Lécrivain et Toubon (p. 257-275).


CHAPITRE XVIII

amour


« Ha ! ha ! » ce cri d’étonnement ne manque guère d’échapper au voyageur, après avoir longé, pendant une vingtaine de lieues, le bord méridional du Saguenay ; et telle fut, sans doute, l’exclamation poussée par les premiers navigateurs européens qui remontèrent le cours d’eau jusqu’à ce point, car elle est restée comme dénomination de la plus étrange des baies.

La baie de Ha-ha, donc, à deux lieues de profondeur sur une de large. Mais le grandiose de ses dimensions en est le moindre sujet de surprise.

Ce qui frappe l’imagination, ce qui confond tout d’abord le jugement, si l’on y arrive, comme je viens de le dire, par la rive sud du Saguenay, c’est que la baie de Ha-ha se déploie tout à coup devant vous en hémicycle immense, et qu’elle semble le bout, la source d’un fleuve géant, qui roule, sur un espace de soixante milles environ, une masse liquide effroyable, dont l’épaisseur est évaluée à trois cents brasses, la largeur à un et deux milles.

Quel volume ! N’y a-t-il pas dans ce tableau, dans ce fait, de quoi dérouter tous les calculs de l’esprit, épouvanter la raison ?

Que si vous prenez la côte opposée du Saguenay, pour trouver en partie son explication, le phénomène n’en restera pas moins curieux, saisissant, un des plus singuliers jeux de la nature. Cette côte conduit en effet à un lac considérable, récipient d’une foule de rivières, le lac Saint-Jean, dont les eaux bruyamment descendent de leur réservoir et se déchargent à quelques lieues au-dessous de la baie de Ha-ha, après un parcours de plus de soixante milles, dans un lit comparativement étroit.

En conséquence, cette baie se trouve isolée, sans affluents directs. Mais elle est probablement alimentée par un canal souterrain, parti soit du lac Saint-Jean, soit du lac Kénogami.

Quoi qu’il en soit, elle couronne admirablement la galerie de merveilles que le Créateur a disposées sur toute l’étendue du Saguenay.

Confluant avec le Saint-Laurent, à soixante lieues en bas de Québec, ce fleuve semble, comme je le disais dernièrement dans le feuilleton du Pays de Paris, avoir été déchiré, à travers une chaîne de montagnes, par la main de quelque divinité malfaisante en fureur.

Si les anciens l’eussent connu, ils y auraient assurément placé leur Ténare.

L’estuaire, presque toujours noyé dans les brouillards, est bastionné par des falaises sourcilleuses, et, à peine a-t-on quitté le Saint-Laurent, dont les flots vert de mer réjouissent le cœur, qu’on rencontre des eaux hideuses, noires comme l’encre.

Aussitôt vous êtes encaissés entre des rochers qui percent la nue et au milieu desquels vainement l’œil chercherait un chemin, une sente. Granit foncé et nu, maigrement semé, à ses cimes pelées, de cyprès rabougris dont le feuillage mélancolique ajoute encore à l’horreur de ces lieux. Point d’arête, point de ravine, point d’anfractuosité pour reposer le regard attristé. Sur votre tête le ciel généralement d’un gris de plomb, à vos pieds l’abîme sombre, implacable, l’abîme qui vous fascine, vous abuse, car ces eaux noires, elles paraissent calmes, les perfides, arrêtées dans leur cours, alors qu’elles glissent avec une rapidité si grande, que le plus puissant vapeur se fatigue à les refouler ; et près de vous, là, sur le côté, l’illusion, la déception, le mensonge encore !

Si élevés sont les caps, que du pont du navire qui vous emporte, il semble qu’on les puisse toucher avec le bras allongé ; mais prenez une pierre, non, prenez une fronde, placez-y un caillou, et de toutes vos forces lancez le projectile ! Quoi ! il n’a pas atteint la roche ! il est tombé à plus de cent mètres de distance !

Oui, tel est l’effet du mirage.

Mais voilà barrée toute issue. Sentinelle cyclopéenne, droit devant nous se dresse une montagne : c’est la Tête-de-Boule, blanche, chenue à son faîte, comme le crâne du vieux Saturne. Est-ce lui qui se serait couché en travers du fleuve pour en interdire l’accès ? Ne pourrons-nous aller jusqu’à la baie de Ha-ha ! Examinons ; qu’on nous donne un télescope. Vivat ! j’aperçois un goulot, par lequel le Saguenay s’infiltre timidement, j’allais dire craintivement, comme s’il avait peur de réveiller le colosse qui sommeille dans son lit.

