Lécrivain et Toubon (p. 291-306).


CHAPITRE XX

dénouement


La sombre épopée touchait à sa péripétie. Les patriotes canadiens étaient anéantis ; l’odieux sir John Colborne achevait de les étouffer sous les ruines de leurs habitations, de les noyer dans les flots de leur propre sang.

Le lendemain des événements que nous n’avons fait qu’esquisser, le Herald de Montréal publiait ces incroyables blasphèmes :

« Pour avoir la paix, il faut que nous fassions une solitude ; il faut balayer les Canadiens de la face de la terre… Dimanche soir, tout le pays en arrière de Laprairie présentait l’affreux spectacle d’une vaste nappe de flammes livides, et l’on rapporte que pas une maison rebelle n’a été laissée debout. Dieu sait ce que vont devenir les Canadiens qui n’ont pas péri, leurs femmes et leurs familles, pendant l’hiver qui approche, puisqu’ils n’ont devant les yeux que les horreurs de la faim et du froid…

« Néanmoins il faut que la suprématie soit maintenue, qu’elle demeure inviolable, que l’intégrité de l’empire soit respectée, et que la paix et la prospérité soient assurées aux Anglais, même aux dépens de la nation canadienne entière. »

« Sir John Colborne n’eut qu’à promener la torche de l’incendie, écrit M. Garneau, sans plus d’égards pour l’innocent que pour le coupable ; il brûla tout et ne laissa que des ruines et des cendres sur son passage. »

On convertit plusieurs maisons particulières en geôles, les prisons ordinaires étant combles depuis les culs de basse-fosse jusque sous le toit ; celle de Montréal ne renfermait pas moins de sept cent cinquante-trois inculpés.

La loi martiale fut proclamée. Sous l’empire de la terreur organisée par ce sir Colborne à qui l’Angleterre conféra le titre de lord Seaton pour le récompenser de ses monstrueux services, et dont les paysans canadiens changèrent le nom en celui de lord Satan, sous l’empire de cette terreur, les cours condamnèrent quatre-vingt-neuf prévenus à mort, quarante-sept à la déportation à Botany-Bay, une foule d’autres à la Bermude, et confisquèrent tous leurs biens.

De retour à Québec avec son père, qui l’avait ramenée, peu après le brusque départ de Co-lo-mo-o, Léonie de Repentigny, la triste Léonie dévorait avidement les journaux. Elle espérait en tremblant y apprendre ce qu’il était devenu. Mais, quoiqu’il eût été arrêté le 4 novembre, le 20 elle ignorait encore son sort.

Ce jour-là, M. de Repentigny entra dans sa chambre en tenant une gazette à la main.

— Ah ! ah ! dit-il en souriant avec la satisfaction d’un homme qui apporte une excellente nouvelle, nous allons donc enfin apprendre la sagesse à messieurs les rebelles. J’ai le plaisir de t’annoncer, ma fille, que je suis sur le point d’être nommé juge en chef. Embrasse-moi, car ce n’est plus avec un simple baronnet, mais avec un lord, que nous te marierons : seras-tu heureuse de t’entendre appeler Your ladyship[1], hem ? J’ai déjà jeté les yeux sur un secrétaire d’ambassade… Mais nous en causerons plus tard, quand ton deuil sera fini. Voici le Herald du 19 ; il y a un article superbe ; tiens, lis.

Et le digne serviteur de la couronne britannique tendit le journal à sa fille, en marquant avec l’ongle un entre-filet ainsi conçu :

«Nous avons vu la nouvelle potence construite par M. Brondson, et nous croyons qu’elle sera dressée aujourd’hui devant la nouvelle prison, de sorte que les rebelles pourront jouir d’une perspective qui ne manquera pas sans doute d’avoir l’effet de leur procurer un sommeil profond et des songes agréables. Six ou sept s’y trouveront à l’aise ; mais on y en pourra mettre davantage dans un cas pressé[2]. »

— N’est-ce pas que c’est bien touché ? demanda M. de Repentigny, pirouettant sur les talons et sortant sans attendre la réponse de Léonie.

Glacée par cet exécrable cynisme, elle laissa glisser la feuille sur le tapis.

Après quelques moments, elle se pencha, ramassa le hideux papier, et le parcourut vaguement en détournant toutefois ses yeux des lignes sanglantes que son père lui avait fait lire.

