Les nouveaux Impôts et le Budget de la France

LES
NOUVEAUX IMPÔTS
ET
LE BUDGET DE 1863

I. Papers of the Birmingham income tax reform association, Birmingham 1857. — II. Exposé financier de M. Gladstone, 1860. — III. Travaux du congrès de Lausanne en 1860. — IV. Mémoire sur la Situation financière de la France (Moniteur du 14 novembre 1851). — V. Exposé des motifs du budget de 1863.

Depuis quelques années, depuis la guerre d’Italie particulièrement, les dépenses publiques se sont tellement accrues dans les divers états de l’Europe, qu’il a fallu aviser à se créer de nouvelles ressources, et les questions d’impôt sont partout fort à l’ordre du jour. On peut apprécier à bien des points de vue différens les conséquences de la guerre de 1859, mais on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’elles ont été de nature à faire réfléchir sérieusement l’Europe, et pour donner une idée du trouble qui en est résulté dans l’équilibre financier des divers états, quelques chiffres suffiront.

Commençons par les états qui n’ont pas pris part à la guerre d’Italie. En 1858, le budget de la Prusse se soldait en équilibre avec une dépense de 120 millions de thalers ou 450 millions de francs; en 1861, les dépenses ont été établies à 140 millions de thalers, et les recettes à 132, laissant un déficit de 8 millions de thalers ou 30 millions de francs, et il ne s’agit que des prévisions : là comme ailleurs, la réalité ne fera probablement qu’accroître le déficit. En Angleterre, la dépense pour l’année 1858 avait été de 1 milliard 618 millions, et pour 1850 de 1 milliard 5/il millions; en 1860, elle s’est élevée à 1 milliard 813 millions, et elle a été évaluée pour 1861 à 1 milliard 747 millions.

Voici maintenant le budget des nations qui ont pris part à la guerre d’Italie : en Autriche, la dépense, qui avait été de 322 millions de florins (805 millions de francs) en 1858, s’est élevée à 360 millions pour 1861, et, comme on sait déjà que cette même année laissera un assez fort déficit, qu’on évalue à 40 ou 50 millions de florins au moins, on peut porter la dépense pour 1861 à 400 millions de florins (1 milliard de francs), c’est-à-dire à 20 pour 100 de plus qu’elle n’était en 1858. Quant au nouveau royaume d’Italie, il supporte également de lourdes charges. Les revenus pour 1861 ont été, suivant les évaluations de M. Bastogi, ministre des finances à Turin, de 465 millions, et les dépenses de 847: déficit 382 millions. Pour 1862, le revenu est évalué à 522 millions, et les dépenses à 842, laissant 328 millions de déficit, qu’on cherchera à couvrir en partie par des impôts nouveaux, en partie par des emprunts.

En France, une progression à peu près semblable a eu lieu dans les dépenses : sans remonter au-delà de 1858, l’année qui nous a servi de terme de comparaison pour les autres états, nous trouvons que le budget français a été réglé en dépense à 1 milliard 872 millions. En 1861, d’après ce que nous fait augurer le fameux exposé financier de M. Fould, la dépense ne sera guère au-dessous de 2 milliards 100 millions, et le nouveau budget pour 1863 la porte en prévision à peu près au même chiffre. Ainsi, dans presque toute l’Europe, la dépense a augmenté en trois ans de 15 à 20 pour 100. Dans le seul royaume d’Italie, l’augmentation a été de 100 pour 100. Maintenant, si l’on jetait un regard sur le Nouveau-Monde, on verrait un spectacle plus extraordinaire encore, celui d’un état qui, l’un budget de 325 millions de francs avant la guerre, passe tout à coup à un budget de 3 milliards 55 millions pendant la guerre, dont 2 milliards 225 millions à demander à l’emprunt.

Nous ne savons si ces dépenses sont partout complètement justifiées par les nécessités de la politique; mais ce qui est certain, c’est qu’elles ont mis l’Europe et le Nouveau-Monde dans un désarroi financier dont il y avait eu encore peu d’exemples. Autrefois, quand on faisait la guerre, c’était en général l’ennemi qui en supportait les frais, et les finances du vainqueur ne s’en ressentaient guère que pour s’améliorer par des indemnités plus ou moins fortes. Aujourd’hui, grâce au progrès de la civilisation et des idées d’humanité, les choses ont changé : on ne fait plus peser les frais de la guerre sur les malheureux habitans des pays qu’elle désole; on n’en demande même pas en général, sous prétexte de générosité, le remboursement à l’ennemi qu’on a vaincu. On les inscrit purement et simplement au chapitre des dépenses extraordinaires à couvrir, soit par l’emprunt, soit par l’impôt, souvent par les deux moyens à la fois. On commence par emprunter, et, comme l’effet de ces emprunts est d’augmenter le chiffre de la dette publique, on cherche ensuite à rétablir l’équilibre par de nouveaux impôts. Cette question de l’impôt est donc, nous le répétons, devenue fort à l’ordre du jour en Europe; elle a toutefois chez nous une importance particulière depuis que, dans un mémoire qui restera célèbre, M. Fould est venu nous éclairer sur l’état de nos finances, et qu’il nous demande 112 millions d’impôts nouveaux pour rétablir l’équilibre. Que faut-il penser du système des impôts en général, et de l’application de ce système à propos du budget de 1863 en France? Voilà des questions qui doivent préoccuper les économistes de tous les pays, et que le moment semble venu d’étudier de près.

Bien avant l’année 1862, l’attention publique avait été appelée à plusieurs reprises sur les questions d’impôt. On se rappelle l’effet produit en 1859 par l’exposé de M. Gladstone, demandant à l’Angleterre plus de sacrifices qu’elle n’en avait jamais fait à aucune époque, excepté pendant les guerres de l’empire, et cherchant à lui démontrer que ces sacrifices n’arrêteraient en rien le progrès de la richesse publique, que l’on continuerait à rester fidèle au programme économique de sir Robert Peel, et pour preuve, — en même temps qu’il proposait des charges nouvelles, — il proposait aussi des dégrèvemens. Le problème posé par M. Gladstone a-t-il été bien résolu? Il serait difficile de l’affirmer, car les deux budgets de 1860 et 1861 ont laissé un déficit; mais ce qu’on peut dire à sa décharge, c’est que son plan a dû être contrarié par les événemens qui ont suivi, et surtout par la guerre d’Amérique.

Après l’exposé de M. Gladstone est venue la même année en Belgique la suppression des octrois. Cette réforme, la plus considérable en matière d’impôts qu’on ait tentée depuis longtemps, est encore trop récente pour qu’il soit possible de la juger; mais, bonne ou mauvaise, elle atteste un certain esprit de résolution chez nos voisins. Après la réforme de la Belgique est venu aussi en 1860 le congrès de Lausanne. Le gouvernement du canton de Vaud devait pourvoir à des dépenses extraordinaires par la création de nouvelles ressources : il eut l’idée, avant de remanier son système d’impôts, de s’éclairer de l’opinion de tous les hommes compétens; il provoqua un congrès à Lausanne, où les diverses théories de l’impôt furent examinées. Malheureusement il n’en sortit pas une grande lumière; on discuta tous les systèmes à peu près, et on ne se rallia positivement à aucun.

Enfin en Angleterre, dans ce pays de liberté, où les idées font leur chemin toutes seules, en dehors de l’appui du gouvernement, et souvent contre lui, il s’est formé une association qui ne tend à rien moins qu’à faire prévaloir un système tout à fait nouveau en matière d’impôt, en substituant l’impôt direct sur le revenu à l’impôt indirect. Cette association, qui a pour patrons ostensibles MM. Bright et Cobden, a, dit-on, pour partisan secret le chancelier de l’échiquier lui-même, M. Gladstone, et c’est ce qui lui donne une importance particulière. Tels sont depuis quelques années en Europe les précédens de la question qu’il importe aujourd’hui d’examiner au point de vue de notre pays.


I.

