Les explorateurs contemporains des régions polaires/07

Maurice Dreyfous Éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 68-92).


VII

LE DRAME DU POLARIS


Le capitaine Hall, né en 1821, à Rochester dans l’État de New-York, était comme la plupart de ses compatriotes, le fils de ses œuvres. Il avait été d’abord apprenti forgeron, puis il devint successivement graveur en taille-douce et journaliste. On était à l’époque où la recherche de l’expédition du capitaine Franklin occupait tout le monde, et Hall se persuada que l’honneur de retrouver le brave marin lui était réservé. Il résolut, en conséquence, d’organiser une expédition pour tenter la grande entreprise.

Sa première expédition fut signalée par un désastre. Les deux embarcations qu’il avait réussi à se procurer ne possédaient aucune des qualités nécessaires pour la dangereuse navigation polaire ; elles furent anéanties par la première tempête.

Hall ne se découragea pas ; il s’embarqua presque seul sur un canot hors d’usage, qu’il répara comme il put et, pendant deux ans, continuant sa généreuse entreprise, il visita les archipels des îles américaines polaires.

Ce fut pendant cette période, que le brave Hall fit connaissance avec les Esquimaux et s’identifia lui-même à ces hommes robustes, les seuls capables de résister aux froids des régions polaires. Il se lia d’amitié avec deux d’entre eux, nommés Hans et Joë qui ne cessèrent, dans la suite, de prouver leur amour et leur dévouement pour les Européens. Joë consentit à suivre Hall aux États-Unis et fut son compagnon de route pendant deux nouvelles explorations polaires qu’il fit de 1864 à 1869.

Ces efforts et cette persistance, ne tardèrent pas à frapper tous les yeux de ses concitoyens, et Hall comprit que le moment était venu de s’adresser au public pour obtenir les moyens d’organiser une grande exploration polaire.

Il obtint, en effet, des Chambres, un subside de 250 000 francs et du gouvernement un steamer, le Polaris, qu’il se hâta d’aménager. Une commission scientifique, commandée par le docteur allemand Bessels, lui fut adjointe et il emmena, comme auxiliaire, le capitaine Buddington et le jeune officier de marine Tyson qui, comme lui, connaissait les Esquimaux et avait vécu au milieu d’eux. Le Polaris quitta le port de Brooklyn, vers la fin de juin 1871. Il s’engagea le long de la côte occidentale du Groënland dans cette succession de canaux qui semblent former comme un bras de la mer de Baffin, tendu dans la direction du pôle.

Le premier soin du capitaine Hall, en arrivant dans les régions polaires, fut de rechercher ses deux amis les Esquimaux, Hans et Joë, et de les embarquer avec quelques-uns de leurs camarades et tout un troupeau de chiens habitués à conduire des traîneaux sur la glace. Hans et Joë emmenèrent en outre avec eux leurs femmes et leurs enfants dont ils refusèrent absolument de se séparer.

Arrivé à Tossac, port extrême, le capitaine Hall expédia à ses compatriotes une lettre dans laquelle il disait adieu au monde civilisé, adieu prophétique, car il ne devait jamais revoir la terre des vivants.

L’expédition dépassa de plus de cinquante lieues les plus hautes latitudes atteintes dans ce canal par les précédents explorateurs ; elle découvrit une baie à laquelle elle donna le nom de Polaris et un canal maritime, dirigé en droite ligne vers le pôle qu’elle appela canal Robeson, en l’honneur du secrétaire de l’amirauté des États-Unis, qui avait favorisé l’expédition de tout son pouvoir. Ce canal était obstrué par les glaces. Le capitaine Hall organisa une exploration en traîneaux, qui lui permit d’avancer de quelques lieues ; on crut voir des indices d’une mer libre dans la direction du pôle ; mais la nuit boréale approchait ; il fallut retourner au navire qui hiverna dans la baie de Polaris, point le plus extrême où un navire ait alors séjourné pendant l’hiver polaire.

Le froid fut moins vif qu’on pouvait le craindre. Il ne fut excessif qu’au mois de mars, époque à laquelle le thermomètre descendit jusqu’à 58 degrés au-dessous de zéro. Cependant, quand le soleil revint sur l’horizon, il se produisit un dégel assez complet ; la terre se couvrit d’herbes maigres et rampantes, nourriture avare que vinrent tondre quelques troupeaux de bœufs musqués.

