Les invisibles de Paris (Aimard)/III/IV

Roy et Geffroy (p. 432-439).
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IV

APRÈS LA LIONNE, LA GAZELLE

Le temps que dura l’entrevue de la comtesse de Casa-Real et de M. de Warrens parut un peu long au colonel Renaud.

Il venait de descendre et de monter deux fois les Champs-Élysées, de la Concorde au Rond-Point.

— Diablesse de femme ! pensait-il, tout en se décidant à faire seul sa visite à la duchesse de Vérone, diablesse de femme ! Elle l’aura ensorcelé de nouveau… Rester si longtemps auprès d’elle, quand il sait que nous avons tant à faire aujourd’hui ! Morbleu ! Le plus fort d’entre nous autres hommes a toujours son côté faible !… Pour Noël, c’est… c’est l’éternelle histoire de Samson et de Dalilah !

Et dans le mouvement de mauvaise humeur que lui inspira cette allusion biblique, Martial Renaud enfonça si vivement ses éperons dans les flancs de Simoun, que la noble et vaillante bête, peu accoutumée à ces manières irrespectueuses, fit un écart de six pieds.

Tout autre que son cavalier eût été décroché et lancé dos par-dessus tête.

Mais lui, reconnaissant sa faute et sa brutalité, se contenta, tout en restant inébranlable sur sa selle, de caresser la tête de son cheval, et de lui dire avec la plus grande douceur :

— Eh bien ! Simoun, eh bien ! ma belle bête, nous voulons donc me traiter comme Mme  de Casa-Real est en train de traiter M. le comte de Warrens ?

Le cheval maîtrisé par la vigueur et l’habilité du cavalier, repartit comme un trait dans la direction de l’arc de triomphe de l’Étoile.

À la hauteur de la rue de l’Oratoire-du-Roule, le colonel, qui grommelait toujours entre ses dents contre son frère, l’aperçut à quelques centaines de mètres devant lui, allant au petit pas et tranquille comme un aimable cavalier qui va faire son tour du lac.


En même temps une voix basse et ironique lui murmurait à l’oreille…

En deux temps de galop, il l’eut rejoint.

— Enfin ! lui dit-il.

— Comment ! enfin ! lui répondit le comte en souriant.., Je t’attendais depuis dix minutes.

— Alors c’est moi qui suis dans mon tort ? fit Martial Renaud sur le même ton.

— Naturellement. Voilà mon second cigare depuis que j’ai quitté la gracieuse personne chez laquelle tu as eu la lâcheté de me laisser tout seul.

— Permets-moi de t’adresser mille excuses…

— Je les accepte.

— Sérieusement, je ne t’attendais plus ; et, tu le vois, je me rendais chez la duchesse.

— Sans moi, monsieur le colonel ?

— Sans vous, mon cher comte.

— Eh bien ! plaisanterie à part, mon bon Martial, tu aurais eu raison. C’est aujourd’hui que la générale Dubreuil doit me mettre au fait de tout ce qui concerne une de nos protégées les plus intéressantes.

— C’est de la jeune Thérèse qu’il s’agit ?

— Tu verras cela tout à l’heure, curieux !

— Curieux, oui ! Je le suis beaucoup, en effet… T’ai-je seulement questionné sur ton entrevue avec… avec elle ?

— Oh ! de celle-là, tout calme que je te paraisse, frère, moins nous en parlerons et mieux cela vaudra.

— Ah ! ah ! la séance a été orageuse ?

— Terrible, Martial, répliqua le comte, qui ne put conserver plus longtemps son masque d’insouciance et de gaieté. Cette femme m’a presque vaincu !

— Toi ! fit tout haut le colonel, ce qui signifiait : je n’en crois rien ! quoique à part lui il pensât : Comme j’avais raison de trembler, en l’attendant !

— Moi-même, continua M. de Warrens.

— Et comment t’en es-tu tiré ?

— Je me suis enfui.

— Hein ? que dis-tu là ? fit le colonel Renaud, qui arrêta son cheval et se mit à regarder le comte bien en face.

— Je me suis sauvé si tu le préfères, repartit le comte qui s’arrêta, comme lui.

— Mais elle a donc toujours la même influence…

— Je te répondrai tout à l’heure.

Ils remirent leurs chevaux au pas.

Corneille Pulk, le groom du comte, qui s’était arrêté comme eux, les suivit conservant toujours, à un pouce près, la distance sacramentelle voulue par l’étiquette.

