Les Fantaisies d’histoire naturelle de M. Michelet

Les Fantaisies d’histoire naturelle de M. Michelet
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 719-741).
LES FANTAISIES
D'HISTOIRE NATURELLE
DE M. MICHELET

La Mer, par M. J. Michelet ; 1 volume in-12, 1861.

Puisqu’une occasion s’offre à nous de parler encore de M. Michelet, nous en profiterons pour défendre le jugement que nous ayons, à deux reprises déjà, porté sur la nature de son talent. Nous l’avions présenté comme possédant une des imaginations les plus fortes de notre époque. L’imagination, disions-nous, est la faculté maîtresse de M. Michelet, celle qui dirige toutes ses autres facultés, qui donne la vie à toutes ses pensées. Il ne possède pas son imagination, il en est possédé, et l’on petit dire sans hésitation qu’il représente, non pas telle ou telle forme de l’imagination, mais l’imagination elle-même. C’est un pur esprit, apte à s’incarner dans toutes les choses et dans tous les êtres, qui se prête à toutes les métamorphoses, qui n’a pas de préférences exclusives et qui n’a d’autre liberté que celle qui naît de l’obéissance passive, et de sa docilité à se laisser subjuguer par l’émotion et l’enthousiasme. Il ne domine pas ses sujets, il se laisse dominer par eux, enfermer dans leurs formes et teindre de leurs couleurs. Ni l’expérience ni l’étude, disions-nous encore, ne semblent lui avoir donné une faculté de plus, ni une méthode pour diriger ces facultés. Il n’y a rien d’acquis en lui ; l’étude semble n’avoir fait autre chose que fournir à son imagination le prétexte de nouvelles métamorphoses. La réflexion, la comparaison, le jugement, tous ces outils et tous ces mécanismes spirituels que l’âme se construit pour la facilité de son travail pratique paraissent lui avoir été toujours inconnus. M. Michelet, c’est la métamorphose brahmanique elle-même, et Henri Heine a dit sur lui le mot juste et vrai lorsqu’il a dit qu’il avait une nature d’Hindou, le jugement, que nous croyons fondé, a été contredit par quelques-uns des esprits les plus éminens de notre époque. Selon nos contradicteurs, M. Michelet n’aurait reçu de la nature que de faibles dons ; il serait devenu ce qu’il est par le travail, à force de persévérance et à grands coups de volonté. M. Michelet serait donc, non pas un écrivain de race, mais un illustre parvenu, et cette imagination qui nous charme serait, non pas une fée de naissance, mais une humble fille de ses propres œuvres, ennoblie par son propre travail. Il est impossible d’être contredit plus complètement ; ce jugement est l’antithèse directement opposée à la thèse que nous avions soutenue. Voyons cependant s’il n’y aurait pas moyen de répondre à nos contradicteurs, s’il ne serait pas possible de restituer à l’imagination de M. Michelet ces droits de naissance qu’on veut lui enlever.

Et d’abord je crains qu’il n’y ait quelque confusion dans les attributions qu’on prête à la volonté chez M. Michelet. La volonté a joué chez lui un très grand rôle, je le crois, mais non pas celui qu’on lui prête. Elle a joué un grand rôle dans la direction de sa vie, mais non dans la direction de son intelligence. La volonté lui a proposé un but lointain ; elle ne lui a pas fourni les moyens de l’atteindre. Elle lui a proposé de devenir illustre, il lui a promis de suivre ses conseils ; mais là s’est borné le rôle de cette volonté. Que M. Michelet très jeune se soit dit résolument : « Je veux être illustre, et je le serai, » cela est possible, et certes il ne se ferait pas prier pour avouer qu’il a formé ce désir et qu’il a employé sa vie à le réaliser. « Produire et durer, disait-il un jour, avec cela on a raison de tous les obstacles. » « Il faut bien employer les heures, » disait-il encore à quelqu’un qui le félicitait sur sa fécondité et sa puissance de travail. Employer les heures, voilà chez lui la véritable part de la volonté ; mais ce rôle de la volonté est absolument le même qu’elle joue également chez tous les hommes, qu’ils soient illustres ou qu’ils soient destinés à le devenir, qu’ils soient les favoris ou les parias de la nature. L’homme le mieux doué a un moyen excellent de ne rien devoir à la volonté, c’est de ne rien faire et de laisser ses facultés en friche. Que M. Michelet soit devenu célèbre parce qu’il a eu l’ambition de le devenir, je ne le nie pas ; mais qu’il ait eu du talent parce qu’il s’était juré à lui-même qu’il en aurait, voilà ce que je conteste. Si l’on surprend chez lui l’action de la volonté plus facilement qu’on ne la surprend chez tout autre écrivain, c’est peut-être parce que la nature de son talent lui imposait un plus grand effort. Les hommes doués d’imagination sont obligés à une contrainte volontaire bien plus grande que les hommes doués de facultés prudentes et réfléchies. Ils ne sont que trop portés à jouir paresseusement des plaisirs moraux que leur souveraine leur procure en abondance, à s’enchanter de leurs songes sans ressentir le besoin de leur donner un corps, à se disperser et à se dissoudre en rêveries infinies. On est d’autant plus obligé de faire appel à la volonté qu’on est par nature plus antipathique à l’action. C’est là le cas de M. Michelet, comme en général de tous les hommes dont l’imagination est la faculté dominante.

La volonté, je le sais, peut opérer bien des miracles ; mais il en est un qu’elle ne peut accomplir, et c’est justement celui qu’au dire de nos contradicteurs, elle aurait accompli dans la personne de M. Michelet. Oui, il est toujours possible d’acquérir du talent, quand on a le ferme propos d’en acquérir et qu’on travaille avec résolution et persévérance à faire triompher ce ferme propos ; mais on ne peut acquérir ainsi qu’un talent d’un certain ordre. L’être le moins doué, même le plus nul par nature, peut, s’il le veut fermement, devenir un érudit, un esprit judicieux, ferme, éclairé et même capable d’élévation et de noblesse. L’homme est réellement doué de la puissance de se créer certaines facultés et de se construire une intelligence, lorsque la nature lui en a refusé une. C’est un travail spirituel analogue à celui qui dans le monde physique a créé le sol de la Hollande et inventé les canaux pour la facilité de la navigation ; mais il est des dons sur lesquels la volonté n’a absolument aucune prise, et de ce nombre est l’imagination. Tous les efforts de la volonté seraient impuissans à créer la plus simple des images. Ni le temps, ni la patience, ni l’étude, ni la culture assidue n’y peuvent rien. L’analyse et la science peuvent bien diviser les images par groupes et par familles, comme la botanique fait des fleurs ; elles peuvent les étiqueter et nous donner à première vue le moyen de reconnaître lesquelles appartiennent à la grande tribu des métaphores, et lesquelles au genre de la catachrèse ; mais c’est en vérité tout ce qu’elles peuvent faire. Je sais que la culture littéraire et l’étude parviennent, à force de soins et d’observation patiente de la flore de l’âme humaine, à imiter et même à créer quelques-unes de ces fleurs, qu’il y a des procédés indiqués pour cette production artificielle ; mais ce sont des fleurs sans parfum et sans charme, et les hommes ne se laissent jamais prendre longtemps à cette illusion. On naît doué d’imagination, mais on n’acquiert jamais ce don, de même que, quoi qu’on fasse ou qu’on devienne, on ne le perd jamais. Il n’y a pas d’erreur, pas de vice, pas de fausse doctrine, pas de mauvaise direction imprimée au talent qui puisse vous en dépouiller. L’imagination commence avec l’âme, elle ne s’éteint qu’avec l’âme, par la mort ou la folie ; encore même dans ce dernier cas ne s’éteint-elle pas toujours entièrement. Vous pouvez renoncer à votre vertu, changer, si cela vous plaît, votre fierté en bassesse, ou bien vous hausser d’une âme commune jusqu’à une âme sublime ; vous pouvez, à votre gré bouleverser toute votre nature morale : vous n’aurez aucune prise sur votre imagination. La noblesse ne vous la donnera pas, si elle vous manque par nature ; la bassesse ni le vice ne vous la feront pas perdre, si vous la possédez. L’imagination est une propriété inaliénable qui vous est garantie contre vous-même, contre vos gaspillages et vos prodigalités, par les lois d’une constitution qui vous est inconnue. Celui qui est doué d’imagination est vraiment un être enchanté, et la puissance de détruire cet enchantement sublime ne lui appartient pas ; tous ses efforts y seraient vains. On peut très aisément se consoler de ne pouvoir acquérir l’imagination, puisque par la volonté on peut acquérir des biens infiniment plus précieux qu’elle ; mais nous tenons à constater ce fait, qu’elle est l’unique faculté sur laquelle la volonté n’ait aucune prise. Si l’imagination de M. Michelet est une conquête de sa volonté, il faut reconnaître alors qu’un miracle s’est opéré en sa faveur, puisque l’imagination est le seul don qui ne s’acquière pas.