Malheureusement, à la suite de son exploration en traîneaux, le capitaine Hall tomba malade. Son état alla rapidement en s’empirant, et il mourut après une agonie de quelques semaines. Son corps fut enterré sur le rivage de la baie Polaris et depuis cette époque ce point du globe se nomme Terre-de-Hall.

Le capitaine Buddington hérita alors du commandement suprême, mais il n’avait ni l’énergie, ni le talent de Hall, ni la confiance de l’équipage qui se montra dès lors peu soumis et peu dévoué à ses chefs.

Le navire dut attendre, jusqu’au mois d’août 1872, la débâcle des glaces pour tenter son retour. Il fut ramené à cette époque vers le sud, en profitant d’un courant favorable, mais les glaçons, qui s’accumulaient autour de lui, exerçaient sur sa coque des pressions considérables qui lui firent subir de graves avaries.

Le 15 octobre 1872, un énorme iceberg vint le frapper et le mécanicien effaré accourut sur le pont annonçant que le Polaris coulait bas.

On se hâta d’organiser le sauvetage et le navire fut amarré solidement à un énorme glaçon entraîné par la débâcle. Le lieutenant Tyson et le météorologiste Meyer se chargèrent de veiller au transbordement sur la glace des provisions qu’on pourrait arracher des flancs du navire ; huit matelots, neuf Esquimaux, dont deux femmes et cinq enfants, Hans, Joë et leur famille se mirent à opérer ce déménagement forcé.

Une telle frayeur et un tel désordre régnaient à bord, que bien des choses précieuses furent jetées si précipitamment qu’elles tombèrent à la mer et furent perdues. Enfin, on mit à flot les deux barques qui restaient au Polaris et les Esquimaux emportèrent leur kayak, léger canot pour un homme seul, fabriqué avec des peaux de phoques cousues ensemble.

Cependant le vent soufflait en tempête et devenait de plus en plus violent. Un coup d’ouragan brisa toutes les amarres qui retenaient le navire le long du banc de glace. Le Polaris, violemment détaché, fut emporté par l’orage et ne tarda pas à disparaître dans la brume, pendant que les malheureux débarqués, voyaient leur frêle abri se briser sous leurs pieds et les disperser de ci, de là, au milieu de ces amas de glaces flottantes. Le lieutenant Tyson se montra digne du commandement que le hasard lui donnait ainsi. Il se hâta de réunir sur le même glaçon tous les malheureux abandonnés et de les recueillir sur les barques laissées par le Polaris. Quand on fut sûr que tout le monde était sauf, le nouveau chef réunit tout son monde, et l’on fit l’inventaire des objets débarqués.

On était dix-neuf personnes et pour toutes provisions, on possédait onze sacs de pain, quatorze boîtes de viande hachée et cuite dans la graisse qu’on appelle du pemmican, dix boîtes de conserves de viande, quatorze jambons, une boîte de pommes sèches et vingt livres de cassonnade mélangée avec du chocolat.

Ces infortunés étaient si harassés de fatigue que le soir, malgré le froid, en plein air, ils s’étendirent sur la glace et dormirent sans se préoccuper davantage du danger d’être gelés pendant la nuit. Le lendemain, ils tentèrent de regagner le rivage dans les embarcations, mais la débâcle des glaces était si pressée et si violente, qu’ils durent renoncer à ce projet et se résigner à rester sur le glaçon. Tout-à-coup, un cri de joie s’échappa de toutes les poitrines : à l’horizon, toutes voiles dehors, dans une mer, qui paraissait libre de glaces, apparaissait le Polaris. Ils firent une sorte de mât, au bout duquel ils accrochèrent toutes les étoffes aux couleurs voyantes qu’ils purent trouver. Ils firent retentir les airs de détonations de leurs fusils. Tout cela fut inutile, car le Polaris ne les vit pas et continua sa route.

Le capitaine Tyson comprit que, de son énergie et de sa sagesse seulement, dépendait le salut de ces malheureux désespérés. Il s’efforça donc de leur rendre le courage avec l’espérance.

— Mes amis, leur dit-il, nous avons deux embarcations avec lesquelles nous pouvons tenter de rejoindre la terre. Là, nos Esquimaux sont pour ainsi dire dans leur patrie et sur leur terrain. Ils chasseront et pêcheront ; nos vivres, ainsi renouvelés sans cesse, nous permettront d’attendre soit l’arrivée de navires pêcheurs, soit celle d’une expédition qui ne peut manquer de venir à votre recherche.

