Les hommes du jour : Honoré Mercier


La Compagnie des moulins de papier de Montréal.


HONORÉ MERCIER

HONORÉ MERCIER



C’était en 1861. Le R. P. Larcher, professeur de rhétorique au collège Sainte-Marie, de Montréal, avait préparé une grande séance publique à l’occasion de je ne sais plus quelle fête.

Au cours de cette séance, quatre élèves devaient successivement faire l’éloge d’une arme de guerre, pendant qu’un cinquième était chargé de faire le résumé et de prononcer le jugement. Buteau Turcotte faisait valoir l’arme de la cavalerie, avec cette verve caustique et ce brio superbe, maintenant, hélas ! silencieux pour jamais. Charles DeLorimier, aujourd’hui juge de la cour supérieure, exaltait, avec les mouvements d’une grande éloquence, le mérite et l’importance de l’infanterie, tandis que Ferréol Dubreuil prouvait surabondamment, autant que je me le rappelle, l’excellence de l’artillerie. Quant à moi, quatrième, je démontrais, avec une égale clarté, que le génie est au-dessus de toutes les autres armes et que les mines, les escarpes et les contrescarpes sont des choses absolument indispensables. L’élève chargé de faire le résumé et de prononcer jugement, — grave et calme, assis sur un fauteuil de juge, — c’était Honoré Mercier.

Lorsque le dernier des quatre discours eut pris fin, Mercier se leva, s’avança lentement jusqu’au bord de la scène, — car nous étions sur une véritable scène, — et promena pendant quelques secondes ses regards sur l’auditoire. Ce n’était pas l’homme d’aujourd’hui, avec sa taille puissante annonçant la force et le calme de la maturité : il avait la même stature, mais la minceur de la jeunesse et cet air un peu embarrassé qui distingue tous les collégiens.

La position était assez difficile. DeLorimier, avec ses accents chauds et vibrants, avait créé une profonde impression. Se faire écouter après lui, et surtout après quatre longs discours, n’était pas une tâche ordinaire. Mercier le sentait parfaitement ; aussi ses premières paroles manquaient-elles d’assurance. Cependant, à peine eut-il prononcé quelques phrases, qu’on le vit reprendre possession de lui-même et prendre, en même temps, possession de son auditoire. D’une voix grave, lente, mais bien audible, il commença son résumé, clair, précis, mesuré, écartant ou tournant les obstacles, supprimant les hors-d’œuvre et s’attachant à l’idée maîtresse, qu’il savait toujours saisir. Peu à peu sa voix s’échauffait, — sans pourtant perdre trop de la gravité que la circonstance lui imposait ; — le mot sonore, d’un timbre métallique, allait porter le trait dans tous les coins de la grande salle. Chacun écoutait, avec une surprise mêlée de plaisir, ce tout jeune homme qui s’affirmait déjà avec une réelle autorité et qui se dirigeait tranquillement, mais directement, vers son but, avec une sûreté de coup d’œil et une persistance de volonté peu ordinaires.

Je ne me rappelle plus quelle arme a finalement triomphé ; je crois même que nous avons eu tous quatre un peu gain de cause. Ce que je sais, c’est que, lorsque Mercier eut fini son résumé, il avait remporté un grand et légitime succès et laissait déjà entrevoir, pour l’avenir, une carrière distinguée.

Ceux qui l’ont suivi depuis cette époque savent comme il a largement tenu cette promesse.

Honoré Mercier descend d’une famille française qui est venue s’établir dans le district de Montmagny, et dont une branche est allée se fixer dans le comté d’Iberville. Son père, J. B. E. Mercier, et sa mère, Marie-Catherine Laflamme, demeuraient à Saint-Athanase. C’est là qu’il est né, le 13 octobre, 1840.

Après avoir fait son cours d’études au collège des RR. PP. Jésuites, à Montréal, il entra au barreau et commença à exercer sa profession en 1865, à Saint-Hyacinthe.

