Les hommes du jour : Joseph Marmette


28 Voir et modifier les données sur Wikidata
La Compagnie des moulins de papier de Montréal.


JOSEPH MARMETTE

JOSEPH MARMETTE



Il y a bien des années déjà, obéissant à une habitude qui m’était, hélas ! devenue trop chère, j’entrais chez Dunn, que je quittais le moins possible pendant la durée de mes courts séjours à Québec.

Quelques instants après mon entrée se présentait un homme jeune encore, très brun, petit de corps, mais droit et bien pris dans sa taille.

Ses yeux, que recouvrait un binocle destiné bien plus à en atténuer l’éclat qu’à remédier à leur faiblesse, me frappèrent tout d’abord. J’y lus sur-le-champ ce que j’y ai toujours lu depuis : la franchise et la bonté, l’imagination et l’énergie.

— Monsieur Marmette, me dit Oscar Dunn.

Je m’inclinai avec sympathie. J’avais lu le Chevalier de Mornac et François de Bienville, et j’eusse reconnu leur auteur sans l’aide de l’ami à jamais regretté qui prononçait son nom.

Joseph Marmette est né le 25 octobre 1844, à Saint-Thomas-de-Montmagny, de l’union de M. le Dr J. Marmette, médecin de distinction, avec Mlle Éliza Taché, fille de sir E. P. Taché.

Il entra au séminaire de Québec en 1857 et en sortit en 1864 pour suivre les cours de l’école de droit à l’Université Laval.

Cette tentative, si étrange pour ceux qui connaissent Marmette et sa répulsion pour toutes les chicanes qui ne sont pas celles de l’esprit, dura trois années, trois bien longues années, sans doute, malgré les nombreuses compensations que les étudiants savent trouver dans leur jeunesse et dans le plaisir. Puis, comme il fallait s’y attendre, fatigué d’un travail plein d’aridité, ennemi de toute imagination et de tout élan, il abandonna Pothier et Dalloz, accepta la situation qui lui fut offerte et pénétra à la trésorerie provinciale.

C’était abandonner Charybde pour s’approcher de Scylla ! Marmette financier me paraît aussi original que Marmette bazochien. Mais, en ce bon pays du Canada, comme en bien d’autres, le talent rapporte peu et la position nouvelle assurait cette aurea mediocritas que bien des poètes ont désirée sans l’atteindre jamais.

En 1882, grâce à un ami influent, il échangea cette situation, aussi peu faite pour satisfaire ses appétits de romancier et de littérateur que l’étude des lois, contre le poste, qui lui convenait entre tous, d’agent du gouvernement fédéral à Paris.

Il allait enfin voir Paris, que les imbéciles et les Allemands ont nommé la « Babylone moderne » et que les gens d’esprit de tous les mondes appellent la « ville-lumière. »

C’était un rêve qui se réalisait. Le rêve fut court. Parti en mai 1882, il revint en novembre 1883.

Malgré l’accueil mérité qu’il reçut en France, malgré des travaux pleins d’intelligence et d’utilité, il fut rappelé et dut rentrer avant l’heure au Canada.

Dans cette circonstance comme dans bien d’autres, la place aimée et bien remplie ne fut pas conservée au plus digne.

Quelle que fût la rapidité de son passage à Paris, grâce à une activité peu ordinaire, à des facultés de chercheur toutes spéciales et aux sympathies nombreuses qu’il sut s’attirer, il parvint à cataloguer plus de douze cents volumes manuscrits des archives de Paris concernant le Canada.

Ce travail, appelé à rendre dans un avenir prochain les plus incontestables services à l’histoire canadienne, lui fait le plus grand honneur, et M. l’abbé Casgrain, qui eut l’occasion de s’en servir pour les recherches qu’il dut faire lui-même, le tient en très grande estime.

Le gouvernement si regrettablement inspiré qui le faisait trop tôt revenir le créa adjoint du directeur des archives historiques du Dominion.

Le choix était parfait et, puisque l’on ne remplaçait pas encore ce haut fonctionnaire, l’on ne pouvait le compléter, en attendant, d’une manière plus heureuse.

