Les périodes végétales de l’époque tertiaire/17

LES PÉRIODES VÉGÉTALES
DE L’ÉPOQUE TERTIAIRE.

(Suite. — Voy. p. 3.)
Vues générales sur l’ensemble des périodes.

C’est dans la période suivante ou aquitanienne, immédiatement après le retrait de la mer tongrienne, après l’entier dessèchement des eaux salées du Flysch, mais avant l’invasion de la mer mollassique, à une époque de grands lacs et de lagunes tourbeuses, favorable à la production des lignites, époque d’humidité permanente, de chaleur égale et modérée, que la révolution végétale dont les prodromes s’étaient montrés durant l’oligocène, se trouve en voie de complet achèvement. La transformation du climat s’est visiblement opérée ; l’extension des lacs et l’abondance des dépôts d’eau douce s’expliquent par l’humidité croissante du climat. L’opulence des formes végétales de cet âge, comparée à l’exiguïté relative de celles de l’âge précédent, s’explique de la même façon. Les grands lacs sont partout à ce moment : à Manosque, en Provence ; près de Narbonne, dans le Languedoc ; en Savoie, en Suisse, sur plusieurs points de l’Allemagne, en Autriche, en Italie et en Grèce. Ailleurs, comme à Radodoj (Croatie), ce sont des sédiments d’embouchure ; partout ils comportent le même enseignement.

Fig. 1. — Vue idéale de palmiers aquitaniens

C’est alors qu’il convient de signaler les premiers arrivages des types polaires destinés à se répandre en Europe pendant tout le miocène. Le platane, le liquidambar, le Glyptostrobus, plusieurs Séquoia, probablement le hêtre et le tilleul font partie de cette catégorie. Les peupliers et les saules, les aunes et les bouleaux, les ormes et les charmes, les érables, les frênes, les noyers, etc., prennent visiblement l’essor dans l’aquitanien, sans exclure toutefois les types des pays chauds ni même les palmiers, auxquels les premiers se trouvent alors associés sur un grand nombre de points (fig. 1).

C’est donc là une période d’un très-grand luxe de végétation, non-seulement parce que la température ne s’est pas abaissée d’une manière assez sensible pour éliminer les formes antérieures, mais aussi par la raison que l’humidité égale du climat favorise évidemment l’essor du monde des plantes.

La juxtaposition, dans plusieurs localités, de deux ensembles, l’un montagnard et forestier, trahissant plus de fraîcheur, l’autre approprié aux stations inférieures et dénotant des aptitudes plus méridionales, se laisse assez facilement reconnaître. Elle est visible notamment à Armissan, ainsi qu’à Manosque. Toutefois les deux ensembles contrastent moins qu’ils ne le faisaient à l’époque des gypses d’Aix ; ils se balancent mieux ; ils se sont rapprochés et se pénètrent davantage. Celui des deux qui réunit des types amis du nord et de làa fraîcheur est peut-être moins nombreux en espèces, mais il est plus riche en individus ; il tend graduellement à l’emporter sur l’autre. À Armissan, près de Narbonne, la profusion des pins est si grande que l’on doit concevoir l’existence d’une région boisée et montueuse, occupée par une grande forêt d’arbres résineux, comme on le voit de nos jours au pic de Ténérife et sur les hauts plateaux mexicains. Cette région aurait coïncidé avec le massif secondaire de la Clape qui forme aujourd’hui un plateau accidenté entre Armissan et la mer. Les pins de cette forêt comprenaient au moins dix espèces, la plupart de grande taille et assimilables par leurs cônes, leur feuillage et leur port, soit au pin des Canaries, soit aux espèces mexicaines ou à celles de l’Himalaya. À ces pins se joignait sans doute un sapin dont les cônes seuls sont connus et ont été décrits sous le nom d’Entomolepis cynarocephala, Sap. L’analogue de ce type tertiaire, maintenant fort rare, s’observe en Chine, où existe l’Abies jezoensis Lindl. (Keteleeria Fortunei, Carr.), seule espèce vivante qu’on puisse comparer à celle d’Armissan, à cause des écailles frangées-lacérées de ses strobiles. Les arbres servant de ceinture à cette forêt d’essences résineuses, à Armissan, étaient principalement des bouleaux, des charmes, des châtaigniers, certains chênes à feuilles persistantes, auxquels il faut joindre un peuplier, un saule, divers érables, de très-beaux houx et plusieurs noyers. Au bord même du lac se pressaient des Séquoia, des palmiers, des dragonniers, des Aralia aux feuilles palmées ou digitées, associés à une foule de myricées, à des laurinées, à des Acacia et à des Engelhardtia, sortes de Juglandées tropicales. On voit que les deux ensembles, bien que contigus et assez mélangés, pour que leurs débris aient été s’enfouir pêle-mêle au fond des mêmes eaux, peuvent encore se distinguer, lorsqu’on les examine de près pour opérer le triage de leurs éléments respectifs.