En général, quand on parle de l’impôt, on se préoccupe surtout de savoir s’il est équitable, c’est-à-dire s’il est proportionnel à la fortune qu’il doit atteindre; on ne se préoccupe pas au même degré de l’influence qu’il peut exercer sur la richesse publique. C’est cependant là le point essentiel, et le seul point véritablement pratique, car si l’on arrive à démontrer que les impôts, quelque forme qu’ils prennent, retombent toujours sur la consommation, laquelle est proportionnelle à la fortune, on aura mis hors de cause la question de justice et de proportionnalité, et il ne restera plus qu’à rechercher quel est l’impôt qui gêne le moins l’essor de la prospérité publique. Quand nous disons que l’impôt gêne l’essor de la prospérité publique, nous parlons, bien entendu, en thèse absolue; nous savons ce qu’il y a de productif dans les impôts dont il est fait bon emploi: appliqués à rémunérer les services légitimes, que l’état seul peut rendre, ils procurent la chose la plus utile au progrès de la richesse, à savoir l’ordre et la sécurité; mais l’emploi n’en est malheureusement pas toujours fait de cette manière, il a lieu souvent pour des services douteux, et nous disons qu’en pareil cas l’impôt est une entrave à la prospérité publique.

Il faut encore dans la question de l’impôt se préoccuper de l’effet moral qu’il est appelé à produire. Ce n’est pas une mince question pour la conduite des hommes que de se préoccuper de l’effet moral des mesures qu’on est appelé à prendre. Tout impôt est considéré comme un mal par celui qui le paie. Or, comme c’est un mal nécessaire qu’on ne peut pas éviter, l’habileté du législateur consiste à le faire sentir le moins possible. Elle diminue déjà les plaintes, ce qui est beaucoup, et si ensuite, par l’art avec lequel on le déguise, l’énergie humaine n’en est pas affectée, le mal est presque guéri, c’est comme s’il n’existait pas. Cette observation faite, voyons sur qui tombent en définitive les impôts. Jean-Baptiste Say a dit : « Les impôts tombent sur ceux qui ne peuvent s’y soustraire, parce qu’ils sont un fardeau que chacun éloigne de tout son pouvoir. » Par conséquent, pour bien considérer l’effet d’un impôt, il ne faut pas seulement voir sur qui il est établi directement, mais sur qui il est appelé à retomber définitivement. Il en est de l’impôt comme des frais de production d’une marchandise. S’imagine-t-on, parce que ces frais sont d’abord acquittés directement par le fabricant, que c’est lui qui les paie définitivement? Il les fait rentrer dans le prix de l’objet fabriqué, se les fait rembourser provisoirement par l’intermédiaire ou le négociant, puis définitivement par le consommateur, qui, lui, ne peut pas les reporter sur un autre. Ce n’est pas assez de dire que l’impôt doit être assimilé aux frais de production, il en fait partie au même titre que le loyer d’habitation, que le prix des matières premières qu’on met en œuvre, que le salaire des ouvriers qu’on emploie. Je prends pour exemple l’impôt des patentes. On ne suppose pas que le négociant qui paie cet impôt, plus ou moins élevé, le paie de sa propre poche, comme une prime gratuite levée sur son bénéfice; il le fait entrer dans ses frais généraux, et il augmente le prix de ses marchandises en conséquence. Ceux qui voudraient nier ce fait pourraient tout aussi bien en nier un autre : c’est que le négociant ne paie pas sur son bénéfice son loyer, ses frais d’administration, et même le salaire de ses ouvriers. Lorsqu’il les paie sur son bénéfice, et cela arrive malheureusement quelquefois dans les temps de crise, c’est qu’il ne peut pas faire autrement, cela n’est pas la règle. Ce qui est la règle, c’est qu’en temps ordinaire, le bénéfice est calculé déduction faite de ces frais. Et il faut bien qu’il en soit ainsi, autrement le fabricant cesserait de produire et le négociant de vendre, et comme la société a besoin des choses que l’un produit et que l’autre vend, elle est obligée de les payer à un prix rémunérateur, c’est-à-dire qui comprenne pour le fabricant et le négociant toutes les avances qu’ils ont du faire, celle de l’impôt comme les autres.

Voilà pour l’impôt des patentes, qu’on croit être établi sur les bénéfices de l’industrie. Prenons maintenant un autre impôt, celui qu’on a particulièrement en vue lorsqu’on dit que les taxes devraient être plus égales et plus proportionnelles à la fortune. Voyons l’impôt sur le revenu. Supposons que la France demande à l’impôt sur le revenu la totalité de son budget, soit environ 1 milliard 200 millions, en dehors de la taxe foncière, dont nous parlerons tout à l’heure, et des revenus qui ne sont que la rémunération d’un service; supposons qu’elle supprime en conséquence toutes les autres taxes, et notamment la taxe des patentes, celle de l’enregistrement, les droits sur les sucres, sur les boissons, sur le tabac, les droits de douanes en ce qui concerne l’intérêt fiscal. L’ouvrier, il est vrai, n’aura plus son salaire grevé de ce qu’il paie au fisc par la taxe sur le sel, le vin, le sucre, etc., ses consommations seront affranchies de tout droit, et il en sera de même des profits de l’industrie; mais le salaire de l’ouvrier et le profit de l’industriel seront-ils les mêmes après la suppression de ces taxes qu’auparavant? Là est la question, toute la question.

Le salaire de l’ouvrier, comme toutes choses, est fixé par le rapport de l’offre à la demande, tantôt plus élevé, si c’est la demande du travail qui domine l’offre, tantôt moins élevé, si c’est le contraire : cela est incontestable; mais il a pourtant une base sur laquelle il repose, et qui lui sert de régulateur, comme les frais de production servent de régulateur au prix de tous les produits. Cette base, c’est le prix des choses indispensables à son existence et à celle de sa famille. Il est évident que, si le prix de ces choses s’abaisse sans qu’il y ait rien de changé dans les conditions économiques du pays, les mêmes rapports continuant à exister entre l’offre et la demande, le salaire doit s’abaisser en proportion. Il en est de même du prix de vente des marchandises, qui sert à déterminer le profit de l’industriel, et qui a pour base les frais que cet industriel doit supporter, parmi lesquels figure l’impôt. Si l’impôt est supprimé, le prix de ces objets s’abaisse. Je sais bien que lorsque le prix des choses est arrivé à un certain niveau, il y a une force d’habitude qui l’y retient plus ou moins longtemps, et que le salaire de l’ouvrier peut, ainsi que le bénéfice de l’industriel, profiter de la transition, comme ce salaire et ce bénéfice souffrent en sens inverse, lorsque l’élévation du prix des choses est trop rapide. Ce n’est là pourtant qu’un effet momentané, il faut à la longue que les considérations économiques aient le dessus, et que les salaires et les profits soient ramenés au niveau régulateur des frais de production. Cela étant, tout dégrèvement des taxes de consommation a pour effet d’abaisser le niveau des salaires et des profits, et l’ouvrier et l’industriel n’y gagnent rien. Je raisonne ici, bien entendu, dans l’hypothèse où le fisc ne peut rien sacrifier de ses recettes, où il ne dégrève d’un côté que pour établir de nouvelles charges de l’autre, dans l’hypothèse où il remplacerait les taxes de consommation par un impôt sur le revenu. Autrement il est évident que si le fisc pouvait dégrever purement et simplement, sans changement d’impôts, la part qu’il abandonne venant s’ajouter au revenu disponible, le travail, qui est une conséquence du revenu disponible, augmenterait, et avec lui le salaire. C’est ce qui est arrivé en Angleterre. Dans l’hypothèse que j’ai adoptée d’un dégrèvement des taxes de consommation remplacées par l’impôt sur le revenu, l’actif social sera diminué par le prélèvement du fisc dans un cas comme dans l’autre, et c’est le plus ou moins d’abondance de cet actif qui détermine les salaires et les profits; l’ouvrier et l’industriel auraient donc beau payer moins cher les objets de consommation : s’ils avaient moins de ressources, le résultat serait le même.

Ainsi, quoi qu’on fasse, qu’on prenne les 1 milliard 200 millions de l’impôt au moment de la formation de la richesse, sous forme de taxes de consommation, ou qu’on les prenne lorsque la richesse est formée, sous le nom de la taxe sur le revenu, le résultat est toujours le même au point de vue de l’incidence de l’impôt, c’est toujours le consommateur qui le paie. On établirait l’impôt progressif qu’il en serait encore de même. Ce ne sont pas ceux qui auraient l’air de le payer qui le paieraient seuls en réalité, et la société se priverait inutilement de ces grandes fortunes qui font son éclat et sa grandeur. Cette incidence fatale de l’impôt sur la consommation, quelque forme qu’il prenne, ôte donc un grand intérêt aux plaintes qu’on entend élever sur les impôts qui frapperaient particulièrement les classes pauvres, et qui les frapperaient, dit-on, plus que d’autres.

