Lécrivain et Toubon (p. 171-184).


CHAPITRE XII

le charlevoix


Haute taille, belle prestance, charpente musculeuse, visage rude ; bronzé, cheveux noirs, grisonnants, barbe longue, de même nuance que les cheveux, l’air d’un héros de légende, tel était ce dernier.

Son âge eût été difficile à préciser ; il pouvait tout aussi bien avoir quarante-cinq ans que soixante. Mais la force et la santé rayonnaient sur sa personne. On devinait qu’il avait été créé pour le commandement, destiné aux choses grandes, bonnes ou mauvaises. Un costume mi-parti de voyage, mi-parti de ville, faisait ressortir les admirables proportions de ses membres.

C’était un chapeau de feutre brun foncé, une tunique en velours sombre, boutonnée jusqu’en haut, un pantalon de même étoffe, à demi enfoui dans une paire de grandes bottes de chasse, mais qu’on pouvait, en un tour de main, ramener et rabattre par-dessus les tiges.

Il avait débouché par une étroite issue, pratiquée entre les buissons qui bordent l’île au Diable, et se tenait appuyé à une carabine.

— Mon frère a-t-il perdu la raison ? dit-il d’une voix brève à Nar-go-tou-ké. L’heure est-elle propice pour avoir des querelles ? Est-ce au moment d’attaquer nos ennemis qu’il faut nous diviser ? Ce jeune homme n’est-il pas le fils de mon frère ? le dernier des descendants d’une famille qui compte tant de braves ? Que mon frère réfléchisse, et mon frère me remerciera d’avoir arrêté son bras ; car si mon frère est prompt comme la poudre, dont on lui a donné le nom, il a la sagesse d’un vieillard, la bonté du père des hommes.

Ce discours était bien propre à apaiser l’irritation du sagamo. Il flattait sa vanité, le sentiment par excellence des Indiens, et lui donnait le temps d’envisager l’étendue du crime qu’il avait été sur le point de perpétrer.

— C’est juste, c’est juste, appuyèrent les assistants.

— Mais, demanda l’un, que ferons-nous de cette squaw ? car puisqu’elle est fille de Mu-us-lu-lu, un loyaliste enragé, elle nous vendra assurément.

— Je réponds d’elle, s’écria Co-lo-mo-o.

Nar-go-tou-ké fronça les sourcils.

— Est-ce que, dit-il, d’un ton ironique, le descendant de la Chaudière-Noire voudrait prendre sous sa protection les enfants du Loup ? Oublie-t-il que c’est le père de cette fille qui m’a dénoncé aux Habits-Rouges ? S’il en était ainsi, j’étranglerais plutôt Co-lo-mo-o de mes propres mains, que de le laisser déshonorer le sang qui coule dans ses veines.

— Co-lo-mo-o demande pardon à son père, il est prêt à le vénérer et à lui obéir en tout, dit doucement le jeune homme ; mais Hi-ou-ti-ou-li l’a aidé à échapper aux Kingsors, et il ne la paiera point par un acte de la plus noire ingratitude.

— Le jeune Aigle parle bien ; il est digne de figurer au conseil des anciens. Qu’il nous conte ce qui lui est arrivé ; et toi, vaillant Nar-go-tou-ké, écoute-le avec le calme des hommes forts, dit alors Poignet-d’Acier.

Co-lo-mo-o, encouragé par l’approbation générale, fit simplement et correctement le récit de ce qui s’était passé à Caughnawagha depuis la fuite de Nar-go-tou-ké.

En apprenant les outrages dont sa femme et son fils avaient été victimes, celui-ci se sentit pris d’une fureur nouvelle qui s’exhala en cris frénétiques, auxquels la plupart des auditeurs joignirent des paroles de vengeance.

— Puisque cette squaw a sauvé tes jours et puisqu’elle promet de se taire, qu’elle parte ! dit brusquement le sagamo, quand Co-lo-mo-o cessa de parler. Mais qu’elle se souvienne que si sa langue tourne une fois de trop dans sa bouche, je la lui arracherai pour la donner à manger à mes chiens !

— Tu as entendu, jeune fille, fit gravement Poignet-d’Acier. Va, et rappelle-toi ton serment.

— Ce que Hi-ou-ti-ou-li a promis à Co-lo-mo-o, elle l’observera avec autant de régularité que le soleil observe son cours, répondit l’Indienne en embrassant le Petit-Aigle dans un long regard, comme si elle prévoyait, hélas ! que ce regard était le dernier, qu’elle ne reverrait plus le fils de Nar-go-tou-ké.

Pendant que, un à un, les acteurs de cette scène se baissaient et s’introduisaient sous les halliers pour rentrer à l’intérieur de l’îlot, la Fauvette-Légère monta dans son canot et quitta lentement le rivage, en se laissant glisser le long de la corde qui leur avait servi pour atterrir.