À Manosque, un contraste de même nature est amené d’un côté, par des aunes, des bouleaux, des hêtres, quelques chênes, des charmes, des saules et des peupliers, des érables, des frênes et des noyers, qui formaient sans doute un bois situé à l’écart sur des pentes montagneuses et, de l’autre, par des masses de Myricées aux feuilles dentées-épineuses, de lauriers, de camphriers, de Myrsinées et de Diospyrées, de Sophorées, de Césalpiniées et de Mimosées, auxquels se joignaient quelques palmiers. Le long des eaux s’étendait une lisière de Glyptostrobus et de Séquoia, entremêlés de fougères subtropicales, amies des stations inondées. La distinction est encore possible, mais plus tard on remarque un mélange de plus en plus intime des deux ensembles qui se confondent et partagent les mêmes stations, celui dont l’affinité pour la chaleur est visible, tendant à perdre de son importance et à décliner de plus en plus, tandis que l’autre empiète sur le premier, jusqu’au moment où, grâce aux circonstances, il réussira à l’éliminer d’une manière presque absolue.

C’est au moment où l’issue de la lutte était encore indécise et où la balance penchait encore en apparence en faveur de l’association de plantes, alliée de plus ou moins près à celles du tropique, que l’invasion de la mer molassique et de la mer des faluns eut lieu dans le centre, dans le sud et dans l’ouest de l’Europe, qui fut de nouveau découpée à peu près comme elle l’avait été antérieurement, à l’époque des nummulites. La différence consiste cette fois en ce que, le relief de la région des Alpes commençant à se prononcer, la nouvelle mer se trouva rejetée vers le nord de façon à occuper les dépressions que jalonnent encore de nos jours la vallée du Rhône, celle de l’Aar, celle du Rhin supérieur et plus à l’est celle du Danube (fig. 2).

L’Europe centrale conserva une température tiède et un climat fort doux pendant toute la durée de la mer miocène, dont la présence au centre de notre continent et plus loin, au milieu de l’Asie, dut contribuer à ce maintien ; je ne reviendrai ni sur cette influence aisée à comprendre, ni sur les résultats opposés qui tendirent à prévaloir après le retrait de cette mer. Ces résultats amenèrent assez promptement dans le nord de l’Europe un abaissement de la température dont la marche fut cependant beaucoup plus lente dans le sud du continent et surtout par delà le revers méridional de la chaîne des Alpes. Il suffira de noter, comme un indice précieux de la géographie botanique de l’Europe miocène, que dans l’aquitanien les plantes de la région baltique ou région de l’ambre démontrent que la limite boréale des camphriers touchait au 55e{{}} degré latitude. L’AlIemagDe, à la même époque, avait des palmiers jusqu’au delà du 50e degré latitude. Cet état de choses a persisté tant que la mer miocène n’a pas été déplacée, et l’on conçoit sans peine comment les plages sinueuses de cette mer, sur les deux rives du canal étroit qu’elle profilait du bas Jura aux environs de Vienne, en Autriche, avaient dû revêtir à la longue un aspect uniforme. Les mêmes essences végétales s’étaient étendues de part et d’autre, d’après une loi dont une foule d’exemples empruntés au monde actuel offrent la confirmation.