De quelque façon que s’y prennent les gouvernemens, a dit M. Thiers dans son ouvrage sur la propriété, le riche est après tout le plus soumis à l’impôt. Cette pensée serait plus exacte si le publiciste avait dit que le riche est toujours soumis à l’impôt proportionnellement à sa fortune. En effet, prenons l’hypothèse d’un actif social de 16 milliards constituant le revenu général de la société; un homme a 100,000 francs de revenu particulier : si les 16 milliards sont affranchis de toute redevance au fisc sous forme d’impôt, cet homme, avec ses 100,000 francs de revenu, aura droit à la masse des choses qui constituent ces 16 milliards dans la proportion de 1 à 160,000, et si au contraire il y a 2 milliards de prélevés par le fisc sous une forme ou sous une autre, il n’y aura plus droit que dans la proportion de 1 à 140,000, de 1 à 7, au lieu de 1 à 8. Son revenu sera diminué d’un huitième, et cela quelle que soit la forme de l’impôt, qu’il le paie lui-même directement ou qu’il le rembourse à ceux qui l’auront payé pour lui, car, étant admis que l’impôt entre dans les frais de production et que l’ouvrier et l’industriel se le font rembourser dans le prix de leurs produits, c’est le consommateur définitif de ces produits qui le paie. Et quel est le consommateur définitif ? Celui qui dispose du revenu de la société et dans la proportion où il en dispose, c’est-à-dire le riche.

Mais, dira-t-on, si l’impôt pèse sur la consommation et s’il est proportionnel à cette consommation, le riche qui ne dépense pas tout son revenu, qui fait des économies, ne paie pas l’impôt dans la proportion de ce revenu. On oublie que l’impôt est proportionnel aux consommations auxquelles donne droit tel ou tel revenu ; si celui qui possède d’abord ce revenu ne fait pas lui-même toutes les consommations auxquelles il a droit, il les fait faire par d’autres, par ceux auxquels il prèle la part du revenu qu’il économise, et ce sont ceux-là qui, en employant ce revenu, paient l’impôt à sa place et pour son compte. Nous disons pour son compte, car si la part de revenu qu’il économise et qu’il place n’avait pas été grevée d’une part d’impôt par les choses auxquelles elle donnait droit, il l’aurait placée à de meilleures conditions ou, ce qui revient au même, il aurait retiré un meilleur profit de l’intérêt qu’on lui paie. Peu importe donc qu’il consomme lui-même tout son revenu ou qu’il en économise une partie : le fisc et avec lui la proportionnalité de l’impôt sont désintéressés dans la question. Il paiera toujours l’impôt dans la proportion de ce revenu, il ne peut pas y échapper.

Il n’y a qu’un impôt que l’on ne puisse pas rejeter sur le consommateur, c’est l’impôt foncier en ce qui concerne les propriétés rurales; mais c’est un impôt d’une nature toute particulière, on peut dire qu’il n’est en réalité payé par personne et qu’il équivaut à une copropriété du sol par le fisc. Celui qui achète une terre l’achète sur le pied du revenu qu’elle donne, revenu déterminé par la situation économique du pays, et déduction faite de tous les frais et de l’impôt en particulier. Et comme celui qui la vend l’a achetée de même, il en résulte que personne ne paie plus l’impôt. Il n’y a que le propriétaire primitif, sur lequel il a été établi, qui l’ait payé une fois pour toutes, et il l’a payé en subissant une espèce d’expropriation proportionnelle à la part de l’impôt.

Hors de là, les impôts qui ne peuvent pas être rejetés sur la consommation sont les impôts spéciaux qui atteignent telle ou telle industrie dont les objets ne sont pas d’une consommation générale. Je suppose par exemple qu’on impose d’une façon exagérée les étoiles de soie : comme la soie n’est pas une chose de première nécessité, de consommation générale, si le prix s’en trouve trop élevé par suite de l’addition de l’impôt, on ne l’achète plus ou on l’achète moins, et l’ouvrier comme l’industriel sont obligés de subir l’impôt sous peine de ne pas vendre les objets qu’ils produisent. Alors qu’arrive-t-il? Il arrive que l’ouvrier et le fabricant, trouvant moins à gagner dans cette industrie que dans d’autres, qui ne sont pas également grevées, la délaissent et s’en vont porter ailleurs leur travail et leurs capitaux. C’est une industrie qui se trouve ruinée par le fait de l’impôt.


II.

Nous voulons démontrer maintenant que, si les impôts en définitive, quelque forme qu’ils prennent, retombent toujours sur le consommateur et diminuent le revenu disponible, il ne s’ensuit pas qu’au point de vue économique la forme soit indifférente, et qu’on pourrait par exemple tout aussi bien adopter l’impôt sur le revenu que tout autre impôt. Nous savons bien que, dans notre pays, cette question de l’impôt sur le revenu ne paraît pas être une question du jour, et que notre gouvernement, par tous ses organes, se défend de vouloir jamais l’établir. Nous acceptons volontiers ces déclarations et nous les croyons sincères; mais l’opinion exprimée par le gouvernement n’est point partagée par tout le monde. Il y a jusque dans ses conseils des hommes très intelligens et très sérieux qui ne craignent pas d’avouer leurs préférences pour ce mode d’impôt, qui a de plus pour lui la consécration du fait : il existe dans quelques pays, et notamment en Angleterre, où il est souvent utile, au point de vue économique, d’aller chercher des exemples. Par conséquent on ne peut pas dire d’une façon absolue qu’on ne sera jamais amené à suivre cet exemple et à essayer de l’impôt sur le revenu. Avant que cet exemple soit suivi et que cet essai soit tenté, il nous paraît utile d’examiner les mérites et les inconvéniens de cet impôt. Les mérites ou plutôt le mérite qu’il a, car nous ne lui en connaissons qu’un, c’est de coûter moins cher que les autres à percevoir, parce que, basé généralement sur la déclaration, il exige moins de contrôle, et partant moins d’employés; mais, à côté de cet avantage, combien d’inconvéniens ! On a vanté souvent l’impôt sur le revenu comme le plus équitable et le plus proportionnel de tous les impôts; c’est le contraire qui est vrai. D’abord, dans les pays où il existe, comme l’Angleterre, on a cru devoir en exempter une catégorie d’individus, ceux dont le revenu ne dépasse pas un certain chiffre. Cette limite de l’exemption en Angleterre va jusqu’à 100 livres sterling de revenu. On pourra baisser la limite si l’on veut, mais on arrivera toujours à un degré où les considérations d’humanité, qui nous arrêtent déjà devant une taxe aussi légère que celle de l’impôt personnel mobilier, nous arrêteront bien davantage lorsqu’il s’agira d’une taxe aussi lourde que celle de l’impôt sur le revenu, où il faudra établir des exemptions. Voilà une première cause d’inégalité.

