Les invisibles de Paris (Aimard)/III/XVI

Roy et Geffroy (p. 569-581).
◄  XV
XVII  ►


Deux minutes après la comtesse y était déposée.

XVI

UN MUR MITOYEN

Le comte de Warrens avait dit :

— À l’œuvre !

Puis il s’était approché d’un des angles de la boiserie du salon, et il avait écouté, l’oreille collée contre la muraille.

Au bout d’une courte attente, il se redressa le sourire aux lèvres.

Ce qui prouvait que, malgré les renseignements donnés par le débardeur noir à la comtesse de Casa-Real, le chef des Invisibles n’était pas un étranger dans la demeure, dut riche Espagnol en question, ou que du moins il avait des affidés sûrs.

Sans parler du signal qu’on venait de lui donner et qui avait amené un sourire de contentement sur ses lèvres, depuis plus d’une demi-heure que lui et ses compagnons s’étaient introduits dans l’hôtel, nul des nombreux invités masqués ou non masqués, circulant dans les salons voisins, ne s’était avisé de pénétrer dans le leur.

De sorte que cette vaste pièce, ouverte de tous les côtés, était demeurée aussi inviolable que si on l’eût verrouillée, cadenassée et entourée d’un cordon de sentinelles vigilantes.

Son expérience finie, le comte de Warrens revint prendre, sur le sofa, la place qu’il occupait précédemment.

— Messieurs, fit-il aussi tranquillement que s’il se fût trouvé à l’hôtel de Warrens, dans le kiosque où il avait si bien déjoué l’espionnage de maître Coquillard-Charbonneau, messieurs, veuillez, je vous prie, me prêter toute votre attention.

San-Lucar, Mortimer, Martial Renaud et la Cigale se rapprochèrent de lui.

Mouchette daigna lui-même se placer de manière à ne pas perdre un mot de ce qui allait se dire.

— Avant d’agir, je tiens à vous donner quelques explications indispensables à la réussite du projet pour lequel je vous ai réunis céans.

— Quel style ! murmura le gamin.

Le comte continua :

— Obéissant à nos instructions, à nos ordres, vous vous êtes trouvés, à l’heure convenue, au cabaret du Lapin courageux, bien qu’à juste titre le lieu vous semblait assez mal choisi pour une réunion des principaux membres de notre association.

Aucun des Invisibles ne se permit un geste, mais à leur sourire le comte de Warrens vit qu’il avait touché juste.

— Mon Dieu, messieurs, reprit-il, nul d’entre vous n’a le droit de discuter les ordres du grand maître, je le sais, mais chacun de vous est libre, dans son for intérieur, de les apprécier en bien ou en mal, et je tiens trop à votre opinion pour ne pas chercher à vous prouver que, tout singulier qu’il paraisse de prime abord, ce lieu de rendez-vous était le seul qu’il fût possible de choisir et de vous assigner.

— À quoi bon ces explications ? Nous avons en vous la confiance la plus absolue, mon cher Passe-Partout, dit San-Lucar.

— Nos chefs n’agissent jamais sans avoir pesé longuement le pour ou le contre de chacune de leurs démarches, ajouta Mortimer, nous savons cela.

— Ces messieurs ont raison, fit Martial Renaud à son tour, nous sommes ici pour obéir et non pour discuter.

— Vous m’écouterez, amis, c’est au mon et dans l’intérêt de l’œuvre que je parle.

Les quatre Invisibles ne crurent pas devoir insister plus longtemps ; ils s’inclinèrent courtoisement en signe d’obéissance,

Mouchette jugea devoir les imiter.

Il avait deux raisons pour cela : la première, qu’il était bien aise de se mettre, par cette courtoisie, au niveau de ses quatre nouveaux compagnons ; la seconde, que, n’ayant pas compris un traître mot à tout ce qui venait de se passer et de se dire devant lui, il espérait fortement saisir un biais, un jour, un trou, par lequel il se faufilerait dans la situation.

C’était une fine mouche que notre gamin de Paris, et puisqu’il se dévouait corps et âme à une cause ou à un individu quelconque, il tenait essentiellement à savoir ce que pouvait être ce quelque chose ou ce quelqu’un.