Quelquefois cependant la volonté joue un rôle dans le travail des hommes d’imagination ; mais ce rôle malgré tout n’est jamais que secondaire. Nous avons fait remarquer ici naguère qu’une partie du talent de M. Victor Hugo consistait dans la volonté ; mais la volonté, même chez notre grand poète, où elle est si forte, n’est pour rien, disions-nous, dans le travail de création : elle n’intervient que dans le travail de composition, d’arrangement ; elle est l’artisan, l’ouvrier, et non l’artiste. C’est elle qui, une fois les images créées et mises au monde, s’efforce de les rapprocher, de les associer et de les faire vivre en bonne intelligence, même lorsqu’elles sont disparates et antipathiques l’une à l’autre. C’est elle qui épuise la pensée une fois née, la torture et la surmène jusqu’à ce qu’elle ait rendu tout ce qu’elle pouvait donner, et qu’elle succombe au bout d’une métaphore prolongée ou d’une antithèse laborieuse. Or on ne surprend même pas ce rôle secondaire de la volonté chez M. Michelet. Il n’essaie pas de dominer son imagination, il se laisse dominer par elle. Jamais il ne s’efforce pour faire paraître une image plus belle qu’elle ne l’est réellement. Il ne fait pas la toilette de ses pensées ; elles se montrent devant nous telles que la fantaisie les a créées, avec leur beauté ou leur insignifiance. M. Michelet les accepte indifféremment telles qu’elles se présentent à son esprit. On croirait souvent qu’il ne distingue même pas entre elles, et qu’il n’a pas de préférence pour celles qui rendent le mieux sa pensée. Elles tombent de son esprit comme il plaît à la toute-puissante fantaisie ; tant mieux si elles sont belles et fortes, tant pis si elles sont faibles et languissantes. Autre remarque : il n’exerce pas sur elles la plus légère contrainte, il n’essaie pas de les fixer et de les retenir, pas plus qu’on n’essaie de retenir un papillon ou un insecte lorsqu’on a contemplé ses couleurs. Il se laisse effleurer par l’image, puis l’abandonne à sa nature ailée et lui permet de voler où bon lui semble, sans enchaîner sa liberté. Si la volonté jouait chez lui le moindre rôle, il ferait ce que font tant de poètes et d’écrivains : il saisirait l’être brillant qui se présente à lui, le retiendrait captif, et ne le lâcherait que lorsqu’il aurait produit une nombreuse progéniture. Combien de livres ne sont que le produit de la génération d’une seule idée ou d’une seule image, soigneusement élevée en serre chaude, patiemment surveillée, selon des méthodes assez comparables à celles des éleveurs de vers à soie et des amateurs de papillons !

Enfin il est de la nature de la volonté de produire tardivement ses résultats et d’accroître ses richesses lentement et graduellement. Les débuts et les premiers pas d’un esprit qui n’est composé que de volonté sont toujours rudes ; ses premières batailles sont autant de défaites, ses premières œuvres sont marquées d’un caractère d’imperfection et de maladresse. C’est par l’expérience seule que la volonté se corrige, par le travail patient qu’elle acquiert les qualités qui lui manquent. Le progrès est continu jusqu’à ce qu’elle ait atteint la limite que sa force lui permet d’atteindre, après quoi elle s’arrête, languit ou rétrograde, ou bien encore, cas plus fréquent, s’épuise en efforts inutiles pour franchir la muraille d’airain que lui oppose la nature, et retombe sur elle-même irritée et indomptée, mais impuissante et enfin vaincue. Il en est tout autrement des esprits dont l’imagination est la faculté dominante ; pour eux, le progrès n’existe pas, et il n’est pour ainsi dire pas possible de mesurer leur croissance. Généralement ils sont dès le début ce qu’ils seront toute la vie : leur talent brille, s’éclipse, se relève soudain comme une étoile qui sort d’un nuage, sans autre loi apparente que le caprice de la nature. Leurs dernières œuvres n’attestent pas un progrès sensible sur celles qui les ont précédées, leurs premières œuvres ne portent pas les marques de l’inexpérience ou de la maladresse des débutans. On ne sent pas en eux les conquêtes patientes de la volonté et du travail. Appliquons cette observation à M. Michelet. S’il était vrai qu’il ne fût devenu ce qu’il est que par la volonté, ses premières œuvres seraient évidemment les plus défectueuses, puisqu’il est de l’essence de la volonté de produire ses résultats tardivement. Nous devrions trouver au contraire dans les œuvres de sa maturité les bénéfices de son ferme propos intrépide. S’il était vrai qu’il eût formé son talent, nous devrions surprendre ce talent d’abord à l’état de germe, puis à l’état embryonnaire, le suivre facilement dans toutes les phases successives de sa formation. Cependant il n’en est rien : ses premières œuvres sont égales aux dernières, et au dire de quelques-uns elles sont supérieures. Dès ses premières publications son originalité éclate avec toute sa vivacité. La volonté n’avait pas encore eu le temps de produire ses résultats lorsqu’ils écrivait le Précis d’histoire moderne, œuvre charmante et animée, qui ne répond pas au but pédagogique que l’auteur ses proposé, et qui n’est guère capable d’instruire des écoliers ignorans, mais où les faits que l’auteur a honorés de sa préférence sont présentés sous une si brillante lumière. Est-ce la volonté ou l’imagination qui lui fit écrire son récit de la seconde guerre punique, qui lui fit éclairer de traits rapides, pareils à des éclairs, cette grande et malheureuse figure d’Annibal, aventurier par fatalité de situation, seul patriote au sein d’une oligarchie sans patriotisme ? Est-ce la volonté ou l’imagination qui lui fit mettre la main sur les propos de table de Martin Luther, qui lui révéla pour la première fois un Luther fort différent du personnage de convention que tous les partis s’étaient plu à représenter, un Luther qui n’était ni le moine révolté par orgueil satanique des uns, ni le philosophe et le libre penseur des autres, mais un chrétien fervent et pieux, un soldat de l’Evangile dont les vertus caractéristiques étaient la candeur et la naïveté ? Est-ce la volonté ou l’imagination qui lui fit écrire ce fameux chapitre de géographie morale qui sert d’introduction au second volume de son Histoire de France, et cette description des terreurs de l’Europe à l’approche de l’an 1000, par laquelle s’ouvre son récit du moyen âge ? Cependant, lorsqu’il a écrit toutes ces œuvres, il était jeune ou encore bien près de la jeunesse. Si donc il doit son talent à la volonté, il faut avouer qu’elle a été moins dure pour lui que pour les autres hommes, et qu’elle ne l’a pas fait attendre bien longtemps[1].