Ce plan était plein de sagesse, malheureusement il fut impossible de le mettre en pratique.

Quand on mit les canots à la mer, au lieu de suivre les conseils de leur chef et d’obéir à ses ordres, chacun voulut y descendre et y entasser des provisions. L’une des barques fut sur le point de couler à fond. Le capitaine Tyson comprit que toute tentative d’aller à terre était devenue inutile et il se résigna à installer son campement et celui de ses hommes sur le glaçon que la débâcle continuait à entraîner dans la direction du sud.

C’est là, sur ce champ de glace, que ces hommes grossiers, indisciplinés, armés de pistolets et de fusils, tandis que leur chef était sans armes, étaient appelés à vivre et à attendre les évènements jusqu’à la catastrophe finale. Là pourtant, vivaient deux femmes et un enfant à la mamelle. Pendant l’hivernage du Polaris, la femme de Joë avait mis au monde un petit garçon qu’on avait baptisé Charles Polaris et le pauvre petit, peu soucieux des dangers qui l’entouraient, se pendait ardemment au sein de sa mère.

L’espèce d’îlot de glace sur lequel se trouvaient les naufragés était formé de glace d’eau douce, ce qui indiquait qu’il avait glissé dans la mer, en suivant, emporté par son propre poids, la déclivité d’une montagne du rivage. Il affectait à peu près une forme ronde, et dans le principe, il n’avait pas moins de deux kilomètres de diamètre. Il s’en allait entraîné par le courant et se heurtant sans cesse contre d’autres champs de glace, épaves de la débâcle.

La première difficulté que devait rencontrer le chef de l’expédition, c’était d’obtenir de ses hommes l’économie si nécessaire des vivres dont on était maître. Le capitaine Tyson, réduit aux seules ressources de son éloquence, n’arrivait qu’à grand’peine à leur démontrer que toutes leurs chances de salut reposaient sur la conservation plus ou moins longue de ces modestes ressources.

Un jour quelques mutins se jetèrent sur les provisions en réserve.

— Nous sommes irrévocablement perdus, disaient-ils, à quoi sert de nous imposer d’inutiles privations. Puisqu’il faut mourir, mourons en jouissant.

— Malheureux ! leur disait Tyson, que ferez-vous, quand il ne vous restera rien à vous mettre sous la dent ; quand vous sentirez toutes les horreurs de La famine ?

— Hé bien ! répondirent ces êtres féroces, nous mangerons alors les Esquimaux et jusqu’au petit Charles Polaris.

Jamais pareille ingratitude n’avait été la compagne d’une plus horrible méchanceté. C’était en effet grâce aux Esquimaux et grâce à eux seulement qu’on avait conservé quelque espérance. C’étaient eux qui, habitués à vivre dans ces latitudes, avaient construit pour les naufragés des maisons de glace faites de moellons coupés dans la masse gelée et superposés comme dans nos constructions européennes. Un peu d’eau jetée par dessus, le tout s’était cristallisé et avait formé des joints qui rendaient la demeure tout à fait inaccessible au froid extérieur. La chaleur naturelle des habitants, avec une petite lampe alimentée par l’huile de phoque, suffisait pour entretenir dans ces habitations primitives une température supportable.

Là, ne s’étaient pas bornés les services rendus par Hans et Joë. Ces deux braves Esquimaux étaient des chasseurs émérites. Leur adresse vint chaque jour apporter à la petite colonie des ressources nouvelles et de la viande fraîche. Malgré la nuit polaire qui avait surpris les naufragés, les deux chasseurs profitaient des lueurs répandues certains jours par les aurores boréales, d’autres fois par les étoiles, pour aller à la recherche des phoques, des renards et des ours blancs. On ne tua toutefois que deux de ces derniers, et ce fut vraiment malheureux parce que la chair de ces animaux est exquise et constitue un véritable régal.

C’est au milieu des tourments de la faim, des atteintes d’un froid cruel que s’écoulaient les jours ; bientôt une remarque affreuse vint compliquer encore la situation et répandre l’épouvante dans tous les cœurs. Le banc de glace sur lequel ils étaient continuait sa course vers le sud, mais à chaque pas il rencontrait d’autres blocs entraînés comme lui par la débâcle, et à leur choc ses bords s’effritaient. Le domaine des naufragés allait ainsi en diminuant chaque jour, et déjà il était réduit de plus de moitié quand le soleil reparut. On était arrivé dans le détroit de Smith et l’on continuait à dériver à une distance égale des deux côtes.