— C’est une créature extraordinaire, vois-tu ! Elle enivre qui l’approche. Elle fascine irrésistiblement. Tout en sa personne étonne, éblouit. Ses yeux ont des lueurs qui blessent comme la brûlure d’un fer chaud. De sa voix s’échappent des notes tantôt stridentes, tantôt mélodieuses. Et le plus étrange est qu’on ne sait lesquelles préférer de celle qui sont lancées pour vous séduire ou des autres qu’elle vous crache à la face pour vous injurier ou vous menacer. Dans chacun de ses gestes, il y a une espérance pour l’avenir. Il m’a fallu une force et un courage surhumains pour lui rompre en visière et ne pas me jeter à ses pieds, avouant ma défaite et criant : Grâce ! redevenons jeunes et recommençons notre vie d’autrefois ! Ange ou démon, son pouvoir est immense !… De pouvoir, je le reconnais,… et je l’avoue, frère, j’en ai peur !

— Bien, fit le colonel avec un sombre et froid sourire, tu as le courage de reconnaître et d’avouer ta faiblesse. À partir d’aujourd’hui, c’est moi, moi seul que cette affaire regardera.

Le comte ne répondit rien. Son frère lui laissa le temps de la réflexion.

Les deux cavaliers activèrent l’allure de leurs chevaux, si bien que cinq minutes s’écoulèrent avant qu’une parole fût échangée de nouveau entre eux.

— La comtesse t’a-t-elle parlé de sa fille ? demanda brusquement le colonel.

— Oui.

— Et tu lui as répondu ?…

— Qu’elle n’était ni n’avait le droit de se croire mère.

— Dure réponse !

— Dure, mais juste ! fit le comte d’une voix sourde.

— La recherche de son enfant est-elle le but de son voyage en France ?

— Je le crois.

— Le seul but ?

— C’est au moins son prétexte. Elle continuera à Paris ses menées tortueuses ; elle reprendra sa lutte contre…

— Contre l’association.

— Oui, fit M. de Warrens en baissant le ton de leur dialogue. Mais quels que soient les risques à courir contre une adversaire aussi séduisante…

— Et aussi peu scrupuleuse ! Elle ne reculera devant aucun moyen pour réussir dans ses recherches et pour se venger de toi, de tes amis.

— Je le sais. Mais pouvais-je rendre l’enfant ?

— Tu ne le devais pas. Ah ! elle veut la lutte, cette douce sirène ! Ah ! elle prétend nous dompter, nous fouler sous ses pieds mignons ! Va pour la lutte, aussi bien dans l’ombre qu’au grand soleil. Noël, tu vas me faire une promesse.

— Laquelle ?

— Tu ne te retrouveras plus en présence de cette femme.

— C’est difficile.

— Laisse-moi le soin d’en avoir raison.

— Je te donne carte blanche.

— Liberté d’action ?

— Pleine et entière. Mais prends garde.

— Je suis soldat. Je la traiterai comme je m’y prenais avec les Arabes. On est fait à la guerre des broussailles. Nous verrons bien si, le cas échéant et la chasse une fois ouverte, ta panthère aux ongles roses pourra m’échapper aussi facilement.

— Merci et bonne chance, frère.

— Affaire réglée. N’en parlons plus, repartit le colonel, qui avait obtenu tout ce qu’il désirait au sujet de Mme  de Casa-Real. Occupons-nous un peu de la duchesse et de ses protégées.

— A-t-on exécuté mes instructions ?

— À la lettre.

— Ainsi Thérèse…

Mlle  Bergeret.

— Ne la nomme pas ainsi, l’on pourrait t’entendre.

— Bast ! autant en emporte lèvent. Enfin… Thérèse, puisque Thérèse il y a, venait de quitter la Machuré, sous la protection d’Olivier…

— Qui, par parenthèse, a eu d’autant plus de mérite à m’obéir qu’il a littéralement agi en aveugle.

— Je crois même que tout d’abord il a éprouvé une certaine répulsion à…

— C’est vrai, dit le comte… Certaines choses, un peu singulières, se sont passées en sa présence. On ne lui en a pas donné l’explication.

— Dame ! alors ?…

— Il m’a fallu user de l’influence — inexplicable — que la duchesse de Vérone possède sur lui, pour le décider à nous servir d’intermédiaire.

— Eh bien ! dix minutes après le départ de Mlle  Thérèse, une voiture vint prendre Mme  Bergeret… je veux dire la mère de Mlle  Thérèse, chez la Machuré.

— Et de là ?

— On l’a transportée dans la maison du docteur Blanche, où depuis ce moment…

— Depuis cette nuit, n’est-ce pas ?