Tout au plus un batelet, monté par des pygmées, réussirait à se faufiler dans cet étroit ruisseau. Jamais une embarcation, conduite par des hommes, ne le traversera. Approchons, néanmoins, pour contempler la Tête-de-Boule. Notre vaisseau avance, et le ruisseau s’élargit, il se fait rivière, il se fait fleuve, il a deux milles de large !

Dupes encore d’une erreur de nos sens.

Maintenant, nous voguons entre des collines échancrées, de formes diverses, tantôt taillées en dentelle dans le vif, tantôt brusquement lacérées, tantôt lourdes, déprimées, puis tout à coup protubérantes, aiguës comme des campaniles, arrondies en coupoles, tantôt stériles, tantôt chargées des trésors de la végétation, et toujours variées à l’infini, comme la main qui les a faites.

Le fleuve resserre sa ceinture. On distingue parfaitement ses rives. Il reprend sa physionomie austère, ses lignes rigides, ses proportions écrasantes.

Plus de paysage animé par une frondaison souriante ; plus de daims broutant sur l’échine des monts, ou perchés à la pointe d’une roche pour nous regarder monter ; mais, à droite, à gauche, un escarpement d’une hauteur démesurée, grisâtre, aride, dépourvu de plantes, même des plus simples graminées !

Ce spectacle est horrible. Il fait mal[1].

On fermerait les yeux, si bientôt un objet unique ne les attirait en les fixant invinciblement sur lui. C’est, à cent cinquante mètres au-dessus de l’eau, un médaillon gigantesque sur lequel le Grand Artiste a ciselé le profil d’une figure grecque. Mais l’extraordinaire, l’inexplicable, ce médaillon paraît avoir été dédoublé, la figure partagée par une section verticale passant entre les deux yeux, et chacune des deux faces est gravée sur chacune des deux rives ; comme si la tête, encastrée dans le rocher, eût été tranchée avec elle lors de la révolution terrestre qui bouleversa cette région.

Les Canadiens-Français l’appellent judicieusement le Tableau.

Au-delà, de nouvelles stupéfactions vous attendent. D’abord, ce formidable boulevard qu’on nomme le Point de l’Éternité, à deux mille pieds du niveau du Saguenay ; puis, cette série de masses porphyritiques dont les nuances éclatantes brillent de mille reflets aux rayons du soleil ; puis encore, le cap de la Trinité, avec ses trois têtes impériales dominant, par leur altitude, même le Point de l’Éternité.

Au-delà, enfin, la baie de Ha-ha se déroule, bordée par des campagnes d’une fécondité ravissante, et abritée contre les souffles du nord par un gracieux écran de coteaux boisés.

Un charmant village s’étage maintenant au flanc de ces coteaux et regarde la baie, au milieu de laquelle émerge une île avec de jolies habitations.

Ce séjour est plein d’attraits. Culture, commerce, chasse, pêche, perspectives enchanteresses, il offre tout ce qui plaît à l’homme, lui rend la vie douce et facile.

Mais, en 1837, la baie de Ha-ha était en partie déserte. Elle ne se faisait remarquer que par ses beautés sauvages. Deux ou trois familles seulement, dont les chefs s’occupaient à la traite des pelleteries, y avaient fixé leur résidence.

De ce nombre était M. de Vaudreuil, descendant de l’ancien gouverneur du même nom. Il avait épousé la sœur de madame de Repentigny, excellente femme, qui se serait estimée la plus heureuse créature du monde si elle avait eu un enfant. Mais le ciel lui avait refusé cette faveur. Aussi la bonne dame s’était-elle prise d’une tendresse idolâtre pour sa nièce, Léonie de Repentigny.

Elle aurait voulu que la jeune fille restât constamment avec elle.

Léonie n’était pas insensible à cette affection. Chaque année, elle passait ordinairement un mois de la belle saison chez madame de Vaudreuil. La maladie de sa mère l’avait empêchée de se procurer ce plaisir pendant l’été de 1837. Et elle se promettait bien de ne pas le laisser échapper au printemps suivant, si madame de Repentigny était rétablie. Celle-ci espérait aussi profiter du projet de sa fille pour aller prendre les eaux du Saguenay, qui sont très-efficaces contre certaines affections du cœur.