Il y en a une seconde : c’est le défaut de sincérité des déclarations. Déjà en Angleterre on se plaint de ce défaut de sincérité, et on lui attribue une grande réduction dans le produit de l’income-tax. Il est à peu près certain que l’income-tax qui est établi à 7 deniers par livre sterling sur la cédule D, c’est-à-dire sur celle qui atteint les profits industriels, n’est guère payé que sur le pied de 4 deniers, et comme le produit de cette cédule est le plus considérable, qu’il compte pour les quatre cinquièmes dans le montant de l’income-tax, on voit quelle est la fraude qui a lieu au préjudice du fisc. Sous l’administration de Pitt, la limite de l’exemption pour l’income-tax allait d’abord jusqu’à 60 livres sterling de revenu ; mais il s’est trouvé, par une coïncidence singulière, qu’un grand nombre des revenus déclarés ne s’élevaient qu’à 50 livres 10 shillings : on l’abaissa alors à 50 livres sterling. Il est probable que les mêmes revenus ne s’élevèrent plus après qu’à 49 livres 10 shillings. Si encore la fraude n’existait qu’au préjudice du fisc et était commise dans les mêmes proportions pour tout le monde, il n’y aurait que demi-mal ; ce serait une façon de se décharger de ce que la taxe peut avoir de trop lourd et d’excessif. Et d’ailleurs le fisc, qui connaît la fraude, s’arrangerait en conséquence : il porterait la taxe à 10 deniers lorsqu’il voudrait la recueillir à 7, et il arriverait à n’y rien perdre. Ce qui est plus grave, ce qui nous paraît, quant à nous, une raison décisive pour condamner l’impôt sur le revenu, c’est que les fausses déclarations ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Tel déclarera la moitié de son revenu, tel autre le tiers, tel autre le quart seulement et souvent moins[1]. Si on veut arriver à la sincérité des déclarations par le contrôle, on tombe alors dans le plus grand des inconvéniens, celui de l’inquisition de la fortune privée. Cet inconvénient est tellement grave que partout on a senti le besoin d’y échapper, et qu’on a préféré faire reposer l’impôt sur les déclarations et s’exposer à la fraude plutôt que de chercher un produit plus élevé avec un contrôle plus sévère. Le seul contrôle que l’on exerce est celui où la notoriété publique elle-même sert de preuve. Malgré cela, cette taxe n’est bien acceptée nulle part : en Angleterre, elle n’a jamais figuré que comme un expédient pour faire face à des nécessités momentanées. Introduite d’abord par Pitt pour soutenir la guerre contre le premier empire, puis abandonnée en 1816, elle a été reprise en 1842 par Robert Peel, qui voulait faire passer sa réforme commerciale. Elle devait finir au moment de la guerre de Crimée, elle n’a continué que pour faire face aux besoins de cette guerre, et si elle existe encore aujourd’hui, c’est que l’Angleterre se croit obligée à de nouvelles dépenses extraordinaires; mais cette taxe n’est jamais votée que pour un laps de temps très court, et le chancelier de l’échiquier qui en demande le renouvellement est toujours obligé de s’excuser et de la justifier par les besoins les plus pressans.

Maintenant, au point de vue économique, l’impôt sur le revenu est-il moins nuisible au progrès de la richesse publique que tel autre qu’on l’appellerait à remplacer, que la taxe indirecte de consommation par exemple? Quelques économistes ont prétendu que l’impôt était un encouragement à la production, comme la dette publique l’était à l’épargne. Cette thèse, posée ainsi d’une façon absolue, est certainement une erreur. Les impôts, lorsqu’ils sont lourds, loin d’encourager la production, la découragent, et il est évident qu’elle se trouvera toujours beaucoup mieux de n’en être pas grevée; mais, étant donné qu’on a besoin d’impôts, et d’impôts considérables, comme c’est le cas partout et surtout en France, vaut-il mieux pour le progrès de la richesse publique les établir au moment de la formation de cette richesse dans le prix des choses qu’on est appelé à consommer, choses de consommation générale bien entendu, que de les introduire, lorsque cette richesse est acquise, sous forme de prélèvement à exercer sur elle? S’il est placé au moment de la formation de la richesse, et s’il est modéré (toute bonne taxe de consommation doit l’être), l’impôt peut déterminer un léger effort de travail de plus pour faire la part du fisc, et comme en définitive le progrès de la richesse publique repose sur le travail, l’impôt se trouve payé sans que la masse du revenu disponible soit diminuée. Si au contraire l’impôt arrive au moment où la richesse est formée et lorsqu’il n’y a plus d’effort à faire pour compenser la part du fisc, cette part peut agir comme un prélèvement pur et simple, et diminuer d’autant la masse du revenu

Il y a une autre raison encore pour que les taxes de consommation soient préférées à l’impôt sur le revenu et à toutes les taxes directes : c’est qu’elles produisent moins de mécontentement et que l’effet moral en est meilleur. Nous savons bien ce que, dans les temps de révolution, on a fait pour agiter les masses à l’endroit de certains impôts de consommation, comme l’impôt sur les boissons et sur le sel, et les amener à faire des réclamations; mais si on veut être de bonne foi et pénétrer au cœur des populations, on verra que ce qu’il y a de plus impopulaire, c’est la taxe directe, cette taxe qui arrive avec un chiffre et une échéance déterminés, comme une dette à payer chez le percepteur, sans que le contribuable se rende toujours bien compte de la mesure des services qu’il est appelé à recevoir en échange, tandis que pour la taxe de consommation, qui est mêlée à un besoin qu’on satisfait, à une jouissance qu’on se donne, si elle est bien assise, comme elle n’entre que pour une part très faible dans le prix de l’objet qu’on se procure, on la sent très peu, on la sent d’autant moins qu’on est habitué à voir dans le prix des choses des oscillations qu’on ne s’explique pas toujours et qui sont beaucoup plus grandes que celles que l’impôt peut produire. D’ailleurs, et c’est là une considération capitale, on la paie quand on veut, à son heure et non à celle du fisc, comme la cote directe, qui vous arrive au nom du percepteur et que vous devez acquitter sous peine d’expropriation. Nous ne dirons pas, comme un écrivain anglais, que l’art du chancelier de l’échiquier consiste à lever le maximum d’argent en occasionnant le minimum de mécontentement, mais nous admettrons volontiers la deuxième partie de la proposition, et nous dirons qu’étant donnée une somme quelconque à se procurer par l’impôt, l’art d’un bon gouvernement est de se la procurer en produisant le minimum de mécontentement possible, dût-il avoir pour cela une perception un peu plus coûteuse. Ce léger supplément de dépenses n’est rien à côté des avantages qui résultent d’un effet moral meilleur. Tout s’enchaîne dans le monde, les effets moraux sont mêlés aux faits matériels, et par cela même que l’on produit moins de mécontentement, on a moins d’agitations: or avoir moins d’agitations, cela se traduit, en économie politique, par avoir plus de travail et plus de prospérité. Nous le demandons : qu’est-ce qu’une perception plus ou moins coûteuse à côté de pareils avantages? Si nous voulions chercher dans l’histoire, sous l’ancien régime, quels ont été les impôts les plus impopulaires, nous trouverions les impôts directs, et parmi ceux-ci la taille. Cette taxe, considérée en elle-même et pour le produit qu’elle donnait, n’était assurément pas très lourde; mais comme elle était répartie très inégalement, d’après des évaluations arbitraires, et qu’une certaine classe de la société en était exempte, elle a toujours excité les plus vives réclamations. Il en a été de même de l’impôt du sel, dit de la gabelle; cet impôt a été frappé de défaveur, non pas tant parce qu’il pesait sur un objet de consommation que parce qu’il était perçu par tête et directement : on était imposé non pas d’après la consommation de sel qu’on faisait, mais d’après celle qu’on était censé faire, qui vous était attribuée, qu’on la fît ou qu’on ne la fît pas.

Dira-t-on que la cause du mécontentement produit par ces taxes tenait surtout à une grande inégalité? Cela est possible, mais cette inégalité, c’est un peu le défaut de toutes les taxes directes; elles y échappent plus ou moins, mais je défie qu’on m’en cite une qui y échappe complètement. Dans la taxe foncière, l’inégalité est telle que certains départemens sont imposés à 9 pour 100 du revenu, tandis que d’autres ne le sont qu’à 3 pour 100. La taxe des portes et fenêtres, qui frappe le jour des maisons, sans tenir suffisamment compte de la différence de valeur de ces maisons, en raison de la situation, est aussi extrêmement inégale. La taxe mobilière, qui est assise sur le loyer, repose sur une présomption de la richesse des plus trompeuses. Enfin la taxe des patentes, qui est censée atteindre le bénéfice présumé des industriels en prenant pour base le genre d’industrie et le loyer d’habitation, donne lieu aux inégalités les plus flagrantes. Toutes ces taxes aujourd’hui provoquent encore de nombreuses réclamations. Un maître des requêtes au conseil d’état, M. Aucoc, a dressé le tableau de ces réclamations de 1852 à 1858 ; on y voit que les réclamations contre l’impôt foncier ont été, en moyenne par année, de 48, contre la taxe des portes et fenêtres de 29, contre l’impôt mobilier de 67, et contre l’impôt des patentes de 336, avec une décroissance en général pour les deux premiers et une augmentation progressive pour les deux autres, ce qui prouve que le chiffre des réclamations augmente à mesure que l’arbitraire joue un plus grand rôle dans l’évaluation des taxes.

