Les pères du système taoïste/Tchoang-tzeu/Chapitre 27. Verbe et mots

Imprimerie de Hien Hien (p. 449-453).

Chap. 27. Verbe et mots.

A.   De mes paroles, dit Tchoang-tzeu[1], beaucoup sont des allégories, beaucoup sont des relations de discours d’autrui. J’ai dit, au jour le jour, ce que je croyais bon à dire, selon mon sens naturel. — J’ai employé des allégories empruntées aux objets extérieurs, pour faire comprendre des choses abstraites. Je ne dirai pas qu’elles sont toutes parfaites, un père ne devant pas faire l’éloge de son enfant. La louange ne vaut que quand elle vient d’un tiers. Cependant je les crois aptes à convaincre. Tant pis pour ceux qu’elles ne convaincront pas. — J’ai rapporté des discours d’autrui, afin de mettre bien au jour certaines controverses ; ceux qui discutent étant enclins à faire grand cas de la thèse de leur parti, et à trop ignorer celle du parti adverse. Les hommes que j’ai cités ainsi, ce sont mes anciens, mes devanciers. Non que je considère tout ancien comme une autorité. Bien loin de là ! Celui qui n’a pas été jusqu’au fond des choses, quelque ancien qu’il soit, il n’est pas à mes yeux une autorité, il ne devrait pas à mon avis avoir d’influence. Ce peut être un conteur de choses anciennes (Confucius), ce n’est pas un maître ès choses anciennes. — J’ai parlé sans art, naturellement, suivant l’impulsion de mon sens intime ; car seules ces paroles là plaisent et durent. En effet, préalablement à tous les discours, il préexiste une harmonie innée dans tous les êtres, leur nature. Du fait de cette harmonie préexistante, mon verbe, s’il est naturel, fera vibrer celui des autres, avec peu ou pas de paroles. De là les axiomes connus : Il est un verbe sans paroles… Il n’est parfois pas besoin de paroles… Certains ont parlé toute leur vie sans rien dire… Certains, qui se sont tus durant toute leur vie, ont beaucoup parlé. — Au même sens naturel se rattache le fait d’expérience, que tous les hommes perçoivent spontanément si une chose convient ou non, si c’est ainsi ou pas ainsi. Cette perception ne peut pas s’expliquer autrement. C’est ainsi, parce que c’est ainsi ; ce n’est pas ainsi, parce que ce n’est pas ainsi. Cela convient, parce que cela convient ; cela ne convient pas, parce que cela ne convient pas. Tout homme est doué de ce sens d’approbation et de réprobation. Il vibre à l’unisson dans tous les hommes. Les paroles qui lui sont conformes sont acceptées parce que consonantes, et durent parce que naturelles. — Et d’où vient cette unité du sens naturel ? Elle vient de l’unité de toutes les natures. Sous les distinctions spécifiques et individuelles multiples, sous les transformations innombrables et incessantes, au fond de l’évolution circulaire sans commencement ni fin, se cache une loi, qu’on a appelé la roue (de potier) naturelle, ou simplement la nature (une, participée par tous les êtres, dans lesquels cette participation commune produit un fond d’harmonie commun).


B.   Tchoang-tzeu dit à Hoei-tzeu : Dans sa soixantième année, Confucius se convertit. Il nia ce qu’il avait affirmé jusque là (la bonté et l’équité artificielles). Mais, ce qu’il affirma ensuite, le crut-il plus fermement que ce qu’il avait affirmé auparavant ? — Je pense, dit Hoei-tzeu, que Confucius agit toujours d’après ses convictions. — J’en doute, dit Tchoang-tzeu. Mais, quoi qu’il en soit, après sa conversion il enseigna que tout vient à l’homme de la grande souche ; que son chant doit être conforme à la gamme et sa conduite à la loi ; que, dans le doute moral spéculatif ou pratique, il fallait se décider sur le qu’en dira-t-on ; qu’il fallait se soumettre de cœur aux coutumes établies par l’état, quelles qu’elles fussent ; etc. ... Suffit ! suffit ! je ne puis le suivre jusque là. — Pour bien faire, l’homme doit suivre son instinct naturel.


C.   Tseng-tzeu fut deux fois fonctionnaire, dans des états d’esprit qu’il explique ainsi : Durant ma première charge, j’eus un traitement de trente et quelques boisseaux de grain seulement ; mais, mes parents encore vivants pouvant en profiter, je remplis cette charge avec plaisir. Durant ma seconde charge, j’eus un traitement de cent quatre-vingt-douze-mille boisseaux ; mais, mes parents défunts ne pouvant plus en profiter, je remplis cette charge avec déplaisir. — Les disciples demandèrent à Confucius : n’y a-t-il pas, dans cette conduite de Tseng-chenn, quelque attache de cœur vicieuse ? — Sans doute, dit Confucius ; attache de cœur à son traitement, qu’il n’aurait pas dû regarder plus qu’un moustique ou qu’une grue passant devant ses yeux. — En réalité, attache de cœur à ses parents. Mais la piété filiale étant la base de son système, Confucius ne voulut pas le dire. Tchoang-tzeu le met en mauvaise posture, et insinue que même l’attache aux parents est contre la nature pure, puisqu’elle cause plaisir ou chagrin.


