Lécrivain et Toubon (p. 5-17).

cher entier, quand une des formes humaines, étendues à son sommet, se lève brusquement en poussant un cri de douleur.

Un moment elle reste debout, ceinte par les flammes comme par une radieuse auréole. Une peau de buffle, dont elle était enveloppée, tombe à ses pieds, et, alors, on découvre que cette peau cachait une femme, jeune, belle, pleine de séductions.

Nulle couverte, nulle tunique de chasse ne dérobe ses merveilleux attraits. À l’exception de la kalaquarté, elle est dans l’état de nature, et l’on se sent saisi d’admiration à l’aspect de tant de charmes réunis sur une même personne.

Cependant, comme ceux qui l’environnent, le sang de la race ronge coule dans ses veines. Mais, ainsi que le captif, elle n’appartient pas à la même tribu, car ses traits nobles et réguliers ne sont pas déformés comme les leurs par ce morceau de bois ou d’os, logé entre la lèvre inférieure et les gencives, qui leur vaut le nom de Grosses-Babines.

Sans la brune couleur de sa carnation et sans la légère saillie de ses pommettes, on la prendrait aisément pour une des suaves créations de l’Albane, tant son buste est délicatement modelé.

Elle a une chevelure abondante, dont les boucles soyeuses, aussi noires que l’ébène, aussi brillantes que les reflets du raisin mûr, tombent en grappes pressées sur un col ciselé au tour. Dans le cadre de cette chevelure, ressortent les linéaments d’un visage où la fierté habituelle de l’expression le dispute à une mélancolie passagère. Si les lignes de sa figure manquent jusqu’à un certain point de symétrie ; si elles sont un peu dures, il s’échappe de ses grands yeux bruns un rayon de sensibilité qui va droit au cœur.

La richesse de sa taille porte le trouble dans les sens. Elle rappelle les meilleurs modèles de l’antiquité. Une Européenne envierait ses mains menues et longues ; leurs attaches sont souples, ainsi que celles de sa jambe, fine, nerveuse, qui annonce l’agilité jointe à la vigueur.

Au cri de souffrance lâché par cette superbe créature, répondit un cri d’angoisse.

Il fut proféré par l’Indien lié à l’arbre dont nous avons parlé.

Le malheureux fît une puissante mais vaine tentative pour briser ses entraves.

La femme et lui s’échangèrent un profond regard, — regard d’anxiété, de consolation, d’espérance et d’amour, — puis, elle se jeta à bas du bûcher.

Alors, elle opéra un mouvement pour voler vers lui. Mais, des mains rudes, lourdes comme le métal, s’abattirent sur ses épaules et la retournèrent brusquement vers le feu.

— Que ma sœur remplisse son devoir comme il convient à l’épouse d’un grand chef, dit un des sauvages en faisant un signe à ses compagnons.

Les voix de ceux-ci montèrent sur un diapason plus aigu.

Ramenée au brasier, qui épanchait déjà une chaleur intolérable, la jeune femme adressa encore un coup d’œil à son compagnon d’infortunes pour l’engager à la résignation, et, s’armant de courage, elle avança ses bras nus à travers les flammes, afin de maintenir, dans une attitude allongée, le corps resté sur les troncs de pins brûlants.

Ce corps était celui d’un homme mort. L’action du feu en contractait les nerfs, qui se recoquillaient et ramassaient les membres en boule.

En grésillant, il dégageait une odeur infecte, laquelle, ajoutée aux torrents de fumée et à l’ardeur de la combustion, faillit suffoquer l’Indienne. Elle fléchit sur ses genoux, chancela et retira vivement ses mains.

Aussitôt le Peau-Rouge, qui se tenait derrière elle, la frappa d’un bâton garni d’épines :

— Ma sœur est faible ; mais ma sœur honorera jusqu’à la fin son illustre époux, dit-il en ricanant.

La victime de cette brutalité exhala un soupir, qui se perdit dans le sinistre concert que les Grosses-Babines exécutaient autour d’elle.

Cependant, le captif exaspéré redoublait d’efforts pour rompre ses liens. Des hurlements rauques sortaient de sa poitrine. Ses traits altérés, ses veines gonflées, la sueur qui ruisselait sur ses épaules, attestaient la violence de son émotion. Peut-être serait-il parvenu à se délivrer, mais un des assistants lui assena sur le crâne un coup de tomahawk ; un flot de sang jaillit ; il fut pris d’un frémissement général, qui dura quelques secondes ; ses muscles se détendirent, sa tête pencha sur le côté, et il demeura immobile, comme privé de vie.