— Vous savez, reprit le comte de Warrens, nous nous occupons de l’affaire de Belleville. C’est donc à Belleville même que nous nous rendons. Aujourd’hui, dimanche gras, tout Paris est en liesse. Riches et pauvres dansent, boivent ou festoient. On dort à peine. Tout le monde court les rues, les guinguettes et les bals publics ou privés. Impossible de circuler sans tomber sur un indiscret badaud ou sur un curieux patenté. Essayer de traverser la foule sans attirer tous les regards sur nous serait folie. Nous venons de nous tirer les braies nettes d’un guêpier, d’une souricière assez vigoureusement tendus. Il est inutile de courir une seconde fois le même danger.

— Il parle bien, pensait Mouchette, mais j’en dirais autant, ! Ousqu’il veut arriver ! voyons donc ça !

— On nous a littéralement cernés et mis en état de siège, continua le chef des Invisibles ; mais que cela ne vous inquiète pas. Mes précautions sont prises, et sans l’arrivée, sans la présence de Mme de Casa-Real dans le cabaret du Lapin courageux, depuis une heure déjà nous serions à Bellevile, en dépit de la surveillance de tous les séides de M. Jules.

Martial Renaud fit signe qu’il ne comprenait rien du tout.

San-Lucar et Mortimer s’entre-regardèrent, stupéfaits.

La Cigale, fière de son capitaine, humait chacune de ses paroles et considérait d’un air de profonde pitié ces hommes qui, tout en se mattant pieds et poings liés à sa disposition, n’acceptaient pas, à cervelle close, la plus incompréhensible des assertions.

Mouchette se grattait le bout du nez, geste qui chez lui signifiait en lettres majuscules :

— Je jette ma langue aux chiens.

Le comte continua :

— Je m’explique, messieurs, et surtout ne vous impatientez pas si mes renseignements vous paraissent tant soit peu cousus de longueurs. Il est de toute nécessité que nulle trace ne reste de notre expédition nocturne ; j’ai besoin de votre aide pratique et de votre concours le plus intelligent.

— Allez-y gaiement ! ne put s’empêcher de grommeler Mouchette.

La Cigale lui allongea une pichenette qui le fit tomber à genoux.

Il se releva, brossa son pantalon et salua en disant :

— Bon ! c’est bien fait pour moi. Je n’ai que ce que je mérite.

Ce petit incident, rapide comme l’éclair, une fois vidé, M. de Warrens ajouta :

— À coup sûr, demain, des recherches seront minutieusement faites dans le cabaret, dans le restaurant et dans les lieux y attenant. Nous les dépisterons toutes. Pour cela, il n’existe que trois moyens : traverser les airs comme les oiseaux.

Ousqu’est mon ballon ? murmura l’incorrigible gamin.

— Fendre l’eau comme les poissons, continua le comte.

— Des nageoires à la glace ! Merci, pensa Mouchette.

— Ou cheminer sous terre.

— À l’instar des taupes de Lyon, murmura l’enfant.

— C’est le troisième moyen que j’ai choisi, messieurs. Notre voyage s’effectuera sous terre ; il se terminera dans la cour même de la maison de Belleville où nous voulons nous rendre.

— S’il compte sur mes crocs pour creuser cette taupinière-là, fit Mouchette à l’oreille de la Cigale.

— Chut ! répondit l’autre, qui allongea une seconde pichenette, sœur majuscule de la première.

Mais cette fois l’embryon était sur ses gardes.

Il l’évita et se remit à l’écouter de plus belle, avec son plus magnifique sang-froid et son air le plus innocent.

— Mais ce voyage, où commencera-t-il ? demanda San-Lucar.

— Dans la cour du restaurant que nous venons de quitter.

— Dans la cour du Lapin courageux ?

— Précisément. Je vous étonne, messieurs, et vous vous demandez si ma proposition n’est pas une fanfaronnade ou une illusion. La chose est simple pourtant.

— Simple ! s’écria le colonel Renaud en hochant la tête avec incrédulité, malgré toute sa foi en son frère.