— Oui, il était deux heures et demie… Depuis lors, enfin, elle est confortablement installée et entourée des soins les plus assidus.

— Elle n’a point parlé, dans le trajet ? demanda M. de Warrens.

— Pas un mot. Le mouvement de la voiture lui a donné à croire qu’elle se trouvait dans un hamac… Elle riait… Elle se dodelinait de droite à gauche, puis elle se balançait de gauche à droite, avec des cris de joie.

— Pauvre femme ! Que pense le docteur de l’état où il l’a trouvée ?

— Il n’affirme rien, mais il ne désespère pas.

— Je donnerais un million, fit le comte avec une énergie menaçante, pour qu’on réussît à lui rendre la raison.

— Le docteur exige que, pendant quinze jours, la malade ne reçoive aucune visite.

— Pas même celle de sa fille ?

— Surtout celle-là.

— Il faudra bien se soumettre aux exigences du docteur. Je ferai entendre raison à la jeune fille. Qui a été chargé de cette affaire ?

— Le vicomte de Rioban.

— C’est toi qui l’as choisi ? demanda M. de Warrens à son frère.

— Oui.

— Tu as bien fait. Rioban est une de ces natures d’élite sur lesquelles nous pouvons compter. Mais comment expliquer le silence de la Machuré sur tout cela dans sa lettre de ce matin ?

— On lui a clos la bouche.

— Avec de l’argent.

— Et avec une date.

— Raconte-moi cela.

— Voici comment les choses se sont passées, dit le colonel Renaud : Mortimer, San-Lucar et Rioban, pressés d’en finir avec elle, à cause de leur affaire avec Mauclerc, ne voulant pas manquer l’Opéra, ont mis les morceaux doubles.

— Voyons, fit le comte, en retenant Fleur-de-Lis, qui ne lui aurait pas laissé le temps d’entendre jusqu’au bout le récit de son frère.

— Arrivés devant le bouge de la vieille revendeuse, nos trois amis sont descendus de voiture. Sir Mortimer et San-Lucar se sont embusqués de chaque côté de la porte. Rioban a frappé. Au moment où l’affreuse compagnonne ouvrait, un châle lui a été jeté adroitement sur la tête, de façon à l’empêcher de crier. Pendant que Mortimer la maintenait, ce qui n’était pas une tâche facile, la gaillarde se débattait comme une hyène prise au piège, les deux autres sont montés dans son repaire, ont enlevé Mme  Bergeret et l’ont placée dans leur voiture.

— Et la Machuré ?

— Mortimer, la chose faite, lui a mis une dizaine de louis dans la main, et lui a prononcé à l’oreille deux mots qui la rendirent immédiatement souple comme une brebis, et tremblante comme le condamné qui marche à l’échafaud.

— La date en question, sans doute ?…

— Treize avril…

— Mil huit cent quarante et un, acheva le comte.

— C’est cela.

— Ensuite ?

— Mortimer, laissant la vieille sortir de son châle et de ses émotions, referma la porte, et la voiture partit avec la rapidité de l’éclair. Vingt minutes plus tard, après avoir déposé nos trois compagnons sur le boulevard des Italiens, à l’entrée du passage de l’Opéra, elle s’arrêtait devant l’établissement du docteur Blanche.

— Qui conduisait la voiture ?

— Le major.

— Ah ! Schinner en était ? Tu l’avais oublié.

— Il ne s’est mêlé en rien à l’action.

— Je le reconnais bien là, dit M. de Warrens, fidèle à sa devise : Toujours prêt dans l’ombre. Allons, tout est bien. Je suis content.

À ce point de leur conversation, les deux cavaliers enfilaient la tête de l’avenue de Saint-James, où se trouvait l’hôtel de la duchesse de Vérone.

— Nous y voici, fit le colonel.

— Pauvre duchesse ! lui répondit son frère en riant. Si elle savait…

— Quoi ?

— Que son mari…

— À ton tour, Noël, tu parles imprudemment…

— Il faudra pourtant bien, continua le comte du même ton, qu’un de ces jours on le lui ressuscite.

— N’est-il pas à Paris, en ce moment ?

— Je le crois bien !… depuis deux bons mois. Mais je le surveille… Il se gardera de donner signe de vie, sans, que je le lui permette.

— Nous pouvons être tranquilles. Sa désobéissance lui coûterait trop cher.

— Pauvre diable !

— Tu le plains, Noël ?

— Martial, je plains toujours un coupable.