Cette circonstance favorable au maintien d’une douceur exceptionnelle du climat européen miocène n’empêche pas de concevoir le refroidissement du globe terrestre, comme dépendant d’une cause tout à fait générale, sur laquelle l’attention du lecteur a été déjà attirée à plus d’une reprise. Le phénomène une fois inauguré n’a jamais dû arrêter absolument ses progrès ; sa marche, presque insensible à l’origine, avait atteint les régions voisines du pôle, bien avant de se manifester en Europe, et le contre-coup de ces premiers effets n’a pas été sûrement sans influence sur la rapidité relative du refroidissement auquel l’Europe elle-même fut à la fin soumise.

Nous avons précédemment insisté sur les prodromes de ce dernier événement, mais il est bien certain, pour le redire en deux mots, que les régions polaires se trouvant déjà refroidies à la fin de l’éocène, c’est-à-dire dès lors pourvues d’une végétation peu différente de celle que posséda plus tard l’Europe pliocène, celle-ci, à son tour, dut nécessairement se trouver en contact avec des régions polaires partiellement envahies par les glaces et ressemblant fort à ce qui devint plus tard l’Europe quaternaire.

Tant que les terres arctiques, simplement refroidies, ne possédèrent pas des glaces permanentes accumulées et par conséquent ne produisirent pas des glaces flottantes, l’Europe, bien que soumise elle-même à un abaissement de température provenant d’un phénomène extérieur à elle, ne reçut de ce voisinage que des effluves et des courants médiocrement actifs. Il n’en a plus été de même plus tard, et dès lors les glaces polaires soit fixes, soit flottantes, ont dû accélérer singulièrement par leur contact ou leur proximité la rapidité du mouvement qui tendait à déprimer partout la température. C’est là un point de vue capital et une cause dont la puissance, jointe au retrait de la mer miocène, a dû contribuer plus que tout autre à réaliser dans notre zone les conditions climatériques qui la gouvernent maintenant.

il me reste à exposer ce qui touche au dernier des trois ordres de phénomènes que nous avons eu en vue au début de ce résumé : celui qui résulte des modifications éprouvées par le règne végétal, soit dans la disposition de ses éléments constitutifs, soit en lui-même, par suite des variations morphologiques de l’organisme. Il y aurait donc lieu à deux séries de considérations, en réalité très-distinctes, les unes relatives aux caractères des divers ensembles de végétaux qui ont habité successivement l’Europe tertiaire, les autres concernant les types eux-mêmes, indépendamment de leur rôle dans chacun de ces ensembles, mais au point de vue de leur filiation présumée et des variations subies par les espèces qui les ont représentés.

Nous savons effectivement qu’il a existé des éléments très-distincts dans la végétation européenne tertiaire, et que de la combinaison et de la prédominance simultanée ou alternative de ces éléments sont sortis un certain nombre d’ensembles, propres à chacune des périodes que nous avons signalées.

Considérée dans ses traits les plus généraux la végétation tertiaire a changé quatre fois en Europe, et ces changements, en ne tenant pas compte des transitions souvent très-ménagées au moyen desquelles ils se sont accomplis, ont donné naissance à quatre ensembles successifs de végétaux qui doivent être nommés : paléocène, éocène, miocène et pliocène. Cependant, le dernier de ces quatre ensembles n’est qu’une suite ou une conséquence de celui qui l’a précédé ; à bien prendre les choses, la flore pliocène n’est qu’une flore miocène dépouillée de la plus grande partie de ses types d’affinité méridionale ou tropicale, et graduellement transformée par la prépondérance de l’un des éléments partiels que comprenait celle-ci.

Ce sont ces éléments constitutifs qu’il nous faut définir avant tout.