— Avez-vous entendu dire que jadis il y avait un ruisseau descendant de Ménilmontant dans Paris !

— Oui, répondit Mouchette. Connu ! connu !

On rit, mais il n’y eut pas d’écho à l’affirmation émanée du gamin.

— Ce ruisseau, ajouta le chef des Invisibles, fut voûté, puis changé en égout par l’édilité parisienne. Eh bien ! ce ruisseau existe toujours.

— Après ? interrogea Martial Renaud.

— À force de recherches, d’or et de temps, vos chefs ont découvert que ce ruisseau-égout aboutissait dans la cour même du père Tournesol d’un côté, et que de l’autre il donnait dans un enclos faisant partie de la maison de Belleville.

— Quelle chance ! grommela Mouchette.

— La découverte providentielle que nos ingénieurs ont faite ne laisse pas que d’être étrange par elle-même, mais ce qui vous paraîtra plus étrange encore, c’est l’ignorance complète de ces deux issues dans lesquelles se trouvent les propriétaires des deux demeures susdites. Cette ignorance est notre plus belle chance de sécurité. Nous pouvons donc cheminer à loisir, aller, venir, circuler à notre aise sous cette voie souterraine, sans crainte des argousins de M. Jules ni des serviteurs dévoués de la comtesse de Casa-Real.

— Pauvre m’sieu Benjamin ! pensa Mouchette, le v’là sur le même banc que le meg de la rousse.

— Ainsi, dit Martial Renaud, il nous va falloir rentrer dans ce bouge surveillé de toutes parts ?

— En effet.

— Cela me semble difficile.

— Si ce n’est que difficile, repartit en riant le comte, c’est facile. J’attends des renseignements. Nous ne nous mettrons en route qu’à bon escient.

— Est-ce machiné, tout ça ? est-ce réglé ? ne put s’empêcher de s’écrier le gamin dans un transport d’enthousiasme artistique.

— Veux-tu te taire, sacrr… ! gronda le colosse…

Mais au moment où il allait continuer vigoureusement et manuellement son objurgation, son œil rencontra l’œil du comte de Warrens, et il se mit à bégayer de la langue et de la main.

— Laisse cet enfant, et réponds-moi.

— Oui… oui, cap… cap…taine.

— Mes ordres ?

— Exécutés.

— La comtesse et le métis ?

— Et le quoi ? demanda le géant tout troublé et ne comprenant pas le dernier adjectif.

— Le mal noirci ! répliqua vivement Mouchette qui, faisant les demandes et les réponses, ajouta : Le monsieur et la madame, le pierrot et le domino noir s’étaient plantés en embuscade dans l’allée d’en face.

— Alors ?

— Alors, nous les avons ficelés, bâillonnés, aveuglés et couchés le plus douillettement possible dans une petite grotte qui se trouvait là tout exprès pour leur servir d’alcôve.

— Ils ont résisté ?

— Un peu… mais mon oncle… pardon… mais mon débardeur orange que voici leur a légèrement caressé l’occiput et le larynx. Ils ont compris et ils ont mis une sourdine à leur mauvaise volonté.

— Bien ; rien de plus ? demanda le comte en se tournant vers le géant.

Celui-ci avait retrouvé assez de fermeté pour répondre :

— Vous ne m’avez rien ordonné de plus, capitaine.

— T’es-tu muni des objets que je t’ai recommandé de porter avec toi ?

— Les voulez-vous ? je les ai.

— Plus tard ! plus tard !

Ici, un signal imperceptible pour tout autre que le chef des Invisibles fut donné de l’autre côté de la porte.

Le comte fit un geste.

À ce geste, tous les assistants se masquèrent à l’aide de leurs loups de velours.

Mouchette, qui ne possédait pas de masque, se cacha derrière la jambe droite de la Cigale.

Le comte de Warrens s’approcha de la porte et dit :

Nada ? — Rien.

La tapisserie se souleva.

Un domino rouge parut, s’arrêta sur le seuil salua l’assemblée.

Sur un signe du chef des Invisibles, il fit quelques pas et se trouva au milieu du salon, à portée de son bras.

