Les mœurs du tigre, récit de chasse/Chapitre I

Le monde illustré (Parutions des 8, 15 et 22 mai 1886p. 5-17).

I

LA CHASSE DU TIGRE


Voici les faits de chasse principaux que j’ai retenus, soit de mes expériences personnelles, soit des récits que m’en ont faits les acteurs.

À tout seigneur tout honneur. Je commence donc par moi-même.

En 1834, je tuai mon premier tigre. Voici dans quelles circonstances :

Je m’étais établi, propriétaire et indigotier, dans la région des affluents du Gange qui avoisine l’Oude. Deux de mes plantations étaient situées sur les bords de la Goumti, rivière très poissonneuse, mais, en même temps, très hantée par les caïmans. Depuis, ces dangereux voisins sont remontés beaucoup plus au nord, vers les sources mêmes du Gange, et quand, aujourd’hui, nous en tuons quelques-uns, nous reconnaissons aisément leur origine lointaine à ce signe précis qu’ils ont, dans l’estomac, de ces larges pierres, rondes, plates et rouges, qu’on ne rencontre que dans le voisinage de l’Himalaya. Je n’avais donc guère tué que des crocodiles, car je ne compte pas les babiroussas, les daims, les axis et quelques léopards immolés par surprise.

Avant les troubles de 1857, l’Oude, très boisé, était extrêmement giboyeux ; mais ce magnifique territoire était parsemé de jungles profondes et étendues. On y disait les tigres fort nombreux, et les rajahs invitaient fréquemment les officiers anglais des garnisons de Cawnpore et de Futteeghur à des chasses à dos d’éléphant.

Un matin, comme j’achevais de me raser, mon tchaprassi (majordone ou chasseur) vint m’avertir qu’une sorte de fakir demandait à me parler. Croyant qu’il ne s’agissait que d’un mendiant vulgaire, je tirai de ma poche une poignée de païssas et les remis à mon domestique. Celui-ci revint au bout d’une seconde, et me dit que l’Hindou avait refusé l’aumône et qu’il voulait seulement me parler.

Surpris, j’achevai ma toilette et donnai l’ordre d’introduire le singulier visiteur.

L’homme entra. Il appartenait à la dernière catégorie des veïssias (marchands), nu de la plante des pieds au sommet de la tête, à l’exception du langouti qui lui tenait lieu de caleçon.

Il salua de la main, avec la simple formule « Salam,  » et, se redressant fièrement, me dit :

— Sahib, bien que je ne sois qu’un garib-admi (pauvre homme), ce n’est pas pour quelque païssas que je suis venu vous trouver.

— Ah ! — lui répondis-je, voyant sur son corps les cicatrices des terribles fêtes, — tu es un de ces pauvres du Mahatoya et du Churruck Poojah, qui font la pénitence des riches.

Cela lui fit plaisir, et il se dérida. Il me fit connaître alors le but de sa visite. Les rabatteurs du colonel-Steadman, un de mes amis, grand chasseur de tigres, avaient, la veille, perdu de vue un kalabâgh (tigre noir) à la lisière de mes factoreries, et le brave officier, correct en toutes choses, m’envoyait demander la permission de relancer l’animal sur mes terres.

Les Hindous appellent quelquefois « tigres noirs » les solitaires dont j’ai parlé plus haut, non à cause de leur couleur, mais parce qu’ils supposent que ces monstres, pris de délire sacré du meurtre, incarnent l’une des sept âmes de la déesse Kâli (la Noire), à laquelle ils sont, d’ailleurs, voués.

Je poussai un cri de joie et remerciai le messager, auquel je fis donner un agneau et une mesure de riz, lui recommandant de manger en mon honneur un kidgerri complet. Je le chargeai, en même temps, de prévenir Steadman que je le rejoindrais moi-même sous une heure. — L’Indien se confondit en actions de grâces, but un verre de whiskey fortement étendu d’eau et partit allègrement.