Gardons-nous de confondre tout d’abord les éléments indigènes ou autochthones, avec les éléments introduits ou implantés en Europe par voie de migration ou de communication, que ceux-ci se soient maintenus sur notre sol ou qu’ils en aient été plus tard totalement ou partiellement éliminés. Une autre distinction qu’il ne faut pas manquer de faire, pour la juste appréciation des éléments de la végétation tertiaire, c’est celle du type ou genre et de l’espèce comprise dans ce type ; la marche et les enchaînements de l’un n’ayant au fond rien de commun avec la filiation et l’histoire particulière de l’autre. L’Europe peut avoir possédé de tout temps certains types et cependant avoir reçu du dehors à un moment donné d’autres espèces faisant partie de ces mêmes types, mais introduites par voie d’immigration et demeurées depuis indigènes, tandis que les formes plus anciennes auraient fini par périr et auraient été éliminées. Dans ce dernier cas, le type autochthone aura survécu, mais seulement à l’aide d’une forme importée du dehors et originairement étrangère. Ainsi, l’Europe paraît avoir eu à tous les âges tertiaires des chênes ; mais ces chênes étaient d’abord des chênes verts, et le type de nos rouvres qui représente à lui seul aujourd’hui le genre Quercus dans le centre de l’Europe, pourrait bien avoir été importé du dehors. Le type bouleau et le type orme remontent fort loin dans le passé ; il est pourtant à croire que notre bouleau commun et notre ormeau vulgaire nous sont venus du nord et ne se sont montrés en Europe, en tant que formes spécifiques, qu’à partir de l’époque où le climat avait perdu décidément sa chaleur. Il existait bien des Tiliacées en Europe, au commencement du tertiaire ; mais le genre Tilia proprement dit, polaire d’origine, n’est arrivé en Europe que vers la fin du miocène, et il y a été vraisemblablement importé en même temps que le platane et le ginkgo que notre continent n’a pas conservés, mais qui existent sous des latitudes équivalentes, en Asie, en Amérique, au Japon. Ce sont là pour nous des types acquis, les uns momentanément, les autres d’une façon définitive. Mais, comme les types, genres ou sections de genre, sont nécessairement représentés par des espèces ou races héréditaires, quelquefois même par une espèce unique, il se trouve, en ce qui tient par exemple au Salisburia ou ginkgo, que l’Europe, après avoir possédé une première fois le genre, lors des temps secondaires, a reçu beaucoup plus tard le Salisburia adiantoides, forme à peine différente de l’espèce chinoise actuelle. Ainsi, dans ce dernier cas, le type seul serait autochthone en Europe, et, après une longue interruption, il y aurait été réintégré au moyen d’une espèce partie des environs du pôle pour s’avancer de là vers le sud. On voit combien ces phénomènes de filiation et de migration se trouvent complexes, lorsque l’on cherche à les préciser, en se servant de particularités empruntées à la flore fossile.

En résumé, nous distinguons en fait d’éléments de végétation ou catégories de types associés :

1° Une première catégorie, indigène ou autochthone, comprenant des types nés de la région et ne l’ayant jamais quittée à partir de leur première origine. Le laurier, la vigne, le lierre, le laurier-rose, divers érables, le térébinthe, le gaînier, etc., paraissent être dans ce cas.

2° Une deuxième catégorie également autochthone, mais composée de types d’affinité tropicale et spéciaux à l’Europe tertiaire, qu’ils auraient servi à caractériser autrefois. Ce sont des genres éteints à partir d’un certain moment : les genres Rhizocaulon, Dewalquea, Flabellaria (parmi les palmiers), Palæcarya parmi les Juglandées, certaines Protéacées, Araliacées, Anacardiacécs, etc., observés sur plusieurs points de l’Europe éocène ou oligocène, rentrent dans cette catégorie.