Depuis, le bruit de la retraite de M. Brymner s’est répandue et la voix publique, que l’on dit aussi être celle de la divinité — vox populi vox dei — a désigné Marmette au choix de nos gouvernants comme successeur naturel de l’homme distingué qui se propose de quitter la direction des archives.

Cette nomination, conforme à toutes les lois de la hiérarchie administrative, sera non seulement un acte de justice, mais encore, en quelque sorte, la consécration et le couronnement d’un talent reconnu et universellement apprécié.

Marmette s’est exercé dans tous les genres et ses Récits et souvenirs sont venus nous montrer à quel degré de délicatesse et d’élégance pouvaient parvenir et sa plume et sa pensée. Mais sur cette route choisie quelques écrivains canadiens l’ont précédé ou l’accompagnent et, s’il reste inimitable, ce sera comme barde et comme historien des héros qui illustrèrent sa patrie au XVIIe et au XVIIIe siècles.

Ce qui charme surtout, dans les chroniqueurs des siècles éloignés de nous, c’est la saveur étrange de leurs récits, c’est le moule dans lequel ils les ont coulés, l’enveloppe dont ils les ont revêtus.

Leurs tableaux ignorent l’ombre, tout y est en pleine lumière et d’une éclatante réalité.

On dirait qu’après avoir arraché un morceau de l’arène où avaient su vaincre ou mourir leurs héros, ils l’ont fixé tout pantelant sur leur toile, sans y amollir une saillie, sans y polir une aspérité, sans y étancher une goutte de sang.

Lisez ces pages du Dernier boulet et dîtes-moi si Marmette n’en a point usé ainsi que ses devanciers.

« Pierre s’approcha du canon avec son père et parla au soldat, qui tendit la mèche au vieil invalide :

« — Volontiers, l’ancien, dit-il, si ça peut vous être agréable.

« Au commandement : « Haut la mèche ! » le vieux se redressa comme autrefois.

« — Feu ! cria l’officier.

« Le canon tonne et se cabre. Mais en même temps, un boulet venu de la ville frappe la pièce et, ricochant, coupe le vieillard en deux et fracasse la poitrine du fils. Le vieux tombe comme une masse inerte, tandis que Pierre, frappé de flanc, tourne sur lui-même et, pantelant, s’abat à côté de sa femme qu’il inonde d’un flot de sang.

« D’abord paralysée par l’épouvante, celle-ci resta sans mouvement et sans voix. Et puis, avec un cri qui n’avait rien d’humain, elle se jeta sur le corps de son mari. Le cœur emporté, il était étendu sur le dos, les yeux démesurément ouverts. Tout auprès, l’enfant, échappé des bras de sa mère et roulé dans le sang de l’aïeul et du père, poussait de pitoyables vagissements.

« Comme on se précipitait vers ce lamentable groupe, — la guerre est sans merci — trois coups de clairon retentirent.

« — Cessez le feu ! commanda l’officier.

« Un aide-de-camp accourait.

« — Qu’on encloue les pièces, cria-t-il, et qu’on se prépare à battre en retraite ! Une demi-heure pour enterrer les morts !

« M. de Lévis venait d’apprendre que Vauquelain, écrasé par le nombre, avait eu nos derniers vaisseaux foudroyés par l’Anglais.

« C’était l’espérance suprême que nous arrachait le ciel. »

Ne vous semble-t-il pas assister à ce drame poignant et glorieux ? Mais voyez plus loin. Lisez encore.

« Les funérailles terminées, le sergent qui soutenait la veuve voulut l’arracher du bord de la fosse, maintenant comblée, où la malheureuse semblait voir encore celui qui pour toujours dormait dans la terre des braves.

« Mais elle résistait.

« — Ma pauvre dame, vous ne pouvez pas rester ici, dit-il ; voici que la retraite a commencé.

« Elle remua la tête, mais ne bougea point.

« — Où demeurez-vous ?

« — À l’Ange-Gardien, murmura-t-elle.

« — Mais comment allez-vous faire pour y retourner ?

« — Je ne sais pas, moi. Avant de me tuer mon mari et le père, ils avaient brûlé notre maison… Je n’ai plus rien au monde.

« — Et votre enfant ? dit la voix grave du prêtre.

« — Ah ! C’est vrai ! s’exclama la mère en embrassant son fils.