— ¿Que hay de nuevo ? — Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda le comte.

Le domino rouge répondit en espagnol :

— Tout est calme. La police vient de se retirer, fatiguée de ses recherches infructueuses. Plus de groupes ni d’attroupements dans les rues de Malte et d’Angoulême-du-Temple. Le cabaretier, convaincu qu’on en veut à ses jours, vient d’abandonner sa maison, après avoir tout fermé chez lui à double tour. Plus personne, pas même, un garçon dans le cabaret ni dans le restaurant. Ils se sont tous enfuis du Lapin courageux comme d’une demeure maudite.

Le chef des Invisibles regarda ses subordonnés avec un air de satisfaction peu déguisé.

— Ainsi, messieurs, nous sommes maîtres de la place.

— De la cave au grenier ?

— Nous pouvons agir ?

— Quand il vous plaira, répliqua le domino rouge.

— Veillez toujours, et que personne ne quitte son poste.

— Nul ne bougera.

— En cas d’alerte…

— Le signal convenu sera donné.

— Allez, fit le comte.

— C’est tout, maître ?

— Oui, tout.

Le domino rouge sortit, lent et impassible, comme il était venu.

— Brrr ! grommela Mouchette à part lui, voilà un homard dont je ne voudrais pas même pour me faire la barbe dans dix ans ! Quelle gaieté dans l’organe !

Le comte reprit :

— Maintenant, messieurs, nous pouvons nous mettre à la besogne. Je suis à votre disposition. Êtes-vous à mes ordres ?

— Oui ! lui fut-il répondu d’une commune voix.

Sans perdre plus de temps ni de paroles, le chef des Invisibles s’approcha du ressort que nous avons déjà vu jouer, il le poussa, et il rentra le premier par la trappe levée dans l’établissement abandonné de Tournesol le Provençal.

Ils le suivirent tous.

La trappe se referma.

Les six hommes se trouvaient dans une obscurité complète.

— Démasquez la lanterne, dit le comte de Warrens.

— Voilà, fit la Cigale en lui présentant une lanterne sourde.

Son chef la prit et la promena quelques instants autour de lui.

Un silence de mort régnait dans l’antre du Lapin courageux, deux heures auparavant si bruyant, si animé, si joyeusement brutal.

— Venez, dit-il.

Ils descendirent, et peu après ils arrivèrent dans la cour de la maison Tournesol.

Cette cour était petite, mal éclairée, et encombrée de futailles vides, de tonneaux découverts, empilés les uns sur les autres et alignés le long du mur.

Le temps avait changé subitement.

Il tombait une petite pluie fine et glaciale.

Pas une étoile ne perçait le voile sombre qui masquait le ciel.

Dans un des angles de la cour, il y avait un puits.

Ce puits, ainsi que cela se rencontre dans la plupart des maisons de Paris, était commun avec la maison voisine.

Cette communauté aurait pu fortement gêner nos aventuriers, mais voyez comme les choses tournent bien quand on sait s’y prendre, la maison voisine se trouvait être justement celle du soi-disant Espagnol millionnaire qui venait de leur offrir une si complaisante hospitalité.

Or, selon toute vraisemblance, les mesures avaient été prises pour que nul indiscret ne s’approchât de la margelle de ce puits, tant que l’expédition dirigée par le comte de Warrens n’aurait pas été menée à bonne fin.

Le terrain est cher dans la capitale du monde civilisé.

D’ordinaire, on l’économise le plus possible de nos jours.

Pourtant ce puits était large, commode, et construit ainsi qu’on avait l’habitude de construire dans le courant du xviiie siècle.

Séparé en deux parties égales par un mur en pierre de Paris, qui descendait jusqu’à 6 mètres de profondeur, il ne rencontrait l’eau qu’à 35 mètres au-dessous du sol.

Ce fut vers l’angle de la cour contenant l’orifice du puits que les cinq hommes et le gamin se dirigèrent dans le plus profond silence.

Quand il les vit tous réunis autour de cet orifice, Passe-Partout, ou plutôt le comte de Warrens, qui semblait agir en pleine certitude de cause, fit un signe à la Cigale.