On sait comment la mort brisa ce projet, en frappant la pauvre femme dans la soirée du 25 novembre.

Folle de douleur, Léonie fut conduite par son père à Québec.

Pendant tout le reste de l’hiver, elle ne sortit point, ne voulut recevoir aucune visite.

À la réouverture de la navigation, au commencement de mai, sa tante vint la voir.

Physiquement et moralement, Léonie était bien changée. La blancheur des lis avait remplacé les roses qui naguère s’épanouissaient sur ses joues. Son sourire s’était éteint ; plus de gaieté maligne dans ses yeux, plus de fines plaisanteries sur ses lèvres. Triste, songeuse, indifférente à ce qui faisait autrefois son bonheur, elle s’abandonnait à un désespoir profond.

Madame de Vaudreuil fut effrayée de l’altération de ses traits. Elle demanda à M. de Repentigny la permission de l’emmener avec elle. Le haut fonctionnaire accepta volontiers cette proposition. Mais, contrairement à ses habitudes, Léonie voulut huit jours pour réfléchir.

Durant ces huit jours, elle écrivit plusieurs fois à Caughnawagha, elle y envoya même secrètement son frère de lait. Quand il revint, les yeux de la jeune fille l’interrogèrent :

— Rien, répondit Antoine, en secouant la tête. On sait seulement qu’il a échappé au désastre de Saint-Eustache ; mais si sa mère connaît sa retraite, elle ne veut pas la découvrir.

Le lendemain, Léonie partit avec sa tante pour la baie de Ha-ha. Elle était plus sombre encore qu’à l’ordinaire, et ni les distractions d’un voyage de quatre-vingts lieues en goëlette, ni le pittoresque et la variété des sites ne triomphèrent de sa mélancolie.

Elles arrivèrent à la fin de juin, dans le moment où une nature prodigue étale toutes ses magnificences sur le continent américain, et y dispose tous les êtres à l’expansion, à l’amour.

M. de Vaudreuil était allé vaquer aux affaires de son négoce dans le Nord-ouest. Par conséquent, Léonie se trouva seule avec sa tante et quelques domestiques, au milieu d’un pays presque désert.

Rien n’invite plus aux confidences que le tête-à-tête : madame de Vaudreuil pensait, avec raison, que la mort de sa mère n’était pas la cause unique du noir chagrin qui dévorait Léonie. Sans laisser percer ses soupçons, sans prétendre non plus s’imposer comme confidente, elle l’invita doucement, dans leurs longues promenades sur le bord du Saguenay, à lui faire des aveux.

Un premier épanchement en entraîna un autre, puis un autre, puis Léonie ouvrit tout à fait son cœur. Il est si bon de parler de ce que l’on aime !

Madame de Vaudreuil n’avait point de préjugés. Cependant la passion de sa nièce pour un Indien, pour un sauvage, lui fit peur. Elle craignit que celui qui l’avait inspirée n’en fût indigne, ou qu’il n’y répondit pas.

— Oh ! s’écria Léonie, il est beau, il est brave, il est juste ! il m’aimera, j’en suis sûre !

— Mais ton père ne consentira jamais à une mésalliance !

— Que Paul m’aime, répondit résolument la jeune fille, et si mon père ne veut pas nous accorder son consentement, nous irons nous marier aux États-Unis.

Mais Paul ou Co-lo-mo-o, si on le préfère, l’aimait-il ? telle était la question. Où était-il d’ailleurs ? Quand, comment le retrouver ?

Malgré la sollicitude de sa tante, malgré les encouragements dont elle soutenait ses défaillances, Léonie dépérissait. Elle redevint taciturne, sédentaire, et, dès le commencement d’août, l’appétit lui manqua ; elle fut forcée de garder le lit.

Madame de Vaudreuil ne se faisait pas d’illusion sur son état. Un seul remède la pouvait sauver, et ce remède, seul l’auteur de son mal pouvait le lui procurer. Alors la bonne tante, après bien des tergiversations, prit un parti, auquel elle avait souvent songé, mais contre lequel aussi protestait sa dignité : elle écrivit à Co-lo-mo-o, sans en parler à Léonie.