« — Sergent, dit l’aumônier, vous allez la conduire jusqu’aux premières maisons de Sainte-Foye. Elle y trouvera bien un asile jusqu’à ce qu’elle puisse retourner vers ceux qui la connaissent.

« Quelques instants plus tard, l’arrière-garde, qui couvrait la retraite, tournait le dos à la ville et s’engageait à son tour sur la route enténébrée de Sainte-Foye. Soutenue par son guide, la mère, emportant son fils, s’en allait avec eux… »

Celui qui a écrit les lignes qui précèdent doit sentir profondément ce qu’il excelle à si bien faire vibrer chez les autres.

Il a su s’identifier à tel point avec son sujet, qu’il a vu ce qu’il nous raconte, qu’il a éprouvé les douleurs qu’il nous décrit.

Ce sont là, à mon sens, des qualités qui, dans le roman historique, prennent avantage sur toutes les autres.

Certes, la correction et le style sont deux fort belles choses, que je suis loin de contester à Marmette ; mais je leur préfère ce que je trouve à un si haut degré dans toutes ses œuvres : l’imagination qui séduit, la vérité qui frappe et l’action qui émeut.

Cependant il sait atteindre également l’effet sans raideur et la grâce sans mièvrerie, et je trouve charmante la peinture qu’il nous fait d’une nuit floridienne :

« Sereine et tiède comme une de nos belles soirées du mois d’août, cette nuit du 12 février descend sur la ville qui, contrairement à nos cités du nord, semble plutôt s’éveiller que se laisser aller doucement au sommeil. Pendant la chaleur du jour, à part les étrangers qui errent dans les rues, promenant leur personne ennuyée, marchant sans but ou regardant d’un air distrait les curiosités étalées dans les vitrines, on aperçoit assez peu les gens de la place, les femmes surtout, qui se tiennent au frais à l’intérieur des maisons ou dans leur jardin. Mais à peine les dernières clartés du jour sont-elles éteintes que la vie renaît dans la ville jusqu’alors engourdie par l’ardeur d’un soleil du midi. Hommes et femmes sortent des habitations pour jouir de la douce fraîcheur d’une nuit floridienne. »

Puis, après cette entrée en matière pleine de désinvolture et de fraîcheur :

« Des fenêtres ouvertes du salon d’un hôtel s’échappe la mélodie langoureuse d’une valse que chante une harpe accompagnée d’un piano, et j’aperçois des danseurs enlacés qui tourbillonnent sous l’éclat des lustres. Le propriétaire de l’établissement d’à côté a retenu les services des musiciens de la garnison, qui, installés dans un coin de la cour, jettent à la brise, parfumée des senteurs de l’oranger, de l’acacia, du magnolia ou des lauriers-roses en fleurs, les accords voluptueux de la valse de Faust, pendant que, à travers les traînées de lumière multicolore que projettent les lanternes suspendues aux branches des chênes toujours verts ou au panache mouvant des palmiers, ondulent et se croisent les valseurs, dont les pieds glissent sans bruit sur les feuilles de roses ou d’orangers parsemées sur la pelouse. Du haut d’un balcon tombent les notes perlées d’une romance chantée par une voix pénétrante comme un regard de ces grands yeux noirs de créole qui m’ont fixé tantôt, près de la piazza, et dont le brûlant souvenir hante encore ma mémoire… »

N’est-ce point là de la poésie en prose charmante ? Trop charmante, peut-être ; mais au milieu de tant de fleurs, dans un climat si doux et sous le feu de pareils yeux noirs !…

Quoi qu’il en soit, l’on ne peut nier au peintre qui brossa ce tableau la richesse du coloris et la vivacité des sensations. Je ne saurais lui en taire un crime, ayant toujours préféré les splendeurs de tons d’un Delacroix à la rectitude sans couleur d’un Puvis de Chavannes. Le sentiment est une faculté exquise qui ne vit pas sous les tropiques et qui ne résista jamais au parfum des orangers en fleurs.

Le véritable écrivain sait modifier l’expression de son talent avec les milieux et avec les sujets qui l’inspirent. Lisez la page qui suit et que j’extrais encore de ses Récits et souvenirs : vous y reconnaîtrez comme moi que Marmette sut obéir à cette loi du talent réel.