3° Une troisième catégorie, plutôt cosmopolite que réellement indigène, mais ancienne sur le sol de l’Europe et comprenant des plantes d’affinité tropicale que l’Europe a longtemps comprises, qu’elle a ensuite perdues, mais que l’on retrouve hors de notre continent, principalement dans l’Asie du sud et du sud-est. Bien des plantes se trouvent faire partie de cette catégorie dont la présence démontre que, sans le refroidissement du climat, l’Europe aurait eu en partie les mêmes végétaux que les Indes, les archipels de l’Asie, la Chine méridionale et le Japon. Il faut y ranger les Lygodium, les Ailantes, beaucoup de Laurinées, surtout les camphriers et les cannelliers, les Mimosa et Acacia, les Bomhax, les dragonniers, les Pittosporum et tant d’autres.

4° Une autre catégorie également indigène et perdue pour l’Europe, comme la précédente, mais composée principalement de types aujourd’hui répandus dans la zone tempérée chaude dont ils habitent les régions montagneuses et forment les massifs forestiers. Cette catégorie comprend les Bélulaster, les Alnaster, les Microptelea, certains peupliers et érables, des saules, etc., et elle renferme des types ayant généralement précédé en Europe ceux de mêmes groupes que nous possédons encore, mais dont ils se distinguent par des aptitudes plus méridionales, par des feuilles semi-persistantes et par leur susceptibilité relative vis-à-vis du froid de nos hivers.

Fig. 2. — Carte montrant la distribution approximative des terres et des mers eu Europe, à l’époque de la mer Molassique.

5° Une catégorie qui semble empruntée plus particulièrement au continent africain et aux îles qui en dépendent, parce que les types et les formes similaires de ceux qui existaient autrefois en Europe s’y retrouvent de nos jours dispersés à travers cette région, depuis les Açores et les Canaries à l’ouest, la Barbarie au nord, l’Abyssinie et le Soudan, au centre et à l’est, jusqu’à la région du Cap et aux îles Madagascar, Maurice et Bourbon. Cette cinquième catégorie est surtout représentée par des types de Phœnix, Dracœna, Musa, Arundo, par les genres Callittris, Widdringtonia, Encephalartos, par plusieurs types d’Acacia, d’Aralia, de Myrica, de Zizéphus, de Rhus, par des Myrsinées, des Célastrinées, des Anacardiacées et bien d’autres qu’il serait trop long d’énumérer. Il est certain que l’Europe tertiaire a possédé ces types en commun avec le continent africain et qu’elle les a ensuite perdus, tandis que celui-ci les a conservés.

6° Une catégorie moins nombreuse que les précédentes, mais encore assez saillante par les types qu’elle comprend et dont l’affinité avec ceux des parties méridionales ou austro-occidentales de l’Union américaine est visible. Je citerai seulement à l’appui les palmiers Sabals, les pins de la section Pseudo-Strobus et les groupes de chênes alliés aux Quercus phellos et virens. Ces types et d’autres qui sont dans le même cas ont longtemps habité l’Europe et se trouvent de nos jours exclusivement confinés en Amérique.

7° Une dernière catégorie dont la provenance des régions polaires est notoire, depuis les découvertes relatives aux flores fossiles crétacées et tertiaires du Spitzberg et du Groëland, dont l’examen permet de constater cette provenance. Les types de cette catégorie, parmi lesquels il faut ranger en première ligne les Séquoia, Taxodium, Glyptostrobus, Salisburia, Platanus, Liquidambar, les chênes de la section Robur, Les bouleaux, sapins, ormes, hêtres, châtaigniers, tilleuls, etc., enfin beaucoup de types à feuilles caduques ou marcescentes qui sont demeurés l’apanage des régions du nord, ont cela de commun qu’ayant eu également les alentours du pôle pour point de départ, ils en ont rayonné comme d’une région mère, de manière à se répandre à la fois dans l’ancien et le nouveau continent, en donnant lieu aux phénomènes des espèces disjointes.

Les sept catégories qui viennent d’être signalées et auxquelles on pourrait adjoindre facilement d’autres groupes d’une moindre importance n’ont pas coexisté simultanément en Europe ; elles ont empiété l’une sur l’autre et se sont substituées l’une à l’autre selon les temps et d’après l’influence des événements survenus qui ont tantôt favorisé leur diffusion, et tantôt ont eu pour effet de les atteindre et de les éliminer. On peut concevoir et déterminer en gros de la façon suivante la marche affectée par elles.