Depuis quelques années, M. Michelet applique à des sujets d’histoire naturelle cette brillante imagination qu’il avait jusqu’alors consacrée exclusivement à l’histoire. Quelques-uns l’en blâment vivement. Pour nous, nous l’en félicitons, et nous sommes heureux à plusieurs titres des succès qu’obtiennent ses poétiques fantaisies. Ce succès est en effet, si l’on y regarde bien, un profit net pour la cause des études sérieuses. Les détracteurs et les esprits chagrins me disent que la plupart des lecteurs qui ont fait le succès de ces petits livres appartiennent aux catégories des oisifs et des gens frivoles. Je réponds : Tant mieux ; pendant qu’ils lisent l’Oiseau, l’Insecte ou la Mer, ils ne lisent pas autre chose, et laissent dormir ces insipides et dépravantes productions de la littérature contemporaine par lesquelles ils remplissent leur cœur d’un poison lent et mortel. Chacun des livres de M. Michelet a tué en germe une demi-douzaine de succès dangereux, écrasé dans l’œuf toute une couvée de demi-succès salissans. Il y aurait à écrire un petit chapitre de statistique morale extrêmement curieux : ce serait de rechercher le chiffre probable des mauvaises lectures que prévient la publication d’un livre amusant et poétique comme ceux de M. Michelet. En supposant pour chaque lecteur une moyenne de deux volumes de romans frivoles et licencieux, on verra combien de mauvaises impressions et de vilaines pensées ont été ainsi détruites en germe. C’est un résultat moral, négatif si l’on veut, en ce sens qu’aussitôt le livre achevé, les gens frivoles et oisifs retournent comme devant à leurs lectures favorites ; mais c’est un résultat cependant, puisque, pour quelques jours au moins, ce livre a suspendu l’action du mal. N’est-ce rien que d’épargner à des milliers de lecteurs des myriades d’impressions équivoques ou malsaines, et de leur donner en échange quelques heures de rêveries poétiques que la nature peut avouer ? Le succès des fantaisies d’histoire naturelle de M. Michelet est donc un vrai service rendu à la morale.

C’est aussi un service rendu à la littérature. Ce succès peut enseigner aux jeunes gens qui cherchent un emploi de leurs facultés, — et qui, entraînés par l’exemple du plus grand nombre et la contagion de la mode, se portent tous du côté du roman, sans se demander si cette forme littéraire est ou n’est pas en rapport avec les aptitudes de leur esprit, — qu’il y a plus d’une voie pour l’imagination, qu’il n’est pas nécessaire de s’enfermer et de s’emprisonner volontairement dans un moule banal, et que celui qui sait chercher est à peu près sûr de trouver. Parmi tous ceux qui écrivent aujourd’hui des romans, parce que la mode est au roman, combien en est-il qui soient sûrs que cette forme littéraire convenait à leur talent ? Les formes littéraires devraient être aussi diverses que les formes de l’imagination, et de même que chacun travaille à se faire une manière d’écrire et une méthode de penser, chacun devrait travailler à se créer un genre. Nous devrions, dans le monde de l’esprit, imiter l’infinie diversité des combinaisons de la nature par une exacte application de nos facultés au but qu’elles peuvent atteindre et une recherche sincère du meilleur emploi de nous-mêmes. L’imagination est une faculté générale qui a ses modes particuliers dans les individus, et ces modes sont en nombre infini. Il s’agit donc pour chacun de trouver le genre qui correspond le mieux au mode d’imagination qu’il représente, et, si ce genre n’existe pas, de le créer. Nous mettons une sorte d’orgueil et de point d’honneur vraiment ridicule à vouloir faire exactement les mêmes choses que fait notre voisin, et nous ne voulons pas comprendre que, si nous devons réussir, nous réussirons par d’autres moyens que ceux qu’il a employés. Il nous semble que nous nous sentirions humiliés, si nous étions obligés de reconnaître que nous ne sommes pas propres à tel ou tel genre littéraire. Il faudrait cependant bannir courageusement ce respect humain, qui est, lui, un vrai signe d’infériorité et de vanité. Il y a des hommes doués de l’inspiration la plus ardente et de l’esprit d’observation le plus minutieux qui n’auraient jamais réussi dans le genre, du roman, et qui ne se regarderaient pas pour cela comme inférieurs à tel ou tel romancier de talent douteux. Les Anglais, qui s’assujettissent moins que nous aux conventions littéraires, nous offriraient en foule des exemples d’indépendance et de sincérité. Ils ne peuvent comprendre qu’un homme bien doué consente à gâter son talent pour le vain plaisir de marcher dans la route où d’autres ont marché, et accepte une infériorité réelle pour échapper à une infériorité apparente. Charles Lamb était certainement un homme d’imagination, et cependant il n’a écrit que de courts essais, de petites nouvelles, des boutades ; il a été récompensé de sa modestie, car chacun. de ses petits essais est une merveille de délicatesse. Hazlitt - était certainement un homme d’imagination, et cependant il n’a jamais écrit d’œuvre d’imagination à proprement parler ; il s’est contenté d’écrire des aperçus moraux, clés notices, des portraits, des livres de critique, Lamb et Hazlitt survivent parce qu’ils ont eu le bon goût et le bon esprit de chercher des formes littéraires adéquates à leur talent ; leur nom serait justement oublié, s’ils avaient voulu se mesurer avec des genres que leur nature leur interdisait. C’est le même exemple salutaire que donne M. Michelet aux jeunes contemporains. Il confesse quelque part sans se faire prier qu’il ne saurait faire un roman, et qu’il ne possède pas ce genre de talent. Son imagination n’est cependant pas inférieure, je suppose, à celle de la plupart de nos romanciers. Il a cherché des sujets sur lesquels cette imagination pût aimer à s’exercer, des cadres nouveaux où il pût enfermer les tableaux qu’il sait animer, un genre qui lui permît d’exprimer tout ce qu’il avait senti, vu ou rêvé, et il a écrit ces livres à moitié descriptifs et scientifiques, à moitié intimes et poétiques. l’Oiseau, l’Insecte, la Mer, Nous voudrions que nos jeunes contemporains entendissent le conseil indirect que leur donne l’auteur de ces livres, qu’ils apprissent ainsi à respecter leur originalité, qu’ils eussent assez d’orgueil pour ne pas marcher dans les voies battues par tout le monde, et s’interrogeassent longtemps avant de consentir à gaspiller un talent quelquefois réel dans un genre qui n’est pas fait pour eux.

Ces fantaisies enfin sont un vrai service rendu à la cause des études sérieuses. Qui sait si quelque esprit oisif, en peine de lui-même, ne sachant quel emploi faire de ses facultés et de. ses loisirs, n’a pas cherché dans la science, à la suite de cette lecture, une distraction sévère et un noble amusement qui tournera au profit de tous ? Qui sait si quelque jeune âme, malade d’un insurmontable dégoût pour des études antipathiques à sa nature, n’aura pas trouvé dans ces livres la révélation de sa véritable vocation ? Mais en admettant qu’ils n’aient ni révélé une seule vocation, ni métamorphosé une seule existence, qui sait le nombre des intelligences qui, amorcées par l’attrait de la poésie, auront été entraînées à faire une excursion dans les régions du vrai, ou qui, voulant contrôler les opinions de l’auteur, auront poussé quelques pointes dans des études qui leur étaient inconnues ? Les fantaisies de M. Michelet auraient rendu de vrais services, n’eussent-elles eu d’autres résultats que de donner à un certain nombre de personnes le désir, d’étudier des ouvrages qu’elles n’auraient jamais lus sans lui, les livres d’Audubon sur les oiseaux, d’Huber et de Réaumur sur les insectes, du lieutenant Maury sur la géographie de la mer.

Que les savans ne rient pas trop de la poésie de M. Michelet. La science est austère, et l’esprit humain est beaucoup plus frivole encore qu’on ne le croit communément. Dieu sait combien il faut dépenser de temps et d’efforts pour le pénétrer d’une vérité et l’amener à reconnaître l’existence d’un fait. Ce qui est depuis des siècles un lieu commun pour les savans est encore un paradoxe pour le public. Une idée, avant d’être comprise, a besoin d’être présentée sous les formes les plus diverses et d’être soumise aux applications les plus variées. L’esprit humain détourne la tête devant la vérité plus volontiers qu’on ne le pense, et, en dépit de nos lumières, il a conservé pour les ténèbres un penchant vraiment comparable au penchant qui entraînait les anciens Israélites vers l’idolâtrie dès qu’ils ne sentaient plus la main de Dieu appesantie sur eux. Ajoutez que cet entêtement rétif, cette obstination contre la vérité, loin d’être affaiblis par la civilisation, sont au contraire fortifiés par elle. Cet entêtement n’est qu’à l’état simple et rudimentaire chez le barbare et l’homme inculte, dans nos sociétés civilisées, il est doublé, triplé et décuplé par la frivolité. On ne peut traîner de force le civilisé devant la vérité ; il faut l’attirer, l’amorcer, le séduire, et même lorsqu’il est entré dans le sanctuaire du vrai, on n’est jamais bien sûr de le retenir longtemps. Aussi aimerais-je, si j’étais savant, à voir mes découvertes et mes doctrines exposées par M. Michelet. Il a tout ce qu’il faut pour être un séduisant vulgarisateur de la vérité. Nul écrivain n’a une pareille provision d’amorces. La plupart des lecteurs, toujours un peu distraits, oublient les paroles graves qui leur sont dites ; elles glissent "sur leur mémoire comme l’eau sur une surface polie, car la mémoire est toujours une faculté très enfantine qui ne retient que ce qui l’a séduite et remuée. Or les images de M. Michelet sont d’admirables moyens mnémotechniques. Elles harponnent un fait et l’accrochent dans la mémoire du lecteur, qui reçoit ainsi du même coup le fait et l’image. Il n’y a personne comme ces coloristes violens et ces chercheurs de mots à reflets pour vous aplanir les études difficiles. Voulez-vous faire des progrès rapides dans l’étude du latin, laissez là les modèles classiques, lisez et relisez Lucain ou quelque poète de la décadence, et vous serez surpris, au bout de peu de temps, de la quantité de mots que vous aurez appris. Il en est ainsi en toute chose : l’image est l’instrument le plus sûr et le plus rapide de vulgarisation. Rien ne rayonne avec une telle vitesse. L’esprit reçoit la vérité apportée par l’image comme l’œil boit la lumière, avec la même facilite et la même joie.