Cela veut-il dire qu’il faille changer notre système de taxes directes et le remplacer exclusivement par des taxes indirectes ? Non assurément ; nous ne proposerons jamais, quant à nous, d’innovation aussi radicale : nous savons trop le cas qu’il faut faire en matière d’impôt des habitudes prises, et sans attacher une valeur absolue à cette thèse que les meilleurs impôts sont les plus anciens, parce qu’on y est accoutumé, nous croyons cependant pouvoir dire que, l’impôt étant considéré comme un mal par le contribuable, c’est déjà un avantage que de le laisser avec le mal qu’il connaît, en conséquence duquel il a arrangé sa vie et tous ses rapports économiques. Sans doute notre système actuel de taxes directes, avec son inégalité, n’est pas tout ce qu’on aurait pu imaginer de mieux ; mais enfin il existe, on y est habitué, le progrès de la richesse publique n’en souffre pas trop, s’il en souffre ; laissons-le sous sa forme actuelle, d’autant plus qu’en temps de crise l’impôt direct, c’est la seule ressource qui n’échappe pas et qu’on soit heureux de trouver lorsqu’on en a le plus besoin ; mais gardons-nous de l’aggraver, excepté par des centimes additionnels pour des dépenses toutes locales qui profitent à ceux qui les paient, et pénétrons-nous bien de l’idée que tout remaniement d’impôt, toute taxe nouvelle doit partir de ce principe que la meilleure taxe est celle qui porte le moins d’atteinte possible au progrès de la richesse publique, se perçoit sans trop de mécontentement, et donne les meilleurs résultats comme produits.


III.

La seule taxe qui réunisse à notre avis les trois avantages que l’on vient d’indiquer, c’est la taxe indirecte qui porte sur les objets de grande consommation. Nous disons la taxe indirecte sur les objets de grande consommation, car nous avons dans notre système actuel d’impôts une taxe qui, bien qu’indirecte et avec une base assez large, porte néanmoins une atteinte sérieuse au progrès de la richesse publique : c’est la taxe dite droit de mutation. Cette taxe, qui est de 5 1/2 pour 100, dont 4 pour 100 pour le droit de mutation et 1 1/2 pour 100 pour l’enregistrement, arrive, avec le décime de guerre, à 6 pour 100. On comprend qu’on fasse payer pour les mutations un droit d’enregistrement; il est en quelque sorte la rémunération d’un service rendu. La transmission d’une propriété n’étant régulière et ne pouvant produire ses effets vis-à-vis des tiers que lorsqu’elle a été transcrite sur des registres spéciaux tenus par l’administration, il est naturel que le fisc veuille faire payer le prix de ce service; mais le droit de mutation lui-même, sur quoi repose-t-il? Il ne repose pas sur une augmentation de la richesse, il n’y a pas nécessairement augmentation de la richesse, parce que la propriété change de mains. C’est tout simplement un échange de valeurs entre deux ou plusieurs personnes qui ont intérêt à le faire. Le fisc intervient d’autant plus malencontreusement en pareil cas qu’il atteint celui qu’il devrait le plus ménager. Il ne faut pas croire que, l’acquéreur acquittant le droit de mutation et l’ajoutant à son prix d’acquisition, ce soit lui qui le paie en réalité. L’acquéreur achète en vue du revenu net que donne la propriété, et sous déduction de l’impôt dont elle est grevée, qui reste à la charge du vendeur, c’est-à-dire de celui qui vend le plus souvent par nécessité, et qui par cela même est le moins en état de le payer.

Mais ce n’est pas la seule objection que soulève le droit de mutation. La principale, c’est qu’il gêne les transactions, qu’il tend à immobiliser les propriétés aux mains de ceux qui les détiennent. Il y a peut-être des gens que, par souvenir des anciennes idées politiques, cette raison n’effraie pas, et qui trouvent bon qu’il y ait des obstacles à la trop grande transmission des propriétés; mais c’est le très petit nombre : le plus grand nombre est d’accord qu’il ne font apporter aucune entrave aux transactions, de quelque nature qu’elles soient, et qu’il est de l’intérêt de la richesse publique que la propriété immobilière, comme les autres, passe des mains de ceux qui ne savent pas la faire valoir, ou qui n’ont pas les capitaux nécessaires à cet effet, entre les mains de ceux qui ont plus d’habileté ou plus de capitaux. Or, avec un droit de mutation de 6 pour 100, l’entrave existe, les mutations ne sont pas aussi faciles qu’elles le seraient sans ce droit, et il en résulte que la propriété reste plus longtemps qu’il ne le faudrait dans des mains qui sont incapables d’en tirer tout le profit qu’elle doit donner. Le fisc chez nous n’a qu’une sollicitude au sujet du droit de mutation, c’est de lui faire produire le plus possible, et bien que ce droit soit déjà plus élevé que dans la plupart des autres pays, on lui fait porter encore tous les décimes de guerre qu’il plaît d’établir. En ce moment même, sous prétexte d’empêcher la fraude qui se commet dans les déclarations, M. le ministre des finances propose d’exercer un contrôle plus sévère, et il espère arriver ainsi à tirer de ce droit un meilleur produit. On ne peut certes pas trouver mauvais qu’on cherche à empêcher la fraude; mais si M. le ministre des finances voulait bien se rendre compte des motifs qui donnent lieu à cette fraude, il verrait qu’ils tiennent peut-être à l’élévation du droit, et que le nombre des transactions est en rapport avec la facilité qu’on a d’y échapper. Exercez demain un contrôle plus sévère, empêchez la fraude, vous aurez des déclarations plus sincères, vous toucherez le droit intégral sur toutes les mutations; mais si ces mutations sont moins nombreuses, l’impôt ne produira pas plus, et on aura gratuitement ajouté une nouvelle entrave à la liberté des transactions. Tel est le vice des mauvais impôts, qu’il faut laisser une porte assez large ouverte à la fraude, sous peine de leur voir produire les conséquences les plus fâcheuses.

Ce n’est pas tout, on a cru faire merveille en France en étendant ce droit, en l’appliquant, par exemple, à la transmission de certaines valeurs mobilières qu’il n’avait pas atteintes jusque-là. Depuis la loi du 23 juin 1857, les actions et obligations des entreprises industrielles sont soumises à un droit de transmission qui se paie par abonnement pour les valeurs au porteur et au moment de la transmission pour les valeurs nominatives. Nous ne voulons pas revenir sur les objections auxquelles a donné lieu cet impôt lorsqu’il a été question de l’établir; nos lecteurs se rappelleront l’excellent travail qui a été publié à ce sujet dans la Revue par M. le comte de Chasseloup-Laubat, aujourd’hui ministre de la marine; nous ne dirons qu’une chose maintenant, après quatre années d’expérience : c’est que cet impôt n’a pas donné les résultats qu’on en attendait[2]. Et pourquoi? D’abord parce que les valeurs anciennes qu’il atteignait se sont peu à peu immobilisées afin d’y échapper, ensuite parce qu’il a été une entrave à la formation de nouvelles entreprises par actions. Non-seulement il se perçoit lorsque les entreprises sont formées et en pleine exploitation, donnant plus ou moins de profits, mais il se perçoit à l’origine même de ces entreprises lorsqu’elles ne donnent encore aucun profit, et alors il agit comme un prélèvement sur le capital, qui le diminue d’autant. Or conçoit-on, aujourd’hui qu’il est reconnu par tout le monde que l’association des capitaux sous forme d’actions est le levier le plus puissant de l’industrie moderne, celui au moyen duquel nous avons exécuté nos chemins de fer et qui peut nous permettre d’accomplir encore beaucoup d’autres choses, conçoit-on une combinaison moins heureuse en matière fiscale que celle qui consiste à frapper le capital dans son emploi le plus fécond?

Voyons maintenant l’effet des taxes indirectes qui pèsent sur les objets de grande consommation. J’ai déjà montré que ces taxes se payaient avec moins de mécontentement qu’aucune autre, qu’elles étaient plus proportionnelles à la fortune de chacun; j’ajoute que ce sont celles qui peuvent le mieux se plier au progrès de la richesse publique, être modérées, et en même temps rapporter beaucoup, c’est-à-dire réunir les trois avantages déjà indiqués. Je prends tout de suite pour exemple l’impôt des boissons; il a été établi, par une enquête ordonnée par l’assemblée législative en 1850 et faite avec tout le soin possible, que la part de l’impôt dans le prix d’un litre de vin en France ne comptait que pour 7 centimes. C’est là assurément, malgré certaines réclamations qui ont eu lieu à diverses époques, un impôt modéré, et qui gêne peu la consommation : il la gêne si peu, que le produit obtenu augmente chaque année. Pour ne pas remonter plus haut que J8ili7, l’impôt des boissons rapportait 101 millions en 1847, il a rapporté 195 millions en 1861.