Le capitaine Tyson aurait bien désiré tenter de se rapprocher de la terre ferme et d’y débarquer, mais il n’osa le faire avec des hommes malades, indisciplinés et devenus incapables d’aucun effort.

Avec le jour, les provisions devinrent plus abondantes. Chaque jour les Esquimaux apportaient des phoques et des oiseaux aquatiques qui se montraient en nombre prodigieux.

Un jour Joë se précipita dans la maison de glace habitée par le capitaine Tyson.

— Capitaine, dit-il, accourez avec votre riffle, il y a un ours blanc dans mon kayak.

M. Tyson ne se le fit pas dire deux fois ; c’était une trop bonne aubaine pour la laisser échapper. Il glissa une balle dans son riffle et se traînant dans la glace il arriva près de l’animal qu’il trouva en train de dépecer la peau fraîche d’un phoque récemment tué.

Le mettre en joue, s’assurer de la rectitude du tir, lâcher la détente, fut l’affaire d’un instant. Hélas ! le coup ne partit pas. L’amorce de l’arme avait raté.

Cependant l’ours avait aperçu le chasseur et ce dernier, le voyant s’approcher, comprit qu’il y a des cas qui nécessitent une prudente retraite : il pressa donc le pas, rentra dans sa hutte, laissant l’animal à la porte. L’arme remise en état, il se présenta une seconde fois devant le terrible tardigrade. Cette fois le coup partit ; l’ours roula sur le sol, le cœur traversé par la balle meurtrière, et l’expédition eut de la viande fraîche pour plusieurs jours.

Cependant le champ de glace, qui servait d’asile aux naufragés, continuait à se réduire de plus en plus et commençait par ne plus offrir qu’une surface de vingt-cinq mètres carrés. Il devenait nécessaire de se procurer un autre abri. Les barques étaient en si mauvais état qu’il fallut presque renoncer à s’en servir. À l’aide d’une d’elles tant bien que mal réparée, et grâce à des va-et-vient sagement organisés, on se mit à aller d’un glaçon sur un autre. Ce mode de locomotion était lent, mais on pouvait espérer, en continuant à l’employer, de gagner la côte du détroit, quand le vent se mit de nouveau à fraîchir et à se changer en tempête. Le séjour sur la banquise qui s’effritait sans cesse davantage était devenu impossible.

On débarqua à la hâte sur un autre glaçon, et le 20 mars, une lame monstrueuse, soulevée par le vent, vint s’abattre sur les naufragés avec une telle violence, que ce fut un véritable miracle s’ils n’en furent pas tous assommés où au moins noyés. Enfin on parvint à gagner un glaçon plus solide, mais n’offrant en réalité aux malheureux naufragés qu’un abri insuffisant et toujours prêt à se désagréger. Ce fait eut lieu dans la nuit du 3 au 4 avril.

Jamais la situation n’avait été plus menaçante ; la tempête continuait et rendait impossible toute tentative pour chercher un refuge plus rassurant. On passa donc plusieurs jours sur ce radeau glacé qui n’offrait pas comme le premier des huttes de glace et des tentes formées avec les voiles des bateaux.

En débarquant, on avait fait l’inventaire des objets sauvés du désastre. On constata avec épouvante que dans la précipitation du départ on avait oublié les choses les plus indispensables. Tous les matelots avaient à un si haut degré la peur et la prostration qu’entraîne une situation désespérée, qu’ils avaient oublié sur la banquise abandonnée, ou perdu en route, leurs armes et leurs munitions. Seuls les deux chasseurs Esquimaux avaient sauvé à travers mille dangers leurs fusils, leur poudre et leurs balles.

Le capitaine Tyson et le météorologiste Frédéric Meyer ne constatèrent pas cette perte irréparable avec autant de chagrin qu’on pourrait se l’imaginer.

— Nous étions désarmés devant des matelots armés et sans esprit d’obéissance, dit le chef de l’expédition à son savant compagnon ; aujourd’hui ces hommes toujours prêts à la révolte se trouvent sans moyens d’attaque ; si les ressources que pourrait nous procurer la chasse ont à en souffrir, la discipline y gagnera d’autant.

