Les pères du système taoïste/Tchoang-tzeu/Chapitre 17. La crue d’automne

Imprimerie de Hien Hien (p. 337-349).

Chap 17. La crue d’automne.

A.   C’était le temps de la crue d’automne. Cent rivières gonflées déversaient leurs eaux dans le Fleuve Jaune, dont le lit s’était tellement élargi, que, d’un bord à l’autre, on ne pouvait pas distinguer un bœuf d’un cheval. Cette vue mit en joie le Génie du Fleuve, qui se dit qu’il n’y avait au monde rien de mieux que son domaine. Suivant le flot, il descendit jusqu’à la mer du Nord. À la vue de ses eaux, qui s’étendaient vers l’Est sans limites, il constata qu’il y avait mieux que son domaine, et dit en soupirant au Génie de la mer : L’adage « qui sait peu, se croit grand », s’applique à ma personne. J’ai bien ouï dire qu’il y avait mieux que Confucius et ses héros, mais je ne l’ai pas cru. Maintenant que j’ai vu l’étendue de votre empire, je commence à croire aussi que votre doctrine est supérieure à celle de Confucius[1]. J’ai bien fait de venir me faire instruire, autrement les vrais savants auraient fini par rire de moi. — Soyez le bienvenu, dit le Génie de la mer. Oui, la grenouille qui vit au fond d’un puits n’a pas l’idée de ce que peut être la mer ; elle ne connaît que son trou. L’éphémère éclos et mort en été ne sait pas ce que c’est que la glace ; il n’a connu qu’une saison. Un lettré borné comme Confucius ne sait rien de la science supérieure du Principe, abruti qu’il est par les préjugés de sa caste. Sorti de votre lit étroit, vous avez vu l’océan sans limites. Convaincu maintenant de votre imperfection, vous êtes devenu capable de la science supérieure. Écoutez donc !.. De toutes les eaux, la plus grande c’est l’océan. Des fleuves innombrables y déversent leurs eaux sans cesse, sans l’augmenter. Il s’écoule continuellement par le goulet oriental, sans diminuer. Il n’a ni crues ni baisses, comme en ont les plus grands fleuves ; son niveau est toujours le même, invariable. Tel est mon empire. Eh bien ! son immensité ne m’a jamais inspiré aucun orgueil. Pourquoi ? Parce que, en comparaison du ciel et de la terre, du cosmos physique, je le trouve petit. Je me sens n’être pas plus qu’un caillou, qu’un arbuste, sur une montagne. Étant si peu, pourquoi m’estimerais-je beaucoup ? Comparés à l’univers, les abîmes des quatre océans se réduisent à de petits trous dans une surface immense. Comparée à la terre, notre Chine se réduit aux dimensions proportionnelles d’un grain dans un vaste grenier. La totalité des êtres existants étant exprimée par le nombre dix-mille, l’humanité ne vaut qu’une unité. Nulle part en effet, par toute la terre habitée, la proportion des hommes, par rapport aux autres êtres, ne dépasse cette quantité. Donc l’humanité est à la masse de l’univers ce qu’un poil est au corps d’un cheval. Voilà à quoi se réduit ce qui a tant préoccupé les anciens souverains, tourmenté les Sages, fatigué les politiciens ; à un fétu. Pai-i le héros confucéiste est réputé grand pour le rôle qu’il joua sur cette petite scène ; et Confucius est réputé savant, pour y avoir déclamé. Ces hommes se crurent quelque chose, parce qu’ils n’en savaient pas plus long ; tout comme vous vous croyiez le premier des génies aquatiques, avant que vous n’eussiez vu la mer.