Cela s’appelle : Une promenade dans Paris, et se passe sur le quai rêvé par tous les bibliophiles, sur le quai Voltaire.

« Depuis le commencement du quai Voltaire, en passant par le quai Malaquais et celui de Conti, jusqu’au Pont-Neuf, d’où Henri IV, du haut de son fier cheval de bronze, laisse tomber son sourire sceptique sur le bon peuple de Paris, la librairie, le bric-à-brac envahissent tout : parapets des quais, devantures des boutiques et rez-de-chaussée au plafond bas d’en face. À l’étalage en plein air s’offrent partout les livres, l’imagerie de moindre valeur, — les trop fréquentes averses du ciel parisien ne permettant pas d’exposer aux intempéries de l’air les éditions princeps et les gravures avant la lettre. Voulez-vous plutôt admirer des incunables authentiques, de vrais elzévirs ; des pasdeloups irréprochables ? Traversez la rue et vous arrêtez aux vitrines qui longent les quais à perte de vue. Là des milliers de chefs-d’œuvre de l’imprimerie, de la reliure et du burin charmeront votre regard, tandis que, tout à côté, s’amuseront à vous tirer l’œil toutes les merveilles du bric-à-brac : vieilles armures damasquinées d’or ou d’argent, épées à poignée finement ciselée par quelque maître armurier des XVe et XVIe siècles, bahuts d’ébène, coffrets mauresques aux délicates et fantasques incrustations de cuivre ou de nacre, lustres en vieux cuivre fouillé à jour, émaux cloisonnés, faïences de Bernard Palissy, ivoires, potiches, statuettes, porcelaines de Chine, de Saxe ou de Sèvres, — tout cela vrai souvent, mais parfois aussi imité avec une perfection telle que des connaisseurs sérieux ont pu s’y laisser prendre. »

Il me serait possible de citer encore une multitude de pages attachantes, et je résiste difficilement au désir de les donner à mes lecteurs. Mais je suis contraint de les priver de ce plaisir si délicat. Cela m’entraînerait au-delà du cadre d’une étude biographique nécessairement limitée à de rapides esquisses par l’œuvre déjà considérable de mon sujet, car M. Marmette est l’un de nos auteurs canadiens les plus féconds.

La première en date de ses œuvres sérieuses est François de Bienville, roman historique qui parut en 1870.

On trouve dans ce livre beaucoup d’imagination, une mise en scène très soignée, très émouvante, et des personnages bien accusés et très vivants. La couleur locale y est parfaite, toujours observée, et le côté archéologique traité avec le plus grand soin et la plus grande netteté.

Ces qualités précieuses sont l’ornement constant de toutes les œuvres de Marmette. Il fut peut-être le premier écrivain de notre pays qui apporta une étude aussi consciencieuse et aussi approfondie de notre histoire dans ses romans de cape et d’épée.

L’Intendant Bigot fut publié deux ans après.

Cette histoire des faits et gestes du plus complet des boodlers de cette époque est extrêmement intéressante. Plus fortement charpentée que François de Bienville, la trame en est plus habilement, plus solidement ourdie, l’action plus vivement conduite que dans l’ouvrage précédent. On y sent plus d’habileté, plus de savoir-faire. Le style en est plus châtié, plus uni.

Le Chevalier de Mornac, qui parut moins de deux ans après l’Intendant Bigot, est le tableau de l’existence d’aventures et de la vie sauvage d’un cadet de famille sans fortune du XVIIe siècle. Le principal personnage de ce roman est un gentillâtre sympathique, brave, d’apparence généreuse, très vantard, un peu trop né sur les bords de la Garonne, mais amusant, quoique manquant un peu d’originalité à cause de l’usage immodéré qu’en ont fait certains romanciers modernes qui n’étaient point encore des Zolalâtres.

Le Chevalier de Mornac parut pour la première fois dans l’Opinion Publique, et les lecteurs lui firent l’accueil favorable qu’il méritait.

La Fiancée du rebelle fut publiée dans la Revue Canadienne en 1875. C’est, à mon avis, la mieux écrite des œuvres de Marmette. Elle a été composée à tête plus reposée.