Pendant ce temps, la pauvre femme, ranimée par une cruelle fustigation, avait été reconduite au bûcher, où, malgré ses plaintes déchirantes, malgré ses résistances, quatre bourreaux l’obligeaient à poursuivre sa terrible opération. Et pendant ce temps aussi les Grosses-Babines continuaient leur scène infernale. De leurs poitrines bondissaient non plus des chants, mais des beuglements assourdissants ; de leurs tambourins frappés à tour de bras, ils tiraient des notes inimaginables, qui retentissaient à plusieurs milles à la ronde ; et au milieu de ce hourvari ils se démenaient comme une légion de démons.

C’était un spectacle hideux, capable de glacer de terreur les plus hardis.

Il se prolongea au-delà d’une heure ; et, durant ce long intervalle, l’Indienne fut contrainte de veiller à ce que le cadavre conservât une position convenable.

La crémation finie, notre misérable héroïne avait les doigts calcinés jusqu’aux os, le visage et les mains labourés par des cicatrices profondes.

Son martyre n’était pourtant pas terminé.

De sa main mutilée, il lui fallut recueillir, parmi les charbons incandescents, les cendres du défunt, et les serrer dans un sac de peau de vison, orné de broderies, qu’on avait préparé à cet effet.

Cette nouvelle tâche remplie et le sac suspendu à son cou par une lanière de cuir, la squaw, épuisée, s’évanouit. Ce que voyant les Grosses-Babines, ils suspendirent leur brouhaha ; plusieurs creusèrent un grand trou, y enterrèrent soigneusement les restes du bûcher, et un de leurs sorciers s’occupa à rappeler l’Indienne au sentiment.

Ni-a-pa-ah, l’Onde-Pure, tel était le nom de cette Indienne. Elle avait reçu le jour sur les bords du Saint-Laurent, à Caughnawagha, petit village situé à trois lieues environ de Montréal, dans le Bas-Canada.

C’est là que se sont réfugiés les derniers débris de la nation iroquoise, jadis une des plus nombreuses et des plus vaillantes qui existassent sur le continent américain.

Le sang de Ni-a-pa-ah était pur de tout mélange. Par sa mère, la fameuse Vipère-Grise, elle descendait de la Chaudière-Noire, ce chef sanguinaire qui, vers la fin du xviie siècle, dévasta si impitoyablement nos colonies de la Nouvelle-France.

Un an avant le drame que nous venons d’esquisser, Ni-a-pa-ah avait épousé Nar-go-tou-ké, la Poudre, brave sagamo iroquois, non moins illustre qu’elle par ses aïeux. Cette union était heureuse, et tout semblait faire prévoir que la félicité lui tresserait longtemps des couronnes parfumées, car les deux conjoints s’aimaient tendrement, lorsque leur quiétude fut à jamais troublée par un coup du sort.

Nar-go-tou-ké était ambitieux. Élevé près d’une grande ville, il avait reçu quelque instruction, et, quoique l’ennemi des blancs, il ne répugnait point aux plaisirs que procure la civilisation.

Une fois marié, son penchant pour ces plaisirs augmenta. Mais il était pauvre, comme la plupart de ses compatriotes, plus riches en traditions glorieuses qu’en biens personnels. Pour lui, c’eût été s’abaisser que de demander la fortune aux moyens que nous employons ordinairement.

Après avoir médité, il résolut de s’enfoncer dans le désert et d’y entreprendre, pour son compte, la traite des pelleteries.

Nar-go-tou-ké communiqua ce dessein à sa jeune femme. Ni-a-pa-ah ne voyait que par les yeux de son mari. Elle l’encouragea même dans ses projets, car elle désirait vivement visiter le pays de leurs ancêtres, les Grands-Lacs, célèbres par les nombreux exploits guerriers des Iroquois.

Ils partirent donc, malgré les prédictions redoutables de la Vipère-Grise, qui leur déclara que le malheur les attendait au-delà des sources de Laduanna[1].

Pour ne pas être en butte aux agressions de la Compagnie de la baie d’Hudson, qui possédait le monopole exclusif de la traite et des chasses, depuis le lac Supérieur jusqu’au-delà du Rio-Columba, et de la baie York jusqu’au Pacifique, Nar-go-tou-ké décida d’aller s’établir sur la rivière Tacoutche ou Fraser, aujourd’hui si renommée pour ses mines d’or.

La rivière Tacoutche se déploie entre les 49° et 50° de latitude nord.