Se rappelant les discussions des sophistes du temps, sur la notion du grand et du petit, le Génie du fleuve demanda à celui de la mer : Alors désormais je considérerai l’univers comme l’expression de la grandeur absolue, et un poil comme le symbole de la petitesse absolue, n’est-ce pas ? — Non ! dit le Génie de la mer, pas ainsi ! L’univers existant actuel n’est pas l’expression de la grandeur absolue. Car cette quantité n’est pas constante. Elle varie, dans la durée des temps, au cours de l’évolution, selon les genèses et les cessations. Envisagées ainsi, par la haute science, les choses changent d’aspect, l’absolu devenant relatif. Ainsi la différence du grand et du petit s’efface, dans la vision à distance infinie. La différence du passé et du présent s’efface de même, l’antériorité et la postériorité disparaissant, dans la chaîne illimitée ; et par suite, le passé n’inspire plus de mélancolie, et le présent plus d’intérêt. La différence entre la prospérité et la misère s’efface de même, ces phases éphémères disparaissant dans l’éternelle évolution ; et par suite, avoir ne cause plus de plaisir, perdre ne cause plus de chagrin. Pour ceux qui voient de cette distance et de cette hauteur, la vie n’est plus un bonheur, la mort n’est plus un malheur ; car ils savent que les périodes se succèdent, que rien ne saurait durer. L’homme ignore beaucoup plus de choses qu’il n’en sait. Comparé à l’univers, il est infiniment peu de chose. Vouloir conclure du peu qu’on sait, du peu qu’on est, à ce qu’on ne sait pas, à l’universalité des êtres, est un procédé qui ne mène à rien. Ne vous servez donc pas, dans vos spéculations, du poil que vous êtes, comme étalon de la petitesse ; et du cosmos changeant, comme étalon de la grandeur.


Satisfait d’avoir trouvé un si bon maître, le Génie du fleuve continua ses interrogations. Les philosophes prétendent, dit-il, qu’un être extrêmement atténué devient zéro ; et que le même extrêmement amplifié devient infini ; est-ce vrai ? — Oui et non, dit le Génie de la mer. Les notions d’extrême atténuation et d’extrême amplification ne s’établissent pas clairement en prenant pour exemple un même être. L’extrêmement ténu concevable, c’est l’essence abstraite. La base de l’amplification mesurable, c’est la matière concrète. Essence et matière sont deux choses différentes, qui coexistent dans tout être sensible, supérieur à zéro. Zéro, c’est ce que le calcul ne peut plus diviser ; l’infini, c’est ce que les nombres ne peuvent plus embrasser. La parole peut décrire la matière concrète : la pensée atteint l’essence abstraite. Par delà, les intuitions métaphysiques, les dictamens intérieurs, qui ne sont ni matière ni essence, ne sont connus que par appréciation subjective. C’est en suivant ces intuitions inexprimables que l’homme supérieur fait bien des choses tout autrement que le vulgaire, mais sans mépriser celui-ci, parce qu’il n’a pas les mêmes lumières. Ce sont elles qui le mettent au dessus de l’honneur et de l’ignominie, des récompenses et des châtiments. Ce sont elles qui lui font oublier les distinctions du grand et du petit, du bien et du mal. De là vient qu’on dit : l’homme du principe reste silencieux ; l’homme parfait ne cherche rien ; l’homme grand n’a plus de moi ; car il a relié toutes les parties en un ; contemplation extatique de l’unité universelle.