La lettre faite, très-mûrie, très-alambiquée, mais très-pressante, il s’agissait de la faire parvenir au destinataire. Ce n’était pas facile, puisqu’il était caché et qu’on ignorait son asile.

Madame de Vaudreuil s’adressa à un Indien Montagnais, qu’elle avait obligé plusieurs fois.

L’indien promit de faire tout en son pouvoir pour découvrir Co-lo-mo-o, et il se mit en route.

Un mois s’écoula. On entrait en septembre. Déjà le feuillage pâlissait et les cimes des arbres se mordoraient. Léonie s’affaiblissait de jour en jour.

Madame de Vaudreuil souffrait cruellement de ces souffrances qu’elle ne pouvait alléger, car elle n’avait pas encore reçu de nouvelles du Montagnais. Cependant, dans son cœur, elle réchauffait un rayon d’espérance qu’elle n’osait faire luire aux yeux de la malheureuse Léonie.

Un soir, le soleil à son déclin teignait d’un rouge pourpre les eaux de la baie. Couchée dans son lit, contre une fenêtre donnant sur le fleuve, la jeune fille suivait, d’un air rêveur, les grandes traînées d’ombres qui descendaient rapidement des montagnes et remplaçaient la lumière diurne.

Sa tante travaillait près d’elle à un ouvrage d’aiguille.

— Voilà une bien belle soirée ! c’est comme cela que les adorait ma pauvre cousine ! murmura Léonie.

— Quelle cousine ? demanda madame de Vaudreuil, qui pensait à autre chose.

— Louise Cherrier.

— Ah ! celle qui a été tuée avec son mari à la bataille de Saint-Eustache ?

— Oui, elle était bonne, elle aussi ! et Xavier, quel noble caractère ! Comme ils s’aimaient ! Ah ! je suis bien certaine qu’ils sont heureux là-haut ! Je voudrais y être… près d’eux… et près de ma mère…

Ces réflexions faites d’un ton doux, mais désolé, navrèrent madame de Vaudreuil. Néanmoins, elle refoula ses angoisses, et, pour détourner les idées de Léonie d’un sujet aussi affligeant, elle lui dit, en indiquant un canot qu’on apercevait dans le lointain :

— Vois donc, mon enfant, quel joli tableau cela ferait avec cette île au premier plan, au second cet esquif qui vole à la crête des flots, ce troupeau de daims qui paît sur la grève, et à l’horizon ces pies altiers.

— Oui, répondit négligemment Léonie.

— Me le composeras-tu, quand tu seras rétablie ?

— Le composer… quand je serai rétablie… répéta la jeune fille avec un pâle sourire.

Madame de Vaudreuil regardait toujours le canot, qui s’avançait vers le baie ; et le visage de la bonne dame changeait de couleur. Elle tremblait sur son siège.

— Mon Dieu ! se disait-elle intérieurement, si c’était lui !

L’embarcation était montée par deux hommes, mais leurs costumes n’étaient pas encore distincts.

— Je vais fermer la croisée, ma fille, car il commence à faire froid, dit madame de Vaudreuil.

Sans répondre, Léonie rejeta la tête sur son oreiller et ferma les yeux comme pour dormir.

Sa tante, ayant fermé la fenêtre, sortit de la chambre sur la pointe du pied, puis elle se munit d’une longue-vue, descendit vers le rivage, et se prit à examiner le canot.

— Le Montagnais ! s’écria-t-elle aussitôt. Il est accompagné d’un Indien. Ce doit être… lui ! Léonie est sauvée ! Ô ma patronne, ma divine patronne, vous avez entendu mes prières, soyez bénie !… Mais il ne faut pas que Léonie apprenne subitement… la joie la tuerait…

Le canot aborda. Il portait effectivement le messager de madame de Vaudreuil, avec Co-lo-mo-o.

Le Montagnais s’approcha de la tante de Léonie.

— Voilà, dit-il simplement en désignant le Petit-Aigle, l’homme que la bonne face blanche a commandé à son frère d’aller quérir.

Co-lo-mo-o salua madame de Vaudreuil avec l’aisance d’un gentleman.