— Vous avez raison, reprit le météorologiste et peut-être devrons-nous notre salut à cet accident qui paraît devoir causer notre perte.

Les vivres sauvés étaient en très petite quantité ; ils consistaient en quelques biscuits et une boîte de pemmican. C’est, nous l’avons dit, une sorte de préparation faite avec de la viande hachée, condensée et mélangée de graisse, qui se fait surtout dans les provinces du nord de l’Amérique et qui se conserve intacte très longtemps, surtout dans les régions froides. Dans tous les voyages polaires, on a le soin d’en emporter de grandes provisions et c’est une précieuse ressource dans les cas de disette.

Qu’on ajoute à ces provisions bien maigres pour nourrir dix-neuf personnes, quelques kilogrammes de viande de phoque conservée dans la glace et la ration de dix personnes environ de chair d’ours blanc, et l’on verra quelle anxiété dut s’emparer de tous, quand on connut la véritable situation de la troupe naufragée.

Le mâle courage des deux Esquimaux et la douce résignation de leurs compagnes rendirent pourtant quelque espérance aux moins anéantis.

— Avec nos armes, dit Joë, nous ne mourrons pas de faim pourvu que Dieu nous envoie quelque proie.

Les deux chasseurs se mirent aux aguets faisant agilement le tour de leur minuscule île flottante.

Leurs premières recherches ne furent pas couronnées de succès. Cependant on en était arrivé aux dernières extrémités. Pemmican, biscuits, viande d’ours et de phoque, avaient été absorbés et l’on en était réduit, pour tromper les rigueurs de la faim, à mâcher entre ses dents des peaux de phoques déjà sèches.

C’est souvent dans les situations les plus désespérées, alors même que tout semble perdu, que la Providence vient en aide aux malheureux d’une façon si inattendue que ceux-ci sont tout disposés à crier au miracle !

Le soir du 24, Joë et Hans s’étaient mis à l’affût sur un des bords du glaçon qui leur servait de refuge ; le froid très vif, une obscurité crépusculaire, l’affaiblissement causé par les privations et l’absence de nourriture, les tenait l’un et l’autre dans une sorte de somnolence inconsciente, quand des craquements produits dans la glace et un bruit de pas pesants et précipités les tira de leur demi sommeil.

Un ours blanc qui cherchait aventure, et dans l’espérance de trouver une proie, explorait successivement tous les glaçons entraînés dans la débâcle, sautant de l’un à l’autre chaque fois que les hasards du courant les rapprochaient suffisamment, aperçut de loin, dans le demi jour, ces deux hommes accroupis sur la neige et pensa voir en eux des phoques dont il espérait bien faire sa pâture.

Il s’approcha précipitamment et allait se jeter sur les deux chasseurs, quand ceux-ci, qui avaient eu le temps de porter leurs armes en joue, firent feu en même temps, à quelques mètres de portée. L’animal étendit ses grands bras en croix, ses longues et terribles griffes s’ouvrirent et se reployèrent sur elles-mêmes dans un dernier spasme d’agonie, puis il tomba à la renverse et resta immobile. La balle de Joë lui avait traversé le cœur, tandis que celle de Hans dirigée à la tête avait traversé l’œil et avait pénétré dans la cervelle.

Une telle proie était, au moins momentanément, le salut. Les chasseurs furent reçus et acclamés avec enthousiasme.

On songea à faire cuire l’animal mort, mais le cuisinier du bord, qui se trouvait parmi les naufragés, déclara qu’il lui était impossible de le préparer d’aucune façon ; non seulement on n’avait pas sauvé un seul ustensile de cuisine, mais encore il ne restait aucun moyen de faire du feu. L’huile de phoque, qui jusques-là avait suppléé à l’absence du bois et du charbon, était complètement épuisée et avait servi d’aliment à ces affamés. Ils se jetèrent sur la proie encore palpitante et la dépecèrent. Cette nourriture plus substantielle qu’appétissante leur rendit quelque vigueur et par suite quelque confiance.

Cependant le glaçon, qui leur servait de refuge, continuellement soumis à des chocs au milieu de la débâcle, diminuait de surface à vue d’œil : il fallut songer à trouver un autre bloc plus solide : cette opération eut lieu sans encombre et les malheureux naufragés eurent presque un mouvement de joie quand, ce débarquement opéré, Joë vint les avertir que son compagnon et lui allaient être à même d’assurer la vie matérielle de tous.

