de connexions géographiques pour annuler la distance qui sépare les deux régions et permettre aux espèces végétales de s’étendre librement de l’une vers l’autre. Dans l’âge suivant, au contraire, les divergences, sans être encore très-marquées et sans constituer de barrière infranchissable, seraient allées plutôt en s’accentuant. Comme je le montrerai, une influence méridionale, suivie d’une invasion de formes arrivées du Sud vint alors modifier l’Europe et y introduire de nouvelles espèces qui, dans leur marche vers le Nord, n’ont jamais dû dépasser certaines limites. Le destin des espèces boréales fut bien différent ; provisoirement refoulées, elles étaient destinées à opérer plus tard un retour vers les contrées du Midi, en émigrant dans cette direction, par l’effet de l’abaissement graduellement amené de la température terrestre. De la combinaison et du conflit de ce double mouvement, opéré en sens inverse l’un de l’autre, l’un ayant son point de départ et d’impulsion dans le Sud, l’autre ayant le sien dans l’extrême Nord, sortirent les périodes suivantes et tous les phénomènes auxquels elles ont donné lieu. Cte G. de Saporta
Correspondant de l’Institut.

La suite prochainement. —

  1. Il s’agit, bien entendu, d’une lacune purement accidentelle, qui pourrait disparaître par l’effet d’heureuses découvertes. En Provence, un vaste système lacustre, observé dans la vallée d’Arc et mis en lumière par M. Matheron, présente une série continue de dépôts qui conduisent sans interruption de la craie supérieure vers des assises incontestablement tertiaires, mais dépourvues de plantes et relativement pauvres en fossiles. Le garumnien de M. Leymerie, qui consiste en une alternance de lits marins et fluviatiles, qui se prolonge jusqu’en Espagne et se rattache intimement au système provençal, offre aussi les caractères d’une formation complexe servant de passage entre les deux époques. En Amérique, le groupe du Dakota (Dakota-group) qui comprend une flore crétacée fort riche se soude supérieurement avec la puissante formation tertiaire du lignitic : mais si la liaison matérielle entre les deux terrains et, par conséquent, les deux époques, peut être constatée, nulle part encore on n’a découvert de plantes fossiles provenant de la partie des couches au moyen desquelles s’opère le passage lui-même, ni surtout assez nombreuses pour constituer une flore d’une certaine importance. C’est là un fait négatif dont il serait puéril de vouloir retirer quelque conclusion à l’appui d’une prétendue révolution qui aurait renouvelé le règne végétal et correspondrait à l’intervalle qui sépare les deux terrains. Ce serait faire une supposition gratuite qu’aucun fait ne confirmerait. En réalité, entre la dernière flore crétacée et la première de l’éocène inférieur, on ne remarque pas plus de divergence qu’il n’en existe entre les flores de deux étages tertiaires comparés.
  2. La reconnaissance me fait ici un devoir de mentionner en première ligne, parmi les explorateurs intelligents à qui est due la connaissance de tant de richesses végétales, M. le comte Georges de Looz, qui a su les rechercher, les réunir, et qui, loin d’enfouir ses trésors, les a mis libéralement à la disposition des hommes de sciences qui pouvaient en tirer parti.