Le Génie du fleuve ayant encore insisté, pour apprendre sur quoi se fondent les distinctions entre le noble et le vil, le grand et le petit, etc., le Génie de la mer répondit : Si l’on considère les êtres à la lumière du Principe, ces distinctions n’existent pas, tout étant un. À leurs propres yeux, les êtres sont tous nobles, et considèrent les autres comme vils, par rapport à soi ; point de vue subjectif. Aux yeux du vulgaire, ils sont nobles ou vils, selon une certaine appréciation routinière, indépendante de la réalité ; point de vue conventionnel. Considérés objectivement et relativement, tous les êtres sont grands par rapport aux plus petits que soi, tous sont petits par rapport aux plus grands que soi ; le ciel et la terre ne sont qu’un grain, un poil est une montagne. Considérés quant à leur utilité, tous les êtres sont utiles pour ce qu’ils peuvent faire, tous sont inutiles pour ce qu’ils ne peuvent pas ; l’Est et l’Ouest coexistent, par opposition, nécessairement, chacun ayant ses attributions propres que l’autre n’a pas. Enfin, par rapport au goût de l’observateur, les êtres ont tous quelque côté par où ils plaisent à certains, et quelque côté par lequel ils déplaisent à d’autres ; Yao et Kie eurent tous les deux des admirateurs et des détracteurs. — L’abdication ne ruina ni Yao ni Chounn, tandis qu’elle ruina le baron K’oai. La révolte profita aux empereurs T’ang et Ou, tandis qu’elle perdit le duc Pai. Selon les temps et les circonstances, le résultat des mêmes actions n’est pas le même ; ce qui est expédient pour l’un ou dans telles circonstances, ne l’est pas pour l’autre ou dans d’autres circonstances. Il en est de même, pour la qualification des actes ; ce qui est noble dans l’un ou dans telles circonstances, sera vil dans l’autre ou dans d’autres circonstances. Tout cela est relatif et variable. — Un bélier est ce qu’il y a de mieux, pour faire brèche à un rempart ; tandis que, pour boucher un trou, ce serait un instrument absolument inepte ; les moyens différent. Les coursiers de l’empereur Mou, qui faisaient mille stades par jour, n’auraient pas valu un chat, s’il se fût agi de prendre un rat ; les qualités différent. Le hibou compte ses plumes et prend ses puces la nuit, tandis qu’en plein jour il ne voit pas une montagne ;les natures différent. A fortiori, rien de fixe dans les choses morales, l’estime, l’opinion, etc. Tout a un double aspect. — Par suite, vouloir le bien sans le mal, la raison sans le tort, l’ordre sans le désordre, c’est montrer qu’on ne comprend rien aux lois de l’univers ; c’est rêver un ciel sans terre, un yinn sans yang ; le double aspect coexiste pour tout. Vouloir distinguer, comme des entités réelles, ces deux corrélatifs inséparables, c’est montrer une faible raison ; le ciel et la terre sont un, le yinn et le yang sont un ; et de même les aspects opposés de tous les contraires. Des anciens souverains, les uns obtinrent le trône par succession, les autres par usurpation. Tous sont appelés bons souverains, parce qu’ils agirent conformément au goût des gens de leur temps, et plurent à leur époque. Se tromper d’époque, agir contrairement au goût de ses contemporains, voilà ce qui fait qualifier d’usurpateur. Médite ces choses, ô Génie du fleuve, et tu comprendras qu’il n’y a ni grandeur ni petitesse, ni noblesse ni bassesse, ni bien ni mal absolu ; mais que toutes ces choses sont relatives, dépendantes des temps et des circonstances, de l’appréciation des hommes, de l’opportunité.


Mais alors, repartit le Génie du fleuve, pratiquement, que ferai-je ? que ne ferai-je pas ?.. qu’admettrai-je ? que rejetterai-je ?.. y a-t-il, oui ou non, une morale, une règle des mœurs ? — Au point de vue du Principe, répondit le Génie de la mer, il n’y a qu’une unité absolue, et des aspects changeants. Mettre quoi que ce soit d’absolu, en dehors du Principe, ce serait errer sur le Principe. Donc pas de morale absolue, mais une convenance opportuniste seulement. Pratiquement, suivez les temps et les circonstances. Soyez uniformément juste comme prince régnant, uniformément bienfaisant comme dieu du sol, uniformément indifférent comme particulier ; embrassez tous les êtres, car tous sont un. — Le Principe est immuable, n’ayant pas eu de commencement, ne devant pas avoir de fin. Les êtres sont changeants, naissent et meurent, sans permanence stable. Du non-être ils passent à l’être, sans repos sous aucune forme, au cours des années et des temps. Commencements et fins, croissances et décadences, se suivent. C’est tout ce que nous pouvons constater, en fait de règle, de loi, régissant les êtres. Leur vie passe sur la scène du monde, comme passe devant les yeux un cheval emporté. Pas un moment sans changements, sans vicissitudes. Et vous demandez, que faire ? que ne pas faire ?.. Suivez le cours des transformations, agissez d’après les circonstances du moment, c’est tout ce qu’il y a à faire.


