Lécrivain et Toubon (p. 199-211).


CHAPITRE XIV

assemblée à saint-charles


Le 23 octobre 1837, une animation inusitée régnait dès le matin à Saint-Charles, petit village dans le comté de Richelieu, et sur la rivière de ce nom.

De tous côtés arrivaient pêle-mêle, à pied, à cheval, en voiture, des nuées d’hommes, de femmes, d’enfants.

Comme une marée montante, ils affluaient dans une vaste prairie devant le village et battaient, de leurs flots tumultueux, le pied d’une colonne surmontée par le bonnet phrygien.

Sur cette colonne, on lisait l’inscription suivante :


à papineau, par ses frères patriotes reconnaissants,
1837,

Une estrade ornée de tapisseries tricolores et de fleurs s’élevait auprès.

Des drapeaux, des pavillons, des banderoles flottaient à l’entour.

C’étaient les couleurs de la France, des États-Unis, de l’Irlande, de l’Écosse ; mais l’étendard britannique manquait.

Des devises chargeaient ces bannières :


Vive Papineau et le système électif ;
Honneur à ceux qui ont renvoyé leurs commissions ou ont été destitués ;
Honte à leurs successeurs ;
Nos amis du Haut-Canada ;
Honneur aux braves Canadiens de 1813 ; le pays attend encore leur secours.
Indépendance.


Sur une flamme noire, le conseil législatif était représenté par une tête de mort et des os en croix.

Dans la foule, qui se pressait avidement autour de ces symboles du soulèvement populaire, on remarquait un grand nombre d’indiens en costume national et une centaine de miliciens armés, revêtus de leur uniforme.

Commandés par des officiers démis de leurs grades, ces derniers avaient intrépidement bravé la loi martiale pour se rendre au meeting.

Une troupe de chasseurs nord-ouestiers s’y montrait aussi.

Reconnaissables à leurs proportions herculéennes, à leurs visages tannés, aux pelleteries dont ils étaient couverts, les nord-ouestiers parcouraient la multitude en tous sens. Ils la talonnaient, l’aiguillonnaient, enflammaient ses plus sauvages passions.

De temps en temps, l’un d’eux levait la tête vers un petit groupe, debout sur une éminence, qui dominait la plaine, recevait un signe et poursuivait son œuvre incendiaire vers un point de la réunion ou vers un autre.

Quatre individus composaient le groupe : Poignet-d’Acier ou Villefranche, comme on l’appelait à Montréal ; Nar-go-tou-ké, Xavier Cherrier, et un jeune homme imberbe, à la figure rosée, élégamment vêtu, qui lui donnait le bras.

L’air timide, quelque peu craintif, de ce jeune homme contrastait singulièrement avec les mines hardies, rébarbatives de la plupart des assistants.

— Pour Dieu ! ne tremblez pas comme cela, mon cher Léon ; il n’y a rien à redouter, et vous allez vous trahir, lui disait Xavier à mi-voix.

— Oh ! mais c’est que tout ce monde-là semble terrible ! répondit l’adolescent, en frémissant.

— Il fallait bien vous attendre à ne point trouver la société gracieuse et polie de votre salon.

— Dites donc, mon cousin ; mais si on se battait !

— Ah ! dame, je n’en répondrais pas, dit Cherrier en souriant. Quelle idée aussi d’avoir voulu venir à la réunion ?

— Est-ce un reproche, mon cousin ? fut-il reparti d’un ton piqué.

— Un reproche ! j’en serais désolé !

— Si maman connaissait mon escapade ?

— Elle ne la connaîtra pas. D’ailleurs, après tout, est-il surprenant que vous ayez désiré assister…

— Sans doute, sans doute, mais ce déguisement !

— Il vous sied à merveille. Et si j’étais femme, je tomberais amoureux fou d’un aussi parfait cavalier.

— Flatteur, va ! dit gaiement l’autre, en pinçant le bras de Cherrier.

— Non, non, non ; je ne suis pas un flatteur. La plus jolie moitié de l’assemblée n’a des yeux que pour vous !

— Les femmes ?

— Assurément.

— Vous les trouvez jolies, mon cousin ?

— Oh ! tout est relatif, entendons-nous.