Les hommes aiment assez généralement à prendre la mesure d’un écrivain, non d’après ses œuvres présentes, mais d’après ses œuvres passées, et à condamner ses tentatives nouvelles au nom de ses anciens succès. Exceller dans un genre est une raison pour qu’on vous refuse le droit d’exceller dans un autre. Un écrivain veut-il voir recommencer autour de son nom les anciennes disputes qu’il eut à supporter à l’aurore de sa célébrité, il n’a qu’à s’éloigner des domaines sur lesquels il a fondé sa renommée ; il est sûr de voir remettre en question ses titres de propriété et d’entendre résonner à son oreille les plus agréables épithètes. M. Michelet a passé la plus grande partie de sa vie dans l’étude de l’histoire ; ce n’est que tard et comme diversion aux travaux de toute son existence qu’il s’est jeté dans l’étude des sciences et dans l’observation de la nature. C’en est assez pour qu’on lui refuse le droit d’écrire les livres charmans, riches d’imagination et de poésie, instructifs aussi après tout, qu’il nous a donnés. Il se passe toutes ses fantaisies, disent quelques personnes, et ne cherche dans la science qu’un amusement. Pourquoi pas, après tout, si l’amusement est grave, austère et digne d’un sérieux esprit ? Plût au ciel que les relâchemens de tous les écrivains fussent du même ordre et eussent la même élévation et la même portée ! Pour moi, je ferais volontiers le vœu que tout homme de lettres pût avoir un télescope et un microscope, comme il a une bibliothèque. Un usage judicieux de ces deux instrument, qui ouvrent l’infini dans les deux sens, le guérirait de bien des défauts d’esprit qu’il a contractés dans la fréquentation trop prolongée de ses livres, de bien des petitesses, de bien des misères. Il y gagnerait une mélancolie noble qui se répandrait de son caractère dans ses écrits, et qui deviendrait le contre-poison de cette vanité qu’engendre presque infailliblement une culture trop exclusive et trop restreinte des lettres. Rien n’est mauvais que ce qui écarte de notre esprit la pensée de l’infini, qui devrait lui être toujours présente, ou ce qui détourne notre rêverie de la contemplation des choses éternelles ; tout ce qui nous ramène au contraire à cette pensée et à cette contemplation est louable et bon. Nous ne croyons pas que les livres de M. Michelet, quelle qu’en soit la valeur scientifique, aient pour résultat de nous détourner de ces préoccupations. D’ailleurs, s’il faut tout dire, nous soupçonnons que quelques-unes de ces personnes qui sont trop portées à railler la science incomplète de M. Michelet seraient parfois fort embarrassées de dire en quoi cette science est incomplète. Le monde est plein de gens qui parlent sur commande, qui n’éprouvent du plaisir qu’avec permission signée et paraphée, qui n’admirent qu’après légalisation de leur envie d’admirer par une autorité compétente quelconque. La vieille méthode d’autorité du moyen âge n’est pas morte avec la scolastique, et le magister dixit a encore en bien des cas force de toi. Et puis il y a dans la nature humaine un sentiment qui semble naturel et qui n’est que bizarre : nous n’acceptons volontiers de leçons sur telle ou telle matière que de la part des hommes qui ont pris cette matière pour spécialité de leurs études, qui en ont fait, une profession ; nous n’acceptons une vérité historique que lorsqu’elle vient d’un historien, une vérité littéraire que lorsqu’elle vient d’un littérateur, et nous sommes étonnés et presque affligés de recevoir un enseignement là où nous n’avions pas songé à le chercher. La vérité est toujours la vérité cependant, de quelque part qu’elle vienne. Il y a fort à parier que beaucoup de ces lecteurs qui se plaignent de l’incompétence scientifique de M. Michelet ignoraient parfaitement quelques-uns des phénomènes dont les entretient son dernier livre, par exemple le phénomène bien connu sous le nom de la mer de lait et sa raison d’être, l’existence des deux courans révélée par le lieutenant Maury, la forme circulaire qu’affecte la tempête, etc. Ils ignoraient toutes ces choses, mais n’importe : ils se fâcheront parce que c’est M. Michelet, et non un membre de l’Académie des Sciences, qui les leur a enseignées. Acceptez donc l’instruction, de quelque part qu’elle vous vienne, et soyez reconnaissans.

On pourrait contester peut-être la valeur scientifique de M. Michelet, s’il avait la prétention d’avoir inventé quelque loi nouvelle de la nature, ou découvert quelque phénomène inconnu avant lui ; mais il n’en est rien : ses livres ne sont pas autre chose que des vulgarisations poétiques. Ils mettent sous les yeux du lecteur les derniers résultats de la science, et les résument, pour l’usage de sa mémoire, dans un style pittoresque et plein d’images. Les documens originaux sont là, tout près du lecteur ; chacun peut les consulter, et combattre, s’il y a lieu, les assertions de l’auteur. Je ne crains qu’une chose, c’est que ses images les plus hyperboliques ne restent au-dessous de la réalité. Plaisantez tant qu’il vous plaira sur son étonnement en face des merveilles de l’infiniment petit : ce n’est pas son imagination qui a inventé le nombre de toises dont les Cordillères ont été exhaussées par les cadavres des infusoires. Moquez-vous de son expression le pouls de la mer ; vos railleries ne retomberont pas sur lui, à tout prendre, mais sur le lieutenant Maury ou tout autre savant que vous avez appris ou que vous apprendrez à respecter. On pourrait tout au plus le taxer d’exagération dans les observations qui lui sont personnelles et dans l’expression qu’il leur donne. Eh bien ! en vérité, je ne puis surprendre aucune exagération dans celles de ces observations que mon expérience me permet de vérifier et de contrôler. Prenons par exemple le livre de l’Oiseau. Je ne puis rien dire du kamichi ou de tel autre oiseau exotique, ne l’ayant jamais connu ; mais je connais familièrement l’alouette, le rossignol, le pinson, l’hirondelle, le pic, et je déclare que je n’ai rien à objecter aux récits que fait d’eux M. Michelet. Certains plaisans citadins qui n’ont jamais rien observé se sont fort divertis lorsque M. Michelet leur a dit que le pic était le symbole du travailleur, que l’alouette était un poète lyrique, le rossignol un poète dramatique, et cependant ces mots expriment la réalité même, Oui, l’alouette a un chant qui correspond exactement à la poésie lyrique : elle ne sait répéter que la même note, une note religieuse, sentimentale, pure de toute musique érotique et profane. Comme le poète religieux et l’âme adolescente, sa voix s’élève au lever de l’aurore et plane au-dessus des souillures de la terre, parmi les parfums qui montent des blés mûris et des prairies en fleurs, et le timbre de cette voix est si clair, si argentin, que les oreilles les plus rebelles l’entendent à des distances inouïes, comme les accens d’un vrai poète vont atteindre les auditeurs des plus lointaines contrées. Une petite chanson rustique de Burns finit par traverser l’espace ; il en est ainsi du chant de l’alouette. Quant au rossignol, il est en effet un poète dramatique, et l’on pourrait le nommer sans crainte le Shakspeare des oiseaux. M. de Chateaubriand a donné dans le Génie du Christianisme une fort belle description du rossignol, qui est justement admirée, et cependant je n’hésite pas à lui préférer la description de M. Michelet, non comme beauté de style et mérite littéraire, mais comme vérité et exactitude. Il n’y a rien d’exagéré pour qui a été pendant une ou deux saisons l’auditeur assidu des concerts du rossignol dans ces expressions de M. Michelet : « A lui appartiennent les passions de minuit, les mélancolies d’avant l’aube… Approchez-vous, c’est un amant ; éloignez-vous, c’est un dieu. Sa voix remplit toute une forêt. »