— Madame, lui-dit-il de ce ton musical qui lui était propre, si j’avais appris plus tôt que ma présence fût nécessaire à la santé de mademoiselle de Repentigny, vous ne m’eussiez pas attendu aussi longtemps. Mais, contraint de me cacher, j’ai reçu votre lettre il n’y a que huit jours. Immédiatement je suis venu. Que me reste-t-il à faire ? Je dois ma liberté à mademoiselle de Repentigny. Si mes services peuvent lui être de quelque utilité, ils lui sont acquis.

Il n’était jamais entré dans l’esprit de madame de Vaudreuil qu’un sauvage fût capable de se présenter et de s’exprimer en français avec cette distinction. Quoique Léonie lui eût répété cent fois que son Paul n’était pas un Indien ordinaire, elle avait mis jusque-là sur le compte de l’enthousiasme les brillantes couleurs dont la jeune fille ornait son portrait.

Mais ce début était concluant. La vénérable tante fut ravie. Elle offrit une chambre à Co-lo-mo-o. Il refusa, et il fut impossible de le gagner. Alors on convint que le lendemain il aurait une entrevue avec Léonie. Durant l’intervalle, madame de Vaudreuil la préparerait à cette agréable nouvelle.

La félicité de la jeune fille ne saurait se peindre. Elle faillit se trouver mal. La nuit lui parut d’une longueur mortelle.

Quand le Petit-Aigle parut, elle était levée, vêtue d’une robe blanche qui faisait ressortir davantage encore la pâleur diaphane de son teint.

Il remercia affectueusement Léonie, promit de rester quelque temps à la baie de Ha-ha, mais aucune parole émue ne tomba de ses lèvres.

— Il m’aime ! n’est-ce pas qu’il m’aime ? dites-moi qu’il m’aime, ma tante ! s’écria Léonie quand il fut parti.

— Je le crois, mon enfant, répondit madame de Vaudreuil en détournant les yeux pour essuyer une larme.

Co-lo-mo-o s’était établi dans une famille indienne.

Fidèle à sa parole, il revint le jour suivant et les autres. Il se montrait amical, sans empressement, obligeant, mais non prévenant. Léonie exprimait-elle un souhait, il la satisfaisait s’il le pouvait. Mais il ne courait point au-devant de ses désirs. Attentif à les réaliser, il ne les devinait pas ou ne les voulait pas deviner, si elle ne les formulait. L’eût-elle demandé, il fût allé lui chercher un bouquet au sommet du Point-de-l’Éternité ou de la Tête-de-Boule, mais il n’eût pas cueilli une fleur préférée dans l’intention de lui causer une surprise.

Madame de Vaudreuil l’invita maintes fois à dîner, sans pouvoir lui faire accepter ses invitations. Instances, prières, menaces familières, tout fut inutile.

Léonie s’aveuglait-elle sur la nature des sentiments du chef iroquois pour elle, ou pénétrait-elle jusqu’au fond de son cœur, et y démêlait-elle une passion puissante qui se débattait contre une volonté plus puissante encore : qui le pourrait dire ?

Toutefois la santé de mademoiselle de Repentigny s’améliora rapidement. Elle reprit des couleurs, des forces. Bientôt elle put sortir, faire avec Paul des excursions dans le voisinage, et boire à longs traits cette coupe d’amour que lui versait libéralement sa brûlante imagination de jeune fille.

Pourtant l’Indien s’obstinait dans sa réserve. Jamais un serrement de main, jamais un regard humide, jamais un mot de tendresse. Une fois, comme il l’aidait à franchir un fossé, Léonie, dans les bras du jeune homme, avait cru sentir qu’il frémissait. C’était tout. Il lui obéissait comme un esclave, la servait comme un ami, et s’en tenait là.

Informée de toutes les impressions de sa nièce, madame de Vaudreuil était en proie à un étonnement douloureux qu’elle se gardait bien de manifester.

— Cela ne peut cependant pas durer indéfiniment, il faut qu’il se déclare, dit-elle à Léonie. Veux-tu que je lui parle ?

— Oh ! non, non, ma petite tante chérie, ne le faites pas, je vous en conjure !

— Mais voici la saison qui avance, et ton père va te rappeler…

— Attendons encore un peu.

De la sorte, on atteignit octobre.

— Ma pauvre enfant, dit un matin madame de Vaudreuil à sa nièce, j’ai reçu une lettre de M. de Repentigny. Il arrivera d’un moment à l’autre pour te chercher. Qu’allons-nous faire ?