Moins mouvementée, peut-être, que l’Intendant Bigot, elle lui est supérieure comme forme et comme style. Le temps a fait son œuvre et la plume de l’écrivain s’est affinée. La phrase est devenue plus serrée. Elle y est mieux conduite, plus régulière. La pensée et l’intrigue y sont mieux enveloppées.

La Fiancée du rebelle est l’histoire bien sombre du siège de Québec par les Bostonnais en 1775 ; mais cela respire encore l’odeur de la poudre. On y trouve toujours les plus vaillants coups d’épée et ce goût du terroir canadien qui est l’un des charmes difficilement imitables du Chevalier de Mornac et de François de Bienville.

Que l’on en juge par les deux morceaux qui suivent, tous deux extraits de cette dernière œuvre.

« James Evil avait donc brusquement interrompu le tête-à-tête d’Alice et de Marc Évrard.

« — Mademoiselle, dit-il, en assez bon français qu’il avait appris en France, où il avait voyagé après la guerre de sept ans, mademoiselle me fera-t-elle l’honneur de sa compagnie à la prochaine danse ?

« — J’en suis bien fâchée, répondit Alice, mais M. Évrard, que voici et que vous n’avez pas semblé apercevoir, m’en a priée avant vous.

« — Oh ! pardonnez-moi. Mais vous êtes engagée pour l’autre danse aussi ?

« — Oui, monsieur.

« — Toujours avec M. Évrard ?

« — Oui, monsieur, répondit Alice en rougissant un peu, mais enchantée, au fond, de faire cette malice à l’officier, qu’elle détestait.

« — Oh ! Oh ! C’est bien, répondit Evil, qui lança un regard haineux à Marc et pirouetta sur ses talons en se dirigeant vers un groupe de femmes auxquelles il demanda de vouloir bien organiser une contredanse.

« Ce genre de danse n’était que peu ou point connu au Canada, où elle fut apportée par les conquérants. La contredanse (country dance) était une innovation anglaise. James Evil avait un certain plaisir à l’imposer à une société canadienne, sachant bien que les invités de M. Cognard étaient presque tous des gens à se plier aux caprices d’un officier de l’armée britannique.

« Marc et Alice furent forcés de figurer dans la contredanse, que James Evil dut diriger du commencement à la fin.

« Quand la danse fut terminée, Marc dit à Alice, qu’il ramenait à sa place :

« — Je crois que vous avez un peu durement reçu ce pauvre capitaine.

« Marc, en parlant ainsi, n’était point sincère ; au contraire, il était enchanté d’avoir vu humilier devant lui cet arrogant officier.

« — Vous pensez ? dit Alice, en glissant un malin regard entre ses longs cils. Bah ! Tant pis pour lui ! S’il vous avait salué, encore, je ne dis pas ! Pour lui prouver que j’aime autant danser avec vous que je le déteste lui-même et pour faire pièce à sa vilaine danse anglaise, venez exécuter un pas de gavotte avec moi. »

Tout cela n’est-il pas agréablement dit et pensé ?

N’est-ce point ainsi que devaient agir et penser les Marc Évrard et les James Evil de cette époque ?

Et ne devaient-ils pas combattre et mourir comme Marmette le décrit dans les pages qui suivent ?

« En voyant monter vers lui ce mourant, armé d’une épée qu’il pouvait à peine tenir, Evil eut un sourire d’infernal contentement. Il fit signe à Gauthier, qui venait d’armer son mousquet, de déposer son arme, et attendit sans bouger, avec le rire satanique de la vengeance aux lèvres, ce spectre vivant qui se traînait vers lui.

« — Attends… balbutia Évrard en s’approchant, il me reste encore… assez de force pour te tuer.

« Le bras tendu, l’épée au poing, il arriva enfin près d’Evil.

« — Ô mon Dieu ! dit Évrard, donnez-m’en la force.