D.   Yen-tch’eng-tzeu You dit à Tong-kouo-tzeu K’i : Depuis que je suis votre disciple, j’ai passé par les états que voici : Au bout d’un an, j’eus retrouvé ma simplicité native. Au bout de trois ans, je perdis le sens du moi et du toi. Au bout de quatre ans, je fus indifférent et insensible. Au bout de cinq ans, je commençai à vivre d’une vie supérieure. Au bout de six ans, mon esprit, entièrement concentré dans mon corps, ne divagua plus. Au bout de sept ans, j’entrai en communication avec la nature universelle. Au bout de huit ans, je cessai de me préoccuper de la vie et de la mort. Enfin, après neuf années, le mystère s’accomplit ; je me trouvai uni au Principe. C’est l’activité durant la vie qui cause la mort. C’est le principe yang (la nature), qui cause la vie. Donc la vie et la mort sont choses vulgaires. Y a-t-il lieu de s’en tant préoccuper ? — On calcule les phénomènes célestes, on mesure les surfaces terrestres ; sciences superficielles, qui ne vont pas jusqu’à la raison profonde de l’univers. Ne sachant rien du commencement et de la fin, pouvons-nous savoir si le monde est régi ou non par une loi, laquelle supposerait un auteur ? Ce qu’on donne parfois pour des sanctions, pouvant n’être qu’un jeu du hasard, comment savoir s’il y a ou non des mânes subsistants ? Le sens est, on ne peut rien savoir d’une cause en dehors de nous ; la vie est affaire d’évolution ; la mort est le fait de l’usure.   E.   Les pénombres (symbolisant les demi-savants) dirent à l’ombre (ignorance taoïste) : Vous êtes tantôt baissée puis dressée, ramassée puis éparpillée, assise puis debout, en mouvement puis en repos ; quelle est la raison de tous ces changements ? — Je ne sais pas, dit l’ombre. Je suis ainsi, sans savoir pourquoi. Je suis, comme l’enveloppe d’où est sortie une cigale, comme la peau dont le serpent s’est dépouillé, un accessoire, une chose n’ayant pas d’existence propre. Je suis même moins réelle que ces objets. À la lumière du jour ou du feu, je parais, dès que la lumière baisse, je disparais. Je dépends, quant à mon être, d’un objet, lequel dépend, quant à son être, de l’être universel. Quand il paraît, je parais aussi ; quand il disparaît, je disparais aussi ; quand il se meurt, je me meurs avec lui. Je ne puis pas vous rendre compte de mes mouvements. — Ainsi tout est passif, existant par le Principe dépendant du Principe. Sachant cela, le disciple de la sagesse doit être avant tout profondément humble[2].


F.   Yang-tzeukiu allant à Pei, et Lao-tzeu à Ts’inn, les deux se rencontrèrent à Leang. Choqué de l’air vaniteux de Yang-tzeukiu, Lao-tzeu leva les yeux au ciel et dit en soupirant : je crois qu’il n’y a pas lieu de perdre mon temps à vous instruire. — Yang-tzeukiu ne répondit pas. Quand ils furent arrivés à l’étape, Yang-tzeukiu apporta d’abord lui-même à Lao-tzeu tout ce qu’il fallait pour la toilette. Ensuite, ayant quitté ses chaussures devant la porte, il s’avança sur ses genoux jusque devant lui, et lui dit : Il y a longtemps que je désire vivement recevoir vos instructions. Je n’ai pas osé vous arrêter sur le chemin, pour vous les demander ; mais maintenant que vous avez quelque loisir, veuillez me dire d’abord le sens de ce que vous avez dit à ma vue. — Lao-tzeu dit : Vous avez le regard hautain à faire enfuir les gens ; tandis que le disciple de la sagesse est comme confus, quelque irréprochable qu’il soit, et sent son insuffisance, quelque avancé qu’il soit. — Très frappé, Yang-tzeukiu dit : Je profiterai de votre leçon. — Il en profita si bien, et devint si humble dans l’espace de la seule nuit qu’il passa à l’auberge, que tous les gens de la maison, qui l’avaient servi avec crainte et révérence à son arrivée, n’eurent plus aucun égard pour lui avant son départ, (l’égard se proportionnant en Chine à l’insolence du voyageur)[3].


  1. Certains critiques voient, dans ce paragraphe, la préface ou la postface de l’œuvre de Tchoang-tseu, égarée ici.
  2. Comparer Tchoang-tzeu chap. 2 I.
  3. Comparer Lie-tzeu chap. 2 N.