Ce qui prête à rire et égaie les esprits peu sensibles à la poésie, ce sont les analogies que l’auteur établit entre les divers caractères moraux de l’humanité et les petits êtres qu’il a pris sous sa protection ; mais je dirai de l’analogie ce que les livres de rhétorique disent de la métaphore. Pour qu’une métaphore soit juste, il n’est pas nécessaire qu’elle soit le miroir exact de la chose qu’elle veut représenter, il suffit qu’elle la rappelle librement pour ainsi dire, qu’elle la fasse lever dans les lointains de l’imagination comme une poétique apparition. Les analogies de M. Michelet, quelque exagérées qu’elles semblent au premier abord, ne sont donc ni fausses ni choquantes ; l’auteur ne fait après tout que continuer à user du droit v dont tous les poètes ont usé largement jusqu’à ce jour. D’ailleurs il se contente d’ordinaire de répéter et de rendre en langage brillant ce qui a été dit avant lui. Les analogies qu’il établit entre le pic et le travailleur populaire, l’alouette et le poète lyrique, le rossignol et le poète dramatique, ont été trouvées avant lui par les instincts du peuple, des rêveurs et des amans. Ce n’est pas lui qui a découvert les ressemblances qui existent entre le gouvernement républicain et les cités des fourmis, entre la monarchie et le gouvernement des abeilles, entre l’industrie et l’araignée, depuis si longtemps métamorphosée dans la personne de la laborieuse Arachné. Toutes ses audaces se réduisent donc, lorsqu’on y regardé de près, à deux ou trois analogies que ne désavoueraient pas les poètes, par exemple à l’analogie qu’il établit entre l’oiseau préféré des symboles féodaux, le héron, et le grand seigneur qui a survécu à la splendeur de sa race. La plus audacieuse de ces figures est l’assimilation de la mer à un gigantesque animal, vague, flottant et informe comme les êtres qu’elle engendre et nourrit. Quelques-uns trouveront exagérée cette comparaison ; pour nous, nous la trouvons poétiquement exacte, car nous avons ressenti en face de la mer exactement la même impression que M. Michelet. Il n’y a qu’une de ses analogies qui nous semble fausse, et que nous ne puissions admettre : celle qu’il établit entre les guêpes et les vierges de Tauride. Son admiration l’emporte trop loin. Les guêpes sont des insectes guerriers, il est vrai, mais non des vierges de Tauride ou des amazones. Elles rappellent plutôt certaines tribus indiennes, les féroces Comanches par exemple, ou, mieux encore, les habitans de l’archipel malais. C’est la même férocité, le même élan sauvage, le même faux courage, la même fausse grandeur, et dans le gouvernement la même anarchie sous des apparences d’ordre.

En vérité, loin de blâmer M. Michelet de n’être pas assez savant, nous aurions envie de l’en féliciter, car il doit à sa science de fraîche date une grande partie de la poésie dont ses livres sont remplis. Si sa science était, plus complète, peut-être son imagination serait-elle plus calme, et nous y perdrions ces couleurs si vives par lesquelles il exprime son ravissement, et ces émotions vibrantes, qu’éveillent en son cœur tant de spectacles nouveaux pour lui. Ses livres d’histoire naturelle sont pleins d’une certaine poésie qu’on pourrait appeler la poésie de l’étonnement. Il fait des découvertes, et s’émerveille comme un enfant de ce qu’il découvre, et il fait effort sur lui-même pour rencontrer l’image la plus expressive et la plus puissante. Ses paroles sont d’autant plus vives que les objets qui les font naître sont plus nouveaux pour lui, et son imagination est d’autant plus ébranlée que sa surprise a été plus grande. S’il était plus familier avec la science, il est à croire que son imagination serait moins ardente et plus émoussée, que ses couleurs seraient moins éclatantes, que son cœur serait moins facile à l’émotion. Les beaux chanteurs ailés ne lui apparaîtraient plus comme des personnes, mais comme des produits de la nature, qui rentreraient dans des classifications pédantesques de genres et d’espèces ; il assisterait d’un œil plus sec à la mort des insectes, et s’inquiéterait moins de leur âme atomique. Plus savant, il serait moins poète, et nous y perdrions tous, sans que la science y gagnât grand’chose.

En règle générale, il n’y a que deux manières de peindre un objet et d’en exprimer la poésie : c’est de l’embrasser et de le pénétrer d’un premier regard, d’un regard prompt et rapide comme le filet que le pêcheur lance d’une main exercée et sûre, ou de le connaître aussi familièrement, aussi intimement qu’on se connaît soi-même. Au moment où je recevais le dernier ouvrage de M. Michelet, je venais-justement d’achever la lecture d’un livre que j’avais envie de lire depuis longtemps : l’Histoire naturelle de Selborne, de Gilbert White, livre recommandé à notre attention par deux de ces lignes éloquentes de Thomas Carlyle qu’on n’oublie plus lorsqu’on les a lues une fois. Le bon Gilbert White, qui vivait au dernier siècle, n’avait pas reçu les dons poétiques de M. Michelet, ni son caractère mobile et ardent ; il vécut paisiblement toute sa vie, et sans en vouloir sortir, dans cette paroisse de Selborne dont il a écrit l’histoire naturelle. Aussi connaît-il tous les mystères et tous les secrets de ce petit coin de terre. Il a recueilli toutes les anecdotes et toutes les légendes qui se rapportent au petit monde au milieu duquel il habita. À telle place, on voyait, il y a tant d’années, un chêne gigantesque où nichait une famille de corbeaux dont la femelle se montra vraiment héroïque lorsqu’on abattit l’arbre qui lui servait de maison, car elle aima mieux être écrasée dans sa chute que d’abandonner ses petits. Il connaît un ruisseau où le bétail de la paroisse avait pris l’habitude d’aller se baigner à certaine heure du jour, car les bestiaux de telle paroisse n’ont pas précisément les mêmes mœurs que les bestiaux de telle autre. On lui apporte un jour un nid d’une espèce particulière de rat des champs, lequel nid a une forme sphérique, et dont on ne peut trouver l’ouverture. Il remarque que les hirondelles ne sont pas aussi régulières qu’on pourrait le croire dans leur départ et leur retour, et même qu’elles ne partent pas toutes ; il en a connu qui avaient passé l’hiver dans sa paroisse. Il note tous les exemples de dérogation aux lois reconnues de l’instinct et de la nature, tous les petits traits de caractère qui déconcertent les opinions reçues. De cette connaissance intime, familière, découle une sorte de poésie, et cependant le bon White n’a presque jamais une image. La sympathie gagne lentement, insensiblement, en compagnie de ce brave homme par cette accumulation de faits et d’anecdotes touchant les diverses générations d’oiseaux et d’insectes qui ont vécu à Selborne de son temps, ou dont les plus âgés de ses contemporains avaient conservé le souvenir, et l’on pourrait presque dire la tradition. Aussi le livre du bon curé White forme-t-il le contraste le plus parfait avec les livres de M. Michelet. White doit toute sa poésie à la connaissance minutieuse du sujet dont il parle ; si cette science était d’un degré moins intime, son livre serait insupportable, car il n’aurait plus cette douceur de familiarité qui en est la fleur et le charme. C’est au contraire parce que M. Michelet ne fait que traverser le pays de la science que ses livres sont si poétiques ; c’est parce qu’il passe en voyageur à travers les merveilles de la nature qu’il condense en images brillantes les émotions que. lui inspirent des spectacles auprès desquels il n’a pas le temps de s’attarder. S’il s’attardait, ces images se dissoudraient sous une observation plus patiente, comme les nuages colorés qui nous charmaient tout à l’heure, et que nous avons le déplaisir de voir se dissoudre si nous nous arrêtons trop longtemps à les contempler.