Sur la page suivante, elle fut frappée par ces mots :

« Plusieurs prisonniers importants, parmi lesquels se trouvent quelques Indiens, vont être transférés à Québec, pour y être interrogés par une commission spéciale. On dit qu’ils seront embarqués ce soir sur un navire du Gouvernement. »

— Ah ! mon Dieu ! Paul est avec eux ; j’en suis sûre, j’en ferais le serment ! Il faut que je le voie ! s’écria Léonie, éclairée par un de ces pressentiments qui sont familiers aux natures ardentes.

Elle se leva transfigurée et courut au cabinet de M. de Repentigny.

— Mon père, lui dit-elle vivement, on amène aujourd’hui des prisonniers à Québec !

— De quel ton tu me dis cela !

— Je voudrais…

— Assister à leur débarquement ? Rien de plus facile.

Je t’y conduirai moi-même. J’ai envie de voir la figure de ces imbéciles. Quelle heure est-il ?

— Dix heures.

— Ils ne seront pas ici avant onze. Va t’habiller ; tu as tout le temps.

Inquiète, mais presque joyeuse, la jeune fille eut bientôt fait sa toilette ; elle se transporta avec son père dans la Basse-Ville, sur le quai de la Reine.

Un navire à vapeur descendait le Saint-Laurent, en bas du cap Diamant.

Le cœur de la jeune fille battit avec force.

— C’est là qu’il est… chargé de fers… se disait-elle déjà.

Des pleurs montèrent à ses yeux, et il lui fallut se faire violence pour les comprimer sous ses paupières brûlantes.

— Ah ! ah ! disait M. de Repentigny, en frappant du pied, sais-tu qu’il fait froid, aujourd’hui ? Nos gaillards ne doivent pas avoir chaud dans la cale du bâtiment Pour ma part, je ne voudrais, ma foi, pas être à leur place. C’est qu’il gèle à pierre fendre ! Comme l’hiver arrive de bonne heure, cette année ! Si cela continue, dans huit jours le fleuve sera pris et la navigation fermée. Singulier caprice que tu as eu de sortir par un temps… Ah ! voici le vapeur qui touche à son wharf… Mais, qu’as-tu donc ? Comme tu frissonnes ? Veux-tu rentrer ?

— Oh ! non, non, mon père, restons encore, je vous en supplie !

— Ah ! les femmes ! les femmes ! marmotta M. de Repentigny, en haussant complaisamment les épaules ; les femmes, elles ne sont que fantaisie !

Cependant le bateau avait été amarré.

Attachés deux à deux, les patriotes sortaient entre une double rangée de soldats qui les accablaient de mauvais traitements.

Une foule sombre, silencieuse, encombrait le quai.

— Approchons, dit M. de Repentigny. Je n’ai qu’un mot à dire pour faire disperser toute cette canaille.

— Non, non, je suis très-bien ici, répondit Léonie… Oh ! Paul ! mon Dieu ! ajouta-t-elle à mi-voix.

Co-lo-mo-o paraissait effectivement sur le pont du vapeur. Lié à un autre Indien, il n’avait rien perdu de son stoïcisme méprisant.

Au moment où il passa du vaisseau sur le quai, une femme, une sauvagesse, enfonça la haie de militaires et se précipita vers le Petit-Aigle, en criant :

— Le fils de Nar-go-tou-ké ! Rendez-moi le fils de Nar-go-tou-ké !

Et elle l’entoura de ses bras, mordit avec rage la chaîne qu’il avait au poignet, essaya de la briser avec ses dents.

Co-lo-mo-o tressaillit. Son visage se contracta ; tout son sang parut s’allumer dans ses veines ; il se pencha vers sa mère comme pour la baiser au front.

Mais déjà un sergent brutal, arrachant Ni-a-pa-ah à son étreinte, la repoussait dans la multitude avec la crosse de son fusil.

Co-lo-mo-o dompta magiquement son émotion, se contentant d’abaisser sur le sergent un regard dédaigneux.

Et il suivit froidement ses compagnons d’infortune.

— Un bel homme ! un bel homme ! en vérité ; c’est dommage qu’il soit destiné au gibet, fit M. de Repentigny, examinant l’Indien à travers une face à main.

— Ah ! mon père, sanglota Léonie.

— Eh bien, tu pleures ! qu’y a-t-il donc ?

— Cet homme, c’est le pilote qui, à bord du Montréalais, m’a sauvé la vie.