Mais il avait déjà débuté, trois ans auparavant, dans le journalisme et rédigeait le Courrier de Saint-Hyacinthe, qui défendait alors la politique de M. Sicotte, passé au parti de l’opposition. Cette courte notice ne permet pas d’entrer dans les détails de l’histoire politique de l’époque, à laquelle M. Mercier, tout jeune qu’il était, prit une part très active. Disons néanmoins que, dès 1864, au début de la discussion de la fédération des provinces, il combattit vigoureusement ce projet et dut même abandonner le Courrier, dont la direction ne partageait pas sa manière de voir.

En 1866, la confédération paraissant devoir passer à l’état de fait accompli, nonobstant de nombreuses protestations, M. Mercier jugea toute discussion ultérieure parfaitement inutile ; il se décida à laisser faire l’épreuve du nouveau régime, et rentra au Courrier. Plus tard, cependant, les provinces maritimes ayant remis sur le tapis plusieurs questions qui avaient paru décidées finalement, le jeune polémiste, mécontent de la manière dont on voulait régler ces questions, quitta de nouveau son journal et se consacra presque exclusivement à l’exercice de sa profession.

À part le prestige que lui avaient donné ses vigoureuses polémiques, il s’était aussi fait connaître par un grand nombre de conférences et de discours qui furent très remarqués.

En 1871, la question des écoles séparées du Nouveau-Brunswick, qui mettait en péril des droits précieux, le rappela dans l’arène. Il défendit vaillamment la minorité contre les attaques d’une majorité peu scrupuleuse et tenta alors, pour la première fois, de former un parti national qui devait permettre aux deux grandes fractions de la représentation bas-canadienne de se réunir et de combattre sur un terrain d’intérêt commun. Il fut un de ceux qui discutèrent avec le plus de vigueur et de succès, à la tribune et dans la presse, ces grandes questions, si importantes pour nos compatriotes des autres provinces.

En 1872, les électeurs de Rouville le nommèrent au parlement. À la première session, cette même question des écoles du Nouveau-Brunswick fut portée devant les chambres par l’honorable M. Costigan et souleva une longue discussion. Le jeune député prononça, sur ce sujet, un discours qui lui donna, du coup, une place marquante dans la chambre. On avait rarement entendu traiter une question avec cette largeur d’idées, avec cette tactique savante et cette logique pressée qui élucidaient tous les points, écartaient les obstacles et les arguments spécieux et groupaient enfin, comme en un faisceau, tous les plus puissants moyens à l’appui de sa thèse.

Lors du vote, le gouvernement fut défait par 33 voix ; mais le chef du cabinet, Sir John A. Macdonald, ne crut pas devoir donner sa démission.

Une nouvelle session fut convoquée dans l’automne de la même année, et l’on sait que le ministère démissionna au sujet d’un incident survenu en rapport avec la question du chemin de fer du Pacifique. L’honorable Alexander Mackenzie fut appelé à former une nouvelle administration.

M. Mercier continua, sur les hustings et dans la presse, la campagne vigoureuse qu’il avait entreprise. Doué d’une activité qui ne le cède en rien à son multiple talent, il est toujours le premier au poste, partout où il y a une lutte à soutenir, et paie généreusement de sa personne pour défendre la cause qu’il a embrassée avec ardeur.

En 1874, les électeurs de Rouville le pressent vivement de se présenter de nouveau dans leur comté ; mais il s’efface, par un acte de patriotisme, en faveur de M. Cheval, afin de ne pas scinder le vote.

En 1878, il dispute le mandat du comté de Saint-Hyacinthe à M. Tellier, qui ne l’emporte que par 6 voix.

Au printemps de 1879, après la mort du regretté M. Bachand, membre du cabinet de Québec et trésorier de la province, le premier ministre, l’honorable M. Joly, se trouvait dans une position extrêmement dangereuse. Il perdait l’un de ses lieutenants les plus habiles, et, comme il n’avait qu’une voix de majorité dans l’assemblée, il fallait, de toute nécessité, trouver quelqu’un qui pût conserver le comté de Saint-Hyacinthe, rétablir la majorité, et surtout apporter le secours du prestige et du talent dans le combat terrible que se livraient les deux partis.