Des trois livres que M. Michelet a écrits jusqu’à présent sur l’histoire naturelle, l’Oiseau est celui que nous préférons, car c’est celui qui répond le mieux aux conditions de l’art. La science en effet satisfait malaisément aux exigences littéraires. Les lois de la nature peuvent bien prêter à des développemens d’éloquence et quelquefois à des éclairs de poésie mélancolique et austère ; mais ces développemens veulent être contenus dans des bornes étroites et précises, ces éclairs de poésie doivent être rapides et ne pas se répéter trop souvent. Aussi les sciences naturelles ne se marient-elles Volontiers à la poésie et à la littérature que dans leurs parties descriptives et historiques ; toutes leurs parties physiques et métaphysiques échappent à l’art. L’art au contraire veut exprimer non des lois générales, mais des caractères tranchés et individuels. Les oiseaux, qui ont le mérite d’être des individus, des personnes, donnaient prise au talent d’artiste de M. Michelet. L’Insecte est écrit avec beaucoup de verve, mais déjà le sujet prête moins. La vie se dérobe au regard chez l’insecte, et se laisse difficilement saisir ; M. Michelet en a fait l’expérience le jour où il a essayé de découvrir au microscope la physionomie de la fourmi sans pouvoir y réussir. Cet infini vivant, qui présente l’aspect d’un fourmillement animé et muet, excite plus d’étonnement que de sympathie ; ces infiniment petits se confondent avec la matière inanimée, avec les terrains et les pierres qu’ils ont contribué à former, avec les montagnes qu’ils ont contribué à exhausser de leurs imperceptibles cadavres, avec le lit des mers qu’ils ont pavé de leurs coquilles, avec les forces mêmes de la création, dont ils ont été pour ainsi dire la gourme. Aussi M. Michelet ne reprend-il tout son talent de peintre que lorsqu’il arrive aux insectes qui s’élèvent à la dignité d’individus, l’araignée, la fourmi, l’abeille, et toutes ces brillantes légions de pierres précieuses vivantes qu’il s’est plu à faire défiler sous nos yeux dans leurs vêtemens d’émeraude, de jaspe et d’or byzantin. La mer est un sujet qui échappe à l’art encore plus que l’insecte, qui rentre encore davantage dans le domaine exclusif, des sciences physiques et naturelles. La poésie véritable de la mer est dans les impressions qu’elle nous laisse et dans les rêveries où elle nous plonge ; on peut dire que le meilleur de cette poésie est dans l’âme du poète. Elle présente par elle-même un spectacle d’une grande poésie, mais d’une poésie qui échappe à l’art par sa nature indéterminée. Pour lui donner un intérêt dramatique, il faudra lui ajouter un élément étranger et jeter l’homme sur cet indéterminé vivant. La vie qui anime la mer est prodigieuse, mais elle est flottante et vague, et l’on a presque tout exprimé sur elle quand on a répété le vers de Goethe dans Faust : « Dans les flots animés, au sein tumultueux de la création… » La mer est peuplée d’êtres sans formes et de tribus silencieuses, dont la non-individualité est la loi, qui vivent par agrégation d’une vie communiste comme les polypes, ou qui, comme les charmantes médusés, oscillent dans une condition équivoque entre la plante et l’animal, entre la vie d’agrégation du polype et l’individualité. Ses poissons flottent, muets, dans un éternel voyage sans but. À l’extrémité de cette échelle de vie monstrueuse et informe, on rencontre l’énorme cétacé, le léviathan des mers ; mais son énormité lui est un obstacle à l’individualité. Il peut à peine aimer, combattre et défendre sa vie.

Aussi les trois quarts du livre de M. Michelet traitent-ils des sujets qui se rapportent plus ou moins directement à la mer plutôt qu’à la population même qui l’habite. La première moitié du livre est seule spécialement consacrée à la mer ; encore cette moitié contient-elle sur les phares un chapitre d’un intérêt tout humain. Dans la troisième, l’homme intervient décidément et prend 3e premier rôle. M. Michelet y fait un historique brillant, que nos lecteurs connaissent déjà, des conquêtes de l’homme sur la mer, des découvertes successives des trois océans, des dernières recherches sur les mers polaires ; les Dieppois et les Basques, Christophe Colomb et Magellan, John Ross et sir John Franklin y prennent décidément le pas sur les baleines, les phoques et les crustacés. Cette partie se termine par des considérations personnelles d’un ordre sentimental ayant trait à la pêche et aux inconvéniens de pêcher en tout temps, trop aveuglément et avec trop d’âpreté, — considérations sur lesquelles nous n’aurons certainement pas l’impertinence d’émettre une opinion ; La quatrième partie est exclusivement médicale et hygiénique. M. Michelet a écrit ces dernières pages sous l’empire des préoccupations qui lui ont dicté ses livres de l’Amour et de la Femme. Il suit aux bains de mer la Jeune dame qu’il avait introduite autrefois dans l’alcôve nuptiale, et qui depuis cette époque s’est enrichie d’un ou de plusieurs enfans ; il l’y installe comfortablement, lui récite ses prescriptions médicales, lui écrit ses ordonnances et la salue après lui avoir donné toute sorte de bons conseils d’une moralité irréprochable, que la dame fera sagement de suivre. Il raconte l’origine des bains de mer, en recommande l’usage prudent aux modernes générations, et finit par proposer la construction, sur les bords de la mer, d’hôpitaux destinés aux enfans. Tout cela est fort bien, mais ces considérations hygiéniques ne comblent pas dans son livre une lacune inexplicable : il y manque une cinquième partie, celle qui aurait dû s’appeler la Légende de la mer. Comment donc M. Michelet a-t-il pu laisser échapper un sujet qui lui appartenait doublement, en sa qualité d’artiste et en sa qualité d’historien ? Nous aurions voulu qu’il nous racontât l’histoire fabuleuse de la mer, les superstitions nées de ses terreurs et de ses charmes dans l’esprit des marins et des populations des côtes, les mythologies maritimes des différens peuples, qu’il nous résumât ce que doivent aux phénomènes de la mer la poésie, la religion et la légende populaire. Je lui indique le sujet ; il peut fournir facilement la matière d’un second livre, mieux approprié que le premier à la tournure de son imagination.

Le livre s’ouvre très poétiquement par l’expression des sentimens de terreur et presque de colère qu’inspire la mer à celui qui la contemple pour la première fois, et dont certains animaux ne peuvent se défendre, même quand ils sont les habituels témoins de ce spectacle. Tels sont les chiens du Kamtchatka, ou ces chiens du Cap, maigres et affamés, qu’un poète contemporain a décrits, hurlant de concert avec les vagues. Toute la première partie est consacrée à la description de cette immensité vivante ; l’auteur s’efforce de faire comprendre le caractère particulier de cette existence qu’on ne peut nommer en bon français, et qu’un hégélien nommerait une personnalité inconditionnée, un devenir réalisé, où l’être s’exprime par la fermentation vivante, où le néant maintient ses droits par sa résistance à la détermination des formes. « Comme les animaux qu’elle nourrit, dit M. Michelet, la mer semble un grand animal arrêté au premier degré d’organisation. » N’est-ce pas un animal en effet, et n’a-t-elle pas à l’état vague et flottant tout ce qui constitue la vie ? Elle a une voix puissante qui ne se tait ni jour, ni nuit, nullement monotone, flexible, pleine d’intonations vibrantes et variées, tantôt violente comme un maître ou un tyran, tantôt flatteuse et caressante. Elle a une respiration, le flux et le reflux, — une circulation, les deux courans, comparables aux veines et aux artères, révélés par le lieutenant Maury ; elle a ses spasmes de douleur et de violence, ses passions, les tempêtes et les trombes ; elle a ses sympathies et ses antipathies, qui s’expriment par les marées, et qui s’adressent aux mondes errans dans l’espace, spécialement « à son chef, le soleil, et à la lune, qui, pour être sa servante, n’en a que plus de puissance sur elle. » Que manque-t-il donc à la mer pour être une personne ? Rien que le privilège que possède la plus frêle abeille ou le plus petit oiseau, la concentration de la vie sous une forme restreinte. La mer a une vie puissante, mais éparse, et le triomphe de la vie, c’est la concentration et l’intensité : c’est par là que le plus chétif animal l’emporte sur le plus redoutable élément, et l’homme sur la nature tout entière ; Toutes les découvertes récentes de la science moderne, depuis les deux courans du lieutenant Maury jusqu’aux marées secondaires de M. Chazalon, ont été dramatisées et poétisées par M. Michelet avec l’imagination que vous lui connaissez.

