Les pères du système taoïste/Tchoang-tzeu/Chapitre 1. Vers l’idéal

Imprimerie de Hien Hien (p. 209-215).

Chap. 1. Vers l’idéal.

A.   S’il faut en croire d’anciennes légendes, dans l’océan septentrional vit un poisson immense, qui peut prendre la forme d’un oiseau. Quand cet oiseau s’enlève, ses ailes s’étendent dans le ciel comme des nuages. Rasant les flots, dans la direction du Sud, il prend son élan sur une longueur de trois mille stades, puis s’élève sur le vent à la hauteur de quatre-vingt-dix-mille stades, dans l’espace de six mois[1]. — Ce qu’on voit là-haut, dans l’azur, sont-ce des troupes de chevaux sauvages qui courent ? Est-ce de la matière pulvérulente qui voltige ? Sont-ce les souffles[2] qui donnent naissance aux êtres ? Et l’azur, est-il le Ciel lui-même ? Ou n’est-ce que la couleur du lointain infini, dans lequel le Ciel, l’être personnel des Annales et des Odes, se cache ? Et, de là-haut, voit-on cette terre ? et sous quel aspect ? Mystères ! — Quoi qu’il en soit, s’élevant du vaste océan, et porté par la grande masse de l’air, seuls supports capables de soutenir son immensité, le grand oiseau plane à une altitude prodigieuse. — — Une cigale à peine éclose, et un tout jeune pigeon, l’ayant vu, rirent du grand oiseau et dirent : À quoi bon s’élever si haut ? Pourquoi s’exposer ainsi ? Nous qui nous contentons de voler de branche en branche, sans sortir de la banlieue, quand nous tombons par terre, nous ne nous faisons pas de mal ; chaque jour, sans fatigue, nous trouvons notre nécessaire. Pourquoi aller si loin ? Pourquoi monter si haut ? Les soucis n’augmentent-ils pas, en proportion de la distance et de l’élévation ? — — Propos de deux petites bêtes, sur un sujet dépassant leur compétence. Un petit esprit ne comprend pas ce qu’un grand esprit embrasse. Une courte expérience ne s’étend pas aux faits éloignés. Le champignon qui ne dure qu’un matin ne sait pas ce que c’est qu’une lunaison. L’insecte qui ne vit qu’un été n’entend rien à la succession des saisons. Ne demandez pas, à des êtres éphémères, des renseignements sur la grande tortue dont la période est de cinq siècles, sur le grand arbre dont le cycle est de huit mille années[3]. Même le vieux P’eng-tsou ne vous dira rien de ce qui dépasse les huit siècles que la tradition lui prête. À chaque être, sa formule de développement propre.[4] C.   Il est des hommes presque aussi bornés que les deux petites bêtes susdites. Ne comprenant que la routine de la vie vulgaire, ceux-là ne sont bons qu’à être mandarins d’un district, ou seigneur d’un fief, tout au plus. — Maître Joung de Song fut supérieur à cette espèce, et plus semblable au grand oiseau. Il vécut, également indifférent à la louange et au blâme. S’en tenant à son propre jugement, il ne se laissa pas influencer par l’opinion des autres. Il ne distingua jamais entre la gloire et la défaveur. Il fut libre des liens des préjugés humains. — Maître Lie de Tcheng fut supérieur à Maître Joung, et encore plus semblable au grand oiseau. Son âme s’envolait sur l’aile de la contemplation, parfois pour quinze jours, laissant son corps inerte et insensible. Il fut presque libre des liens terrestres. Pas tout à fait, pourtant ; car il lui fallait attendre le rapt extatique ; un reste de dépendance. — Supposons maintenant un homme entièrement absorbé par l’immense giration cosmique, et se mouvant en elle dans l’infini. Celui-là ne dépendra plus de rien. Il sera parfaitement libre, dans ce sens que sa personne et son action seront unies à la personne et à l’action du grand Tout. Aussi dit-on très justement : le sur-homme n’a plus de soi propre ; l’homme transcendant n’a plus d’action propre ; le Sage n’a plus même un nom propre. Car il est un avec le Tout.