Les regards du premier ministre se tournèrent, tout d’abord, vers M. Mercier, que l’on alla chercher au fond de sa retraite. Malgré son désir de ne plus rentrer dans la vie politique, il dut céder devant les nécessités du moment, et emporta le comté par une majorité de 304 voix. Il avait le portefeuille de solliciteur général.

Dès lors, il se remit au travail avec cette suprême activité qu’on lui connaît et prépara le programme de la session suivante, qui devait être si mouvementée.

C’est au cours de cette session, en 1879, qu’il traita la question constitutionnelle soulevée par l’intervention du gouvernement fédéral à propos de l’acte du lieutenant-gouverneur Letellier, qui avait renvoyé ses ministres le 2 mars, 1878.

Quel que soit le point de vue auquel on se place pour juger ce discours, il est impossible de ne pas admettre que c’est une des plus vigoureuses et des plus puissantes harangues qui aient jamais été prononcées dans l’enceinte de notre assemblée législative.

Mais le travail et le talent étaient ici impuissants à conjurer le danger qui s’avançait ; et l’on sait comment le cabinet fut défait au mois d’octobre de cette même année.

En 1881, M. Mercier, fatigué des luttes qu’il avait soutenues et éprouvant, d’ailleurs, le besoin de consacrer tout son travail aux intérêts de sa famille, qu’il avait dû nécessairement négliger, vint s’établir à Montréal et annonça son intention bien arrêtée d’abandonner la politique pour se donner tout entier à sa profession. Mais il avait déjà fourni une carrière trop remarquable et trop utile à son pays pour que sa retraite fût aussi facilement acceptée.

Ses amis de toutes les parties de la province, surtout de la région de Montréal et de Saint-Hyacinthe, adversaires aussi bien que partisans, le pressèrent de revenir sur sa décision et firent tant d’instances, qu’à la fin il fut obligé de se rendre à leur désir. Le comté de Saint-Hyacinthe l’élut par acclamation.

C’est à cette époque qu’il y eut plusieurs pourparlers au sujet d’une coalition, d’abord avec M. Chapleau, ensuite avec M. Mousseau, dans le but de donner à la province une force et une impulsion nouvelles par la réunion de ses meilleurs éléments. Du reste, M. Mercier a toujours manifesté ce désir d’élargir les bases de la politique. Les partis, cependant, ne purent pas s’entendre sur les concessions qui devaient être faites de part et d’autre.

En 1883, M. Mercier est nommé chef de son parti pour la province.

C’est ici que commence sa véritable carrière politique et qu’il va déployer sur un plus large théâtre, ou du moins dans des sphères plus variées, les puissantes qualités qui le distinguent ; c’est ici qu’il va affirmer son incontestable talent de meneur d’hommes et de grand capitaine. À la tête d’une phalange peu nombreuse, mais dévouée, il se multiplie et semble présent à la fois sur tous les points. Aucun sujet de discussion ne lui est étranger : finances, statistiques, instruction publique, agriculture et colonisation, bois et forêts, travaux publics, droit, questions constitutionnelles, commerce et industrie, il aborde tout et fait preuve de la plus vaste érudition, en même temps que d’une singulière puissance de parole. Son réquisitoire, lors du débat sur l’adresse en réponse au discours du trône, le 22 janvier, 1883, et ceux qu’il prononça dans des circonstances analogues, les années suivantes, offrent des passages d’un effet saisissant, qui donnent facilement une idée de la diversité et de l’étonnante fécondité de son talent.

Je voudrais pouvoir citer ici quelques extraits de ces fortes harangues ; mais il serait impossible de le faire sans donner à cette biographie une certaine couleur politique, que je désire éviter par-dessus tout.

Lisez également ses discours sur la question des écoles du Nouveau-Brunswick, sur le soulèvement des Métis au Nord-Ouest, sur la question Riel, sur la restitution des biens des Jésuites, sur l’autonomie des provinces. Partout, c’est la même largeur d’idées, le même souffle puissant et soutenu, la même érudition qui embrasse le sujet dans son ensemble et le saisit à la fois dans tous ses détails.