Enfin, dit le Génie du fleuve, veuillez m’apprendre les avantages de l’intelligence du Principe. — Ces avantages, dit le Génie de la mer, les voici : Celui qui connaît le Principe connaît la loi qui dérive de lui, l’applique comme il faut, et est par suite respecté par tous les êtres. L’homme dont la conduite est ainsi toute sage, le feu ne le brûle pas, l’eau ne le noie pas, le froid et le chaud ne le lèsent pas, les bêtes féroces ne lui font pas de mal. Non qu’il n’ait rien à craindre de ces dangers. Mais parce que, dans sa sagesse il calcule si bien, qu’il évite tout malheur ; se conduisant avec une telle circonspection qu’il ne lui arrive aucun mal[2]. — Cette sagesse qui résulte de la connaissance du Principe est ce qu’on a appelé l’élément céleste (naturel, dans l’homme), par opposition à l’élément humain (artificiel). Il faut que cet élément céleste (la nature) prédomine, pour que l’action soit conforme à la perfection originelle. — Veuillez me rendre plus sensible la différence entre le céleste et l’humain, insista le Génie du fleuve. — Voici, dit le Génie de la mer. Que les bœufs et les chevaux soient des quadrupèdes, voilà le céleste (leur nature). Qu’ils aient un mors dans la bouche ou un anneau dans le nez, voilà l’humain (artificiel, contre nature). L’humain ne doit pas étouffer le céleste, l’artificiel ne doit pas éteindre le naturel, le factice ne doit pas détruire la vérité entitative. Restaurer sa nature, c’est revenir à la vérité première de l’être.


B.   Un k’oei (animal fabuleux) à une patte, demanda à un mille-pattes : Comment avez-vous fait pour avoir tant de pieds ?.. Le mille-pattes dit : c’est la nature qui m’a fait ainsi, avec un corps central, et des pattes filiformes tout autour ; tel un crachat, entouré de sa frange. Je meus mes ressorts célestes (ce que la nature m’a donné), sans savoir ni pourquoi ni comment. — Le mille-pattes dit au serpent : sans pied, vous avancez plus vite que moi qui en ai tant ; comment faites-vous ?.. Je ne sais pas, dit le serpent. Je glisse ainsi naturellement. — Le serpent dit au vent : moi j’avance au moyen de mes vertèbres et de mes flancs ; vous n’en avez pas, et pourtant, vous allez de la mer du Nord à celle du Sud, plus vite que moi je ne glisse ; comment faites-vous ?.. Je souffle naturellement, dit le vent, jusqu’à briser les arbres et renverser les maisons. Mais vous, petits êtres, je n’ai pas prise sur vous, vous me dominez. Un seul être n’est dominé par rien ; c’est le Sage, possesseur du Principe.


C.   Confucius passant à K’oang, une troupe d’hommes armés de Song l’entoura de telle manière que toute évasion était impossible. Confucius prit son luth et se mit à chanter. Le disciple Tzeu-lou lui demanda : Maître, comment pouvez-vous être aussi gai, dans les circonstances présentes ? — C’est que, dit Confucius, j’ai fait ce que j’ai pu pour éviter pareille aventure ; elle m’arrive donc, non par ma faute, mais de par le destin. J’ai aussi fait ce que j’ai pu pour arriver à percer ; si je n’y ai pas réussi, ce n’est pas à cause de ma négligence, mais par suite du malheur des temps. Sous Yao et Chounn, aucun des Sages d’alors ne fut réduit à l’extrémité où je suis, non pas à cause de leur prudence plus grande, mais parce que le destin était alors favorable à tous. Sous Kie et Tcheou, aucun des Sages d’alors ne perça, non pas à cause de leur capacité moindre, mais parce que le destin était alors défavorable pour tous. ... Ne pas craindre les monstres marins est la bravoure des pêcheurs. Ne pas craindre les bêtes féroces est la bravoure des chasseurs. Ne pas craindre les sabres dégainés, regarder du même œil la mort et la vie, est la bravoure des guerriers. ... Savoir qu’aucun bonheur n’arrive qu’en son temps, que tout malheur est écrit dans le destin, et par suite ne pas craindre même devant le danger imminent, mais s’en remettre alors stoïquement à la fatalité, voilà la bravoure du Sage. You, attends un moment, et tu verras s’accomplir ce qui est écrit dans le destin de moi. — Quelques instants après que le Sage eut ainsi parlé, le chef des hommes d’armes s’approcha et dit : nous vous avions pris pour un certain Yang hou, que nous devions arrêter ; veuillez excuser notre erreur ... Et ils s’en allèrent[3].