Le colosse, sans demander de plus amples explications, saisit à deux mains la double chaîne, sauta sur le rebord, et de là se lança dans le vide, avec le calme d’un enfant jouant à saute-mouton ou au cheval-fondu.

Mouchette fit un mouvement d’effroi.

Les quatre Invisibles ne se penchèrent même pas vers l’ouverture béante par laquelle leur gigantesque compagnon venait de disparaître.

Cinq minutes s’écoulèrent.

Mouchette eut le temps de répéter quatre fois, en faveur de son ami la Cigale, la seule moitié de prière qu’il possédât dans son répertoire religieux.

L’enfant avait du bon.

Le temps lui parut moins long.

Passe-Partout, Mortimer, San-Lucar et Martial Renaud écoutaient, l’oreille au vent.

Rien !

Aucun bruit n’arrivait jusqu’à eux.

Seul, le mouvement, la rotation de la double chaîne leur indiquait que la pénible descente effectuée par la Cigale ne tirait pas à sa fin.

Au bout de la huitième minute, Mouchette n’y tint plus ; il pencha la tête vers le point central de l’orifice, cherchant, mais vainement à sonder les ténèbres épaisses,

Il comprit alors l’immobilité de ses quatre compagnons.

Il comprit que ces hommes ne jetaient pas même une parcelle de leurs forces au vent du hasard.

Lui, l’avorton, il ne pouvait maîtriser son impatience.

Eux, les athlètes, qui savaient la lutte prochaine, ils se recueillaient jusqu’au moment de l’action.

N’entendant, ne voyant rien que le mouvement continu de la double chaîne, il les imita, il se retira, se promettant de régler désormais sa tenue sur la leur.

Enfin, le bruit produit par le frottement de la chaîne contre la pierre, cessa.

Mouchette se dit :

— Ouf ! il est en bas.

Il le dit un peu haut et ne fut pas peu étonné en voyant un sourire se dessiner sur les lèvres de Passe-Partout.

Mais ce sourire lui parut moins difficile à comprendre dès qu’il vit apparaître deux mains et une tête à l’orifice du puits.

Ces mains et cette tête appartenaient à son intéressant ami, la Cigale.

Le géant venait de mettre les morceaux doubles.

Il était descendu au fond du gouffre, et il en était remonté, sans se reposer, sans détendre la double chaîne.

Un singe eût mis plus de temps que ce mastodonte à réaliser, à exécuter ce tour de force.

— Bon ! il est en haut ! s’écria Mouchette, en poussant un soupir de soulagement, c’est plus fort que chez Comte !

On aida la Cigale à sortir du puits.

— Ça y est, capitaine, dit-il laconiquement.

— Tu as trouvé ? demanda Passe-Partout.

— Tout.

— Sans difficulté ?

— Oui.

— À quelle distance du sol ?

— 25 mètres à peu près.

— Au moins ou au plus ?

— Au moins.

— Si bas !

— Dame, oui !

— Diantre ! se dit à part lui le chef des Invisibles, ce sera plus difficile que je ne le pensais.


— Bon ! il est en haut ! s’écria Mouchette.

Et il ajouta tout haut, pour cacher l’inquiétude qui commençait à le mordre au cœur :

— Tu as observé l’ouverture ?

— Il le fallait bien, répondit la Cigale. J’étais descendu pour ça.

— Sa largeur ?

— Deux hommes peuvent passer de front, sans se gêner… deux hommes comme moi.

Cela rassura un peu Passe-Partout.

Deux hommes comme le bon la Cigale tenaient hardiment la place de trois autres.

— As-tu pu tenir debout dans l’intérieur ? reprit-il,

— Facilement, mon capitaine.

— Avec quelles matières avait-on bouché ce puits ?

— Avec des moellons.

— En as-tu déplacé quelques-uns dans ta descente ?

Le géant sourit avec fierté.

— Pas un.

— Il n’en est pas tombé un seul au fond ?

La Cigale répéta :

— Pas un seul ; tous ont été rejetés à l’intérieur.