Écoutez-le, quand il traite la question des biens des Jésuites ; je prends au hasard :

« On a basé la prise de possession sur le droit de conquête. Par cette déclaration, on violait les engagements pris par les capitulations et le traité de Paris. Si le principe posé dans ce bref de possession est un principe juste en droit naturel et en droit international, il ne serait pas seulement juste pour les corporations religieuses, mais il devrait encore être juste pour les particuliers. Or, M. le président, quel n’aurait pas été le cri de rage — et bien légitime — de la part de n’importe quel habitant de ce pays dont les propriétés auraient été confisquées après la conquête, — que n’auraient pas fait nos bons habitants des campagnes, si, en vertu du droit de conquête, on était venu leur dire : « Nous prenons possession de vos biens ; nous prenons possession de ces terres qui appartiennent à la couronne par droit de conquête ? » Il y aurait eu un long cri de douleur et de protestation dans toute la province. Ce cri aurait été entendu en Europe et, malgré la décadence du gouvernement français à cette époque, il aurait été écouté en France. On aurait dit : « Vous violez le traité de Paris et les capitulations ; vous n’avez pas le droit de confisquer, en vertu de la conquête, les biens des particuliers. » Et, si cela ne se fait pas quand il n’y a pas de conventions, cela doit se faire encore moins quand il y a des conventions.

« Ce que l’on ne pouvait pas faire contre de simples particuliers, contre des hommes qui, en définitive, pouvaient se défendre, prendre les armes, exposer leurs griefs, se protéger dans les assemblées publiques, provoquer un mouvement politique ; ce qu’on ne pouvait faire contre des hommes placés dans ces conditions, on aurait pu l’exécuter contre de pauvres religieux sans défense, contre des hommes qui avaient consacré toute leur vie à la cause de la civilisation et dont les prédécesseurs avaient parcouru le pays d’un bout à l’autre, en l’arrosant de leur sang, avec un dévouement si héroïque ! Ce qu’on aurait eu le droit de faire contre les Jésuites, on aurait eu le droit de le faire contre tous les habitants de ce pays. Or, ce n’est là ni le droit, ni la justice. Et quand on a déclaré, dans ce bref de possession, en 1800, qu’on prenait ces biens par droit de conquête, on a invoqué un droit qui n’existait pas. On a violé les capitulations, on a violé le traité de Paris, et on a violé le droit des gens.

« À cette époque comme aujourd’hui, le vieux droit barbare de conquête était disparu. C’est-à-dire qu’alors comme aujourd’hui, la conquête d’un pays ne conférait que le droit de domaine supérieur, et non de propriété… Et aujourd’hui, la conquête d’un peuple ne donne que la souveraineté ou le droit de gouverner, c’est-à-dire le droit de prendre les revenus et les propriétés publics. Mais la propriété privée est respectée ; la liberté du sujet n’est pas violentée.

« Et je voudrais bien voir un conquérant, aujourd’hui, venir prétendre que, parce qu’il a pris possession d’un pays en raison d’une victoire temporaire, il va s’emparer des biens des citoyens, réduire ceux-ci en esclavage et faire disparaître de nos codes ces pages glorieuses que le christianisme y a inscrites. »

Je l’ai déjà dit, M. Mercier, dans la carrière publique qu’il a fournie jusqu’ici, a abordé tous les sujets, traité toutes les questions qui intéressent le pays, sa magnifique étude sur la province de Québec en est une excellente preuve ; — mais ce qui a toujours appelé par-dessus tout son attention, ce qui a été constamment l’objet de sa plus vive sollicitude, c’est l’éducation, c’est l’instruction du peuple, répandue largement, mise, autant que possible, à la portée de tous. Dans presque tous les discours qu’il a prononcés, les articles qu’il a écrits ou les conférences qu’il a faites, il a toujours taché de faire surgir cette question, vitale par excellence, il a presque toujours trouvé moyen de lui donner l’importance qu’elle a en réalité, le rang qu’elle mérite à si juste titre.