D.   Koungsounn-loung le sophiste, dit au prince Meou de Wei : Étant jeune, j’ai d’abord étudié la doctrine des anciens souverains des traditions classiques ; ensuite j’ai approfondi la question de la bonté et de l’équité (confucéisme) ; puis j’ai scruté les similitudes et les dissemblances, les substances et les accidents, le oui et le non, le licite et l’illicite (logique, morale) ; j’ai été jusqu’au fond des théories et des arguments de toutes les écoles, et je croyais vraiment être très fort, quand voici que un certain Tchoang-tzeu m’a étourdi et troublé. Je ne sais si c’est défaut de ma dialectique, ou déficit de ma science ; mais le fait est que, moi le sophiste rhéteur, je suis resté bouche close devant lui, ne pouvant pas répondre et n’osant plus interroger. — Le prince Meou prit un siège, poussa un soupir, leva les yeux au ciel, sourit et dit : Savez vous l’histoire de la grenouille du vieux puits, et de la tortue de la mer orientale ? .. Combien je suis heureuse dans mon puits, dit la grenouille à la tortue ; je puis sauter sur la margelle, me blottir dans les trous entre les briques, nager à la surface, plonger dans la vase ; de tous les habitants de ce puits, larves, têtards, aucun n’en sait faire autant que moi ; aussi je préfère mon puits à votre mer ; essayez un peu de ses charmes. ... Pour complaire à la grenouille, la tortue essaya. Mais, une fois sa patte droite introduite dans le puits, il lui fut impossible d’y faire entrer la gauche, tant le puits était étroit, tant elle était large. Après avoir retiré sa patte, elle donna à la grenouille les renseignements suivants sur la mer. Elle a plus de mille stades de long. Elle est plus profonde que mille hommes montés l’un sur l’autre ne sont hauts. Au temps de l’empereur U, en dix ans il y eut neuf inondations ; toute cette eau coula à la mer, sans que celle ci augmentât. Au temps de l’empereur T’ang, en huit ans il y eut sept sécheresses ; aucune eau ne coula à la mer, et celle-ci n’éprouva pourtant pas la moindre diminution. Durée, quantité, ces termes ne s’appliquent pas à la mer. Cette immobilité constante, voilà le charme de mon séjour à moi. ... A ces mots, la grenouille du puits fut prise de vertige, et perdit son petit esprit. — Et vous qui, ne sachant pas bien distinguer entre oui et non, vous mêlez d’examiner les assertions de Tchoang-tzeu, ne ressemblez-vous pas à cette grenouille qui essaya de comprendre la mer ? Vous tentez ce dont vous n’êtes pas capable. Autant vaudrait faire emporter une montagne par un moustique, ou vouloir faire qu’un ver de terre luttât de vitesse avec un torrent. Qu’entendez-vous au langage sublime de cet homme ? vous grenouille du vieux puits !.. Il descend jusqu’aux sources souterraines, et s’élève jusqu’au firmament. Il s’étend par delà l’espace, insondablement profond, incommensurablement mystérieux. Vos règles dialectiques et vos distinctions logiques ne sont pas des instruments proportionnés à un pareil objet. Autant vaudrait vouloir embrasser le ciel avec un tube, ou dépecer la terre avec une alêne. Allez-vous en maintenant, et n’en demandez pas davantage, de peur qu’il ne vous arrive autant qu’à ces enfants de Cheou-ling, envoyés pour faire leur éducation à Han-tan. Ils désapprirent la manière de marcher grossière de Cheou-ling, et n’apprirent pas la manière de marcher distinguée de Han-tan ; de sorte qu’ils revinrent dans leur patrie, marchant à quatre pattes. N’en demandez pas davantage, car vous oublieriez votre vulgaire petit savoir de sophiste, sans arriver à rien comprendre à la science supérieure de Tchoang-tzeu. — Koungsounn-loung ayant écouté cette tirade la bouche ouverte et tirant la langue, s’enfuit tout éperdu.