Les phoques, qui depuis longtemps déjà avaient complètement disparu, commençaient à se remontrer, et deux de ces animaux avaient déjà succombé sous les coups de ces adroits tireurs. Avoir des phoques, ce n’était pas seulement avoir de la viande fraîche, mais encore c’était avoir de la graisse et de l’huile qui permettraient de faire du feu et qui rendraient possible la cuisson de cette chair déjà si répugnante par elle-même.

Nous avons dit que la nuit polaire, nuit implacable, ininterrompue, avait fait place d’abord à des crépuscules quotidiens, puis à des jours de courte durée. Le 29 avril, le capitaine Tyson, fit réunir tous les naufragés et quand ils eurent formé le cercle :

— J’ai à vous donner, leur dit-il, une nouvelle qui va vous combler de joie. Je ne saurais trop cependant vous recommander le calme et le sang-froid qui seuls peuvent nous permettre quelque espoir de salut. Jurez-moi donc de m’obéir aveuglément.

— Nous le jurons, s’écria d’une seule voix l’équipage.

— Hé bien, mes amis, ajouta le capitaine, étendant son bras vers le sud, regardez attentivement dans cette direction.

Un hourra de joie éclata.

Le soleil qui avait fait son apparition à l’horizon éclairait un ciel pur et sans nuages.

À quelques milles en mer, un navire apparaissait, toutes voiles déployées. Un panache de fumée, qui seul se détachait sur la voûte azurée en flocons blancs, apprit aux abandonnés qu’ils avaient devant eux un steamer. Chacun se mit à l’œuvre pour contribuer à l’établissement de signaux, pour attirer autant que possible l’attention du bâtiment en vue.

Hans et Joë, seuls possesseurs d’armes à feu, tirèrent d’abord un grand nombre de coups de fusil, puis, voyant que le vent qui venait du sud, n’emportait pas sans doute le son jusqu’au navire, ils firent retentir leurs armes simultanément.

Le mât du canot fut hissé sur la partie la plus élevée du glaçon ; pour le grandir on amarra au bout tous les agrès et les rames qui restaient : les hommes se dépouillèrent, malgré le froid très vif, de leurs vêtements, pour en faire des sortes de pavillons.

Les yeux dirigés vers l’horizon, ne quittant pas d’un instant le navire, suprême espoir de délivrance, rien dans sa marche ni dans ses allures n’indiquait qu’il se doutât de la présence des infortunés.

Joë tenta un suprême effort : il vida sa poudrière dans une peau de phoque qu’il enroula étroitement autour du corps détonnant et qu’il serra au moyen de cordages empruntés à la barque. Cette sorte de pétard muni d’une mèche fut enfoui dans un trou creusé dans l’épaisseur de la glace et recouvert des plus gros morceaux qu’on put apporter. Le feu fut mis à cette mine qui donna lieu à une détonation sourde mais aussi puissante que celle qu’aurait produit un coup de canon.

Les naufragés anxieux regardaient en vain le navire qui restait aussi immobile que s’il eût été désert.

La nuit survint, et se cramponnant à cette dernière espérance, les naufragés creusèrent dans la glace une sorte de large cuvette dans laquelle ils versèrent tout ce qui leur restait d’huile de phoque. Des morceaux de toile et de cordages effilés formèrent un faisceau de mèches qu’on alluma. Une grande flamme apparut : mais hélas, ils eurent beau activer la combustion, cette flamme large et dégageant une telle chaleur qu’on pouvait à peine approcher, ne put atteindre même la hauteur d’un mètre. Quel espoir d’être remarqués à distance sur un signal si peu visible, quand toute une journée d’efforts s’était écoulée sans succès ?

Le 30 avril, quand le jour reparut, les malheureux naufragés fouillèrent vainement l’horizon : le navire avait disparu, sans avoir conscience de leur existence !

Nous disons qu’il n’y eut là ni parti pris inhumain, ni lâche abandon, comme cela a été reproché au Polaris, dont tous les efforts devaient tendre à retrouver les malheureux dont l’orage l’avait séparé. Plus tard les naufragés apprirent que le steamer qui leur avait causé cette épouvantable déception était américain et se livrait à la chasse des phoques. C’était l’Aigle, commandé par le brave capitaine Jackmann qui, dans bien des circonstances, avait fait preuve de dévouement et avait déjà sauvé dans ces dangereux parages un nombre considérable de naufragés.