Les deux interlocuteurs partirent d’un éclat de rire.

— N’importe, reprit Cherrier, au bout d’un instant, pour ma première sortie, après cette maudite blessure, j’ai du bonheur.

— Ah ! oui, cette blessure mystérieuse, vilain batailleur ! À la place de ma cousine, je vous en voudrais toute ma vie, car c’est en duel que vous avez été blessé… Oh ! ne le niez pas. Si je cherchais bien, je vous dirais peut-être le nom de votre adversaire…

— Enfin ! les voici qui arrivent ! s’écria tout à coup Poignet-d’Acier, en étendant son bras dans la direction de la rivière Richelieu.

— Oui, mon frère a l’œil sûr, ce sont eux, ajouta Nar-go-tou-ké qui, jusque-là, avait causé, sur un ton animé, avec le chef des trappeurs.

Interrompant leur conversation, les deux jeunes gens se tournèrent du côté indiqué et découvrirent une longue file d’hommes qui ondulaient vers la prairie.

— Qu’est-ce que cette nouvelle bande ? demanda Cherrier à Poignet d’Acier.

— Les sauvages de Lorette, répondit celui-ci.

— Quoi ! les sauvages de Lorette, ici !

— Pas tous, mais une bonne partie.

— Qui donc a pu les décider, car on assure que les Québecquois ont viré leur capot[1] ?

— Pas tous non plus, jeune homme, pas tous ; quelques trembleurs, quelques ambitieux au petit pied. Il y en a sous tous les drapeaux.

— Mais vous avez donc envoyé un agent aux Hurons ?

— Oui j un vaillant Iroquois, le fils de ce sagamo. Et son doigt se posa sur l’épaule de Nar-go-tou-ké.

— Co-lo-mo-o est brave ; il est habile ; il sera digne de ses glorieux ancêtres, dit majestueusement le sachem.

— Mon frère ne pouvait donner le jour à un lièvre, fit Poignet-d’Acier, pour flatter la vanité de Nar-go-tou-ké.

— Qu’avez-vous donc ? interrogea Cherrier sentant frissonner le bras qu’il avait sous le sien.

— Moi, dit l’adolescent, mais rien… rien, je vous assure !

— Vous pâlissez !

— Oh ! la bonne plaisanterie !

— Je vous jure que je ne plaisante pas. Et je voudrais avoir un miroir pour vous le prouver.

— Si nous marchions un peu !

— Il vaut mieux rester à cette place. Non-seulement nous serons aux premières loges pour voir et pour entendre, mais la présence de M. Villefranche et du chef indien vous assure une protection que nous ne trouverions certainement pas ailleurs. Regardez, je vous prie, ce beau jeune homme qui s’avance à la tête des Hurons de Lorette. Est-il possible d’avoir des dehors plus nobles, et plus mâles tout à la fois ? Dirait-on que c’est le fils d’un sauvage ?

En prononçant ces mots, Xavier désignait Co-lo-mo-o qui, débouchant avec une cinquantaine d’indiens d’un bouquet de peupliers, marchait vers l’estrade.

Le Petit-Aigle, en tenue de guerre, était vraiment superbe à contempler, avec sa chevelure ornée de plumes, sa couverte bleue, négligemment jetée sur ses épaules, les armes qui resplendissaient à sa ceinture rouge, ses mitas aux longues franges bigarrées, ses mocassins brodés, la fierté de son maintien et la haute distinction de sa physionomie.

Apercevant le sagamo sur l’éminence, il commanda aux Hurons de s’arrêter, et il s’approcha de Nar-go-tou-ké.

— Ton père, lui dit le sachem, est heureux de te rencontrer ici. Il s’enorgueillit d’avoir engendré un fils tel que toi.

Un éclair de satisfaction brilla sur le visage de Co-lo-mo-o.

— Si mon père est content de son fils, dit-il, ce que son fils a fait est bien fait et celui-ci en est réjoui.

Puis s’adressant à Poignet-d’Acier :

— Capitaine, lui dit-il, j’ai rempli ma mission. Je vous amène cinquante hommes de ma race ; j’attends de nouveaux ordres.

— Pour récompenser le jeune Aigle, je lui confie le commandement de ces cinquante hommes, répondit Villefranche en offrant cordialement sa main à Co-lo-mo-o.