— Bien. Quelle est la nature du sol ?

— Sol primitif ; tantôt vase marneuse, tantôt sable fin.

— Y a-t-il beaucoup d’eau ? demanda Passe-Partout.

— Quatre pouces de profondeur sur vingt-cinq ou trente de large à peu près.

— Quand tu es revenu, t’a-t-il été difficile de retrouver l’ouverture ?

— Ma foi non.

— Explique-moi cela.

— On avait laissé exprès des jours pour l’écoulement de l’eau dans le puits. L’eau y tombe en glissant le long de la muraille.

— Quelle est la direction de la voûte ?

— Elle traverse la maison, fit le colosse.

— Celle-ci ou la voisine ?

— Celle du Lapin courageux, puis elle fait un coude brusque et se détourne en s’inclinant du côté de la rue de Malte.

— Tu as laissé de la lumière en bas ?

— Oui, capitaine.

— Merci, matelot.

Quand son capitaine l’appelait matelot, le géant ne se connaissait plus de joie.

Il se retourna pour cacher son émotion et il embrassa Mouchette, qui se tenait le nez au vent, écoutant tout ce qui se disait, ainsi que le faisaient les trois autres compagnons de Passe-Partout.

Le gamin s’essuya la joue et ricana un :

— C’est cinq francs !

Qui les eût tous fait éclater de rire en d’autres circonstances.

Mais le moment était suprême, solennel.

Chacun des hardis aventuriers sentait qu’il allait risquer sa vie, plus que sa vie, le salut de l’association, et chacun d’eux prêtait la plus vive attention à l’entretien de leur chef et de la Cigale.

Passe-Partout ayant appris tout ce qu’il désirait savoir, se tourna vers eux et leur dit :

— Messieurs, nous nous connaissons. Nous pouvons compter les uns sur les autres ; vous êtes tous des hommes d’une bravoure éprouvée, d’une résolution inébranlable. Vous ne vous froisserez donc pas des paroles que je vais vous adresser.

Mouchette fit claquer les phalanges de ses doigts en se demandant quelle pouvait être la cause de ces précautions oratoires.

Passe-Partout continua :

— L’expédition que nous tentons est une des plus audacieuses qu’on ait jamais tentées. Il y a danger certain, il y a mort possible. La route qu’il nous faut suivre, abandonnée depuis un siècle, se trouve hérissée d’obstacles, peut-être insurmontables.

— Bigre ! fit le gamin.

— Nous ne savons ni ce qui nous attend, ni quelles situations désespérées nous menacent, dans les bas-fonds de ce gouffre béant ouvert sous nos pas.

— Eh bien ? fit le colonel Renaud.

— Je vous le répète, messieurs, et que nul d’entre vous ne prenne ceci en mauvaise part, ceux qui ne se sentiront pas disposés à pousser plus loin l’aventure sont libres de se retirer.

— Hein ? quoi ? s’écria la Cigale.

— Ouiche ! ricana Mouchette.

Passe-Partout continua froidement :

— Ils n’encourront aucun blâme, soit de ma part, soit de leurs frères, soit de notre chef suprême.

Les quatre hommes et l’enfant qui écoutaient Passe-Partout se consultèrent du regard.

Un clin d’œil suffit.

Martial Renaud s’effaça derrière ses compagnons.

Son affection fraternelle pour Passe-Partout le mettait hors de cause.

Ce n’était pas pour lui que ce dernier pouvait avoir parlé.

Il se contenta d’observer les autres et de les laisser répondre à cette mise en demeure de bravoure insensée et de témérité désespérée.

Sir Harry Mortimer prit la parole au nom de ses compagnons :

— Pardon, mon cher Passe-Partout, dit-il avec la plus nonchalante simplicité pardon ; mais en supposant que nous refusions de plonger dans ce trou béant — pure hypothèse, car nul de nous n’a la moindre envie de vous adresser ce refus — en supposant que nous refusions, que feriez-vous ?

— Moi ? demanda Passe-Partout.

— Vous-même ?

— J’irais seul.

— Bien. Et pourquoi iriez-vous seul !