« Evil bondit sur Marc, lui arracha son épée, qu’il jeta loin d’eux, saisit Évrard par les poignets et la gorge, et, traînant le malheureux jusqu’au bord du rocher :

« — Tu as tort d’invoquer Dieu en ce moment, lui dit-il. L’esprit de la vengeance est Satan, et c’est mon Dieu, à moi. Vois-tu comment il t’a jeté sans défense dans mes mains vengeresses ? Tu m’as vaincu d’abord, et pourtant je vais rester le dernier sur la brèche. Mais avant de piétiner sur ton cadavre, je veux, là, sous tes regards mourants, que le feu infernal de la jalousie te ronge aussi le cœur : avant que tu rendes au diable ton âme maudite, ta femme, entends-tu ? ta femme sera mienne, ici, sous tes yeux.

« Dans un dernier effort, Évrard se débattit pour échapper à l’étreinte de son ennemi. Mais Evil le souleva de terre et le poussa dans le vide.

« L’infortuné jeta un cri étouffé et s’en alla tomber au fond du ravin.

« — Maintenant, la belle enfant, dit l’officier d’une voix horrible, à nous deux !  !  ! »

Heureusement que cet officier aux principes un peu relâchés n’a pas le temps d’accomplir le forfait qu’il médite. Il est tué d’un coup de mousquet par Tranquille, le serviteur d’Évrard, au moment où il allait atteindre la jeune femme. Celle-ci profite de sa délivrance inespérée pour se précipiter vers son mari…

« Elle accourait en toute hâte, autant que le lui permettaient ses forces surexcitées par l’émotion du moment, quand elle se trouva inopinément sur le faîte du rocher qui surplombait le ravin. La vue de son mari gisant tout au fond la frappa d’épouvante, et le vertige l’empoigna et la précipita du haut en bas du rocher.

« — Malédiction ! cria Tranquille, qui arrivait comme elle tombait. Il avisa quelques crans saillants de la roche et s’en aida pour descendre. Lorsque, tremblant de douleur, il arriva près de ses maîtres, il vit immédiatement, qu’ils étaient perdus. La chute d’Évrard avait déterminé en lui une lésion intérieure du poumon déjà blessé ; il perdait le sang à pleine bouche. Quant à la jeune femme, outre les meurtrissures de sa chute, la faiblesse, la misère, la douleur et l’effroi venaient de la jeter dans une syncope mortelle.

« À travers le nuage de l’agonie qui voilait à demi ses yeux, Marc aperçut son fidèle serviteur et le reconnut.

« — Evil ? demanda-t-il.

« — Mort ! répondit Tranquille.

« Évrard lui serra la main et lui fit signe de le rapprocher d’Alice étendue à quelques pieds de lui.

Quand ils furent à côté l’un de l’autre, Évrard enlaça de ses bras le corps de sa chère femme et le pressa sur son cœur dans une étreinte suprême. Elle tressaillit, ouvrit les yeux et lui sourit ; leurs lèvres se cherchèrent et leur vie s’exhala dans un dernier baiser !  !  ! »

Peut-être eût-on désiré un peu plus de naturel et de vraisemblance dans le caractère des héros de ce récit : les passions et les actes sortent un peu trop violemment de l’ordinaire. Mais l’action est bien conduite, très dramatique, très « empoignante », pour me servir d’un mot de l’auteur, et l’on ne saurait tenir compte d’un si léger défaut.

Marmette fait partie de la Société Royale du Canada. Il y entra dès sa création. L’an dernier, l’Université Laval le faisait docteur ès-lettres.

« Il y a tant de charmes à trouver l’homme véritable sous l’écrivain officiel ! » dit Vecchio dans l’Opinion Publique et cette vérité me paraît tellement indiscutable que je veux vous parler encore, non de l’auteur de la Fiancée du rebelle et de l’Intendant Bigot, mais de Marmette dépouillé de tous les titres qu’il a acquis à la postérité, de mon ami Marmette, enfin, du charmant camarade, de l’homme d’esprit et de cœur que ses œuvres vous ont fait déjà concevoir.

Ce qu’il a de plus grand, c’est le cœur, et ce viscère a pris chez lui un tel développement qu’il a nui à l’expansion des autres organes : du moins est-ce ainsi que j’explique la petitesse de sa taille. Cependant, je l’ai dit plus haut, il est bien pris dans cette taille exiguë et son œil dit tout un poème.

Dans la joie, dans le chagrin et dans la colère, je ne connais pas un regard plus éloquent que le sien. C’est une caresse, une larme, ou une épée très acérée.