Je prends un autre exemple, l’impôt sur le sucre. Cet impôt, qui en 1847 rapportait 72 millions, a rapporté en 1859, avant le dégrèvement, 137 millions, et après le dégrèvement, en 1861, bien que la taxe ait été abaissée de près de moitié, il a encore rapporté 86 millions. Cet impôt est plus lourd que celui des boissons; il entrait, avant le dégrèvement, pour environ un cinquième dans le prix du sucre : la livre de sucre, qui valait de 90 cent, à 1 fr., était grevée de 20 à 25 centimes d’impôt; cependant cela n’a pas empêché la consommation d’augmenter considérablement, et l’impôt de rendre de plus en plus. Pourquoi? Parce qu’il s’agit là d’un objet de consommation générale, qui est lié au mouvement de la richesse publique, et qu’il est possible à l’ouvrier et à l’industriel de le faire entrer dans leurs frais de production, et de se le faire rembourser par le consommateur sur le revenu disponible.

Sans doute un dégrèvement en pareille matière est chose utile, et augmenterait encore le bien-être des populations, et par suite le progrès de la richesse publique. C’est un résultat que l’on a obtenu en Angleterre sur une grande échelle, et que nous avons réalisé nous-mêmes, dans une certaine mesure, avec notre faible expérience de dix-huit mois. Depuis le dégrèvement de près de moitié qui a eu lieu sur le sucre au commencement de 1860, l’augmentation de la consommation, qui avait été de 21 pour 100 en trois ans avant le dégrèvement, soit de 7 pour 100 par an, s’est élevée tout à coup à 27 pour 100 sur une seule année, en 1861. Cependant, pour que des dégrèvemens de cette nature soient féconds, il faut qu’ils s’opèrent gratuitement, sans compensation ailleurs, qu’ils résultent d’un excédant naturel de recettes; autrement, s’il faut les remplacer par de nouveaux impôts ou par une aggravation des anciens, l’avantage du dégrèvement est illusoire, et il arrive le plus souvent que la charge nouvelle que l’on établit nuit plus à la prospérité générale que le dégrèvement ne lui profite.

L’impôt sur le café nous fournit encore un exemple qu’il est opportun de citer. Cet impôt, qui donnait en 1847 15 millions, a rapporté 26 millions en 1859, avant le dégrèvement. Partout les résultats ont été les mêmes, nulle part l’impôt n’a nui au développement de la consommation. Ne reculons pas devant les faits. Dans le prix du tabac, l’impôt joue un rôle assez considérable, plus considérable que dans aucun autre objet de consommation : il compte pour les quatre cinquièmes. Cependant l’impôt est tellement bien établi, tellement bien approprié à un objet qui peut le supporter, que, malgré des conditions assez onéreuses, il n’a cessé de produire davantage d’année en année. En 1859, avant la surcharge nouvelle dont il a été l’objet à la fin de 1860, le tabac donnait 178 millions contre 117 en 1867. En 1861, après l’augmentation de la taxe, il a rapporté 215 millions. On discute aussi beaucoup en ce moment l’impôt du sel. M. le ministre des finances a eu l’idée de reprendre une partie de ce qui avait été abandonné sur cet impôt en 1848, afin de se créer des ressources extraordinaires et de les appliquer à des travaux publics. C’est Là en économie politique une idée des plus contestables. Les travaux publics, lorsqu’ils sont productifs de richesse, profitent surtout aux générations futures, et on n’a pas le droit d’en imposer la charge exclusive à la génération présente. On comprend (et cela est juste, cela même a été mis en pratique en Angleterre tout récemment) que l’on fasse la guerre avec des impôts; la guerre en général est peu productive de richesse pour les générations à venir, c’est un fléau qui passe sur une génération, et qui doit être supporté par elle; mais il n’en est pas de même des travaux publics : il n’y a aucun inconvénient à charger le grand-livre pour des dépenses qui augmenteront la richesse publique, créeront des ressources supplémentaires, tandis qu’il y a injustice souveraine à imposer le présent au profit de l’avenir. Je n’en veux pas moins raisonner en dehors du point de vue contestable auquel s’est placé M. le ministre des finances; je veux supposer cette reprise d’une partie de l’impôt du sel justifiée par les besoins ordinaires du budget, ou mieux encore par un dégrèvement proportionnel qu’on opérerait d’autre part, et je dis que le sel, par cela même qu’il est un objet de consommation générale, n’est pas un mauvais impôt. Il faut d’abord mettre de côté les anciens souvenirs de la gabelle; l’impôt du sel, tel qu’il est établi aujourd’hui, n’a rien à faire avec ces souvenirs, il est établi sur des bases tout à fait différentes : la taxe d’autrefois était arbitraire, celle d’aujourd’hui ne l’est pas.

Mais cet impôt est très lourd, dira-t-on; il compte aujourd’hui pour moitié dans le prix du sel, et il comptera demain pour les deux tiers, si on y ajoute un nouveau décime. Cela serait vrai, si le sel était consommé directement, comme le sont le vin, la bière, les spiritueux et même le sucre; mais on ne mange pas du sel, on le mêle à des alimens ou à des produits agricoles et pharmaceutiques, et c’est dans la part qu’il ajoute au prix de ces alimens et de ces produits qu’il faut le considérer. Le paysan, par exemple, s’en sert pour saler le lard qu’il consomme : eh bien! si nous considérons l’augmentation qu’ajoute l’impôt du sel au prix de revient de la livre de lard, nous la trouvons insignifiante, et sans influence aucune sur le développement possible de la consommation. Il en est de même de l’augmentation qu’il ajoute au prix du fromage. Si le fromage est consommé par le producteur, la part de l’impôt n’a pas d’importance; s’il est vendu, la part de l’impôt entre naturellement dans le prix de vente, et elle est remboursée par l’acheteur, c’est-à-dire, comme toujours, par le consommateur. Il y a un critérium infaillible pour apprécier le poids d’un impôt, c’est le degré d’influence qu’une fois allégé il exerce sur le progrès de la consommation. Cet impôt a été diminué des deux tiers en 1848, ce qui est une diminution considérable qui a fait perdre d’un seul coup au fisc plus de 40 millions. Eh bien! sait-on quelle influence elle a exercée sur la consommation? Elle l’a fait passer en dix ans (nous a dit l’exposé financier de M. Fould) de 6 kilogrammes 1/2 à 8 kilogrammes par personne, c’est-à-dire qu’elle a augmenté de moins de 2 pour 100 par an. L’augmentation de la consommation du sucre avait été de 7 pour 100 avant le dégrèvement, et de 27 pour 100 après. Ainsi, en dix ans, avec un dégrèvement de deux tiers, l’augmentation de la consommation du sel n’a pas été aussi forte que celle du sucre en une seule année après un dégrèvement qui n’était pas de moitié. Cela prouve au fond, et malgré tout le bruit que l’on a fait et que l’on continue de faire, le peu d’intérêt économique qui s’attache au plus ou moins d’allégement de cet impôt. Qu’il entre, comme aujourd’hui, pour 4 francs à peu près dans le budget d’une famille, ou qu’il y entre demain pour 6 francs avec la nouvelle surtaxe, la question a peu d’importance.

On dit : Ce n’est pas ainsi qu’il faut juger l’effet du dégrèvement de 1848, ce n’est pas sur l’ensemble de la consommation, mais sur la part qui en revient particulièrement aux classes pauvres. On divise alors par quinze millions d’individus[3] les 54 millions d’augmentation dans la consommation du sel depuis le dégrèvement, et on en conclut que cette augmentation a été de 4 kilogrammes par tête, et de 20 à 24 kilogrammes par famille. Nous aurions bien quelque chose à dire contre la question ainsi posée, cela nous paraît une évaluation au moins très arbitraire; mais nous voulons l’admettre, et l’objection ne nous embarrasse pas : nous répondrons que, s’il est vrai que les classes pauvres consomment plus de sel relativement que les autres, et soient par conséquent plus soumises à l’impôt qui le frappe, cette part de l’impôt entre dans le prix de leur main-d’œuvre, dans les frais de revient des choses qu’elles produisent, et qu’elles se font rembourser, comme tous les producteurs, par le consommateur de leurs produits. On a la même réponse à faire à ceux qui parlent du sel comme d’une matière première pour l’agriculture. Sans doute il vaudrait mieux pour l’agriculture qu’il n’y eût pas d’impôt sur le sel, pas plus que sur les autres choses dont elle est appelée à se servir; mais quand on voit une matière première autrement intéressante que le sel pour l’agriculture, comme le fer, soumise encore à un droit d’entrée à la frontière malgré le traité de commerce avec l’Angleterre, on se demande pourquoi on s’intéresserait particulièrement au dégrèvement du sel, qui, après tout, n’est qu’une exception dans la consommation de l’agriculture. En définitive, si l’agriculture emploie du sel, c’est pour améliorer ses produits et leur donner une plus-value; elle se fait rembourser l’impôt par celui qui achètera ses produits. L’impôt du sel en lui-même,-et abstraction faite des besoins contestables pour lesquels on voudrait l’augmenter, n’est donc pas un mauvais impôt.