Je fis mes préparatifs à la hâte, et me munis d’une canardière à deux coups, dont je chargeai l’un des canons de quatre chevrotines, et l’autre d’une balle. Nous nommions — fort improprement d’ailleurs — canardières ces excellents fusils français dont la maison Munié avait, pour ainsi dire, le monopole, et que les Anglais eux-mêmes proclamaient les meilleures armes du monde. Depuis lors, les carabines Devismes, Enfield et Armstrong ont avantageusement remplacé nos premiers fusils de chasse.

On ne parlait encore ni du fameux Gérard, le tueur de lions, ni de Baldwin, ni de Bombonnel. Mais les Anglais comptaient déjà quelques chasseurs célèbres ; Steadman était du nombre.

Sûr de mes armes, je montai à cheval, n’ayant pas le temps de faire équiper mon éléphant Kandâra, et partis, escorté de dix coolies et de mon brave tchaprassi Dandari.

Mon cheval était une bête rare, pur turcmène persan, que j’avais payé mille roupies (2 500 fr.), et dont la robe alezan doré m’avait fait bien des jaloux.

Il y avait de mon bungalow à la Goumti près de quatre milles (6 kilomètres) ; mais le chemin était facile sur une route superbe que j’avais fait tracer à mes frais. — Les indigoteries confinaient d’un côté à la rivière où j’avais installé un service de bateaux, de l’autre à la jungle. C’était dans la jungle que le tigre s’était réfugié. Il devait venir de fort loin, car, de mémoire d’homme, cette jungle n’en avait révélé aucun, n’étant pas assez vaste pour permettre à un aussi gros mangeur d’y vivre confortablement.

Je ne tardai pas à être renseigné.

Averti par le messager, Steadman était venu m’attendre sous la verandah de mon principal comptoir. En arrivant, j’aperçus à l’entour de mes godous (magasins) six éléphants et une meute de soixante chiens parias, ces derniers retenus par le simple geste des behras et des saïs (valets et palefreniers). Steadman était accompagné de cinq officiers de Cawnpore, nos amis communs. Nous nous serrâmes les mains.

— So, Will, — me dit le colonel en riant, — est-ce que vous comptez aborder le man’s eater à cheval ?

— Ne vous en déplaise, — répondis-je.

Il fit un haut-le-corps.

— Mais vous m’avez dit vous-même que vous ne l’aviez jamais chassé ?

— Oui, répliquai-je. — Mais il me plaît de l’aborder ainsi.

Alors Steadman se tourna vers ses compagnons.

— Hallow ! messieurs, un hurrah pour William V… C’est le plus brave d’entre nous.

Il était temps de nous mettre en chasse. Mais comme nous étions presque à jeun, je fis préparer à la hâte par le babourchi (cuisinier) de la factorerie un curree-bât, agrémentée de bartha, auquel nous fîmes tous honneur.

À midi, nous entrions dans la jungle.

Tout le personnel des deux plantations et des villages qui les entouraient était sorti pour voir défiler les chasseurs. Ce fut à qui nous adresserait les meilleurs souhaits, mêlés aux plus farouches imprécations contre le jungaul barsathi (roi de la jungle), dont la présence terrifiait les pauvres Hindous.

La jungle n’était pas considérable, — ai-je dit. On la traversait à pied, dans tous les sens, en trois quarts d’heure, — pas même la superficie de Paris. — En revanche, elle était d’une difficulté énorme de pénétration. Au centre, en effet, se trouvait une pagode en ruine consacrée à Dourgâ, l’une des sept âmes de Kâli. Aussi n’eût-on jamais pu déterminer un Hindou de basse caste à en franchir seul la lisière. Maintenant que le kala-bâgh y avait pénétré, tous mes gens étaient d’accord pour assurer que ce tigre était venu là pour déposer sa forme dans le temple, et qu’au lieu du monstre nous allions rencontrer la déesse elle-même, prête à nous dévorer. — Seul, Dandari, sans être un esprit fort, se rassurait en disant que nous allions combattre l’animal, et non la divinité.