En 1881, lors de l’établissement des écoles des arts et métiers, il appuyait fortement le projet du gouvernement et prononçait, sur ce sujet, un discours remarquable sous tous les rapports.

« Répandre l’instruction primaire, » dit-il, « la faire pénétrer dans nos campagnes les plus reculées, vaincre la résistance ou l’indifférence des parents à proclamer l’obligation de fréquenter les écoles dans certaines conditions : voilà quel est le premier devoir de nos législateurs. »

Dans une autre circonstance, il s’exprime ainsi :

« L’instruction élémentaire, c’est la première nécessité d’un pays constitutionnel. Il faut, comme le dit Girardin, mettre en harmonie l’instruction et la constitution d’un peuple.

« Nous ne donnons que $ 160.000 aux écoles élémentaires, et $ 70.000 à l’instruction dite supérieure, j’admire et je respecte nos collèges classiques, que nous devons au dévouement de prêtres vertueux, véritables amis de leur pays, et je ne veux diminuer en rien leur prestige et leur mérite ; mais je combats un système qui n’est ni juste ni sage. C’est le peuple surtout que l’on doit chercher à instruire ; le riche peut se protéger tout seul ; c’est à l’enfant du pauvre qu’on doit tendre la main bienfaisante de l’éducation pour le défendre contre les dangers qui l’assiègent, pour le sortir de la misère qui peut tuer cette intelligence naissante, et pour lui ouvrir à deux battants les portes de l’avenir et l’aider à conquérir une position honorable. »

Et, dans un autre travail, je trouve encore ces paroles :

«… Certaines sciences, belles et louables en elles-mêmes, seraient peu utiles à nos manufacturiers, à nos commerçants, à nos artisans, et ces sciences, tout intéressantes qu’elles sont, ne mèneraient pas loin ceux qui voudraient s’en contenter à notre époque, et surtout dans nos villes d’Amérique… »

Et plus loin encore :

« …Ce reflet de gloire, qui nous arrive du vieux monde, nous impose de nouveaux devoirs, au premier rang desquels nous devons placer la nécessité de tirer le peuple de sa léthargie et de faire parvenir jusqu’à lui les bienfaits de l’instruction. L’ignorance, c’est la misère ; l’instruction, c’est la fortune. L’ignorance, c’est l’esclavage ; l’instruction, c’est la liberté. La mère doit le lait à l’enfant qu’elle a mis au monde, le père lui doit le pain, la société lui doit l’instruction. Et ce peuple que nous devons instruire, c’est le vrai peuple, celui qui travaille : laboureurs et artisans, les pères nourriciers du genre humain, ceux qui construisent, ceux qui sèment, mais qui, hélas ! ne récoltent pas toujours. Ouvrons à ceux-là, et à deux battants, les portes du temple qui répand sa lumière bienfaisante sur le monde ; assurons-nous que cette lumière pénètre jusqu’aux plus humbles chaumières. »

Et, dans une autre circonstance :

« Couvrons le sol de notre province de maisons d’école ; faisons-les nombreuses, élégantes, confortables, pour que nos enfants aiment à les voir et à les fréquenter. Entourons-les d’arbres et de fleurs, pour que cette jeunesse, qui est l’espérance de la patrie, sache que « l’instruction est l’ornement du riche et la richesse du pauvre, » suivant la pensée d’un philosophe. »

Il se déclare franchement, hardiment, en faveur de l’instruction obligatoire :

« Il ne faut pas se le dissimuler, » dit-il, « l’instruction obligatoire est un problème qui s’impose nécessairement, un jour ou l’autre, à toute société démocratique comme la nôtre. Heureux les pays qui prévoient ce problème ! car le prévoir, c’est déjà commencer à le résoudre, c’est éviter pour l’avenir bien des troubles, bien des agitations.