Mais, au lieu de remercier avec la franchise qui lui était familière, celui-ci baissa les yeux et balbutia quelques paroles inintelligibles.

C’est qu’en pressant la main du capitaine, son regard avait croisé celui de l’adolescent qui accompagnait Cherrier, et qu’il avait aussitôt reconnu Léonie de Repentigny, aussi rouge qu’une pivoine, aussi tremblante que la feuille du bouleau.

Pour rapides qu’ils fussent, ces signes d’intelligence n’échappèrent pas à la pénétration de Poignet-d’Acier : il sourit amèrement.

— Ah ! s’écria Cherrier, Papineau monte sur le Hustings[2]. Écoutons.

— Je vous reverrai après l’assemblée, dit le capitaine à Co-lo-mo-o.

Le jeune Iroquois rejoignit ses Hurons, et l’attention générale se porta vers l’estrade, où arrivaient, deux à deux, les chefs du parti libéral, habillés, comme la majorité des spectateurs, en étoffe grise, fabriquée dans la colonie (car il avait été décidé qu’on ne ferait plus usage des importations anglaises), et la feuille d’érable, emblème des Canadiens, passée à la boutonnière.

Des salves d’applaudissements passionnés retentirent dans tous les rangs.

Puis le docteur Neilson fut appelé à la présidence et M. Papineau prit la parole, au milieu d’un silence devenu tout à coup solennel.

« Orateur énergique et persévérant, dit l’historien du Canada, M. Papineau n’avait jamais dévié dans sa longue carrière politique. Il était doué d’un physique imposant et robuste, d’une voix forte et pénétrante, et de cette éloquence peu châtiée, mais mâle et animée qui agite les masses. À l’époque où nous sommes arrivés, il était au plus haut point de sa puissance. Tout le monde avait les yeux tournés vers lui ; et c’était notre personnification chez l’étranger[3]. »

Il prononça contre l’Angleterre un long et énergique réquisitoire. Mais sa véhémence n’égalait pas la fièvre qui dévorait l’assistance ; et, comme il recommandait de procéder constitutionnellement pour obtenir le redressement des griefs, comme il conseillait d’éviter une levée de boucliers, le docteur Neilson, quittant son fauteuil, déclare, dans un langage brûlant, que le moment d’agir est venu, qu’il faut à l’instant même prendre les armes.

Des hourrahs assourdissants et des décharges de mousqueterie accueillent sa harangue.

Aux chants de la Marseillaise et de la Parisienne, on passe aussitôt des résolutions insurrectionnelles.

Une procession se forme, Papineau, Neilson et plusieurs membres de la chambre législative qui prenaient part aux délibérations, sont enlevés de l’estrade, portés en triomphe autour de la colonne, et mille voix jurent, dans un enthousiasme délirant, de chasser les Anglais du Canada ou de verser jusqu’à la dernière goutte de leur sang sur l’autel de la patrie.

Atterrée par le spectacle de cette scène, si grandement émouvante, Léonie de Repentigny avait, sans y songer, quitté le bras de Cherrier ; et celui-ci, enflammé par le réveil de ses compatriotes, oubliait ce qui l’entourait pour battre des mains et crier bravo de toute la force de ses poumons.

— Viens, jeune homme, viens ! lui dit Poignet-d’Acier d’un ton de Stentor qui couvrit un instant les clameurs de la foule, comme la voix du tonnerre couvre le rugissement des éléments déchaînés ; viens aussi jurer de venger les outrages faits à ta race ou de mourir en combattant !

Et il l’entraîna, sans que Cherrier, ivre d’excitation, se rendît compte de ce qu’il faisait.

Le voyant partir, mademoiselle de Repentigny sortit de sa torpeur. Elle voulut l’appeler, le retenir.

Le son expira sur ses lèvres : une main rude et tannée l’avait bâillonnée.

Éperdue, la jeune fille essaya de se retourner.

Tentative inutile. Elle se trouvait déjà encastrée dans une cohue d’individus qui déferlaient bruyamment vers la colonne ; mais une voix étrange lui sifflait à l’oreille :

— Tu m’as enlevé mon amant, mon bel officier, à moi aussi les représailles !

