C. Darveau (p. 81-90).

IX

Vie nouvelle.


Le même soir, après un long entretien entre Madame Glen et son mari, il fut décidé d’un commun accord que l’on recevrait la jeune fille à titre d’essai.

Le lendemain, Yvonne était installée dans sa nouvelle position et commençait son service.

Madame Glen était une femme supérieure, d’un esprit remarquable et d’un grand cœur. Il ne lui fallut pas un bien long examen pour constater que la jeune fille avait reçu une instruction solide et une éducation distinguée.

Yvonne avait perdu sa mère au berceau. Élevée par une de ses tantes, religieuse dans un couvent des Hospitalière à Rennes, elle avait été mise en pension aux Ursulines de Québec aussitôt après son arrivée au Canada, où elle termina ses études.

Elle eut bientôt fait la conquête d’Ellen un peu gâtée jusqu’alors par ses parents.

Quant au père Kernouët, grâce à sa connaissance de la langue anglaise, qu’il avait apprise dans ses nombreux voyages, et à la protection de Lewis Glen il obtint un modeste emploi dans une maison de commerce de la ville, en attendant qu’il fut échangé avec sa fille contre des prisonniers anglais.

Le père et la fille se retrouvaient tous les dimanches. C’était un jour de joie sans mélange, d’heureux instants de causerie, de doux projets d’espoir en une délivrance prochaine.

Il arriva quelques mois après un événement qui fit apprécier d’avantage les bonnes qualités d’Yvonne. Le capitaine Glen, usé par la vie des camps et la maladie, s’éteignit tout doucement entouré des soins de sa famille. Yvonne, fut l’ange de consolation de toutes ces personnes désolées et ne leur devint que plus chère.

Cependant, la jeune fille, en dépit de tous les bons procédés de son entourage, conservait une attitude triste, quoique résignée. C’est qu’Yvonne pensait aux absents et se désolait de ne pouvoir leur donner signe d’existence.

Lewis Glen fréquentait la maison plus que par le passé. Ce jeune homme, taciturne par tempérament, ayant un peu de la morgue britannique, qui avait d’abord montré dans tous ses rapports avec Yvonne des airs de protection et une politesse un peu forcée, changea de manières petit à petit, et devint bientôt prévenant, empressé même, ce qui alarma la jeune fille.

Madame Glen, qui rêvait pour son fils une riche alliance s’en inquiéta également. Les rapports dans la famille devinrent alors plus tendus et cette franche cordialité des premiers jours disparut.

Bien des fois, dans les heures de douce causerie, après les classes d’Ellen, la mère de celle-ci s’était complu à parler à Yvonne de ses projets d’avenir pour son fils, des qualités et des charmes d’une riche héritière de la famille Campbell, dont le chef était un planteur des environs de la ville.

Bien des fois même, et surtout depuis qu’elle constatait le changement de Lewis, madame Glen affectait de lui parler de ces projets de mariage en présence de son fils, qui n’avait jamais protesté. La jeune fille savait même que l’on était sur le point de faire les premières démarches officielles.

Ces confidences rassuraient Yvonne sur la tendance des sentiments de Lewis à son égard, et lui firent bientôt reprendre sa tranquillité.

Un jour Yvonne était allée à la diligence de l’endroit pour accompagner son père envoyé par son patron à New-York afin d’y occuper un emploi supérieur dans une succursale de la maison.

Ce départ attristait la jeune fille qui allait se trouver bien isolée. Quand elle eut vu son père emporté par la lourde voiture, elle se sentit horriblement seule. Elle sortit vite du bureau de la diligence pour cacher ses larmes ; mais dans la rue elle se trouva en face de Lewis.

— Eh bien ! lui dit-il en lui offrant son bras, vous pleurez ? Je m’attendais bien à cela, et j’ai voulu me trouver ici, où les prétextes ne manquent pas pour le public, afin de vous soutenir un peu dans ce chagrin si naturel, et de vous rappeler qu’il vous reste des amis sincères.

— Vous êtes venu ici pour moi ? répondit Yvonne en essuyant ses larmes. Ah ! je suis honteuse de ce moment de faiblesse. C’est de l’ingratitude envers vous qui nous avez comblés, et que je devrais bénir dans la joie au lieu de sentir le petit déchirement d’une séparation qui ne peut durer longtemps. Non, non, je n’ai pas de chagrin ; je suis au contraire bien heureuse, et c’est grâce à vous.

— Pourquoi donc pleurez-vous encore ? lui dit le jeune officier en la conduisant à la voiture qu’il avait amenée pour elle. Voyons, c’est un peu nerveux, n’est-ce pas ? mais cela m’inquiète. Retournons au bureau de la diligence comme si nous cherchions quelqu’un. Je ne veux pas vous quitter dans les larmes. C’est la première fois que je vous vois pleurer depuis que vous êtes ici, et cela me fait beaucoup de mal… Tenez, nous sommes à deux pas du parc ; à huit heures du matin, il n’y a pas de risques que nous y rencontrions personne de connaissance. D’ailleurs avec ce manteau et ce voile, on ne peut savoir qui vous êtes.