Ce qui est essentiellement mauvais dans le nouveau plan de M. le ministre des finances, et ce qui n’est justifié ni en équité ni en économie politique, c’est le nouvel impôt sur les voitures et chevaux de luxe, venant suppléer à un dégrèvement de la cote personnelle et mobilière et des patentes au profit de douze ou treize cent mille contribuables. Cet impôt des voitures serait à Paris de 50 francs par voiture à quatre roues et de 25 francs par cheval, avec une échelle descendante selon l’importance des localités, il rapporterait 5,500,000 francs; par conséquent ce ne serait ni un impôt modéré, ni un impôt productif. Il se peut que certaines personnes trouvent l’impôt trop onéreux et mettent de côté leur voiture et leurs chevaux. Si un tel fait se produit, l’industrie de la carrosserie et celle de l’élevage des chevaux en souffriront, et les gens qui en vivent, ayant moins de ressources, consommeront moins des autres choses qui profitent à toutes les industries; partant, toutes les industries se trouveront atteintes par un impôt qui n’aura voulu atteindre que les riches, il pénétrera jusqu’au cœur de la société, et l’ouvrier lui-même en sentira le contre-coup dans son salaire. Veut-on que la personne riche, que l’on se propose particulièrement d’atteindre, garde sa voiture et ses chevaux, et paie l’impôt? Eh bien! ce sera son revenu qu’on aura diminué, ce sera elle qui consommera moins en proportion de l’impôt nouveau qu’elle devra payer. Si cet impôt doit rapporter 5 millions 1/2, ce seront 5 millions 1/2 de moins dans le revenu disponible, et comme les salaires et les profits de toute nature sont en proportion du revenu disponible, ils baisseront d’autant; l’ouvrier subira encore le contre-coup de l’impôt sur les voitures comme s’il le payait lui-même. On n’aura fait qu’apporter un trouble dans les rapports économiques de la société.

Cet impôt, a dit M. le ministre des finances, a l’avantage d’atteindre la richesse dans une de ses manifestations extérieures. Nous nous permettrons de dire, malgré notre déférence pour M. le ministre, que c’est là un impôt fort mal justifié. Si l’on devait prendre les manifestations de la richesse comme raison des impôts, il faudrait les prendre toutes, sous peine de manquer à l’égalité et à la justice. Or quelle habileté viendrait à bout d’une pareille tâche? Va puis y a-t-on bien réfléchi? On veut frapper la richesse quand elle se montre, mais elle ne se montre que pour s’employer, c’est-à-dire pour devenir féconde; l’imposer à ce moment-là, c’est donner une prime d’encouragement à celle qui ne s’emploie pas, qui se cache; c’est pratiquer le système des gouvernemens asiatiques, qui prennent l’argent où ils peuvent, où il est le plus facile à prendre, sans se préoccuper beaucoup des idées de justice et encore moins des considérations économiques. Aussi qu’arrive-t-il? L’argent se montre le moins possible, on thésaurise, afin de soustraire sa fortune aux regards du fisc, et le capital ne s’employant pas, ces pays restent toujours au même degré de barbarie et de misère. « On ne plante pas et on ne bâtit pas chez les Turcs, dit Volney dans son Voyage en Égypte, parce que planter et bâtir, ce serait faire supposer qu’on est riche, et le pacha vous imposerait en conséquence. » On aura beau citer l’exemple de la Belgique, du Piémont, et surtout de l’Angleterre, à l’appui de l’impôt sur les voitures : cela ne fera pas qu’il soit juste et bon, cela fera uniquement que nous ne serons pas seuls à être engagés dans une mauvaise voie. Je ne prétends pas que l’économie sociale du pays en sera profondément troublée : il est évident que 5 ou 6 millions prélevés sous une forme plus ou moins regrettable ne peuvent pas exercer une grande influence sur la richesse publique; mais on n’en aura pas moins consacré un mauvais précédent qui pourra mener plus loin qu’on ne pense.

Ce qui fait mieux ressortir encore l’inconvénient de cet impôt, c’est son corrélatif; c’est le dégrèvement d’une somme équivalente dans l’impôt personnel et mobilier et dans celui des patentes au profit d’une certaine catégorie d’individus. Ce dégrèvement exceptionnel nous paraît condamnable à tous les points de vue : d’abord il est contraire aux grands principes de 89, qui proclament l’égalité devant l’impôt comme devant la loi. On dit : Mais l’exception n’est pas nouvelle, il y a des individus exemptés de la taxe personnelle et mobilière, ceux par exemple qui sont réputés indigens[4]. Pour ceux-là, l’exemption se comprend, ils sont en général secourus par la charité publique; si on leur demande la taxe personnelle et mobilière, on accroît leur misère et on est obligé de leur rendre d’une main ce qu’on leur aura pris de l’autre. On ajoute, pour ceux qu’on veut exempter, que, sans être réputés indigens, ils sont à la limite extrême où l’indigence devient manifeste, et qu’à ce titre ils méritent aussi des ménagemens. Nous comprenons cette sollicitude; mais si on se place une fois sur ce terrain, il n’y a plus de limite à poser, on est en plein arbitraire. Croit-on par exemple que ceux qui seront, eux, à la limite extrême de l’affranchissement se trouveront dans une position plus aisée que ceux qui seront affranchis et qu’ils ne demanderont pas aussi la même faveur? Au nom de quel principe les repousser? Qu’on se rappelle ce qui se passait à propos des électeurs censitaires à 200 francs du gouvernement de juillet; on demandait quelle différence de capacité il pouvait y avoir entre celui qui payait 200 francs de contributions et celui qui n’en payait que 199, et comme on prouvait qu’il y avait quelquefois plus de capacité au-dessous qu’au-dessus, la barrière a été emportée un beau jour, et tout le monde est devenu électeur. Il faut veiller à ce qu’il n’en soit pas de même à propos des dégrèvemens; par la brèche qu’on ouvre aujourd’hui, bien d’autres contribuables chercheraient peut-être à passer plus tard. Il faut y veiller d’autant plus qu’avec le suffrage universel nos institutions reposent sur la loi du plus grand nombre, et que le plus grand nombre peut avoir intérêt à rejeter le fardeau de l’impôt sur le plus petit nombre. C’est en vain qu’on cherche à justifier cette exemption par ce qui a lieu dans certaines villes, où les municipalités, usant d’une faculté qui leur a été laissée par la loi du 21 avril 1832, exonèrent de la taxe personnelle et mobilière les loyers au-dessous d’un certain prix. D’abord cette exemption est assez limitée, puis elle se rachète généralement par l’augmentation naturelle des produits de l’octroi sans addition de nouvelles taxes. Ce n’est pas le cas ici. Loin de là, on a besoin de 112 millions d’impôts nouveaux, et on ne fait le dégrèvement qu’à la condition d’en retrouver la compensation dans une nouvelle taxe. Or, si nous avons eu raison de dire que l’impôt des voitures est destiné par contre-coup à peser sur les salaires et sur les profits de l’industrie, il en résultera que l’ouvrier qui se trouvera à la limite extrême, pour ne pas profiter du dégrèvement de l’impôt personnel et mobilier, continuera de payer cet impôt et subira de plus sa part du trouble apporté à l’industrie par les 5,500,000 francs de l’impôt sur les voitures. Il était difficile d’imaginer quelque chose de plus contraire à l’égalité. Et sait-on en définitive quel est l’allégement qu’on opère par une mesure qui blesse à un si haut degré le sentiment de l’égalité? Il est, sur 5 millions à répartir en 1,200,000 individus, d’environ 4 francs par individu, et si on réfléchit que la taxe se paie par famille et que le budget d’une famille en France pour vivre ne peut guère être inférieur à 800 francs, il s’ensuit que le dégrèvement compte pour 1/2 pour 100 dans ce budget. Nous demandons à tout homme sérieux s’il y a là un profit appréciable pour le contribuable, capable d’exercer une influence réelle sur le bien-être de cette famille, si cela vaut la peine qu’on blesse le sentiment d’égalité si profond dans notre pays, et qu’on apporte le moindre trouble aux rapports économiques de la société. Une journée de travail de moins suffit pour causer un préjudice supérieur au bénéfice du dégrèvement, et cette journée de travail de moins, elle peut parfaitement venir du retranchement de 5,500,000 francs du revenu disponible par l’impôt des voitures.