— Vraiment ?

— Oh ! faites-lui rendre la liberté !

— La liberté ! moi, m’employer pour un rebelle, au moment d’être élevé à la charge de juge en chef ; moi, un magistrat ! Vous êtes folle, Léonie !

— Sans lui, pourtant… murmura-t-elle.

— Sois tranquille, je lui enverrai quelque argent pour adoucir la rigueur de sa captivité… Mais partons. Vos larmes m’impatientent… On nous remarque… C’était peut-être pour voir ce sauvage… Ah ! si je soupçonnais…

M. de Repentigny entraîna la jeune fille, en accentuant ses paroles d’un geste qui eût banni toute espérance du cœur de Léonie, si elle se fût jamais abusée sur les dispositions de son père.

Rentrée à leur maison, sur la place du Marché, vis à vis de la caserne, Léonie appela aussitôt son frère de lait dans sa chambre. La vue de son amant avait chassé son apathie. Ses forces, son activité lui étaient revenues comme par enchantement. Ayant reconnu Ni-a-pa-ah, dont la physionomie expressive avait fait une impression profonde sur sa mémoire lors de la scène du wigwam, elle voulut s’aboucher aussitôt avec elle, pour l’exécution d’un plan qui déjà germait dans son cerveau.

— Antoine, dit-elle au jeune homme, plus que jamais j’ai besoin de tes services. Tout à l’heure, au débarquement des prisonniers, la mère de l’Indien qui m’a arrachée aux flammes a été blessée par un soldat. Va à la Basse-Ville et hâte-toi de savoir où elle demeure.

Antoine n’eut pas de peine à trouver Ni-a-pa-ah, qu’un pauvre pêcheur — la misère est plus compatissante que la richesse — avait transférée à sa cabane, rue Champlain, sur le bord du fleuve.

Léonie y vola.

Atteinte à la tête par la crosse du sergent, Ni-a-pa-ah avait perdu une quantité de sang considérable. La fièvre s’était emparée d’elle. Elle délirait.

Mademoiselle de Repentigny manda un médecin.

— Si elle s’en tire, elle sera folle, répondit le praticien, après avoir examiné la malade.

Léonie jouissait de toute la liberté d’action des jeunes Anglaises. Elle s’établit au chevet de la moribonde, passa la plus grande partie de ses journées près d’elle, et, pendant trois semaines, la soigna avec la sollicitude de la plus affectueuse des filles. Mais ses soins étaient infructueux. Le mal empirait. Ni-a-pa-ah délirait toujours, annonçant dans ses hallucinations que l’heure suprême des Iroquois était venue, et que le dernier d’entre eux mourrait bientôt sans postérité, parce que elle, Ni-a-pa-ah, avait désobéi aux Manitous, en méprisant les prédictions de sa mère, la Vipère-Grise, pour suivre Nar-go-tou-ké à la Nouvelle-Calédonie.

Cependant Léonie cherchait un moyen de faire évader Co-lo-mo-o, qu’on avait enfermé à la citadelle de Québec. Grande était la difficulté. Cette citadelle, le Gibraltar du Nouveau-Monde, est perchée, comme un nid d’aigle, sur des rochers escarpés à plus de cent mètres au-dessus du Saint-Laurent. Une triple enceinte la défend du côté de la ville, et du côté du fleuve, où elle est presque inaccessible, ses murs ont cinquante pieds de haut.

Avec le consentement de M. de Repentigny, il eût été facile à Léonie de pénétrer dans la formidable bastille, Mais à ce consentement, il ne fallait pas songer. Pourtant le rigide magistrat permit à sa fille de faire passer quelques provisions de bouche à son protégé. Elle profita de la permission pour coller sous une assiette un papier à l’adresse de Co-lo-mo-o. Elle lui disait entre autres choses qu’elle lui ferait parvenir un livre et que, s’il voulait se mettre en communication avec elle, il n’avait qu’à piquer avec une épingle les lettres nécessaires à l’expression de ses pensés, à marquer les pages du livre et à le lui renvoyer. Elle-même en ferait autant.

Apporté quelque temps après au guichet de la citadelle, le livre y fut l’objet d’une inspection minutieuse. Le commandant ne savait trop s’il devait le recevoir. Léonie n’avait point l’autorisation de M. de Repentigny ; mais, heureusement pour elle, on supposa qu’il s’intéressait directement à Co-lo-mo-o, puisqu’il souffrait que sa fille lui fit porter des aliments, et le volume fut remis.

