Lécrivain et Toubon (p. 127-140).


CHAPITRE XI

l’emplumement


Sir William King, lieutenant au 32e de ligne, ne manquait pas de raisons pour redouter une excursion à Caughnawagha, principalement en compagnie des dames de Repentigny.

Aux colonies, la vie de garnison est une vie de désœuvrement. On s’y ennuie comme dans un exil. Pour tromper le temps et charmer les heures d’oisiveté, sir William King avait cultivé diverses amourettes « inconséquentes, très-inconséquentes, » suivant son expression. Entre autres une jeune sauvagesse de Caughnawagha, la fille de Mu-us-lu-lu. Le bruit courait même, dans le village, que ce chef n’ignorait pas cette intrigue, mais qu’il était grassement payé pour fermer les yeux.

Partout, jusque chez les sauvages, il y a de mauvaises langues.

Cependant, si le Serpent-Noir feignait de n’en être point instruit, les Iroquois, n’ayant sans doute pas le même intérêt à se taire, s’indignaient hautement de cette liaison. Ils sont fort susceptibles à pareil égard, et plus d’un blanc qui s’est avisé de galantiser leurs squaws, a payé cher son imprudence.

Ce n’est pas que ni eux ni elles aient des prétentions à la vertu, ô Dieu non ! Hommes et femmes sont débauchés, libertins ; la chasteté ne fait pas leur joie ; mais, — tout abâtardis qu’ils sont physiquement et moralement, — ils ne souffrent pas volontiers que les autres races s’introduisent dans leur bourgade pour y courtiser les Indiennes.

En cela, la jalousie me paraît être le sentiment qui domine les premiers ; car, infiniment moins prudes, les dernières achalandent, sans façon, pour la plupart, leurs charmes équivoques dans les rues de Montréal et dans les localités qui avoisinent Caughnawagha.

Un dicton populaire, un peu trop hardi pour que je l’ose citer, y a même stigmatisé leur incontinence.

La présence de sir William dans la bourgade indienne avait été remarquée plus d’une fois.

Les habitants se fâchèrent. Ils résolurent de jouer à l’officier un tour dont ils sont coutumiers et dont l’effet est de singulièrement refroidir la bravoure des séducteurs.

Averti par sa maîtresse de ce qui se complotait contre lui, le jeune homme cessa de la voir à Caughnawagha.

Les Iroquois n’en demandaient pas davantage. Pourvu que les Visages-Pâles n’apportent pas le désordre chez eux, ils sont satisfaits. Au dehors, leurs squaws sont à peu près libres d’agir comme il leur plaît. Rarement un père ou un mari prendra souci des débordements de sa femme ou de sa fille, s’ils ont lieu à distance du village ; et je l’ai dit, celles-ci jouissent avec usure de cette liberté.

Pour en revenir à sir William, craignant de se faire voir, il s’était caché dans une saussaie sur le bord du fleuve. Là, il avait allumé un cigare et se félicitait sincèrement d’avoir échappé au danger de traverser Caughnawagha.

— C’eût été épineux, très-épineux, by jove, murmura-t-il, en se noyant dans un nuage de fumée bleuâtre.

Par malheur, il comptait sans les Indiens qui l’avaient amené avec les dames de Repentigny.

Reconnu par ceux-ci, qui étaient des ennemis de Mu-us-lu-lu, il ne devait pas échapper au châtiment dont on l’avait menacé.

Dès qu’ils eurent amarré leur canot au rivage, ils volèrent aux premières maisons et annoncèrent que l’Habit-Rouge était au village. Il avait, ajoutèrent-ils, un rendez-vous avec sa maîtresse, car il l’attendait dans un bouquet d’arbres, près de la baie.

La nouvelle se répandit avec la célérité de l’éclair.

Une vingtaine d’hommes, autant de femmes, entourèrent bientôt la saussaie où sir William admirait toujours son bonheur « providentiel, très-providentiel, » en humant les parfums du meilleur havane qui eût été jamais importé à Montréal.

Surpris par cette bande hostile, il essaya pourtant de faire résistance. Mais que pouvait-il ? On lui lia les mains l’une contre l’autre ; on lui passa aux jambes une corde, qui, sans lui interdire complétement la marche, le gênait et l’empêchait de courir.

Alors seulement, et quoiqu’il en coûtât à son amour-propre, sir William, incapable de lutter, se mit à crier, dans l’espoir que Mu-us-lu-lu ou quelque âme charitable viendrait à son secours.

Mais aussitôt les sauvages, sachant que la police de Montréal était dans le village, lui appliquèrent sur la bouche une vieille guenille en guise de bâillon.

Les cris de l’officier cessèrent, et personne ne se montra pour s’interposer entre ses bourreaux et lui.