— Parce que mon serment m’y oblige.

— Parfait ! mais, mon ami, si votre serment vous oblige à courir un danger, que vous prétendez pouvoir devenir mortel, pourquoi notre honneur nous permettra-t-il de vous abandonner lâchement dans une circonstance aussi critique ?

— Touché ! cria Mouchette.

— Vous avez raison, repartit le chef des Invisibles. J’ai voulu éprouver une dernière fois votre amitié. J’en reconnais la force et je me rends.

— Et allez donc ! trompeta triomphalement le gamin en frappant sur le ventre du géant, qui se tenait prêt à écraser de son mépris tout récalcitrant.

Celui-ci ne s’aperçut pas plus de cette familiarité que si une mouche l’avait effleuré de son aile.

La résolution de marcher en avant, ou pour mieux dire de descendre dans le gouffre, bien prise, Passe-Partout recommanda à la Cigale de ne rien oublier de ce qu’il lui avait ordonné.

— Soyez calme, capitaine, tout est paré, répondit le géant.

— Je descendrai le premier, dit Passe-Partout.

— Ah ! mais non ! s’écria le matelot.

— Tais-toi, je le veux. J’irai le premier, Mortimer me suivra, San-Lucar et Martial viendront ensuite.

— Eh bien ! et moi ? demanda le gamin en prenant sa voix la plus mâle.

— Tu fermeras la marche.

— À la bonne heure.

— Avec la Cigale.

— Oh ! je me passerai bien de môôôssieur !

— Silence ! fit le géant. T’es bête, petiot.

Le comte de Warrens monta sur la margelle ; il en saisit le rebord, et au moment de se laisser glisser, il dit :

— Compagnons, l’agitation, le balancement de la chaîne vous avertira que c’est à vous de descendre, et que vous serez libres de me rejoindre.

Et il descendit dans le puits en se pomoyant sur les mains avec une adresse et une force admirées de tous ces hommes forts et adroits.

Lorsque la chaîne leur donna le signal, les trois autres Invisibles, Mortimer, San-Lucar et Martial Renaud, prirent le même chemin et disparurent tour à tour, dans l’ordre indiqué par le chef de l’expédition.

Il ne restait plus dans la cour du Lapin Courageux que le géant et le gamin.

Le géant saisit la chaîne, quand tous ses compagnons eurent rejoint son capitaine.

Mouchette ne le quittait pas des yeux, ne comprenant pas tout d’abord le travail de la Cigale.

Celui-ci, en effet, avait bien saisi la double chaîne, mais au lieu de s’en servir pour descendre, comme il l’avait déjà fait lui-même et comme venait de s’en servir Passe-Partout et les autres, il la remonta jusqu’à ce que le seau se trouvât au niveau de la margelle.

— De quoi ! mon oncle ? Qu’est-ce que c’est ? Où que nous allons ?

— Attends, répondit le géant. Tu vas voir.

Et laissant l’enfant, il disparut dans l’ombre.

Son absence fut courte.

Il revint, portant d’une main cinq pics en fer, et de l’autre un rouleau de cette corde fine tressée, épaisse comme le petit doigt, d’une solidité à toute épreuve, dont on se sert pour la pêche à la baleine.

— Les marins la nomment ligne.

Cette ligne avait environ deux cents brasses.

La Cigale attacha le tout, lignes et leviers, au-dessous du seau, et il le fit descendre dans le puits.

— Maintenant, Moumouche, à nous de la danser.

— J’y vais le premier ?

— Non.

— Après toi, vieux, alors.

— Non plus.

— Ensemble, pas vrai ? fit le gamin en riant.

— Ensemble : une, deux, saute, petiot.

Mouchette ne se fit pas répéter l’invitation.

— Il prit son élan, et sauta sur les épaules du géant.

— T’es solide ?

— Comme Napoléon sur la colonne.

Adieu vat ! cria la Cigale.

Et sur ce lâchez tout ! maritime, les deux amis disparurent dans les profondeurs ténébreuses du puits, le colosse portant le nain sur ses épaules et se laissant couler le long des deux doubles de la chaîne.