Les deux Muses (Blaze)

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LES
DEUX MUSES.


LA MUSIQUE.


C’est pour moi que les arts façonnent la matière,
Que Dieu met ses trésors au fond des élémens ;
Pour moi, fille du ciel, que l’esprit de la terre
Taille l’or précieux, et jette la lumière
Comme une passion au cœur des diamans ;
Pour moi que tout rayonne et fleurit et murmure ;
Pour moi que, dans le sein de chaque créature,
Brûle l’encens sacré de l’admiration,
Que l’aubépine tremble aux tiges du buisson ;
Pour moi que le soleil dore la gerbe mûre.
Je suis reine du monde, et, partout où je vais,
La multitude en chœur chante et me glorifie ;
Partout on me recherche, on m’aime, on me convie ;

Les rois me font asseoir près d’eux, dans leurs palais ;
Et tandis que les fruits les plus beaux de la vie
Se détachent de l’arbre et tombent à mes pieds,
Tous les blonds jeunes gens, dans les nouveaux sentiers,
Murmurent près de moi : « Tu nous étais connue,
Chaste fille du ciel, bien avant ta venue ;
Les fleuves, la rosée et la brise en émoi,
Nous avaient déjà dit quelque chose de toi. »

Comme un bon ouvrier qui s’épuise à la peine,
Unit dans un tissu tous les fils du rouet ;
Ainsi, moi, travailleuse à la puissante haleine,
J’assemble tous les sons et les mêle à souhait.
Et ma sœur, la Nature, auguste filandière,
M’encourage au travail sans cesse, et du plus loin
Qu’elle voit le printemps accourir sur la terre,
Songe à me tenir prêts les fils dont j’ai besoin.
Tantôt c’est un rayon de soleil qu’elle mouille
Dans les flots de l’ondée heureuse du matin,
Et roule tout le jour autour de sa quenouille,
Comme le plus beau fil d’or, de soie ou de lin ;
Tantôt une vapeur de la source voisine
Que chauffe dans son lit le souffle oriental,
Ou le bruit des métaux qui grondent dans la mine,
Ou la vibration lascive du cristal.
Et grace à ma science éternelle et profonde,
À l’inspiration qui me descend des cieux,
De tous ces élémens, moi, je compose un monde
Où viennent se croiser les bruits harmonieux
Qui chantent, séparés, dans l’œuvre universelle ; —
Et tant que je les tiens assemblés sous mon aile,
Les hommes de la terre écoutent à loisir
Ce que Dieu seul pouvait combiner et saisir ; —
Un monde glorieux, où le germe sonore
Est le seul qui prospère, et sur sa tige en fleur
Reçoive la rosée à la nouvelle aurore,
Le seul dont le calice exhale une senteur,
Où, dans le frais miroir des vagues transparences,
Chacun voit resplendir ses belles espérances,

Lumière insaisissable, et passer tour à tour
Le chœur de ses douleurs de la veille et du jour,
Et ses illusions défiler une à une
Comme de blanches sœurs aux rayons de la lune.

Les trésors à mes pieds roulent de toutes parts ;
C’est pour moi que l’épi tombe sous les faucilles,
Que l’or abonde aux mains débiles des vieillards ;
Pour moi que la voix vient aux belles jeunes filles ;
C’est pour me faire honneur et me glorifier
Que la vierge en amour laisse la mélodie
Épuiser dans son sein les sources de la vie,
Et travaille sans cesse, oubliant au clavier
La funeste pâleur dont sa face est couverte,
Et la fraîcheur du soir, et la croisée ouverte,
Et la Mort qui l’attend et vient pour l’épier
Chaque fois qu’elle passe une nuit à veiller ;
Puis, lorsque pour jamais sa paupière est éteinte,
Quand sur l’ivoire ému de sa divine plainte,
À la brise du soir, tremblent ses derniers pleurs,
Je recueille son ame, et dans mon élysée,
Dans l’harmonie, et loin des terrestres douleurs,
Je la transporte ainsi qu’une note embrasée.


LA POÉSIE.