— Il n’a que ce qu’il mérite, et ma foi…

Mais le colonel Renaud, voyant la porte de l’hôtel de la duchesse toute grande ouverte, n’acheva pas sa phrase et dit au comte : On nous attendait.

— Et nous nous sommes fait trop attendre.

Ils pénétrèrent dans la cour, suivis par Corneille Pulk.

Avant que les deux visiteurs eussent eu le temps de mettre pied à terre et de jeter la bride de leurs chevaux à deux domestiques en grande livrée, rouge et jaune, la duchesse de Vérone parut sur la plate-forme d’une terrasse donnant sur la cour de l’hôtel.

Elle était accompagnée d’une ravissante jeune fille que nous avons déjà présentée à nos lecteurs, comme ayant eu le plus grand succès de beauté et de chant au bal donné par M. de Warrens.

Cette jeune fille n’était autre que Mlle  Claire Bergeret, qui, la nuit précédente, avait quitté, sous la protection d’Olivier Dubreuil, la maison mystérieuse de la Mère Machuré.

On saura bientôt pourquoi Mlle  Claire Bergeret portait le nom de Thérèse, chez cette infâme revendeuse à la toilette.

La générale Dubreuil, duchesse de Vérone, ne possédait pas une grande fortune.

Sans le comte de Warrens, son ami, et dont, nous l’avons dit, elle tenait les salons, bien souvent elle se serait trouvée dans une gêne difficile à vaincre pour elle.

Comme beaucoup de femmes des grands dignitaires du premier Empire, elle était d’une ignorance complète sur toute espèce de calculs et d’économies.

Heureusement, pour des raisons inconnues de ses proches, le comte s’était chargé de ses intérêts.

Il avait mis à la tête des affaires de la duchesse son propre intendant, le major Karl Schinner.

Le major représentait les mathématiques faites homme pour cette bonne et digne générale.

Elle le tenait en grande vénération, ne se donnant jamais la peine de vérifier ses comptes, si bien qu’à chaque fin d’année, tout en vivant de la façon la plus large, sans savoir aucunement de quelle façon son chargé d’affaires s’y prenait, elle se trouvait avoir mis de côté tout ou une grande partie de son revenu.

La duchesse avait bien demandé quelques explications à ce brave major, mais ce dernier parlait si peu, lui mettait sous les yeux tant de factures et de notes acquittées, qu’en fin de compte elle se considérait toujours comme satisfaite.

Du reste, ce qui lui arrivait n’était que justice.

Dans son existence, si pleine de vicissitudes grandioses et de désastres inattendus, la noble et digne dame avait si peu compté avec les autres, qu’à la rigueur on pouvait bien ne pas compter avec elle.

Les salutations d’usage échangées, la générale introduisit les deux hommes et la jeune fille dans un boudoir placé au fond de son appartement.

Elle avait donné l’ordre de ne plus recevoir personne, et de ne la déranger sous aucun prétexte.

Toutes ces précautions prises, elle se tourna vers M. de Warrens, et lui dit :

— Mon cher comte, vous savez pourquoi vous êtes ici ?

Le comte s’inclina et fit un geste affirmatif.

— La chère enfant que vous m’aviez confiée, que vous avez placée sous ma sauvegarde, — et tout en parlant elle désignait la jeune fille, dont le maintien modeste et timide confirmait chacune de ses paroles — devait, d’après notre commun désir, vous raconter son histoire et celle de sa famille.

— En effet, duchesse, et malgré les douleurs que ce récit doit réveiller au fond du cœur de mademoiselle, ce récit est nécessaire, indispensable.

— Nous l’avons jugé ainsi, elle et moi, continua la duchesse. Mais craignant que la force ne lui manquât pour aller jusqu’au bout, je l’ai priée d’écrire, sans omettre le moindre détail, les souvenirs des malheurs qui ont frappé son enfance.

— Mademoiselle désire-t-elle me lire elle-même ces souvenirs, ou veut-elle que je les parcoure sur-le-champ ?

— Elle vous les lira, mon cher comte. Il faut que M. le colonel Renaud et moi-même nous ne perdions rien de cette navrante histoire, pour ne pas reculer devant le châtiment du coupable, l’heure de la justice venue.

— Et soyez-en certaine, mademoiselle, ajouta le comte, cette heure ne tardera pas.

La jeune fille, qui, pendant ces répliques échangées entre M. de Warrens et le duchesse de Vérone, avait eu le temps de dominer son émotion, prit un tiroir, l’ouvrit et lut ce qui suit.