Son binocle, seul effort diplomatique qu’il ait jamais daigné se permettre, n’est placé devant ses yeux que pour dissimuler la vivacité de ses impressions. Je crois même m’être aperçu qu’il le laissait négligemment retomber lorsque son heureuse étoile le mettait en présence d’une jolie femme. Les lecteurs d’Une nuit floridienne — et ils sont très nombreux — me croiront. Ils ne peuvent avoir oublié ces grands yeux noirs de créole qui le fixèrent, un soir, près de la piazza « et dont le brûlant souvenir hante encore sa mémoire » !

Son binocle lui devient également inutile lorsque sa mauvaise fortune le force à subir le contact odieux d’un homme discourtois.

Il est resté le gardien incorruptible des traditions de la politesse de nos pères, et rien ne saurait altérer chez lui le goût parfait des manières qu’il a su conserver, avec un soin jaloux, dans toute leur intégrité.

Tout ce qui est beau le séduit ; tout ce qui est grand l’attire ; il est l’amant du bien.

Une nature semblable devait éprouver d’inénarrables jouissances à Paris.

C’est là que je le retrouvai en 1882. C’est là que la liaison commencée au Canada se continua et ne tarda pas à marcher à grands pas vers l’intimité si douce et si appréciée qui vivra, je l’espère, autant que nous.

C’est à Paris, ce cloaque de tous les vices, s’il faut en croire les imbéciles, ce foyer de toutes les sciences et de toutes les fêtes de l’esprit et de l’art, si l’on écoute les gens d’esprit, que nous vécûmes, pendant quelques mois trop courts, de la même existence, buvant la coupe des mêmes joies et poussés par les mêmes aspirations.

À cette époque, les Hydropathes, nés un soir de réveillon, au café Latin, de l’amitié de quelques Bohêmes devenus célèbres et d’une valse allemande ou autrichienne de Gung’l, je crois, — Hydropathen — venaient de sombrer au milieu des flots houleux de la misère noire. Les Hirsutes, qui gisaient alors dans un sous-sol du boulevard Saint-Michel, les avaient remplacés et battaient leur plein. Le Chat Noir, qu’un homme d’esprit, en un jour d’amère bêtise, confondit avec un mauvais lieu, réunissait dans l’atelier de Salis tous les talents que caressait l’avenir et qu’il a consacrés depuis : Goudeau, Harry Alis, Haraucourt, Montancey, Richepin, Henry Somm, Willette, etc. s’y rencontraient chaque soir.

C’était un milieu intéressant au plus haut degré et je fis connaître à Marmette quelques-unes des personnalités très singulières qui le composaient.

Il sut s’en faire apprécier et aimer, ce qui lui était facile ; mais il sut aussi, ce qui était beaucoup plus délicat, en scruter les qualités avec une habileté parfaite. Il sut encore trouver très vite le cœur, sous le flot de théories étranges et de sophismes prodigieux dont s’enveloppaient la plupart des hommes qui végétaient encore dans cette pépinière de l’art, d’où, quelques années plus tard, devaient venir les arracher le succès et la célébrité.

Si j’ai bonne mémoire, c’est vers les Hirsutes que nous nous dirigeâmes tout d’abord. Je tenais à lui présenter Émile Goudeau, président de cette réunion de poètes, de littérateurs, de musiciens et de peintres qui n’avaient de cette peuplade mal léchée que le nom. Nous trouvâmes ce dernier sur les tréteaux, occupé à déclamer des vers de sa composition.

La salle était comble et nous ne savions trop où nous asseoir, lorsque des voix amies me guidèrent, et nous nous dirigeâmes vers le fond de la pièce, où Léo Montancey et Marie Krysinska, qui m’avaient reconnu et appelé, nous offrirent des sièges à côté d’eux.

Je présentai Marmette à Marie Krysinska et Léo Montancey à Marmette. Ce devoir accompli, j’abandonnai mon excellent camarade à Marie, qui me parut disposée à s’en occuper activement, et je me mis à causer avec Léo. Quelques instants après, je me retournai vers le couple que j’avais abandonné pour accabler Montancey de questions de tous genres, car il y avait plusieurs années que je ne l’avais vu.