Je n’ai pour vêtement que ma robe de lin,
Je n’ai dans mes cheveux perle ni diadème,
Et les fleurs de mon front, je les cueille moi-même,
Quand l’aurore se lève, en mon petit jardin.
Je traîne dans les cieux ma pauvreté divine.
Comme le mauvais riche, aux jours de la moisson,
Repousse, en l’insultant, une triste orpheline
Qui, pour avoir sa part des restes du sillon,
Parmi les serviteurs dans l’ombre s’est glissée ;
Ainsi l’homme cruel de son bien m’a chassée,
Et désormais livrée à mon affliction,
Je vais à l’aventure et comme une insensée,

Attendant qu’une voix proclame enfin mon nom.
Chacun me fuit, me raille ou me cache sa vie ;
On dirait que je suis la Misère ou l’Envie ;
Ceux même qui jadis m’invoquaient à genoux,
Ceux à qui j’ai donné mes larmes les plus pures,
Ceux dont mes propres mains ont lavé les blessures,
Et que j’avais rendus glorieux entre tous,
Sans espoir de retour ils m’ont abandonnée,
Pour courir, au milieu d’une troupe effrénée,
Après l’ambition, cette folle du jour,
Que l’on suit au hasard, dans l’ombre et sans amour !
Ô mes pleurs éternels, mes larmes cristallines,
Que ne vous ai-je donc versés sur les collines,
Sur la vallée en fleurs, dans l’air, sur les chemins,
Partout, hélas ! plutôt qu’en leurs ingrates mains !
Car, par cet art profond qu’ils tiennent de l’étude,
Des chastes gouttes d’eau que dispersent les vents,
Ils ont fait à loisir perles et diamans,
Qu’ils devaient tous, un jour, vendre à la multitude.
Encore s’ils voulaient me reconnaître ! hélas !
Nul ne me sourit d’aise ou ne me tend les bras ;
Et sur le siége acquis à leur sollicitude,
Ils me refuseraient une place auprès d’eux,
À moi, fille de l’air, qui leur ouvrais les cieux.

Je chante cependant quand la douleur me gagne,
Et me roule au hasard comme un céleste oiseau ;
Car l’inspiration est telle en mon cerveau
Que la neige amassée au pic de la montagne.
Quand la terre en amour chante son gai réveil,
Quand le printemps lascif vient réjouir le monde,
Elle fond et palpite aux baisers du soleil,
Et montre à l’œil du ciel sa nudité profonde.
Ensuite dans sa source elle s’émeut et gronde,
Puis de son cours prochain avertit les échos,
Et dès-lors, qu’on l’attende ou non dans la vallée,
Elle prend son élan et s’épanche à grands flots,
Et, selon que sa course est plus ou moins troublée,
Devient en un moment le fleuve ou le ravin,

Et s’avance au hasard, sans jamais rien attendre,
Cédant à ce besoin fatal de se répandre,
Qui l’agite et l’émeut comme un désir divin.


LA MUSIQUE.


Ton visage est auguste et ta voix jeune et douce ;
Harmonieux enfant, je te plains, et je veux
Essuyer de ma main les larmes de tes yeux.
Puisque l’homme cruel désormais te repousse
Lorsque tu parais seule et sans autre ornement
Que ta molle pudeur et ton blanc vêtement ;
Puisqu’il dédaigne, hélas ! ta chevelure blonde,
Tes célestes regards, tes pieds immaculés,
Et tous les purs trésors dans ton sein rassemblés,
Viens t’unir avec moi. Je suis reine du monde,
Et je veux sur ton front répandre comme une onde
La sainte mélodie à jamais en honneur.
Oh ! viens, et tu verras, belle transfigurée,
Demain l’humanité t’ouvrir encor son cœur,
Et l’admiration, sur ta tête sacrée,
Déposer, en chantant une hymne à ta splendeur,
La couronne du monde où l’or de Tyr s’allie
Au saint laurier trempé des flots de Castalie.


LA POÉSIE.


Certes, cet avenir que tu m’offres est beau,
Reine de l’univers, et je t’en remercie.
Mais, dis, que deviendrait ma blonde fantaisie,
Si j’allais la couvrir des plis de ton manteau ?
Ta compagne, dis-tu ?… Non, ta servante indigne.
Adieu, si j’acceptais, ma native beauté !
Il me faudrait ployer sous ta sévère ligne,
Comme dans un tombeau, mes deux ailes de cygne,
Et faire chaque pas selon ta volonté.
Captive sous les fils de ton tissu sonore,
Je verrais désormais le soleil, à l’aurore,

Du sein de l’Océan sortir humide et blond,
Sans pouvoir m’élancer vers lui comme l’aiglon.
Je sentirais l’odeur que la première pluie
Fait sortir en avril de l’herbe épanouie,
Et je ne pourrais plus, dans la rosée en pleurs,
Aller, comme l’oiseau, baigner ma plume ardente.
Non, le soleil, l’espace et la terre, et les fleurs !
Je vivrai, comme Dieu m’a faite, indépendante,
En attendant des jours prospères et meilleurs.