D.   Jadis l’empereur Yao voulut céder l’empire à son ministre Hu-You. Il lui dit : quand le soleil ou la lune rayonnent, on éteint le flambeau. Quand la pluie tombe, on met de côté l’arrosoir. C’est grâce à vous que l’empire prospère. Pourquoi resterais-je sur le trône ? Veuillez y monter !.. Merci, dit Hu-You ; veuillez y rester ! C’est vous régnant que l’empire a prospéré. Que m’importe, à moi, mon renom personnel ? Une branche, dans la forêt, suffit à l’oiseau pour se loger. Un petit peu d’eau, bu à la rivière, désaltère le rat. Je n’ai pas plus de besoins que ces petits êtres. Restons à nos places respectives, vous et moi. — Ces deux hommes atteignirent à peu près le niveau de Maître Joung de Song. L’idéal taoïste est plus élevé que cela. — Un jour Kien-ou dit à Lien-chou : J’ai ouï dire à Tsie-u des choses exagérées, extravagantes… Qu’a-t-il dit ? demanda Lien-chou… Il a dit que, dans la lointaine île Kou-chee, habitent des hommes transcendants, blancs comme la neige, frais comme des enfants, lesquels ne prennent aucune sorte d’aliments, mais aspirent le vent et boivent la rosée. Ils se promènent dans l’espace, les nuages leur servant de chars et les dragons de montures. Par l’influx de leur transcendance, ils préservent les hommes des maladies, et procurent la maturation des moissons. Ce sont là évidemment des folies. Aussi n’en ai-je rien cru… Lien-chou répondit : L’aveugle ne voit pas, parce qu’il n’a pas d’yeux. Le sourd n’entend pas, parce qu’il n’a pas d’oreilles. Vous n’avez pas compris Tsie-u, parce que vous n’avez pas d’esprit. Les sur-hommes dont il a parlé existent. Ils possèdent même des vertus bien plus merveilleuses que celles que vous venez d’énumérer. Mais, pour ce qui est des maladies et des moissons, ils s’en occupent si peu, que, l’empire tombât-il en ruines et tout le monde leur demandât-il secours, ils ne s’en mettraient pas en peine, tant ils sont indifférents à tout… Le sur-homme n’est atteint par rien. Un déluge universel ne le submergerait pas. Une conflagration universelle ne le consumerait pas[5]. Tant il est élevé au-dessus de tout. De ses rognures et de ses déchets, on ferait des Yao et des Chounn[6]. Et cet homme-là s’occuperait de choses menues, comme sont les moissons, le gouvernement d’un État ? Allons donc ! — Chacun se figure l’idéal à sa manière. Pour le peuple de Song, l’idéal, c’est d’être bien vêtu et bien coiffé ; pour le peuple de Ue, l’idéal, c’est d’être tondu ras et habillé d’un tatouage. L’empereur Yao se donna beaucoup de peine, et s’imagina avoir régné idéalement bien. Après qu’il eut visité les quatre Maîtres, dans la lointaine île de Kou chee, il reconnut qu’il avait tout gâté. L’idéal, c’est l’indifférence du sur-homme, qui laisse tourner la roue cosmique.


E.   Les princes vulgaires ne savent pas employer les hommes de cette envergure, qui ne donnent rien dans les petites charges, leur génie y étant à l’étroit. — Maître Hoei[7] ayant obtenu, dans son jardin, des gourdes énormes, les coupa en deux moitiés qu’il employa comme bassins. Trouvant ces bassins trop grands, il les coupa chacun en deux quarts. Ces quarts ne se tinrent plus debout et ne purent plus rien contenir. Il les brisa… Vous n’êtes qu’un sot, lui dit Tchoang-tzeu,. Vous n’avez pas su tirer parti de ces gourdes rares. Il fallait en faire des bouées, sur lesquelles vous auriez pu franchir les fleuves et les lacs. En voulant les rapetisser, vous les avez mises hors d’usage. — Il en est des hommes comme des choses ; tout dépend de l’usage qu’on en fait. — Une famille de magnaniers de Song possédait la recette d’une pommade, grâce à laquelle les mains de ceux qui dévidaient les cocons dans l’eau chaude, ne se gerçaient jamais. Ils vendirent leur recette à un étranger, pour cent taëls, et jugèrent que c’était là en avoir tiré un beau profit. Or l’étranger, devenu amiral du roi de Ou, commanda une expédition navale contre ceux de Ue. C’était en hiver. Ayant, grâce à sa pommade, préservé les mains de ses matelots de toute engelure, il remporta une grande victoire, qui lui procura un vaste fief. Ainsi deux emplois d’une même pommade produisirent une petite somme et une immense fortune. — Qui sait employer le sur-homme, en tire beaucoup. Qui ne sait pas, n’en tire rien.


F.   Vos théories, dit maître Hoei à maître Tchoang, ont de l’ampleur, mais n’ont aucune valeur pratique ; aussi personne n’en veut. Tel un grand ailante, dont le bois fibreux ne peut se débiter en planches, dont les branches noueuses ne sont propres à rien. — Tant mieux pour moi, dit maître Tchoang. Car tout ce qui a un usage pratique périt pour ce motif. La martre a beau user de mille stratagèmes, elle finit par périr, sa fourrure étant recherchée. Le yak, pourtant si puissant, finit par être tué, sa queue servant à faire des étendards. Tandis que l’ailante auquel vous me faites l’honneur de me comparer, poussé dans un terrain stérile, grandira tant qu’il voudra, ombragera le voyageur et le dormeur, sans crainte aucune de la hache et de la doloire, précisément parce que, comme vous dites, il n’est propre à aucun usage. N’être bon à rien, n’est ce pas un état dont il faudrait plutôt se réjouir ?


  1. Allégorie analogue à celle de l’ascension et de la descente annuelle du dragon. Nuages du Nord, condensés en pluie au Sud. Vapeurs rendues par le Sud au Nord. Cycle annuel de deux fois six mois.
  2. Souffles du grand soufflet de la nature. Lao-tzeu chap. 5 C, page 21.
  3. Légendes. P’eng-tsou aurait eu 767 ans, en 1123 avant J. C.
  4. Ici, tout ce qui précède A, est répété une seconde fois B. Même fond, autre forme. Fragment ajouté au premier, dans la rédaction définitive, probablement.
  5. Phrases allégoriques, qui furent prises au sens propre, plus tard.
  6. Coup de patte aux parangons confucéistes, qui sont pour les taoïstes, des êtres inférieurs.
  7. Hoei-cheu, ministre de Leang, sophiste, contradicteur perpétuel de Tchoang-tseu, et l’un de ses plastrons préférés.