C’était le Télémaque. Il contenait une longue lettre, tracée sur une partie du Livre Ier. Léonie donnait à Paul des nouvelles de sa mère, le priait de lui écrire, et renouvelait ses offres instantes de service.

Le Petit-Aigle renvoya l’ouvrage au bout d’une semaine.

Après s’être enfermée chez elle, mademoiselle de Repentigny l’ouvrit avec une trépidation d’anxiété indicible.

Il y avait un signet au Livre XXI.

Ce livre commence ainsi :

« À peine Adraste fut mort que tous les Dauniens, loin de déplorer leur défaite et la perte de leur chef, se réjouirent de leur délivrance ; ils tendirent les mains aux alliés en signe de paix et de réconciliation. Métrodore, fils d’Adraste, que son père avait nourri dans des maximes de dissimulation, d’injustice et d’inhumanité, s’enfuit lâchement. Mais un esclave, complice de ses infamies et de ses cruautés, qu’il avait affranchi et comblé de biens, et auquel il se confia dans sa fuite, ne songea qu’à le trahir pour son propre intérêt. »

Des petits trous, imperceptibles à moins d’être prévenu et de tenir le feuillet devant une lumière vive, avaient été faits sur différentes lettres.

Numériquement, elles représentaient, en comptant depuis la première de la première ligne, les lettres 17, 23, 50, 79, 89, 114, 168, 218, 225, 227, 245, 258, 272, 361, 388, 389, 395, 402.

Réunies ensemble et agencées de façon à former des mots, ces lettres signifient « merci, vous êtes bonne. »

Ce n’était guère, pour un cœur passionné comme celui de Léonie ; et pourtant elle se sentit transportée de joie.

L’amour se contente de si peu, quand longtemps on lui a refusé tout ! Du reste ce sentiment étrange vit de famine et meurt d’abondance.

Près du lit de Ni-a-pa-ah, mademoiselle de Repentigny avait fait connaissance de Jean-Baptiste le sourd-muet, qu’elle avait trouvé, un matin, familièrement installé dans la chambre de la malade. En quelques heures ils se comprirent. Le nain se prit d’affection pour la jeune fille.

Heureuse que son stratagème eût réussi, elle courut en informer Jean-Baptiste.

Il pleurait silencieusement, debout, appuyé sur son bâton, près de Ni-a-pa-ah agonisante.

Tout à coup la squaw se plaça sur son séant, promena autour d’elle un regard effaré qui n’avait plus rien d’humain, et elle psalmodia un chant bizarre, cadencé ; puis sa tête retomba sur le traversin.

Elle était morte.

Léonie se mit pieusement à genoux et pria devant le cadavre.

Quand elle eut fini, Jean-Baptiste l’entraîna dans une pièce voisine et lui dit par une pantomime éloquente :

— Je vais me faire mettre en prison ; puisque la femme de celui qui fut mon ami n’est plus, je veux travailler à délivrer leur fils.

Et, comme Léonie paraissait douter du succès, il dévissa la poignée de son bâton et montra à l’intérieur une cavité contenant plusieurs petites limes très-fines ; ensuite il referma cette cavité et indiqua ses jambes tortues dont il ne pouvait faire usage sans un appui, ce qui voulait dire que, si on l’incarcérait, on lui laisserait sa béquille.

— Mais comment obtenir l’incarcération à la citadelle ? demanda la jeune fille.

Jean, sourit.

— Dans deux heures j’y serai, fit-il.

Il sortit, monta à la Ville-Haute, sur la place du Marché, s’approcha de la caserne, saisit le drapeau fixé à la porte, le déchira et le traîna dans la boue.

Il n’en fallait pas tant alors pour se faire arrêter.

Le soir même, Jean-Baptiste couchait à la citadelle, et il y couchait avec son bâton. On n’avait pas même eu l’idée de le lui enlever.

Mais il n’avait pas été placé dans le même cachot que Co-lo-mo-o.

Léonie avertit ce dernier de la généreuse tentative du nain, puis elle attendit. Un mois s’écoula. Seule, la fièvre soutenait mademoiselle de Repentigny ; elle mangeait à peine, ne dormait pas, se consumait dans une impatience dévorante.