Elle pouvait, à cette époque, passer pour la limite des territoires sur lesquels la Compagnie de la baie d’Hudson exerçait un empire absolu, puisque cette compagnie avait droit de vie et de mort sur tous les habitants.

Une factorerie, le fort Langley, établi sur le bord méridional, à huit ou dix milles de l’embouchure du cours d’eau, lui appartenait.

C’était un comptoir important pour traiter avec les insulaires de Quadra ou Vancouver et les tribus indigènes cantonnées dans l’intérieur des terres, à l’est des montagnes Rocheuses.

Après un long et périlleux voyage, qui dura plus de neuf mois, Nar-go-tou-ké et sa femme arrivèrent au fort Langley. L’intention du chef iroquois était de se fixer sur la rive septentrionale de la Tacoutche, afin de ne pas s’exposer à la malveillance des agents de la Compagnie, et d’avoir près de son campement un débouché pour les pelleteries qu’il amasserait.

Au poste[2] Langley, il fut parfaitement accueilli par le chef facteur, sir William King, qui non-seulement l’engagea fort à planter sa tente de l’autre côté de la rivière, mais promit de lui acheter ses peaux et de lui fournir les provisions dont il aurait besoin. Il ajouta même qu’il l’aiderait de toute son autorité, si les trappeurs blancs ou les sauvages de la Nouvelle-Calédonie cherchaient à l’inquiéter.

Venues d’un des agents de la Compagnie de la baie d’Hudson, généralement trop jaloux de leurs privilèges pour en abandonner la moindre part sans gros bénéfices, ces promesses étaient brillantes et généreuses à l’excès. Elles devaient avoir un motif caché. Nar-go-tou-ké s’en douta sans le deviner.

Mais il n’échappa point à Ni-a-pa-ah. Elle était femme et découvrit tout de suite la profonde impression que ses charmes avaient produite sur le chef facteur.

Craignant, avec une juste raison, les conséquences de cette impression, elle essaya d’entraîner son mari dans une autre contrée. Malheureusement, Nar-go-tou-ké fut aveugle ou se crut assez fort pour lutter contre le commandant du poste.

Il dressa donc son wigwam sur la rive septentrionale du Fraser, en face du fort Langley.

Pendant quelques semaines, les relations entre les gens de la factorerie et les nouveaux venus furent pacifiques et amicales en apparence. Mais bientôt le chef blanc fit à Ni-a-pa-ah des propositions insultantes qui furent repoussées comme elles le méritaient. La passion de celui-ci s’accrut de tous les dédains qu’il reçut. Voulant la satisfaire quoi qu’il en coûtât, il s’introduisit dans la tente de Nar-go-tou-ké, en son absence, et essaya de faire subir à sa femme le dernier des outrages.

Ni-a-pa-ah se défendit avec une énergie qui trompa l’attente du scélérat.

Il la quitta, la rage dans le cœur, et en jurant de se venger.

Cela ne lui était pas difficile ; mais les vices ont peur de la lumière, et notre homme n’osa pas se confier à ses subordonnés pour le crime qu’il méditait.

Il s’adressa à Li-li-pu-i, le Renard-Argenté, chef d’un parti d’indiens Grosses-Babines.

Li-li-pu-i ne demandait pas mieux que d’enlever la belle Ni-a-pa-ah. Il la connaissait, s’en était épris et la convoitait, depuis le moment où il l’avait vue pour la première fois. Mais, allié à la Compagnie de la baie d’Hudson, il n’avait pas voulu s’attirer la colère des Anglais, en s’emparant des deux Iroquois qui paraissaient être sous leur protection spéciale.

Sir William King ignorait cet intéressant détail. Il chargea Li-li-pu-i du rapt, et promit que, s’il réussissait, il lui donnerait une livre de poudre et une bouteille d’eau-de-feu.

Le sagamo accepta. Nar-go-tou-ké et sa femme, surpris au sein de leur sommeil, furent garrottés et entraînés vers les loges des Grosses-Babines, sur les premières rampes du mont Baker.

Li-li-pu-i s’était engagé à faire périr Nar-go-tou-ké et à conduire Ni-a-pa-ah au chef facteur, dans une hutte de chasse que ce dernier possédait à vingt milles environ du fort Langley, près de l’ienhus[3] de ses alliés.

Toutefois, en route, Li-li-pu-i changea d’idée. Les attraits de l’Iroquoise lui tournèrent la tête. Au lieu de la mener à son rival, il prit la détermination de l’épouser.

Cette détermination fut aussitôt mise à exécution.