E.   Comme Tchoang-tzeu pêchait à la ligne au bord de la rivière P’ou, le roi de Tch’ou lui envoya deux de ses grands officiers, pour lui offrir la charge de ministre. Sans relever sa ligne, sans détourner les yeux de son flotteur, Tchoang-tzeu leur dit : J’ai ouï raconter que le roi de Tch’ou conserve précieusement, dans le temple de ses ancêtres, la carapace d’une tortue transcendante sacrifiée pour servir à la divination, il y a trois mille ans. Dites-moi, si on lui avait laissé le choix, cette tortue aurait-elle préféré mourir pour qu’on honorât sa carapace, aurait-elle préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais ? — Elle aurait préféré vivre en traînant sa queue dans la boue des marais, dirent les deux grands officiers, à l’unisson. — Alors, dit Tchoang-tzeu, retournez d’où vous êtes venus ; moi aussi je préfère traîner ma queue dans la boue des marais. Je continuerai à vivre obscur mais libre ; je ne veux pas d’une charge, qui coûte souvent la vie à celui qui la porte, et qui lui coûte la paix toujours.


F.   Hoei-tzeu étant ministre de la principauté Leang, Tchoang-tzeu alla lui faire visite. Quelqu’un fit croire à Hoei-tzeu que Tchoang-tzeu venait dans l’intention de le supplanter. Aussitôt Hoei-tzeu ordonna une perquisition de trois jours et de trois nuits, dans toute la principauté, pour le faire saisir. Tchouang-tzeu qui n’était pas encore entré à Leang ne fut pas pris, mais sut la chose. Plus tard, ayant rencontré Hoei-tzeu, il lui dit : Connaissez vous cet oiseau du midi, qu’on appelle l’argus ? Quand il vole du sud vers le nord, il ne se pose que sur les eleococca, il ne se nourrit que des graines du melia, il ne boit qu’aux sources les plus pures. Cependant un jour qu’il passait dans les airs, une chouette qui dévorait dans un champ un mulot crevé eut peur qu’il ne lui disputât sa charogne, et poussa un cri pour l’intimider. Le ministre de Leang en a fait autant à mon égard.


G.   Tchoang-tzeu et Hoei-tzeu prenaient leur récréation sur la passerelle d’un ruisseau. Tchoang-tzeu dit : voyez comme les poissons sautent ! c’est là le plaisir des poissons. — Vous n’êtes pas un poisson, dit Hoei-tzeu ; comment savez-vous ce qui est le plaisir des poissons ? — Vous n’êtes pas moi, dit Tchoang-tzeu ; comment savez-vous que je ne sais pas ce qui est le plaisir des poissons ? — Je ne suis pas vous, dit Hoei-tzeu, et par suite je ne sais pas tout ce que vous savez ou ne savez pas, je l’accorde ; mais, en tout cas, je sais que vous n’êtes pas un poisson, et il demeure établi, par conséquent, que vous ne savez pas ce qui est le plaisir des poissons. — Vous êtes pris, dit Tchoang-tzeu. Revenons à votre première question. Vous m’avez demandé « comment savez vous ce qui est le plaisir des poissons ? ». .. Par cette phrase, vous avez admis que je le savais ; car vous ne m’auriez pas demandé le comment de ce que vous saviez que je ne savais pas. Et maintenant, comment l’ai-je su ? Par voie d’observation directe, sur la passerelle du ruisseau. Voie inconnue aux sophistes d’alors, ergoteurs qui n’observaient pas.


  1. École riveraine du Fleuve Jaune. Le Génie de la mer est taoïste. Le Génie du fleuve est confucéiste, et va se convertir au taoïsme.
  2. Donc pas invulnérabilité, comme on l’a interprété plus tard ; mais, si grande prudence, que tout danger est évité.
  3. Cette pièce est la contre partie taoïste du texte des entretiens de Confucius IX 5. Confucius crut en réalité qu’il échapperait, parce qu’il se considérait comme l’arche destinée à sauver les rits et autres antiquailles. Ici, il l’espère pour des motifs de fatalisme pur.