Elle espérait que Co-lo-mo-o lui adresserait un mot, un signe, un coup d’œil. Mais soit qu’il craignît d’offenser son père, soit qu’il ne pensât plus à elle, Co-lo-mo-o se plongea sous les broussailles, sans se tourner vers la pauvre Indienne.

Fatal oubli, il fut la perte de la Fauvette-Légère.

Le sang s’arrêta dans ses veines ; son cœur se glaça ; un tourbillon passa sur ses yeux ; ses doigts détendus lâchèrent le câble protecteur, et la malheureuse Iroquoise, entraînée avec la rapidité de la foudre, sur la cataracte qui rugissait à cent brasses de là, fut mise en pièces avec sa frêle embarcation.

Elle n’avait pas proféré un cri, pas fait une tentative pour disputer sa vie à la mort.

Le lendemain on trouva, échoués dans la baie de Laprairie ses restes sanglants, que se disputait une bande de vautours.

Cependant Co-lo-mo-o avait suivi les compagnons de son père dans l’éclaircie ouverte au milieu de l’île. Il était content de savoir sa libératrice en sûreté ; mais ne se préoccupait plus guère d’elle, croyant qu’elle retournerait, sans encombre, à Caughanawagha.

Une fois dans la clairière, il remarqua que le nombre des insulaires augmentait.

Ils arrivaient de toutes les parties de l’îlot et semblaient, pour ainsi dire, sortir de dessous terre.

Bientôt on en put compter plus de deux cents.

Gens robustes, à la mine énergique, ils appartenaient aux classes ouvrières de la société.

Les trappeurs, les bateliers, les cageux, dominaient néanmoins dans la masse.

La clairière était couverte de monde. Poignet-d’Acier grimpa sur la gigantesque statue dont il a été question déjà, et, s’adressant à la multitude :

— Mes amis, dit-il, le but qui nous rassemble vous est connu. Quels que soient nos motifs, nous voulons tous briser le joug que l’Angleterre fait peser sur ce pays. Pour moi, ce n’est pas le désir d’une heure ; il y a plus de vingt ans qu’il me brûle, que j’en poursuis la réalisation. Ils le savent, ceux qui m’ont accompagné des déserts de la Colombie jusqu’ici. Deux fois, j’ai possédé des richesses si grandes que j’aurais pu acheter tout le Canada aux tyrans qui l’oppriment et qui le vendraient s’ils en trouvaient un prix capable de satisfaire leur cupidité ; mais, deux fois, mes trésors m’ont été enlevés au moment où je les rapportais pour vous délivrer de l’infâme tyrannie sous laquelle Canadiens et Indiens, Irlandais et même Anglais, vous gémissez. Cependant, quoique ruiné, je n’ai jamais perdu l’espoir. N’avais-je pas avec moi des hommes intrépides, dévoués jusqu’à la mort ?

— Oui, oui ! s’écrièrent divers individus dans la foule. L’orateur poursuivit, en s’animant par degrés :

— Nous sommes entrés au Canada : on nous a proscrits ! Nous avons demandé justice : on a mis nos têtes à prix ! Nous avons protesté : on a tiré sur nous ! Eh bien, mes amis, que fallait-il faire ? Profiter de l’exaspération publique, nous unir aux membres du parti libéral ; nous entendre avec les chefs de ce parti, les Papineau, les Neilson, les O’Callaghan, les Bédard, les Morin, les Viger, et prendre une heure pour déployer partout, dans le Haut comme dans le Bas-Canada, l’étendard de l’indépendance !

— Hourrah ! hourrah ! hip, hip, hip, hourrah ! vociféra l’auditoire enthousiasmé.

— Cette heure, reprit le tribun, elle va sonner. Approuvez-vous mon alliance avec les patriotes de la province ?

— Oui, oui, oui !

— Consentez-vous à leur obéir sous mes ordres ?

— Oui, oui, oui !

— Eh ! bien, je vous le dis, mes amis, le temps de se lever en masse est venu. Les correspondances que j’entretiens, comme vous le savez, au moyen de pigeons dressés à cet effet et qui partent à tout instant d’ici, mon quartier général, ces correspondances m’apprennent que le signal sera prochainement donné dans toute la colonie, depuis le golfe Saint-Laurent jusqu’aux Grands-Lacs ; tenez-vous donc pour avertis ! Nous, nous ne sommes que des aventuriers qui avons des injures à venger. Nous nous réunissons aux partisans de l’émancipation ; mais que cette union ne nous fasse pas oublier notre devise : Dent pour dent, œil pour œil, sang pour sang ! Pour l’Angleterre, nous devons être les vengeurs, les fléaux de Dieu ! Amis, encore un mot : Il faut nous disperser jusqu’au jour où je vous appellerai à moi, et jusqu’à ce jour, il faut courir les campagnes, raviver les blessures faites à l’orgueil national, remettre en mémoire les vieux griefs, distribuer des armes, des munitions, et partout souffler la haine contre l’administration anglaise, partout allumer l’incendie qui doit consumer jusqu’aux derniers vestiges de ce pouvoir exécrable !