Quand les matelots du Polaris virent qu’il fallait définitivement renoncer à cette suprême espérance, un sombre découragement s’empara de tous les cœurs. Ils s’étendirent pour la plupart sur la neige, résolus à attendre la mort sans lutter davantage. Ils auraient certainement succombé ainsi jusqu’au dernier, car tout ressort était détendu, toute espérance éteinte, tout courage abandonné.

Tout à coup Hans et Joë, qui seuls tentaient de lutter encore et n’avaient pas abandonné la partie, signalèrent à l’horizon la présence d’une autre voile.

Cette fois, l’abandon de soi-même était si complet, si universel, que personne ne voulut se lever et concourir à faire des signaux, la plupart refusèrent même de s’assurer par leurs yeux de la présence du navire en vue.

Hans alors prit son léger kayak sur ses épaules et le mit à flot, s’enchassa dans l’ouverture, qui vint le prendre à la ceinture et former un obturateur garantissant le frêle esquif contre tout envahissement des eaux, et, se glissant à travers les glaçons et les banquises, il s’efforça de se rapprocher du vaisseau libérateur.

Quelques coups de feu qu’il tira dans la direction du sud furent enfin entendus. Le navire, qui était un baleinier à vapeur, la Tigresse, commandé par le capitaine américain Bartlett, se dirigea du côté des naufragés et les ayant rencontrés sur leur frêle refuge les fit monter à son bord où les soins de toute nature leur furent prodigués. On se trouvait en ce moment par 53° 35′ nord, et les naufragés n’étaient pas à plus de 40 milles de la terre, près de l’île du Loup (Wolf-Island). Leur épouvantable voyage sur les glaçons avait duré cent quatre-vingt-dix-sept jours, au milieu d’angoisses incessantes, d’espérances toujours déçues, d’efforts suprêmes et impuissants.

Le capitaine Bartlett emmena les dix-sept naufragés, tous bien portants et sains et saufs, et les débarqua, sans qu’ils eussent perdu un seul d’entre eux, à Saint-Jean de Terre-Neuve. C’est ainsi qu’on reçut les premières nouvelles du succès remarquable des voyages d’exploration du capitaine Hall et que le monde entier apprit, avec une immense stupéfaction, la terrible et merveilleuse épopée de ces dix-sept malheureux.

Pour achever rapidement le récit de cette expédition, nous emprunterons quelques lignes au livre si remarquable de M. Clementz Markham, les abords de la région inconnue. Cet ouvrage, qui résume tous les faits scientifiques intéressants ressortant des diverses explorations tentées dans les mers polaires, a été traduit en français par M. Henri Gaidoz, professeur de géographie et d’ethnographie à l’école des sciences politiques et membre de la société de géographie de Paris. Il forme un seul volume publié à la librairie géographique, 16, rue du Croissant. |

« Pendant ce temps, dit M. Markham, le Polaris était poussé au bord par un vent du sud et il faisait côte à l’île de Lyttleton, près de l’entrée du détroit de Smith. Il passa son second hiver dans ces excellents quartiers avec les quatorze hommes qui lui restaient pour équipage. Ils avaient des provisions à foison et ils recevaient beaucoup d’aide des bienveillants Esquimaux.

« En juin 1873, la troupe construisit deux bateaux, avec lesquels elle alla au sud jusqu’à ce qu’ils fussent recueillis par le baleinier Ravenscraig dans la baie de Melville. Ils furent finalement débarqués à Dundée par le baleinier l’Arctique, en parfaite santé et sans accident.

« Pendant ce temps, le steamer des États-Unis Juniata, commandé par le lieutenant Merriman, se rendit à Disco pour avoir des nouvelles du Polaris. La Tigresse fut aussi achetée et fit voile en juillet, sous le commandement du capitaine Greer de la marine des États-Unis, pour porter secours au Polaris s’il était nécessaire.

« La Tigresse est construite pour naviguer dans les glaces et elle alla jusqu’à l’île de Lyttleton, pour revenir dans la même saison.

« Les nouvelles reçues de l’équipage du Polaris fournissent de nouveaux renseignements d’une grande importance. Nous savons maintenant que le navire américain, commandé par le capitaine Hall, remonta le détroit en une saison, sur une distance de 250 milles, sans rencontrer un obstacle d’aucun genre et qu’il atteignit la latitude de 82° 16′ nord. Nous savons aussi qu’à son point extrême la mer était encore navigable, avec un ciel d’eau dans la direction du nord.