Dans le paléocène, coexistence des trois premières catégories et en partie au moins de la quatrième. Cela veut dire que l’on observe à la fois dans cette période des types autochthones, demeurés depuis indigènes, comme ceux du lierre, de la vigne, du laurier ; — des types spéciaux à l’Europe d’alors, mais depuis éteints : Dewalquea, Grewiopsis, etc. ; — des types éteints en Europe, mais caractérisant de nos jours encore la flore tropicale, comme les camphriers, les cannelliers, avocatiers, etc. ; — enfin des types affiliés à ceux de la flore boréale, mais présentant des caractères de section qui les assimilent à des sous-genres aujourd’hui extra-européens : il en est ainsi de la plupart des chênes et châtaigniers de Gelinden, des ormes, saules et peupliers de Sésanne.

Dans l’éocène, on retrouve ces quatre catégories : la première représentée par le laurier, le térébinthe, le gainier, les plus anciens érables, etc. ; la deuxième par divers types de Protéacées et de Myricécs, par les genres Rhizocaulon, Anœtomeria, Apeibopsis, Palœocarya, Heterocalixr, etc. ; la troisième par une foule de Cinnamomum, Ailantus, Phœnix, Dracœna, Acacia, Bombax, Aralia, etc. ; la quatrième par quelques rares Betulaster, Populus (type coriace), Microptelea, etc. — Mais il s’y joint la cinquième catégorie ou catégorie africaine, qui s’étend partout en Europe et s’y implante pour un temps très-long. Il s’y joint encore un certain nombre de types de la sixième catégorie ou catégorie américaine, dont les chênes fournissent des exemples.

Fig. 3. — Carte montrant la distribution relative des eaux marines par rapport aux lacs aquitaniens, lors de l’invasion de la mer de Mollasse en Provence.

Dans l’oligocène, les mêmes catégories continuent à se montrer ; mais la quatrième augmente d’importance, de même que la sixième et quelques types appartenant à la septième commencent à s’introduire. Le nombre et l’importance des types appartenant à ces dernières tend à s’accroître dans la période suivante, celle de l’aquitanien, pendant laquelle la prédominance est surtout acquise à la quatrième catégorie, tandis que la cinquième tend à s’éclipser graduellement.

Le même mouvement se prolonge en s’accentuant durant le miocène ; la sixième catégorie s’empare de la place que lui abandonne la cinquième successivement amoindrie ; la deuxième disparaît peu à peu, bien qu’elle soit encore représentée par les Podogonium dans le miocène supérieur.

Dans le pliocène, enfin, il n’existe plus guère que des types de la première, de la quatrième et de la septième catégorie, combinés encore avec des épaves de plus en plus clair-semées de la cinquième et de la sixième. Dans la flore européenne actuelle, il serait possible de signaler les derniers vestiges de celles-ci que comprend encore la végétation des bords de la Méditerranée : le caroubier, le myrte, l’Anagyris fœtida, le lentisque, l’euphorbe en arbre, etc., en sont des exemples que M. le professeur Martins n’a pas manqué de mettre récemment en lumière.

Après avoir marqué les effets directs ou éloignés de la configuration géographique du sol et de la nature du climat sur l’ensemble de la végétation de chaque période, il nous reste à décrire les modifications éprouvées par les plantes considérées en elles-mêmes, en tant que phénomènes purement organiques. Nous sommes conduit par la pente même du sujet à ce dernier point de vue, subjectif par rapport à l’autre, et, après avoir défini l’étendue des actions extérieures qui influent sur les végétaux et qui sollicitent leur tendance à la variabilité, nous examinerons ce qui en résulte pour la plante, c’est-à-dire les caractères et l’amplitude des changements morphologiques auxquels l’individu végétal et la race sortie de lui sont susceptibles de donner naissance.