À une heure, nous n’avions rien découvert. Les herbes étaient si hautes que les éléphants y disparaissaient, et que les têtes des bambous et des cannes venaient fouetter les caisses des howdahs.

Je dirai par la suite ce qu’il faut penser des récits de chasseurs pour rire qui racontent d’épiques combats entre les tigres et les éléphants. En la circonstance, ceux que montaient mes compagnons étaient des bêtes de choix, hautes de douze pieds, vieillies par l’expérience et tout à fait au courant des procédés de la chasse. C’étaient tous des mâles, absolument accoutumés à la voix de leurs mahouts (cornacs) et incapables de broncher en cas de surprise. Steadman m’avait recommandé de placer mon cheval entre deux d’entre eux, afin d’être à l’abri d’une attaque inopinée.

Les rabatteurs s’avançaient sur deux rangs en formant le cercle et lâchant les chiens parias en toute liberté. Ces animaux, fort laids de race, sont d’une bravoure admirable, et, comme on ne craint pas de les sacrifier, vu leur nombre, on les pousse vivement sur les grands fauves. Il va sans dire que ceux-ci en font un effroyable carnage. À ces parias, l’un de nos compagnons, un lieutenant de cipayes, avait adjoint deux magnifiques bouledogues de pure race galloise, et Steadman en avait un grand crève-cœur, n’ayant cessé de prévenir son ami du sort réservé aux pauvres chiens. Mais le lieutenant Blake était persuadé que ses chiens coifferaient le tigre comme un vulgaire sanglier.

Il n’était pas loin d’une heure et demie, quand un cri poussé par l’un des coolies parvint jusqu’à nous. Nous distinguâmes le mot aoua, qui signifie vent, d’où nous conclûmes que l’animal, averti par les émanations, nous fuyait à belle distance.

Il ne pouvait aller bien loin. Nous atteignions, en effet, l’extrémité opposée de la jungle, et les champs cultivés reprenaient au-delà. Il était certain que le bâgh allait se montrer.

Il se montra, en effet. Je n’oublierai jamais ce spectacle. J’avais trente-trois ans et n’avais point rencontré de tigres en liberté. Celui-ci était splendide, de la plus grande taille, plein de courage et de férocité. Il était déjà vieux. Quand il nous apparut, nous l’enfermions entre la jungle et la plaine cultivée, dans une sorte de clairière d’où la vue embrassait les champs et les villages environnants. Il eût pu fuir et nous dépister, d’autant plus aisément que nous ne pouvions, sous peine de grands dommages pour les habitants de ces plaines fertiles, engager les éléphants dans les plantations de jute et d’indigo. Il préféra nous faire tête.

Alors, ce fut un superbe et poignant tableau. Pendant un temps inappréciable, le félin, debout, battant ses flancs de sa queue, jetant sa voix rauque par éclats, nous regarda venir sur lui. Puis, au moment où les éléphants se rangèrent en cercle, présentant leurs défenses menaçantes, au-dessous de leurs trompes redressées comme des mâts, le monstre jeta quelques cris aigus et perçants. Il s’enleva d’un bond prodigieux et vint tomber à trente pas de notre ligne, faisant reculer à sa vue la meute des chiens parias et les rabatteurs eux-mêmes. Pris d’une indicible épouvante, mon pauvre Gold-dress se mit à souffler avec force, tout trempé d’une sueur froide et tremblant de tout son corps entre mes genoux. J’avais fait appel à tout mon sang-froid ; mais je ne cacherai pas que j’étais prodigieusement ému. J’avais rapidement armé ma carabine ; mais je dus m’avouer bientôt qu’il me serait impossible d’en faire usage dans de semblables conditions, les mouvements désordonnés du cheval ne pouvait me laisser la sûreté de main indispensable en pareil cas.