Ailleurs, il demande que l’on donne plus de place, dans les programmes d’études, à l’éducation politique :

« …Comment voulez-vous que l’instruction de l’enfant puisse le préparer à ce grand et noble rôle qu’il devra remplir plus tard comme électeur, sous des gouvernements représentatifs comme les nôtres, si on ne lui enseigne pas le principe et le fonctionnement de la constitution qui le régit ; si on ne lui apprend pas quels sont les droits qu’il peut exercer, les devoirs qu’il a à remplir, et quels sont les dangers, au point de vue politique, économique et social, qui le menaceront, un jour, s’il n’a pas été mis en état de donner un vote intelligent et raisonné, et sur les hommes et sur les choses de son pays ? »

L’instituteur lui-même a également toutes ses sympathies :

« Le titre d’instituteur, » dit-il, « est un titre de noblesse ; il devrait être suffisant pour conférer celui d’électeur… Celui qui est digne d’élever des citoyens est digne de l’être lui-même. Relevez l’instituteur, vous relèverez l’école. »

À chaque occasion qu’il trouve de revenir sur le sujet, il ne manque jamais d’exprimer les mêmes idées larges, élevées et fécondes. De toutes les différentes branches du service public, c’est celle qui appelle davantage sa sollicitude.

Et il a également prouvé la sincérité de ses intentions en fondant dernièrement et en dotant si généreusement ces écoles gratuites du soir, qui ont déjà opéré tant de bien et qui sont destinées à en produire beaucoup plus encore.

Nous voici maintenant arrivés à une époque de la vie de M. Mercier qui forme comme le point de départ d’une carrière nouvelle ; c’est le soulèvement des Métis du Nord-Ouest sous la conduite de Louis Riel, le procès de ce dernier, sa condamnation à mort et l’exécution de la sentence.

Il n’y a pas lieu d’entrer ici dans les détails de ce drame, que tout le pays a encore présent à la mémoire. Rappelons seulement que ce fut, d’un bout à l’autre de la province, un immense cri de protestation, lorsqu’on vit que, sur cette terre des grandes libertés, à une époque de lumières comme celle que nous traversons, l’autorité avait décidé de punir et avait puni de mort un homme coupable d’un simple délit politique, un homme à peu près irresponsable de ses actes, puisqu’il avait été déjà enfermé pendant longtemps dans un hospice d’aliénés.

M. Mercier fut un des premiers à élever la voix pour demander au peuple de s’unir dans ce cri de reproche, sans tenir compte des partis.

Toute une population se leva pour l’appuyer. Il avait littéralement en mains le pouvoir suprême. C’est alors qu’il accomplit une des plus belles actions, peut-être, de sa vie, un de ces sacrifices généreux qui comptent dans une existence. Il fallait un chef pour commander cette nouvelle phalange qui s’engageait dans un champ d’action nouveau. M. Mercier était naturellement désigné pour ce poste d’honneur, il voulut cependant s’effacer, et offrit généreusement la première place à M. Chapleau. Une pareille alliance aurait, sans doute, fait des représentants de la province un groupe capable d’exercer une action prépondérante.

On sait que cette offre ne fut pas acceptée.

Pendant la session de 1886, le 7 mai, M. Mercier prononçait, sur cette question du Nord-Ouest et de Riel, un des plus éloquents plaidoyers qui se soient fait entendre dans nos assemblées législatives. Ce discours, si rempli d’érudition, de logique irrésistible, et si vibrant à la fois, produisit une émotion extraordinaire.

Mais M. Mercier ne devait pas s’en tenir là. On annonçait les élections provinciales pour l’automne de la même année. Il se mit tout de suite en campagne, afin de préparer le terrain. Rarement avait-on vu un zèle, une activité si extraordinaires, servis par une habileté qui n’était jamais en défaut. Qu’il suffise de dire que, pendant cette campagne, M. Mercier parcourut tous les collèges électoraux de la province et prononça quatre-vingt-treize grands discours.

Le résultat fut tel qu’on devait le prévoir.

Le 16 octobre, 1886, M. Mercier sortait du combat avec une majorité.