C’est là une étude, non-seulement très-nouvelle et, pour ainsi dire, à ses premiers débuts, mais qui ne dispose jusqu’ici que d’un très-petit nombre de matériaux ; nous ne saurions donc la pousser bien loin ; nous tâcherons plutôt de recourir, autant que faire se pourra, aux documents assez nombreux contenus dans les pages qui précèdent. Ces documents, auxquels nous renvoyons, joints à quelques autres choisis avec soin, suffiront pour donner une idée assez juste des phénomènes que nous avons à signaler. On doit les distribuer sous trois chefs.

Sous le premier, nous rangerons les modifications les plus générales, celles qui ont trait à la dimension, à la consistance des organes et des tissus, à leur durée plus ou moins longue, à leur renouvellement périodique, à certains moments et dans certaines saisons. On conçoit que ces sortes de modifications se soient manifestées dans un sens déterminé et sous l’empire de certaines circonstances, de manière à s’étendre à des catégories entières de végétaux, indépendamment du genre et de la provenance de ces végétaux.

Sous le deuxième chef, il faut placer les modifications d’une nature assez grave pour affecter un type organique et faire découvrir en lui des déviations assez prononcées pour servir de passage vers un autre type, au moyen de l’interposition d’un ou plusieurs termes transitionnels. Ce sont là, à proprement parler, les enchaînements de l’organisme, dans l’un et l’autre règne, enchaînements dont M. Albert Gaudry a publié dernièrement de si beaux exemples, empruntés à l’étude des mammifères tertiaires.

Le troisième chef enfin comprend toutes les diversités ou enchaînements d’un ordre purement spécifique, de nature à démontrer les variations successives de l’espèce et la filiation de chaque forme plus récente par une forme antérieure ou par une suite de formes antérieures, dont la moins ancienne serait inévitablement issue.

La stature ou dimension relative des divers organes, particulièrement du limbe foliaire ; si l’on préfère, le développement ou la réduction de celui-ci sont en étroite connexion avec la chaleur et l’humidité, soit seules, soit réunies et agissant de concert. On sait généralement que les êtres vivants et par conséquent les parties de ces êtres sont plus étendus, toute proportion gardée, dans les pays chauds que dans les pays froids ou tempérés ; on sait encore que cet effet se manifeste avec une énergie toute particulière si, comme cela arrive souvent, l’humidité est jointe à la chaleur. Les plus grands insectes, les plus grands reptiles, les végétaux les plus puissants, porteurs des feuilles les plus larges, viennent certainement de pays à la fois humides et chauds. Cependant, si le climat est à la fois chaud et sec, les dimensions iront en s’amoindrissant, parce que, dans ce cas, et je parle surtout en ceci du règne végétal, les plantes n’obtenant qu’en petite quantité le liquide servant de véhicule aux sucs nourriciers seront placées dans la nécessité d’acquérir des tissus résistants, peu extensibles, construits de façon à s’opposer à toute déperdition de substance, par conséquent coriaces. Si la chaleur diminue, mais que l’humidité persiste ou augmente, les plantes subissant cette influence verront s’accroître la dimension de leurs organes, le milieu aquatique favorisant nécessairement la taille des organismes mis en contact avec lui. Des deux causes combinées qui favorisent leur dilatation, l’une aura été déprimée, mais l’autre, conservant son activité, exercera son influence et tendra à produire des résultats analogues. C’est pour cela que certains végétaux du midi, plantés dans les contrées du nord et exposés à une plus grande humidité que dans leur pays d’origine, portent des feuilles plus amples, quoique moins fermes. Par le défaut de chaleur leur port perd de sa puissance, leur lige s’abaisse, mais leurs feuilles prennent de l’extension, sous l’influence de l’humidité, et elles deviennent plus larges qu’elles ne l’auraient été au contact d’un climat plus chaud, mais aussi plus sec C’est effectivement ce qui arrive au chêne vert, au figuier et au myrte lorsque ces arbres sont cultivés en Bretagne ou en Normandie, au milieu des brumes et des averses, loin des splendeurs du soleil méridional. Cte G. de Saporta
Correspondant de l’Institut.

La suite prochainement. —