Nous en avons fini de notre appréciation des impôts. Il reste à dire quelques mots de l’exagération des dépenses, qui rend les remaniemens et les augmentations d’impôts nécessaires. Nous voilà pour 1863 (si l’on réunit les trois parties du budget que M. le ministre des finances a cru devoir séparer) à 2 milliards 100 millions[5], et il est probable que ce ne sera pas le dernier mot du budget, car, si les crédits supplémentaires et extraordinaires ne peuvent plus exister par voie de décret, ils peuvent toujours exister par voie de budget rectificatif et sous forme de viremens. Et nul n’oserait assurer que, malgré les prévisions très larges de M. le ministre des finances, on n’y aura pas recours.

Laissons de côté toutefois un ordre de considérations abordé tout récemment dans la Revue[6]. D’autres circonstances permettent d’envisager avec quelque inquiétude une augmentation d’impôts. Je ne parle pas de la gêne commerciale et industrielle qui existe en ce moment dans notre pays, et qui est déjà par elle-même une considération assez puissante pour exclure toute idée de charges nouvelles. Un traité de commerce a été signé au commencement de 1860, et on a répondu aux plaintes-de quelques industriels qu’on allait leur donner par toute espèce de dégrèvemens, autant qu’on le pourrait, les moyens de soutenir la concurrence étrangère. Et en effet, après avoir supprimé les droits sur des matières premières comme le coton et la laine, on a procédé à un dégrèvement sur certains objets de grande consommation, on a diminué de près de moitié les droits sur les sucres, le café, etc. C’était la pratique qui avait été suivie en Angleterre depuis 182, et qui avait admirablement réussi. En 1842, quand l’illustre Robert Peel commença sa grande réforme économique, il comprit que le levier le plus puissant pour la faire réussir était l’abaissement successif des taxes afin de pouvoir réduire proportionnellement les frais de production, et à mesure qu’il élargissait chaque année le champ de la concurrence, il proposait une nouvelle diminution de taxe. On est arrivé de cette façon à réduire successivement sur le seul chapitre des douanes, de 1842 à 1858, 10 millions de taxes, et le résultat a été, sans parler des autres effets économiques, notamment de l’essor imprimé à l’industrie, que ce chapitre des douanes, qui donnait 25,515,000 livres sterling en 1842, avant le dégrèvement, a donné encore, après le dégrèvement de 10 millions de livres sterling, 25,275,000 livres sterling en 1858, c’est-à-dire que le fisc a regagné, par le seul effet du progrès imprimé à la richesse publique, tout ce qu’il avait abandonné. Chez nous, après avoir commencé certains dégrèvemens et en avoir promis d’autres, qui devaient être la conséquence naturelle du nouvel état de choses, voilà que tout à coup on s’arrête, et qu’au lieu de procéder à de nouveaux dégrèvemens, on reprend une partie de ceux qu’on avait opérés, et qu’on reprend même une surtaxe abandonnée depuis 1849. Et quel moment choisit-on pour faire ce pas en arrière? Le moment où l’industrie languit, où elle se plaint, à tort ou à raison, d’avoir été sacrifiée par le traité de commerce, et de n’avoir pas la force suffisante pour lutter contre sa redoutable rivale, qui est l’Angleterre. Certainement il y a de l’exagération dans ces plaintes, beaucoup d’exagération; mais enfin le moment est critique, chacun en convient, et ce n’était pas celui qu’on devait choisir pour revenir sur les dégrèvemens qu’on avait opérés et pour diminuer les forces de notre industrie.

Maintenant, quand on examine dans le budget extraordinaire de 1863 quelques-uns des chapitres de dépenses pour lesquelles on demande ainsi au pays de revenir sur les dégrèvemens commandés par le traité de commerce et de s’imposer à nouveau de 112 millions, on trouve : l’Opéra pour 3 millions, le matériel de l’artillerie et du génie pour 9,800,000; le ministère de la marine pour 17 millions, la part contributive de l’état pour l’achèvement des grandes voies de communication dans Paris, etc., 8 millions, en tout 38 millions. Que ces dépenses soient utiles, je ne le conteste pas, et personne probablement n’y trouverait à redire, si elles devaient être couvertes par des excédans de recettes; mais l’utilité ne nous en paraît pas telle qu’on doive encore les proposer quand on ne peut les faire qu’avec des ressources extraordinaires et au moyen de surtaxes. C’est le cas de rappeler la pensée de Montesquieu : « Il ne faut pas prendre sur les besoins réels du peuple pour les besoins imaginaires de l’état. » Quand M. Fould, dans le-mémoire du 14 novembre 1861, est venu nous révéler l’état de nos finances, le pays n’a pas dû croire que le premier effet de la réforme à opérer serait d’augmenter les impôts de 112 millions, et qu’on chercherait à rétablir l’équilibre, non pas en diminuant les dépenses, mais en augmentant les recettes; il n’a pensé qu’aux économies, et il s’est dit que sur un budget de 2 milliards et plus, dont 380 millions pour la guerre et 168 pour la marine, on devait pouvoir faire des réductions assez sérieuses pour mettre le budget en équilibre sans nouveaux sacrifices. Le pays s’est donc attaché à l’idée d’économie, comme au mot d’ordre de la politique nouvelle, et toutes les manifestations de l’opinion publique en font foi.


VICTOR BONNET.

  1. Voici des faits qui ont été signalés dans une enquête qui a eu lieu en Angleterre à propos de l’income-tax. — Un individu qui avait gagné réellement 9, 000 livres en une année avait déclaré 3, 000 livres. — Une fabrique des plus honorables qui avait réalisé 31, 452 livres en cinq ans accusait 8, 800 livres. — Enfin une troisième personne qui gagnait 2, 000 livres consentait à être imposée pour 200 livres. Que résulte-t-il de ces déclarations si inégalement fausses ? Que ceux qui sont un peu plus sincères paient pour ceux qui le sont moins, que l’un paiera dans la proportion de 2 ou 3 centièmes de son revenu, tandis que l’autre ne paiera que dans celle de 2 ou 3 millièmes, et ici il n’y a pas de compensation possible ; celui qui aura payé davantage par une déclaration plus sincère n’aura pas plus qu’un autre les moyens de se dédommager par un dégrèvement proportionnel dans le prix des choses ; il subira une porte sèche pour prix de sa sincérité. Peut-on rencontrer un impôt plus immoral, plus capable de porter atteinte à la probité du commerce ? Aussi nous lisions dernièrement dans un recueil fort accrédité on Angleterre, the Quarterly Review, que les classes commerçantes avaient été particulièrement corrompues par cet impôt.
  2. Voyez la Revue du 1er mars 1857. — On faisait figurer cet impôt dans les prévisions budgétaires pour millions, avec des perspectives d’augmentation pour l’avenir. Il n’a donné que 6 millions ½ en 1860, et il ne figure encore au budget de 1863 que pour 6,000,000 francs.
  3. Voyez le discours de M. Hubert-Delisle dans la discussion de l’adresse de 1862 au sénat.
  4. Article 12 de la loi du 21 avril 1832.
  5. ¬¬¬
    Budget ordinaire 1,745,000,000
    Budget d’ordre 223,000,000
    Budget extraordinaire 138,000,000
    Total 2,106,000,000

    Voyez le projet de loi pour la fixation des recettes de l’exercice 1863, et le projet de loi relatif au budget extraordinaire de la même année.

  6. Voyez, dans la livraison du 1er mai, le Budget de 1865, par M. Casimir Perier.