« Le Polaris était un simple steamer de rivière de peu de pouvoir et mal adapté à la navigation dans la glace, avec un équipage, tout compris, de trente hommes, femmes et enfants, dont huit Esquimaux. S’il a pu accomplir un semblable voyage sans difficulté, on peut bien présumer qu’une expédition anglaise bien équipée, dans des circonstances également favorables, pourrait faire davantage[1].

« Un autre point important dans le voyage du Polaris, est ce fait qu’il dériva sans accident dans la baie de Baffin, d’une position élevée au nord dans le détroit. Cela prouve que le courant en question maintient la glace en mouvement et l’entraîne au sud, empêchant ainsi que la navigation soit longtemps interrompue. Le salut d’une expédition gouvernementale est ainsi assuré. Et il est bien évident que les dangers des régions arctiques sont, dans la plupart des cas, la conséquence directe de l’envoi de navires mal armés, avec un équipage insuffisant et formé d’hommes mal disciplinés. Les dangers réellement inévitables sont parfaitement connus et la plupart d’entre eux peuvent être prévenus par l’expérience et par les inventions modernes. Deux navires, stationnés à de convenables distances, pourraient rester en communication l’un avec l’autre et l’être en même temps avec les baleiniers qui fréquentent annuellement l’eau du nord de la baie de Baffin, et dans les circonstances les plus imprévues et les plus improbables, on a toujours derrière soi une ligne sûre pour la retraite.

« Il y a encore un troisième point dans le voyage du Polaris qui fortifie l’argumentation en faveur de l’exploration par le détroit de Smith. Aux quartiers d’hiver par 81° 38′ nord, le climat était plus doux qu’il ne l’est plus au sud, et les animaux se rencontraient en abondance, y compris les bœufs musqués. Ce récit concorde avec celui du docteur Hayes, qui put fournir à ses hommes quantité de viande fraîche dans la région moins hospitalière du détroit de Smith. Une expédition gouvernementale, avec des parties de chasse bien organisées, pourra ainsi se procurer une quantité considérable de viande fraîche et avoir par là un espoir de plus de maintenir les hommes en santé et en force. Dans de pareilles circonstances, il n’y a pas de climat plus sain que celui des régions arctiques. »

Nous n’avons plus qu’un mot à ajouter pour compléter le récit de cette expédition, qui a été si féconde en découvertes, en aventures et en renseignements précieux pour la science. À son retour en Amérique, le capitaine Buddington fut l’objet d’une enquête sévère. La mort si subite et si inopinée de Hall avait donné lieu à des bruits sinistres ; quelques-uns allaient jusqu’à prononcer les mots de trahison, d’assassinat, d’empoisonnement. D’un autre côté, le départ si brusque du Polaris abandonnant dix-sept hommes de son équipage, sur des glaçons en débâcle, l’absence de toute tentative pour retrouver ces malheureux, avaient fait naître dans les esprits les plus graves soupçons. Heureusement pour Buddington, le professeur Bessels et le second, le lieutenant Chester, prirent vivement son parti et le tirèrent à son avantage d’une enquête sur une entreprise dont bien des détails n’ont pas encore été suffisamment expliqués.

Nous aurons dans la suite de ce volume, quand nous parlerons de la dernière expédition anglaise, commandée par le capitaine Narès, à revenir sur ces parages et sur ce détroit de Smith, qui a déjà été parcouru par tant de grands navigateurs, et qui, encore aujourd’hui, aux yeux d’un grand nombre de géographes, est la route la plus sûre et la plus praticable pour atteindre le pôle nord.

Mais avant de raconter à nos lecteurs les péripéties et les aventures qui ont signalé l’expédition polaire anglaise du capitaine Narès, nous parlerons d’une autre entreprise, non moins glorieuse et non moins utile, qui a été tentée par les Autrichiens et qui a eu pour chefs deux officiers, l’un M. Payer, lieutenant de l’infanterie autrichienne, l’autre M. Weyprecht, lieutenant de la marine du même pays. Cette expédition est d’autant plus digne d’intérêt qu’elle a été entreprise par une nation moins importante au point de vue maritime et qu’elle a été couronnée par la découverte de terres nouvelles, peut-être d’un nouveau continent.

  1. Le lecteur ne doit pas perdre de vue qu’ici c’est un Anglais qui parle.