L’impassible Steadman s’aperçut de mon embarras. Il me cria du haut de son éléphant :

— Quittez les arçons, Will, my dear. La vilaine bête vous regarde. Quittez, quittez vite, mon ami.

J’étais déjà à pied. Il était temps.

Prompt comme la foudre, le bâgh venait de prendre son élan, et, passant par dessus la bande des chiens, il avait renversé un homme sous le choc et venait de tomber sur la croupe de Gold-dress.

Le pauvre animal poussa un hennissement sauvage et fléchit sur l’arrière. Heureusement qu’il en fut quitte pour ce premier et unique assaut. Le tigre, qui cherchait l’homme apparemment, dépité de m’avoir manqué, revint en arrière d’un bond égal à celui qui l’avait porté là, et se retrouva pris dans le demi-cercle. J’en profitai pour me hisser dans le howdah de Steadman, laissant mon cheval s’enfuir à travers les champs.

Trois coups de feu éclatèrent. Aucune balle n’atteignit le félin. On entendit la voix du lieutenant Blake :

Get up the bull-dogs ! (Lâchez les bouledogues).

Et nous vîmes les deux vaillantes bêtes se ruer, avec un aboiement de rage, sur le fauve, qui ne prit point garde à leur attaque.

De fait, Blake eut raison, mais pas pour longtemps. L’un des chiens coiffa le tigre à l’oreille gauche avec une audace incroyable. Surpris, celui-ci décrivit une parabole effrayante et, prenant de la patte gauche de devant le corps du chien en écharpe, il le fendit littéralement, du cou jusqu’à la queue, sans le décrocher toutefois, tant est grande la force des mâchoires chez cette race exceptionnelle.

Furieux de la perte de son chien, Blake épaula et tira au jugé. Le tigre fut atteint à l’une des pattes de derrière. Un suprême effort le débarrassa du cadavre pantelant du bouledogue. Alors, il s’allongea dans les arbres, ne voulant pas révéler qu’il boitait. Le second chien, suivi de toute la bande des parias, excités par les coolies, le chargea en ce moment. Mal leur en prit. Le bouledogue fut accueilli par un coup de griffe, qui lui enleva un œil et une oreille. En même temps, quatre de ses acolytes roulèrent sanglants, blessés à mort.

Deux nouvelles balles frappèrent le monstre, abîmant plus ou moins sa magnifique robe. Très affaibli, l’animal recula en grondant. Il essaya de charger les éléphants. Mais ses forces le trahirent. Il tomba sur ses genoux. Steadman cria alors :

— Prenez garde ! Il va ramper jusqu’aux hommes. Je connais ça. Je l’ai déjà vu faire par un autre.

En effet, le bâgh se traînait sournoisement dans les herbes, renonçant provisoirement à la lutte, mais décidé à tuer tout ce qui lui ferait obstacle. Il vint droit à l’éléphant qui nous portait. Le mahout s’en aperçut.

— Va, mon fils ! dit-il doucement à l’animal.

Le pachyderme, plein d’intelligence, recula de deux ou trois pas ; puis, revenant brusquement, par un mouvement qui faillit nous précipiter du howdah, il fonça, les défenses en avant, sur le tigre.

Celui-ci dut regagner ses précédentes positions. Steadman, dont l’arme était déchargée, me toucha vivement.

— À vous, Will. La bête se présente bien. Tirez.

Je fis feu.

Le félin était en cet instant debout, la face tournée vers nous, nous découvrant le poitrail. Ma balle lui fracassa l’épaule droite et lui troua le cœur. Il tomba sur place, mort.

Les rabatteurs écartèrent les chiens. Nous descendîmes alors et pûmes constater que l’animal avait bien été tué par moi. La peau m’appartenait. Elle état, malheureusement, quelque peu endommagée. Le colonel me dit, par fiche de consolation :

— Vous auriez pu être plus maladroit.

Désormais, je savais ce que c’était que de tuer un tigre.