Au mois de janvier, 1887, à la réunion des chambres, il fut appelé à former un ministère dont tous les membres, ceux, du moins, qui formaient partie de l’assemblée législative, furent réélus par acclamation.

Depuis cette époque, M. Mercier s’est mis à l’œuvre pour remplir le programme qu’il avait formulé. Il a apporté à l’exécution de sa tâche cette puissance de travail, cette ténacité et cette perspicacité qui le caractérisent d’une manière si accentuée.

Il serait trop long de passer en revue tout le programme. Signalons, cependant, parmi les actes les plus importants et les lois les plus saillantes, la conférence interprovinciale de 1887, dans laquelle les différentes provinces se sont entendues pour s’unir dans une action commune, afin de sauvegarder, par tous les moyens constitutionnels, leurs intérêts, lorsqu’ils se trouvent en conflit avec le pouvoir central.

Le règlement de la question si difficile des biens des Jésuites, pendante depuis tant d’années, est peut-être l’œuvre la plus remarquable de M. Mercier. En effet, dans une province comme la nôtre, avec une population de races et de croyances différentes, il paraissait presque impossible de sortir du fait accompli et de rentrer dans le droit véritable, sans blesser des susceptibilités faciles à concevoir et à expliquer. Cependant le problème a été résolu, et maintenant, malgré des mouvements qui tentent vainement de se reproduire sur certains points, la solution est acceptée par tous, même par ceux qui lui semblaient le plus hostiles.

Nous avons déjà parlé des écoles du soir. Il y a, dans l’établissement de ces écoles, une idée large et patriotique que le peuple a saisie de prime abord. Aussi, dès la seconde année, le nombre des élèves a plus que triplé et il a fallu établir un grand nombre de nouvelles classes pour répondre aux pressantes demandes venues de toutes parts.

Une autre mesure qui intéresse directement le peuple, en aidant à la colonisation de nos terres et en contribuant à empêcher nos compatriotes d’émigrer aux États-Unis, c’est la loi qui accorde un lot de terre de cent arpents aux pères ou mères de famille ayant douze enfants vivants. Dans un pays comme le nôtre et avec la fécondité prodigieuse de notre race, cette loi est destinée à opérer de grands et durables résultats.

La fondation d’un prix de mérite agricole est également une mesure importante, qui aidera singulièrement à secouer un peu la torpeur de nos cultivateurs et à les sortir de leurs méthodes routinières.

Au premier concours régional, qui embrassait huit comtés, le premier prix, — une médaille d’or, — a été remporté par M. Champagne, de Saint-Eustache, un vieillard de plus de quatre-vingts ans. Cette médaille et les autres prix étaient présentés en grande cérémonie, le 23 décembre, au palais législatif, en présence de Son Honneur le lieutenant-gouverneur, de Son Éminence le cardinal Taschereau et de tous les dignitaires du pouvoir.

Il y aurait lieu de mentionner aussi quelques-unes des lois très importantes de la session qui vient de se terminer, sur les chemins de fer, sur les asiles d’aliénés, sur les manufactures, sur l’expropriation et le règlement final de cette brûlante question de la succursale de l’université Laval à Montréal. Mais le défaut d’espace m’oblige d’abréger.

Si, maintenant, on veut se faire une idée générale de ce talent, qui est incontestablement une puissance, on trouve, d’abord, une très grande facilité d’appréhension, une vue rapide et claire de l’ensemble des faits, et une singulière habileté à dégager les traits principaux en élaguant tous les accessoires inutiles. Joignez à cela une érudition prodigieuse, avec ce calme de la force qui s’impose, un langage correct, concis, vibrant à l’extrême, et vous comprendrez l’effet que produit sur un auditoire la réunion de toutes ces qualités du debater et du tribun.

Au reste, voici ce que dit de M. Mercier un homme qui a été un des plus grands talents de la France et dont le court passage au milieu de nous a laissé des traces éclatantes :

« …L’éloquence de M. Mercier est toute faite de puissance continue, de ténacité et de force logique. Elle ne vient pas de la subtile et harmonieuse Athènes ; mais il semble qu’elle n’eût point déparé le sénat romain, aux temps des rudes et fortes harangues viriles qui appartenaient au génie sévère de la vieille république, et dont un Caton n’a pas emporté avec lui le secret tout entier.