Marmette n’avait plus son binocle et Marie, qui venait de composer une valse que tout Paris devait danser quelques jours après, lui parlait de cette composition en femme pénétrée de sa valeur.

— Et vous le voyez, monsieur, disait-elle, dans cette circonstance j’ai été bien inspirée et particulièrement heureuse.

— Oh ! madame, répondit Marmette, ce sont surtout les notes que vous avez conçues qui sont heureuses… Ne viennent-elles pas de vous ?

C’était du Trousac, un peu malicieux, peut-être ; mais c’était du Trousac et du plus pur. Marie Krysinska en était toute saisie.

Il était temps d’intervenir.

D’ailleurs, Goudeau arrivait et la conversation devint générale.

— Enchanté de vous voir à Paris, cher monsieur, dit Goudeau.

— Et vous arrivez de ce beau Canada dont mon ami Puy m’a tant parlé ? J’espère que vous êtes pour longtemps des nôtres ?

— C’est mon plus vif désir, cher monsieur, répondit Marmette.

— Et serait-il indiscret de vous demander dans quel but vous êtes à Paris ? S’il m’était possible de vous être agréable ou utile, j’en serais vraiment très heureux.

— Mais, cher monsieur, je suis perfectible, et le but que je me propose d’atteindre, c’est le perfectionnement. J’accepte donc avec reconnaissance les offres de services que vous voulez bien me faire, et veuillez croire — ajouta Marmette — que j’en userai sans retard.

Goudeau se mit à rire.

— Ah ! cher monsieur, dit-il, vous ne pouvez nier votre origine : vous êtes resté bien Français, et si tous vos compatriotes vous ressemblent, c’est nous qui devrions nous rendre à Québec ! Mais, hélas ! nos imperfections sont trop grandes et ne nous laissent espérer aucun perfectionnement.

J’entraînai Marmette. Il m’eût fait oublier de mes amis de tous les sexes.

Le cœur humain est rempli de petitesse, et je tenais à conserver ma place dans leur souvenir.

Arrivés sur le boulevard, je le regardai. Il avait remis son binocle.

— Tu l’as replacé, lui dis-je ?

— Oh ! je puis le laisser retomber, répondit-il. Et, sur cette parole épique et peu rassurante, qui me ramenait au Chevalier de Mornac, nous nous dirigeâmes vers le café Voltaire, où nous devions dîner.

— C’est une institution charmante que ces Hirsutes, me dit-il.

— N’est-ce pas ? répondis-je.

— Oui, cette réunion d’hommes de haute intelligence et de femmes de talent est unique en son genre.

— Rien n’est plus vrai, dis-je à mon tour ; mais ce qu’il y a de plus curieux dans cet alliage, c’est qu’il est pur. Les Russes et les Polonaises qui viennent étudier en France et qui fréquentent ces cercles de l’esprit y restent au-dessus de tout reproche et, malgré la liberté de leurs allures, ne sont que de charmants camarades.

— De telle sorte, me répondit-il en souriant, que, si l’ami Faucher était ici, il pourrait dire de sa belle voix de contralto et en martyrisant sa royale : « Mon cher, honni soit qui mal y pense ! »

Et il remit philosophiquement son binocle, qu’il avait laissé tomber pour allumer son cigare et prendre son café.

HENRY de PUYJALON.
Montréal, 10 mars 1893.



Fragment.


… Mères venues pour surveiller, jeunes filles et garçons tous un peu fatiguées par le trajet, la poussière et l’ardeur du midi, s’assirent, d’abord silencieux et s’épongeant le front, sous un bouleau qui, non loin de la rivière, se dressait coquettement drapé dans son justaucorps de satin blanc, et de ses longs bras frémissant couvrait de son ombrage cette charmante jeunesse. L’arbre animé par une légère brise faisait bruire, au dessus des couples rapprochés, ses feuilles qui murmuraient amoureusement au moindre souffle comme sous l’étreinte d’une caresse tandis que les grands sapins d’à côté mariaient leur musique berceuse au gai murmure de l’eau qui gazouillait sur les cailloux, et qu’un pinson des bois jetait au loin ses deux notes uniques dont la dernière, quatre fois répétée, forme comme la première une quarte liée d’une mélancolie pénétrante…

Joseph Marmette