Il y avait tant d’amicale sollicitude dans l’offre du jeune homme qu’Yvonne ne songea point à refuser. Qui sait ? pensait-elle, s’il ne désire point me dire là un adieu fraternel au moment d’entrer dans une nouvelle existence. Au fait, cela est permis, cela nous est peut-être dû ; il serait étrange qu’il ne m’en parlât pas, et que je ne fusse pas préparée et disposée à l’entendre.

Lewis fit signe au cocher de le suivre et il conduisit Yvonne à pied en l’entretenant de son père ; mais dans ce court trajet il ne lui parla pas de lui-même. Ce ne fut qu’au moment de prendre place sur un banc dans une allée ombragée qu’il lui dit du ton le plus détaché et en souriant :

— Savez-vous que c’est ce soir que l’on veut me présenter à mademoiselle Campbell ?

Yvonne répondit avec sincérité et résolution :

— Non, je ne savais pas que ce fut aujourd’hui.

— Si je vous parle de cela, reprit-il, c’est parce que je sais que ma mère vous a tenue au courant de ce beau projet. Moi, je ne vous en ai jamais parlé ; cela n’en valait pas la peine.

— Vous avez donc cru que je ne m’intéressais pas à votre bonheur ?

— Mon bonheur ! est-ce qu’il peut être dans les mains d’une inconnue ? Et vous, mon amie, vous qui me connaissez depuis près de quatre ans que vous demeurez avec nous, pouvez-vous me parler ainsi ?

— Alors,… je dirai le bonheur de votre mère, puisqu’il dépend de ce mariage,

— Oh ! ceci est une autre affaire, reprit vivement le jeune homme. Voulez-vous me permettre de vous parler de ma situation ? On songe sérieusement à faire de moi un père de famille et surtout de me faire faire une alliance riche et distinguée. C’est un bonheur dont je n’ai pas autant besoin que l’on croit.

— Je vous crois l’âme trop complète pour ne pas désirer connaître les plus ardentes, les plus saintes affections de la vie.

— Supposez tout ce que vous voudrez à cet égard, reprit Lewis, et reconnaissez dès lors que le choix de la mère de mes enfants est l’affaire la plus importante de ma vie. Eh ! bien, cette chose immense, ce choix sacré, pensez-vous que quelqu’un puisse le faire à ma place ? Admettez-vous que même mon excellente mère puisse s’éveiller un bon matin en disant : « Il y a de par le monde une demoiselle bien née, dont la fortune est considérable, et qui doit être la femme de mon fils, parce que mon mari, mes amis et moi trouvons la chose avantageuse et convenable. Mon fils ne la connaît pas, n’importe ! Elle ne lui plaira peut-être en aucune façon ; il lui déplaira peut-être également : n’importe encore ! Cela fera plaisir à sa famille et à tous les habitués de la maison. Il faudrait que mon fils fut dénaturé s’il ne sacrifiait pas sa répugnance à cette fantaisie. Et si mademoiselle Campbell s’avise de ne pas le trouver parfait, elle ne sera pas digne du nom qu’elle porte !… » Vous voyez bien, mon amie, que tout cela est insensé, et je m’étonne beaucoup si un seul instant vous avez pu le prendre au sérieux.

— Vous m’étonnez beaucoup, reprit Yvonne. Votre mère ne m’a-t-elle pas dit que vous aviez donné votre parole de voir mademoiselle Campbell ?

— Aussi la verrai-je ce soir ; c’est une rencontre arrangée de manière à ce que le hasard paraisse l’amener, et qui m’engage en aucune façon.

— C’est là un faux-fuyant que je n’admets pas dans une conscience comme celle de Lewis Glen ! Vous avez donné votre parole de faire tout en votre pouvoir pour reconnaître le mérite de cette jeune personne et pour lui faire apprécier le vôtre.

— Ah ! je ne demande pas mieux que de faire tout mon possible pour cela ! répondit Lewis avec un triste sourire et en attachant son clair regard sur Yvonne.

— Vous vous êtes donc moqué de votre mère ? reprit celle-ci ; voilà ce dont je ne vous aurais cru jamais capable.