M. Michelet, qui abuse souvent de la manie de tout personnifier, a personnifié les phares. En vérité, nous n’osons pas trop lui en faire un reproche, car poétiquement les phares méritent cet honneur. On les dirait vivans en effet lorsque dans la brume épaisse des nuits on aperçoit sur les mers cette lumière protectrice et vacillante qui, selon la comparaison heureuse et poétique d’une personne distinguée, semble l’œil d’un veilleur qui par devoir fait effort pour tenir ouverte sa paupière, que le sommeil appesantit. Le chapitre que leur a consacré M. Michelet est presque touchant ; on se sent pris de sympathie pour ces honnêtes phares, qui, fidèles à leur devoir, vous avertissent des écueils et des périls, et qui, s’ils ne peuvent vous sauver, éclairent au m’oins votre naufrage. « C’est beaucoup de voir son naufrage, dit très bien M. Michelet, d’échouer en pleine lumière, en connaissance du lieu, des circonstances et des ressources qui restent. Grand Dieu ! s’il faut périr, fais-nous périr au jour. » Il ne tient qu’à nous de voir dans les phares des personnes, car il paraît que ces honnêtes veilleurs sont exposés à bien des colères et à bien des calomnies. Tel est, paraît-il, le sort du phare de Cordouan. « Quoi qu’il arrivât de la mer, on s’en prenait toujours à lui. En éclairant la tempête, il en préservait souvent, et on la lui attribuait. C’est ainsi que l’ignorance traite trop souvent le génie, l’accusant des maux qu’il révèle. Nous-même nous n’étions pas juste. S’il tardait à s’allumer, s’il venait du mauvais temps, nous l’accusions, nous le grondions. Ah ! Cordouan, Cordouan, ne sauras-tu donc, blanc fantôme, nous amener que des orages ? »

Cette première partie contient le morceau littéraire capital de l’ouvrage, qui est la description d’une tempête dans l’ouest, à Royan, en octobre 1859. Ce n’est pas une tempête classique, et elle ne rappelle en’rien toutes les descriptions que vous avez lues jusqu’à présent de ce terrible phénomène. Oubliez et les tempêtes d’Homère et de Virgile, et la tempête de Paul et Virginie, et le naufrage du deuxième chant de Don Juan. Celle-là est une tempête sui generis, qui rappelle plutôt les belles descriptions de pestes que les descriptions de tempêtes. Je ne trouve en effet rien autre à lui comparer que certains passages de la Peste de Londres de Daniel de Foë. Cette analogie, que je sens mieux que je ne puis la faire comprendre, tient peut-être à la situation de l’auteur, qui a suivi les phases de l’ouragan, à peu -près comme on assiste au spectacle d’une épidémie ; cela tient peut-être aussi aux couleurs crues, triviales, violentes, aux expressions populaires, et même basses, qu’il a employées pour peindre la tempête, comme Daniel de Foë pour décrire la peste. Tout le commencement de la description est charmant, et forme un contraste poétique avec l’horreur des pages qui suivent. L’auteur raconte ses promenades et décrit le théâtre encore paisible de la future tempête : l’air est chaud, la plage pleine de salubres émanations ; il se sent heureux de vivre, et tous les êtres créés pensent comme lui. « Il me semblait que sur ces landes les oiseaux chantaient mieux qu’ailleurs. Jamais je ne trouvai une alouette comme celle que j’entendis en juillet sur le promontoire de Vallière. Elle montait dans l’esprit des fleurs, montait dorée du soleil qui se couchait dans l’Océan. » Cependant les jours succèdent aux jours, et bientôt des signes prophétiques apparaissent. « On remarquait des vents changeans, bizarres : exemple, un vent brûlant de l’est, un souffle d’orage venant toujours du côté serein. » Les signes physiques se multiplient, oppressant les poitrines et les imaginations comme le pressentiment d’un malheur prochain. Enfin l’ouragan tant annoncé éclate, et continue infatigablement six jours et six nuits. L’auteur y assiste de sa demeure, portes closes et volets fermés. On entend du dehors les bruits de la tempête, ses sifflemens et ses monosyllabes sauvages. De temps à autre, l’observateur hasarde l’œil aux fentes des volets, et il aperçoit les vagues, semblables à des chiens qui s’élancent pour saisir une proie qu’elles ne rencontrent point. Par instans, la porte s’entrouvre pour laisser passer des nouvelles sinistres : une barque a été brisée, un navire a sombré. C’est ainsi que les belles descriptions de pestes nous montrent les habitans des villes envahies par le fléau enfermés dans leurs demeures, entre-bâillant à peine leur porte, de peur de livrer passage à l’ennemi, et mesurant les progrès ou la décroissance de l’épidémie par la fréquence des chars funèbres qui ébranlent les pavés de leurs rues. La Tempête du 29 octobre est un morceau original, qui ne rappelle en rien les modèles classiques du genre ; l’auteur n’a pas reculé devant la bizarrerie de l’expression et la trivialité de l’image, lorsque cette bizarrerie et cette trivialité lui étaient nécessaires pour rendre plus vivement ses impressions. C’est une tempête réaliste, dans le bon sens du mot.

Mais c’est dans la seconde partie, la Genèse de la Mer, que l’auteur a pu donner libre carrière à son imagination facile aux métamorphoses. Là son style est plein de lueurs rapides, électriques comme les phosphorescences de la mer, de nuances tendres comme les couleurs de ces méduses qu’il a si poétiquement célébrées. On pourrait dire plus d’une fois de ses pages ce qu’il dit des fleurs animées de la mer : « Elles sont de toutes nuances, fines, et pales et pourtant chaudes : c’est comme une haleine devenue visible. » Je recommande spécialement le chapitre sur les méduses, qui est intitulé Fille des Mers. Il est impossible de mieux rendre le charme étrange et fantasmagorique de cet épanouissement de la vie maritime qui est si prompt à s’évanouir : « Toutes ces belles, à l’envi, flottant sur le vert miroir dans leurs couleurs gaies et douces, dans les mille attraits d’une coquetterie enfantine et qui s’ignore, ont embarrassé la science, qui, pour leur trouver des noms, a dû appeler à son secours et les reines de l’histoire et les déesses de la mythologie, Celle-ci, c’est l’ondoyante Bérénice, dont la riche chevelure traîne et fait un flot dans les flots. Celle-là, c’est la petite Orithye, épouse d’Éole ; qui, au souffle de son époux, promène sa nacre blanche et pure, incertaine, à peine affermie par l’enchevêtrement délicat de ses cheveux, que souvent elle enlace par-dessous. Là-bas, Dionée la pleureuse semble une pleine coupe d’albâtre qui laisse, en filets cristallins, déborder de splendides larmes… » Il a réussi à saisir et à fixer le spectacle le plus ondoyant, le plus fugitif qui existe. Qui en effet, en contemplant les méduses, ne s’est pas cru le jouet d’une illusion ? On dirait des rêves qui ont pris corps, et ici la comparaison n’est pas une simple figure, elle exprime une réalité. Si les rêves ont par hasard une existence, cette existence n’est pas plus fluide que celle des belles méduses. Les rêves existent dans l’élement du sommeil, comme les méduses dans l’élément de la mer, et se dissipent au réveil sans laisser de traces, comme les. méduses se fondent en un instant au sortir de l’eau. Plus loin, il trouve, pour célébrer les amours et l’éclat sympathique des perles, des splendeurs de Mille et Une Nuits et des concetti tout brillans des feux de l’hyperbole orientale. « Comme les palais d’Orient ne montrent au dehors que de tristes murs et dissimulent leurs merveilles, ici le dehors est rude et l’intérieur éblouit. L’hymen s’y fait aux lueurs d’une petite mer de nacre, qui, multipliant ses miroirs, donne à la maison, même close, l’enchantement d’un crépuscule féerique et mystérieux. » Il explique le langage symbolique des perlés en termes d’une subtilité charmante qui ferait honneur à un poète persan habile dans l’art des rapprochemens inattendus et des analogies secrètes. « En réalité, l’éclair du diamant fait tort à l’éclair de l’amour. Un collier, deux bracelets de perles, c’est l’harmonie d’une femme, l’ornement vraiment féminin, qui, au lieu d’amour, émeut, attendrit l’attendrissement. Cela dit : Aimons ! point de bruit ! » C’est précieux, me direz-vous peut-être, mais cela est en même temps charmant et exact. Il est certain que les parures de perles ont une douceur intime et sympathique que n’a pas le dur et froid diamant. Une parure de perles s’harmonise avec la personne vivante ; une parure de diamant semble plutôt posséder celle qui la porte qu’en être possédée. Si ces lignes se trouvaient dans un poète persan, il se trouverait quelque savant traducteur pour les interpréter et en expliquer la vérité. Pour nous, nous ne les trouvons pas moins aimables parce qu’elles sont écrites par un de nos compatriotes, au lieu d’être traduites d’Hafiz et de Saadi.