Ce fut un coup de foudre qui arracha Léonie à son beau rêve.

Elle resta anéantie.

— Eh bien ! dit-elle ensuite d’un ton décidé, aujourd’hui je m’expliquerai avec Paul.

Après le déjeuner il vint, à son habitude, la prendre pour faire leur promenade accoutumée sur le bord du fleuve.

Le temps était triste, brumeux ; un tapis de feuilles sèches, criant aigrement sous les pieds, brunissait la terre. Comme des spectres, les arbres dressaient partout leurs rameaux décharnés. Au joyeux ramage des chantres de la forêt, succédaient les cris discords des oiseaux aquatiques. L’automne en deuil menait déjà les funérailles de l’été.

Durant une heure, Léonie marcha silencieusement à côté de Co-lo-mo-o.

Elle aurait voulu qu’il engageât l’entretien ; il n’en fit rien. Au surplus, rarement il causait avant qu’elle l’eût interrogé.

À la fin elle s’arma de courage.

— Monsieur Paul, lui dit-elle en baissant les yeux…

Elle s’arrêta, car son cœur battait à rompre sa poitrine.

— Mademoiselle ? répondit le Petit-Aigle, sans paraître remarquer le trouble de sa compagne.

— Monsieur Paul, reprit Léonie, d’une voix haletante, mon père est attendu ici.

— Il vient sans doute vous chercher ? dit tranquillement Co-lo-mo-o.

— Oui, murmura Léonie.

Il y eut une pause.

— Nous suivrez-vous à Québec ? balbutia la jeune fille.

— Peut-être, mademoiselle.

— Pourquoi non, monsieur Paul ?

— Je ne promets pas ce que je ne suis pas sur de tenir, répliqua Co-lo-mo-o, éludant à demi la question.

— Qui vous en empêcherait ? insista-t-elle.

— Mon père a été tué par les Habits-Rouges, ses mânes crient vengeance !

Le ton de ces paroles fit frémir mademoiselle de Repentigny.

— Ah ! dit-elle, vous allez encore exposer votre vie, sans souci de ceux qui vous aiment.

— Une seule personne m’aime, fit-il, c’est ma mère, et ma mère pleure Nar-go-tou-ké !

— Mais moi ! s’écria Léonie, avec un accent intraduisible, et en levant sur le Petit-Aigle ses beaux yeux gonfiés par les larmes ; moi ! est-ce que je ne vous aime pas ! ne le savez-vous pas, Paul ? Dois-je vous le dire ? Est-il un moyen de vous le prouver ? dites ; parlez ! je vous suis où vous voudrez ; je serai votre femme, votre servante, ce qu’il vous plaira… je vous aime…

Suffoquée par l’émotion, Léonie jeta ses bras à l’Iroquois, avec un geste passionné.

Co-lo-mo-o hésita. Une lueur, fugitive comme l’éclair, colora son visage bronzé ; telles qu’un diamant frappé par un rayon de lumière, ses prunelles étincelèrent aux regards brûlants de la jeune fille ; elle crut qu’ivre d’amour, il allait l’attirer, la presser sur son sein, l’inonder de caresses ; un frisson voluptueux agita son corps ; et, confuse, palpitante, elle ferma les paupières.

Quand elle les releva, une seconde après, le Petit-Aigle n’avait pas fait un mouvement.

Mais sa figure était sereine, impassible.

— Peau-Blanche et Peau-Rouge n’ont point été créés l’un pour l’autre, dit-il avec calme, en revenant à sa phraséologie indienne ; si ma sœur l’oublie, Co-lo-mo-o ne l’oublie point. Leurs sangs ne peuvent s’allier. Jamais celui du dernier des Iroquois ne se souillera à celui des Visages-Pâles. Adieu !

Et il partit en se dirigeant vers le Sud.

Léonie poussa un cri, tendit les mains vers lui pour le rappeler.

Il était déjà loin.

  1. Une dame anglaise, avec qui j’eus le plaisir de faire une excursion au Saguenay, en 1853, s’écrie, en racontant ses impressions : « À chaque minute de nouvelles sublimités nous saluaient, les rives devenaient plus élevées, plus hardies, au point que l’émotion comprimée inondait l’âme et la rendait malade : les paroles ne pouvaient la soulager, les paroles ne pourraient décrire ce qu’elle éprouvait !! »