« Il faut l’avoir entendu, dans quelqu’un de ces beaux jours où l’orateur se surpasse lui-même et se révèle tout entier. Il y a du commandement dans cette éloquence large, un peu lente et sonore, qui broie un à un les arguments de l’adversaire, captive l’attention des auditeurs les moins dociles ou les plus prévenus, et maîtrise malgré elles les passions d’une assemblée hostile… »

Et ailleurs :

« Les derniers événements ont montré, de façon à surpasser l’attente même de ses amis, à quel point M. Mercier possède les éminentes qualités d’un chef politique : l’habileté, la décision, la clairvoyance, les larges horizons de l’homme d’État qui envisage, au-delà du succès du jour, les nécessités du lendemain, la loyauté qui fait naître la confiance dans les cœurs et qui rend les alliances durables. Mais ce que tout le monde avait vu et compris, dès le premier jour, c’est que M. Mercier était, par essence, un chef populaire.

« Nul n’excelle autant que lui à s’adresser aux sentiments du peuple, à le convaincre, à l’électriser. D’autres ont pu y mettre plus de brio et provoquer des entraînements passagers ; M. Mercier ne se contente pas de séduire, il persuade. Il ne se borne point à paraître dans les comtés et à y recueillir des applaudissements ; après avoir triomphé sur les hustings par la chaleur pénétrante de sa parole et la mâle puissance de sa logique, il conquiert les esprits un à un, il discipline son parti et il organise la victoire…

« À contempler cette large nature, cette physionomie rayonnante de force, de franchise et de volonté, ce type si expressif qui paraît avoir conservé quelque chose de l’empreinte des médailles romaines, on sent, à première vue, qu’on a en face de soi une puissance. Quand on a pénétré de plus près, quand, sous la rigidité apparente de l’orateur, on a été à même de reconnaître et d’apprécier la chaleur de l’âme, la spontanéité de la passion, l’affabilité du caractère et, disons le mot, cette bonhomie véritable qui ne s’allie bien qu’avec la force, on n’est point surpris du prestige que M. Mercier a su acquérir auprès du peuple.

« Et cependant, il y a, à cette communion intime entre lui et le cœur de la nation, une autre raison qui complète les heureux dons de sa nature. M. Mercier est, avant tout et par-dessus tout, Canadien-Français. C’est un enfant du pays dans toute la force du terme. Tous les sentiments généreux qui remuent l’âme de notre peuple ont un écho puissant dans la sienne. Le peuple l’a senti d’instinct et ne s’est pas trompé. Avant d’être un chef de parti, M. Mercier est un patriote. »

Au physique, M. Mercier est de taille bien prise, au-dessus de la moyenne ; tête bien posée, cheveux noirs, figure intelligente et très agréable, ayant, — comme le dit l’écrivain que je viens de citer, — quelque chose de l’empreinte d’une médaille romaine. Œil vif à s’enflammer, mais le regard généralement calme, profond et lointain du capitaine de vaisseau qui interroge l’horizon. Il vient de fêter le cinquantième anniversaire de sa naissance ; mais il n’accuse pas plus de quarante ans. La voix est sonore, puissante, et porte loin et juste. Le physique est bien le reflet du moral : force et harmonie.

M. Mercier a été bâtonnier-général du barreau de la province de Québec et, deux fois, bâtonnier de la région de Montréal. Il est grand-croix de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, officier de la Légion d’honneur et docteur en droit de l’Université Laval. Et Sa Sainteté Léon XIII vient de lui conférer l’insigne distinction de comte romain ou plutôt de comte palatin, pour lui et ses descendants directs.

Sa carrière, jusqu’ici, est très remplie ; mais il est jeune et plein de force : il peut faire encore de grandes choses, et il les fera.

NAPOLÉON LEGENDRE.
Québec, 15 mai, 1892.