LA MUSIQUE.


Eh bien ! suis ton destin, malheureuse insensée,
Et va sur quelque pic, désert, aride et nu,
Mourir honteusement, confuse et délaissée,
Seule avec ton orgueil, ta dernière vertu.


LA POÉSIE.


Mourir, mourir ! Du sein du printemps qui se lève,
De la source où le ciel se mire tout en feu,
De la tige nouvelle où bouillonne la sève,
Et de la conscience, et du monde, et de Dieu,
Quelque chose qui tinte, et qui vibre, et qui flotte,
Me dit, avec un bruit de végétation
Plus sonore cent fois que ta plus belle note,
Que je ne mourrai pas dans la création.


LA MUSIQUE.


Le soleil s’est plongé dans la mer empourprée,
Le fleuve et la moisson viennent de tressaillir ;
L’Océan ralentit sa plainte mesurée ;
La nature s’endort, — c’est l’heure du plaisir.
Le douteux crépuscule au ciel habite encore,
Et déjà sur le seuil de mon temple sonore,

La foule bruyamment accourt de toutes parts.
Vois, là-bas, aussi loin que plongent tes regards,
Par les mille quartiers de la joyeuse ville,
Ces carrosses dorés qui marchent à la file :
C’est pour moi tout ce luxe et tout cet appareil,
Et cette multitude à la suite empressée,
Vient voir à l’horizon se lever mon soleil.
Voici le roi courbé sous sa triste pensée,
Qui va pour un moment oublier, dans mes bras,
La rude politique et la haine insensée,
Comme une ombre livide attachée à ses pas.
Voici la jeune fille ardente, et sous le charme
D’un motif qu’un beau soir de printemps j’ai chanté,
Et que depuis, hélas ! je n’ai plus répété
Sans voir, dans sa paupière, éclore quelque larme ;
Bel ange de candeur et de sérénité,
À qui seule peut-être, en cette amère vie,
J’ai révélé l’amour avec la mélodie…
Mais la brise du soir souffle dans mes cheveux,
De même qu’un instant avant l’aube vermeille
La nature assoupie en frémissant s’éveille,
Et laisse s’exhaler des bruits mystérieux ;
Ainsi l’orchestre ému frissonne à ma venue,
Et ses vibrations, qui montent dans la nue,
Couvrent déjà les bruits de la plaine et des bois.
Adieu ! ma cantatrice, au fond du sanctuaire,
Appelle sa déesse, et je vais, sur la terre,
À ce monde en travail porter l’ame et la voix.


LA POÉSIE.


L’étoile de la nuit se lève, et la rosée,
Sur ma robe de lin, tombe du firmament.
Voici l’heure de l’ame et du recueillement,
L’heure des souvenirs, l’heure de la pensée.
Là-bas dans la prairie, au fond du frais sentier
Qui borde le ruisseau vers l’endroit où la terre
Humide épanouit la moisson printanière
Des clochettes d’argent qui poussent par millier,

Parmi les lis baignés de pluie et de lumière,
Et les couleuvres d’or dont le changeant collier
Rend aux feux du soleil comme un bruit métallique,
Un jeune homme est assis, pâle et mélancolique,
Et son ame, pareille aux belles fleurs du jour,
Comme un divin parfum exhale son amour.
Je vais à lui… tous deux, aux rayons de la lune,
Nous causerons long-temps de sa douce infortune,
Et de cet être pur, gracieux et charmant,
Qui l’a soumis sans peine à l’amoureux tourment ;
Et s’il veut, pour couvrir son image divine,
Pour la parer encor d’attraits plus merveilleux,
L’étoile qui rayonne à la voûte des cieux,
Ou le parfum des fleurs de la plaine voisine,
Ou les vives couleurs dont le jour illumine
Le tissu vaporeux vers le ciel attiré,
Tous mes trésors enfin, je les lui donnerai.


Henri Blaze.