Chaque semaine elle envoyait un livre nouveau, chargé de souhaits ardents pour son bien-aimé ; mais il y répondait peu, quelques mots affectueux seulement.

Cela suffisait à Léonie ; elle baisait cent fois les caractères pointés à l’aiguille.

La Cour martiale poursuivait opiniâtrement sa tâche homicide. Treize[3] condamnés avaient déjà péri sur l’échafaud.

On parlait d’une nouvelle fournée !

Il n’était pas douteux que Paul y serait compris. Léonie ne vivait plus ; sa raison s’égarait, quand elle reçut l’avis suivant, dans une Imitation de Jésus-Christ :

« Vu l’homme ; nuit prochaine. »

Quelques jours auparavant, Jean-Baptiste avait réussi à voir Co-lo-mo-o, enfermé dans la tour du Télégraphe, au-dessus du cap Diamant. Il lui avait donné les limes cachées dans sa béquille, et l’Indien, ayant scié ses fers, s’était fabriqué une corde avec la paille de son lit.

De la mie de pain, frottée de rouille, lui servait à dissimuler l’effraction de la chaîne qu’il avait aux pieds ; un trou creusé dans son cachot recelait, pendant le jour, la corde de paille, jusqu’à ce qu’elle fut terminée.

Ensuite, avec les limes, avec les débris de ses fers, avec ses ongles, il pratiqua une ouverture sous la porte, et le 25 janvier 1839, à minuit, Co-lo-mo-o quittait furtivement la prison où il languissait depuis près de trois mois.

Au bas du cap Diamant, Léonie accompagnée de son fidèle Antoine, tenait ses regards attachés sur la tour du Télégraphe, avec une tension telle qu’elle en avait le vertige, et que des fantômes sanglants tourbillonnaient devant eux.

Les minutes, pour elle, étaient effroyablement longues. Mais elle ne les pouvait compter. Elle avait perdu la mesure du temps ; elle n’en savait plus apprécier la durée.

Il faisait noir, bien noir, le vent soufflait en tempête, et le Saint-Laurent poussait sur ses grèves des hurlements de bête fauve.

Voici qu’une ombre se profile au faîte de cette tour si avidement scrutée ; mais cette ombre est haute, mais elle se détache si peu des ténèbres environnantes, qu’il faut les yeux d’une amante pour la discerner à pareille distance. Le cœur de la jeune fille cesse de palpiter, ses paupières se ferment, des bourdonnements remplissent ses oreilles.

Soudain, répété par mille échos, un coup de feu retentit au sommet de la citadelle.

Et, à la lueur de l’éclair qui a déchiré l’obscurité, Antoine a vu un homme suspendu dans l’espace à une corde attachée à la tour.

Le bruit sourd et mat, sinistre, d’un corps s’écrasant sur le sol, résonne.

— Ah ! exclame Antoine, le malheureux a été découvert ; une sentinelle l’a tué !

Léonie n’est plus là ! À peine a-t-elle entendu la détonation qu’elle s’est élancée vers la cime du cap. Une ardeur incroyable, surnaturelle, l’anime, lui prête des ailes. Avec l’agilité d’une panthère, elle escalade ces rochers dont l’aspect seul fait frémir, elle arrive au pied de la tour, se penche sur le corps pantelant, brisé, de Co-lo-mo-o, le baigne de ses larmes et de ses baisers.

On crie sur les remparts, on ouvre avec fracas les lourdes portes de la citadelle ; des torches circulent çà et là. Léonie est menacée. Si on l’aperçoit on tirera sur elle. Mais est-ce qu’elle voit, est-ce qu’elle entend, est-ce qu’au-delà de ce corps il y a un monde pour elle ?

L’indien n’a point rendu l’âme encore. Il pousse un gémissement. Il cherche de sa main affaiblie la main de la jeune fille, la pose sur son cœur et laisse tomber ces paroles dans un dernier soupir :

— Je l’aimais pourtant !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un an après, aux Ursulines de Québec entrait mademoiselle Léonie de Repentigny, en religion sœur Paul.

Jean-Baptiste, le sourd-muet, avait été déporté à Sydney.



Gigny, 28 juillet-17 août 1862.



FIN.
  1. Titre donné aux femmes des lords anglais ; il est intraduisible en français.
  2. Historique. — Hélas !
  3. Et non dix, comme je l’ai dit par erreur dans la Huronne.