Les tons sont aussi variés que les êtres que l’auteur est obligé tour à tour de décrire. Il change de langage et pour ainsi dire de procédé avec chacune des parties de son sujet. Ainsi, lorsqu’il arrive aux phoques, ceux de tous les animaux qui se rapprochent le plus de notre vie terrestre, il emploie pour parler d’eux une méthode presque humaine et historique. Il raconte simplement leurs mœurs, comme un voyageur d’autrefois, avant les préoccupations pittoresques et ethnographiques, aurait raconté les coutumes des Lapons ou des Samoïèdes. Ce n’est plus une description exubérante de couleurs, c’est une relation simple, précise, presque naïve : « La terre est leur patrie de cœur ; ils y naissent, ils y aiment ; blessés, ils y viennent mourir. Ils y mènent leurs femelles enceintes, les couchent sur les algues et les nourrissent de poisson. Ils sont doux, bons voisins, et se nourrissent l’un l’autre. Seulement, au temps d’amour, ils délirent et se battent. Chacun a trois ou quatre épouses, qu’il établit à terre sur un rocher mousseux d’étendue suffisante. C’est son quartier à lui, et il ne souffre pas qu’on empiète, fait respecter son droit d’occupation. Les femelles sont douces et sans défense. Si on leur fait du mal, elles pleurent, s’agitent douloureusement avec des regards de désespoir. Elles portent neuf mois, et élèvent l’enfant cinq ou six mois, lui enseignant à nager, à pêcher, à choisir les bons alimens… » Tout à côté de cette page historique, nous avons un passage sur les amours de la baleine, d’une éloquence bizarre et énorme comme l’animal qu’elle célèbre, remarquable par son étrangeté et à cause de cette étrangeté même, qui est en parfait rapport avec le sujet. « Ainsi que le noble éléphant, qui craint les yeux profanes, la baleine n’aime qu’au désert. Le rendez-vous est vers les pôles, aux anses solitaires du Groenland, aux brouillards de Behring, sans doute aussi dans la mer tiède qu’on a trouvée près du pôle même. La retrouvera-t-on ? On n’y va qu’à travers les défilés horribles que la glace ouvre, ferme et change à chaque hiver, comme pour empêcher qu’on la retrouve… La solitude est grande ; c’est un théâtre étrange de mort et de silence pour cette fête de l’ardente vie. Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être, témoins respectueux, prudens, observent à distance. Les lustres et girandoles, les miroirs fantastiques ne manquent pas… » Mais vous lirez tout entière la description de ces monstrueuses amours, que je ne puis citer, et qui se termine par ce trait, digne épilogue d’une telle scène : « Ils retombaient d’un poids immense… L’ours et l’homme fuyaient épouvantés de leurs soupirs. » Je n’ajouterai qu’un mot, pour faire remarquer à ceux que tourmenteraient plus qu’il ne faut certaines répugnances académiques, et qui porteraient leurs réminiscences d’art classique jusque dans les descriptions des amours des baleines, que nous sommes ici dans la région du monstrueux, et qu’il est impossible de faire soupirer les cétacés commet des amoureux de Racine. Nous étendrons cette observation au volume tout entier. Quelques bizarreries qu’on y trouve, elles n’égalent pas encore les bizarreries de la réalité qu’elles s’efforcent de peindre, et les images de M. Michelet sont moins surprenantes que les formes et les mœurs des populations de la mer.

L’impression dernière que laisse le livre est une impression de tristesse morne et de poétique épouvante. Les mots par lesquels l’auteur a terminé sa description de la tempête reviennent à l’imagination et la laissent atterrée. « Monstres, que me voulez-vous donc ? N’êtes-vous pas soûls des naufrages que j’apprends de tous côtés ? Que demandez-vous ? — Ta mort et la mort universelle, la suppression de la terre et le retour au chaos ! » Cette mère de toute vie n’est pas une alma mater, une bonne et complaisante nourrice comme notre terre ; elle apparaît comme une marâtre, envieuse de la vie qu’elle enfante, pis encore, comme la figure de l’inéluctable destin, comme la messagère et le tout-puissant ministre du néant, devenu le souverain du monde. Nul ministre mieux choisi, car, puissante pour créer, elle est incomparable pour détruire, et ce qu’elle a mis des siècles à édifier, elle peut le renverser en quelques heures. Ainsi notre existence et celle de l’humanité tout entière n’existent que par la permission d’un élément aveugle et fatal. Voilà qui agrandit beaucoup les horizons de la mélancolie. Nous perdons jusqu’à cette consolation dérisoire que nous trouvons à nous représenter l’humanité comme éternelle, jusqu’à cette espérance métaphysique de l’immortalité de l’espèce que nous aimons à mettre en contraste avec les destinées éphémères de chacun de nous. Cette immortalité collective, déjà si abstraite et si près du néant, disparaît elle-même, et l’humanité tout entière ne pèse pas plus que le simple individu. Est-il donc vrai qu’un jour peut-être l’espèce humaine aura disparu, et avec l’espèce toute cette vie morale et idéale qu’elle avait créée si glorieusement, et qu’elle croyait avoir douée d’immortalité ? Histoire, civilisations, religions, poésies, systèmes philosophiques, tout cela ne sera plus qu’un rêve, que dis-je ? moins qu’un rêve, puisqu’il ne restera plus un seul témoin pour en conserver le souvenir ? Et la destruction elle-même ne triomphera pas, car elle ne saura rien de sa victoire. La vie de notre globe solide s’est dissipée comme une bulle de savon aux couleurs irisées, et la mer, ne trouvant plus de résistance, n’a plus de colères ; sa voix triomphante s’éteint, et il ne reste plus qu’une masse liquide traînant éternellement ses flots muets dans des solitudes sans rivages, au-dessous de cieux dépeuplés.


EMILE MONTEGUT.

  1. L’originalité de M. Michelet semble au contraire avoir existé en lui dès l’apparition de la pensée ; il a été dès le premier jour, je le crois, à peu près ce qu’il a été toute sa vie. Un fait à l’appui de notre assertion. Je sais bien qu’il ne faut pas attacher une très grande importante aux anecdotes concernant l’enfance des hommes célèbres ; cependant je suis de ceux qui pensent, comme le poète Wordsworth, que l’enfant est le père de l’homme, en ce sens qu’il laisse entrevoir en bien et en mal les linéamens principaux de l’homme futur. J’ai eu autrefois entre les mains un ou deux volumes contenant les devoir et les compositions hors ligne des meilleurs élèves des collèges de Paris. Quelques-uns de ces devoirs sont signés de noms qui sont devenus illustres, et presque tous laissent apercevoir les signes d’une originalité future. Il en est un cependant, qui révèle une originalité non en préparation, mais toute formée : c’est un discours français intitulé Dion Cassius aux soldats romains. M. Michelet se rappelle-t-il l’auteur de cette composition ?