Et Léonie poussa un gémissement sourd ; on l’avait cruellement mordue à l’épaule.

— Pourquoi maltraites-tu cet enfant, ma sœur ? demanda-t-on derrière elle.

— C’est une femme, un espion, déguisée en homme, répondit la voix aiguë qui l’avait apostrophée.

— Un espion ! Un espion ! Un espion !

Ce cri eut cent échos.

— Et maintenant tu te souviendras de la fille de Mu-us-lu-lu, la maîtresse de ton fiancé, sir William King, dit, en lâchant mademoiselle de Repentigny et en se montrant à elle, une jeune Indienne, aux robustes appas, qui s’enfonça aussitôt dans la foule tourbillonnante.

— Un espion ! un espion ! où est-il ? Il faut faire un exemple ! il faut le lyncher[4], le pendre ! répétait-on avec des accents terribles autour de l’infortunée Léonie.

Un homme la saisit au collet :

— Qui es-tu, que fais-tu ? lui dit-il brusquement.

Elle se mit à pleurer. Ses larmes furent interprétées comme un témoignage de culpabilité.

— Allons, dit l’homme, ton nom, et vite !

Folle de terreur, de confusion, elle se taisait.

— C’est un traître ! Qu’on l’accroche à un arbre ! vociféraient les patriotes.

— C’est une femme déguisée ! glapit l’Indienne à quelque distance.

— Une femme ! nous allons voir ça !

Avec ces mots, salués par les ricanements et les quolibets de la populace, l’individu qui s’était emparé de la jeune fille fit sauter les boutons du frac qui lui emprisonnait la taille.

— Oh ! pitié ! grâce ! monsieur ; grâce ! supplia-t-elle en tombant à genoux.

— Déshabillez-le ! déshabillez-le ! et qu’on lui donne le fouet ! oui, qu’on le fouette ! nous allons rire ! beuglaient quelques ivrognes.

— Oh ! monsieur ! monsieur ! épargnez-moi cette honte ! Je vous dirai tout ! Je suis une pauvre fille, bégayait Léonie à travers ses sanglots.

— Une fille ! tu es fille ! Qu’est-ce que ça veut dire ?

— J’avais envie d’assister à l’assemblée.

— Pour nous trahir !

— Je vous fais le serment que non. Je suis venue avec mon cousin, un patriote, un des Fils de la liberté !…

— Quel est ton nom ?

Léonie hésita.

Sachant combien son père avait d’ennemis, combien il était odieux au parti libéral, elle pressentait la fureur de cette plèbe exaltée, en apprenant qu’elle était la fille de M. de Repentigny.

Elle recueillit, pour un élan suprême, tout ce qui lui restait de vigueur, se releva d’un bond, tendit ses mains en l’air et s’exclama :

— À moi ! à moi ! à moi !

Ce cri fut entendu, car la foule, haletante, grondeuse, s’écarta presque aussitôt pour livrer passage à trois hommes qui, comme un torrent, accouraient, renversant tout ce qui voulait s’opposer à leur fougue.

Le premier, Co-lo-mo-o, arriva près de Léonie.

— Retire-toi ou je t’assomme ! proféra-t-il, en repoussant le brutal qui avait questionné la jeune fille.

Dix poings fermés menacèrent à l’instant le Petit-Aigle ; quelques canons de pistolets furent même dirigés contre lui, et des imprécations l’assaillirent.

— À bas le sauvage ! mort au sauvage !

Mais alors parut Poignet-d’Acier suivi de Cherrier. Derrière eux venait un bataillon de chasseurs nord-ouestiers.

— Arrière ! ordonna-t-il. Cet enfant m’appartient. Malheur à qui le touche !

Son accent, son geste, étaient irrésistibles.

Les plus audacieux reculèrent intimidés.

  1. Locution canadienne. Elle signifie changer de parti.
  2. C’est le nom donné, en Angleterre et en Amérique, à l’estrade qui sert, dans les meetings, aux orateurs politiques.
  3. Ce portrait de M. Papineau était encore vrai en 1855, quand nous avons eu l’avantage de le voir et de l’entendre.
  4. On sait que ce terme, purement américain, signifie exécuter sans forme de procès.