Des bravos formidables accueillirent la péroraison de Poignet-d’Acier.

Il descendit de sa tribune improvisée, où plusieurs orateurs lui succédèrent et parlèrent, tour à tour, ce langage métaphorique, imagé, si propre à remuer les passions des masses.

Le crépuscule tombait lorsque le dernier discours fut fini.

— Maintenant, mes amis, reprit Poignet-d’Acier, que chacun de vous aille là où il a le plus d’influence, et qu’il y attende avec patience le mot d’ordre que je ne tarderai pas d’envoyer à tous.

S’adressant ensuite à Nar-go-tou-ké :

— Mon frère, lui dit-il, tu resteras ici avec moi et vingt de nos trappeurs. Notre devoir est de surveiller Montréal et d’y frapper le premier coup. Quant à ton fils Co-lo-mo-o, il est valeureux, il est rusé ; il partira demain pour soulever les Hurons de Lorette et les Indiens du Saguenay.

— Je vous remercie, monsieur, d’avoir pensé à moi, dit le jeune homme, en saluant avec déférence Poignet-d’Acier.

— C’est bien ; nous vous déguiserons, jeune homme, afin que vous ne soyez pas reconnu. Il y a ici, dans ma tente, tout ce qui est nécessaire pour cela. Vous parlez sans accent le français et l’anglais. Avec une fausse barbe et un habillement de fin drap noir, vous pourrez facilement vous donner pour un planteur de la Louisiane.

— Mais, objecta Nar-go-tou-ké, mon fils restera ce qu’il est : l’ours n’a pas besoin de la peau du renard.

— Mon frère, répliqua, sévèrement Poignet-d’Acier, qui veut la fin veut aussi les moyens.

— Le chef blanc dit vrai, mon père, ajouta Co-lo-mo-o. Sous mon costume je serais reconnu soit à Montréal, soit à Québec. Il vaut mieux en mettre un autre.

— D’ailleurs, dit le premier, ce ne sera que pour un temps. Aussitôt sa mission remplie, le jeune aigle reprendra sa couverte nationale.

— Qu’il fasse donc comme il lui plaira, pourvu que son bras ne soit jamais fatigué quand la hache de guerre sera une fois déterrée, fit Nar-go-tou-ké d’une voix vibrante.

— Je me porte garant pour sa valeur ! dit Poignet-d’Acier, en posant familièrement sa main sur l’épaule du jeune Iroquois.

Moins d’une heure après, une vingtaine d’hommes seulement demeuraient encore sur l’île au Diable.

Les autres, après avoir regagné le bord méridional du Saint-Laurent, s’étaient disséminés en petits groupes, par différents chemins, dans les campagnes environnantes.

Co-lo-mo-o, vêtu en colon des États de l’Amérique du Sud, coucha dans les bois de Saint-Lambert, hameau situé au bas de Laprairie, tout à fait vis à vis de Montréal.

Le lendemain, il déjeuna dans une ferme et traversa le fleuve sur le bateau à roues mues par des chevaux, qui faisait alors le service entre les deux rives.

Ce jour-là était un dimanche, il n’y avait point de départ pour Québec, Co-lo-mo-o resta enfermé dans une chambre de l’hôtel Rasco, où il était descendu.

Le lundi, à quatre heures de l’après-midi, il prit passage pour Québec, à bord du vapeur Charlevoix.

Nombreux étaient les voyageurs sur ce steamboat.

Co-lo-mo-o aperçut plusieurs personnes qu’il avait l’habitude de voir à Montréal ; mais aucune d’elles ne le reconnut. Partout autour de lui il entendait dire :

— C’est un homme du Sud, ou he is a Southman. Le Petit-Aigle se félicitait intérieurement d’en imposer aux passagers, lorsque ses yeux, errant sur le pont, rencontrèrent les regards scrutateurs de Léonie de Repentigny.

La jeune fille était accompagnée de sa mère et de sir William King, qui, lui aussi, examinait curieusement le faux planteur.

Co-lo-mo-o se sentit troublé ; mais il surmonta son émotion avec cette volonté puissante qui caractérise les Indiens, alluma nonchalamment un cigare, et, faisant un demi-tour sur lui-même, alla se cacher dans la foule, à l’autre extrémité du vapeur.