— Non, non, je ne le suis pas, répondit le jeune homme en reprenant son sérieux. N’allez pas me prendre pour un blasé, un être incapable de fougue et de bons sentiments. L’amour fermente en moi comme la sève dans ce grand arbre ; oui, l’amour, c’est-à-dire la foi, la force, le sentiment de mon être immortel dont je dois rendre compte à Dieu et non aux préjugés humains ! Je veux être heureux, moi, et je ne veux être époux qu’à la condition d’aimer avec toutes les forces de mon âme !…

— Ne me dites pas, continua-t-il, sans donner le temps à Yvonne de répondre, que j’ai des devoirs en contradiction avec celui-là. Je ne suis pas un homme faible et flottant. Je ne me paie point de mots consacrés par l’usage, et je ne prétends pas me faire l’esclave et la victime des chimères de l’ambition.

— Eh bien ! en tout ceci, je vous approuve autant que je vous admire, reprit Yvonne, mais il me semble que tout peut et doit s’arranger, relativement à votre mariage, selon les désirs de votre famille et les vôtres. Puisqu’on dit mademoiselle Campbell tout-à-fait digne de vous, pourquoi donc, au moment de vous en assurer, prononcez-vous d’avance que cela n’est ni possible, ni probable ? Voilà, où je ne vous comprends plus du tout, et où je doute que vous ayez des motifs sérieux et respectables à me faire accepter.

Le jeune homme fut sur le point de lui déclarer que l’amour qu’il ressentait pour elle, amour sérieux, pur, profond, en était un suffisant, mais le ton décidé de la jeune fille le fit changer de résolution.

— Eh bien ! vous voyez, reprit-elle, vous ne trouvez rien à une répondre !

— Vous avez raison, dit-il ; je n’avais pas le droit de vous dire que mademoiselle Campbell me serait à coup sûr indifférente. Je le sais, mais vous ne pouvez être juge des raisons sécrètes qui m’en donnent la certitude. Ne parlons plus d’elle. Je tenais à vous convaincre de ma liberté d’esprit et du droit de ma conscience à cet égard. Je ne veux pas qu’une pensée comme celle-ci puisse exister en vous : Lewis Glen doit se marier pour de l’argent, de la considération et du crédit ! Oh ! cela, mon amie, je vous en supplie, ne le croyez jamais. Descendre à ce point dans votre estime serait un châtiment que je n’ai mérité par aucune faute, par aucun tort, ni envers vous, ni envers les miens. Je tiens aussi à ce que vous ne me fassiez, d’autre part, aucun reproche, s’il arrive que je me vois forcé de contrarier ouvertement les désirs de ma mère dans mon établissement. J’ai cru devoir vous dire tout ce qui me justifie d’une prétendue bizarrerie. Voulez-vous bien maintenant m’absoudre d’avance si j’ai tôt ou tard à déclarer à mes parents que je peux leur donner mon sang, ma vie, mon bonheur même, mais pas ma liberté morale et ma vérité intérieure, pas cela ! Oh ! cela, non, c’est à moi, et c’est le seul bien que je me réserve, cela vient de Dieu, et les hommes n’ont pas droit de me l’enlever !

En parlant ainsi, le jeune homme avait posé la main sur son cœur et le pressait avec force. Sa figure, à la fois énergique et charmante, exprimait une foi enthousiaste.

Yvonne, éperdue, eut peur d’avoir compris. Mais il fallait paraître ne pas supposer que Lewis Glen pût songer à elle. Outre les difficultés à surmonter auprès des parents du jeune homme, la jeune fille ne s’appartenait plus et le souvenir d’Urbain était toujours vivace dans son cœur et son esprit.

Elle répondit qu’il ne lui appartenait pas de se prononcer sur l’avenir, mais que, quant à elle, elle aimait tant son père, qu’elle lui sacrifierait même son cœur, si elle pouvait, par une immolation sans réserve, prolonger sa vie.

— Prenez garde, ajouta-t-elle avec feu, quelque chose que vous décidiez aujourd’hui ou plus tard, pensez toujours à ceci : c’est que quand nos parents aimés ne sont plus, tout ce que nous aurions pu faire pour leur rendre la vie heureuse et longue se présente devant nous avec une terrible éloquence. Les plus petites négligences prennent alors des proportions énormes, et il ne doit pas y avoir un moment de bonheur et de repos pour quiconque, même en usant de tous ses droits à la liberté, a le souvenir d’une douleur sérieuse infligée à sa mère qui n’est plus.

Le jeune homme serra en silence et convulsivement la main d’Yvonne ; elle lui avait fait beaucoup de mal, elle avait frappé juste.

Elle se leva et il lui offrit son bras jusqu’à la voiture.

— Soyez tranquille, lui dit-il en rompant le silence au moment de la quitter, je ne blesserai jamais ouvertement le cœur de ma mère. Priez pour moi, afin que j’aie, à un jour donné, l’éloquence de la convaincre ! Si je n’y parviens pas… eh bien ! que vous importe ? Ce sera tant pis pour moi.

Et il se dirigea, soucieux, vers la caserne où était cantonné son régiment.