Avec la pointe de son couteau, Li-li-pu-i marqua Ni-a-pa-ah sur l’épaule, d’une figure de fer de flèche émoussé, signe de la servitude dans la Nouvelle-Calédonie tout aussi bien que dans la Colombie, et la petite fille de la Chaudière-Noire devint dès lors la femme esclave d’un Grosse-Babine.

Je laisse à penser quel fut le désespoir de Nar-go-tou-ké, témoin impuissant de la cérémonie. Sa douleur ne saurait être comparée qu’à celle de la désolée Ni-a-pa-ah. Mais la noble Iroquoise était bien résolue à se tuer plutôt que de se laisser souiller par son odieux ravisseur.

Un accident survenu à Li-li-pu-i, le soir même de son mariage, prévint cette funeste résolution.

Comme ils approchaient du village des Indiens, le cheval du chef s’emporta, et, après une course effrénée dans la montagne, il s’abattit sur son maître.

Quand on releva Li-li-pu-i, il avait cessé de vivre.

Suivant les usages des Grosses-Babines, le corps devait être brûlé sur un bûcher au milieu de la nuit suivante, et sa veuve devait prendre à l’incinération une part aussi active que dangereuse.

On sait comment Ni-a-pa-ah s’acquitta de cette horrible tâche.

Lorsqu’elle eut recouvré ses sens, elle était enfermée et gardée à vue dans la cabane d’un de ses ennemis. À son cou pendait le sac qui contenait les cendres de Li-li-pu-i. Ce sac, si elle fût restée parmi les Grosses-Babines, elle eût, d’après la coutume, été condamnée à le porter ainsi pendant trois ans, avec défense de se laver ou d’apporter aucun soin à sa toilette. Le terme du deuil expiré, les parents du défunt se seraient livrés à de grandes réjouissances, et, après avoir déposé dans un coffret d’écorce de cèdre et fixé à une longue perche les restes du trépassé, dépouillant Ni-a-pa-ah de ses vêtements, ils l’auraient enduite de colle de poisson liquide et roulée sur un tas de duvet de cygne ; le tout accompagné de danses, festins et tabagies. Enfin, la pauvre femme, ramenée en grande pompe chez elle, aurait joui de la permission de se remarier, si toutefois, comme le dit un voyageur, « elle se fût senti assez de couage pour s’aventurer à courir de nouveau le risque de brûler vive ou d’endurer tous ces tourments. »

Mais Ni-a-pa-ah eut le bonheur d’échapper à ce surcroît d’afflictions.

Nar-go-tou-ké n’avait été qu’étourdi par le coup de tomahawk. Resté esclave chez les Grosses-Babines, il parvint à leur arracher sa femme lorsqu’elle fut guérie de ses plaies, quoique hideusement défigurée et incapable de se servir désormais de ses mains.

Ils prirent la fuite, retraversèrent les steppes immenses qu’ils avaient franchis naguère bercés par des illusions si enivrantes, et rentrèrent à Caughnawagha, au commencement de 1817.

— Ah ! dit la Vipère-Grise, en remarquant le triste état de sa fille, Athahuata[4] m’avait prévenue que cette expédition serait fatale à ma famille ; Athahuata ne trompe pas ceux qui ont foi en lui. Pourquoi mon fils ne m’a-t-il pas écoutée ?

Sans lui répondre, Nar-go-tou-ké abaissa un regard sombre et douloureux sur Ni-a-pa-ah ; puis, relevant les yeux et étendant la main dans la direction de Montréal, qu’on apercevait dans le lointain, il s’écria :

— Là sont les destructeurs de ma race ; là sont ceux qui ont fait pleurer celle qui est la joie et les délices de mon existence ; là, Nar-go-tou-ké détruira ses ennemis ; il fera pleurer à leurs femmes tous les pleurs de leurs yeux.

— Que mon fils prenne garde, qu’il prenne bien garde ! dit la Vipère-Grise d’un accent prophétique. Athaënsic[5] est irrité contre lui. Les Habits-Rouges[6] lui seront fatals : ils tueront jusqu’au dernier des Iroquois !

  1. C’est ainsi que les Iroquois appellent le Saint-Laurent.
  2. Les établissements pour la traite sont nommés fort, factorerie ou poste. Voir la Huronne.
  3. Village. Voir la Tête-Plate, les Nez-Percés.
  4. Divinité des sorciers iroquois.
  5. Divinité du mal.
  6. Les Indiens nomment les Anglais Habits-Rouges ou Kingsors corruption de King Georges (Roi Georges).