— Ah ! ravissant, très-ravissant, sur ma parole, disait alors sir William à Léonie ; un sauvage affublé en yankee ! spectacle merveilleux, très-merveilleux !

L’Anglais était aussi calme, aussi humoristique que si, deux heures auparavant, il ne se fût pas battu en duel avec Xavier Cherrier.

Madame et mademoiselle de Repentigny ignoraient entièrement cet incident. Désirant faire une visite à l’une de leurs amies, madame Mougenot[1], qui habitait Trois-Rivières, jolie petite ville, placée entre Montréal et Québec, elles avaient prié l’officier de leur servir de cavalier, et sir William avait trouvé « original, très-original, » de blesser, à dix heures du matin, un cousin qu’elles affectionnaient beaucoup, et de leur faire sa cour à quatre de l’après-midi.

— Que dites-vous donc ? répliqua Léonie à l’exclamation du sous-lieutenant.

— Mais que voilà une aventure romanesque, très-romanesque, my dear.

— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle pour se donner une contenance, car elle éprouvait un grand malaise.

Sir William partit d’un éclat de rire.

— Je gagerais, dit-il, cent guinées contre une que le personnage que vous voyez se faufiler là-bas parmi les passagers n’est pas ce qu’un vain peuple pense, comme dit je ne sais plus quel poète français.

— Et qu’est-ce alors, je vous prie, sir William ? demanda madame de Repentigny.

— Peut-être un prince qui voyage incognito, répondit Léonie, en ébauchant un sourire pour dissimuler son inquiétude.

— Hé ! bien dit, très-bien dit ! excessivement bien dit ! s’écria l’officier frottant bruyamment ses mains l’une contre l’autre.

— Je ne suis pas du tout à la conversation, fit madame de Repentigny.

— Oh ! sir William plaisante toujours, et tu sais comme il est amusant, quand il s’avise de plaisanter, repartit aigrement la jeune fille.

La cloche du bateau suspendit leur entretien.

On sonnait pour le thé.

Les voyageurs se réunirent dans l’entrepont, où la collation du soir était servie.

Elle se composait de l’invariable thea or coffee, saucisses, œufs frits, cornbeef (bœuf fumé) et pommes de terre cuites à l’eau.

Le faux colon ne parut pas à ce repas.

Léonie le vit se diriger vers un des cadres disposés de chaque côté de la salle, et qui se fermaient au moyen de rideaux,

Après le thé, la jeune fille remonta avec sa mère et sir William sur le pont pour jouir de la brise du soir. Mais prétextant bientôt d’une migraine, elle redescendit dans l’entrepont.

Les rideaux du cadre de Co-lo-mo-o étaient tirés.

Une lampe vacillante éclairait à peine la vaste cabine.

Léonie s’approcha de cette lampe, déchira une page de son agenda, y écrivit deux lignes au crayon ; puis s’armant de courage, elle alla droit au cadre de Co-lo-mo-o.

D’un coup d’œil elle s’assura que personne ne l’observait.

— Monsieur ! dit-elle d’une voix basse et pénétrante.

L’indien écarta le rideau et tendit la tête.

Mademoiselle de Repentigny lui jeta son papier et remonta tout affolée sur le pont.

Elle ne trouva que sa mère qui prenait le frais.

— Tiens, sir William t’a quittée, bonne maman ? dit-elle.

— Oui, il n’y a qu’un instant. Mais nous allons nous coucher, n’est-ce pas, car il fait nuit et le froid me gagne ? Tu vas mieux, mon enfant ?

— Oh ! bien mieux. Ce mal de tête est passé. Promenons-nous encore un peu. Le veux-tu ?

— Volontiers, si cela te fait plaisir.

— Comme tu es bonne, maman ! dit Léonie en serrant tendrement la main de sa mère.

— Et comme tu as chaud ! dit celle-ci. On dirait que tu as la fièvre.

— Moi ! répliqua la jeune fille, pas le moins du monde ; je me porte à ravir.

Elles causèrent ainsi durant une demi-heure, et elles allaient quitter le pont, l’air devenait glacial, lorsque sir William parut.

— Étrange ! très-étrange, s’écria-t-il, en offrant son bras à Léonie, votre homme du Sud a disparu, ma chère !

— Ah ! riposta la jeune fille, il vous intéresse fort, mon homme du Sud. Eh bien, sir William, je ne me serais jamais imaginé que vous remplissiez le rôle de mouchard du gouvernement britannique.

— Mouchard ! Qu’est-ce que cela veut dire, my dear ? grasseya l’officier.

— C’est un mot français ; un autre jour, je vous apprendrai sa signification. Bonsoir !

— Est-elle mauvaise ! fit gaiement madame de Repentigny, en saluant sir William qui les avait accompagnées jusqu’à l’escalier de l’entrepont.

  1. Voir la Huronne.