Ceux-ci alors se divisèrent en deux partis : les uns l’entraînèrent vers le bois, les autres s’en furent chercher dans leur hutte, qui une chaudière, qui du goudron ou de la résine, qui une tonne vide, qui des poches[1] pleines de ce duvet de canard sauvage dont les Iroquois faisaient alors commerce avec les matelassiers de Montréal.

Tous ces objets furent portés dans une clairière, à deux ou trois cents pas à l’intérieur du bois.

La foule dressa un bûcher, en chantant et en dansant, comme aux plus belles époques de l’histoire de la tribu. Cependant on s’abstenait de vociférations de peur d’attirer les policemen.

Le bûcher prêt et allumé, la chaudière fut placée dessus ; on la remplit de goudron et de résine, et les sacs de duvet furent ouverts, pendant que les femmes dépouillaient lestement le pauvre sir William King de ses vêtements, sans même, — proh pudor ! — faire grâce pour celui que les dames anglaises défendent de nommer en leur compagnie.

L’infortuné jeune homme se fatiguait en efforts inouïs, mais infructueux, pour parler. Ne prévoyant que trop le supplice honteux auquel il était réservé, il eût payé son pardon d’une partie de tout ce qu’il possédait. Mais les sauvages ne le voulaient écouter. Ils riaient de son visage boursouflé, de ses yeux écarquillés par la tension des muscles, de la sueur qui coulait à grosses gouttes de son front. Ils se moquaient des larmes de rage dont ses paupières étaient gonflées. Ils se livraient à d’ignobles plaisanteries sur les formes grêles du malheureux Anglais, et les squaws rivalisaient de méchanceté avec les hommes.

Dès qu’il eut été remis à l’état primitif, coupant des ronces ou arrachant des orties, elles le fustigèrent à qui mieux mieux.

Sous les coups de cette cruelle flagellation, l’officier sautait, tombait à terre, s’y roulait, se démenait dans tous les sens, et se consumait en vaines tentatives pour briser ses entraves.

Mais ni l’horreur de ce spectacle, ni les battements précipités de son cœur qui résonnait comme un marteau sur une enclume, ni les sons sourds et caverneux échappés de sa poitrine à travers le bâillon, n’étaient faits pour toucher les Iroquois. Bien au contraire, ils excitaient leur férocité à ce point que quelques-uns, en souvenir des glorieux exploits de leurs ancêtres, proposèrent de le brûler à petit feu.

Les sauvagesses appuyèrent à l’envi cette terrible proposition.

— Sacrifions-le à Athaensic, dit l’une.

— Oui, dit une autre, ainsi nous nous vengerons des injures que nous ont faites les Visages-Pâles.

— Il faut faire rougir des bâtons pointus au feu et les lui enfoncer dans les chairs, ajouta une troisième.

— Je commence, s’écria une vieille sorcière édentée, arrachant au brasier un tison enflammé et l’appliquant froidement sur le dos du misérable sir William, qui fit un bond et alla rouler un peu plus loin, à la grande hilarité de ses tourmenteurs.

L’exemple de la squaw ne pouvait manquer de trouver des imitateurs, et l’officier courait déjà risque de périr dans des souffrances affreuses ; mais un des chefs du complot les arrêta.

— Prenons garde, mes frères, dit-il ; les Habits-Rouges sont maintenant les plus forts. Si nous tuions ce chien, comme il le mérite, ses complices nous pendraient. Il vaut mieux attendre et nous contenter aujourd’hui de l’emplumer.

Comme une goutte d’eau sur un vase en ébullition, les paroles de ce chef calmèrent l’effervescence des Indiens.

Ils cessèrent un instant de torturer sir William pour s’occuper aux préparatifs de son emplumement.

Le goudron et la résine étant fondus, mêlés ensemble, ou versa le contenu de la chaudière dans la tonne vide, dont un des fonds avait été enlevé.

Ensuite, sur le gazon de la clairière, les sauvagesses firent un lit de duvet.

Quand cela fut terminé et que le liquide se fut un peu refroidi de manière à être presque supportable à la main, les Iroquois saisirent par le corps l’Anglais épuisé et le plongèrent dans la cuve de goudron.

Il avait les membres en sang, la chaleur dévorante de ce bain lui rendit pour un moment toute son énergie, elle la tripla ; contractant les poings par un mouvement désespéré, il brisa ses liens, arracha son bâillon, et proféra un cri qui n’avait plus rien d’humain.

En même temps il essaya de sortir de la tonne. Mais aussitôt les sauvages la poussèrent par derrière et il fut renversé avec elle.

La matière fluide l’inonda de toutes parts.

Empêtré dans cette glu, meurtri, brûlé, les chevilles maintenues par une corde, le pauvre sir William était toujours à la merci de ses persécuteurs, qui, échauffés par les excès de leur barbarie, ne songeaient plus que ses déchirants appels pouvaient être entendus des gens du grand connétable.

L’ayant traîné sur le lit de duvet et roulé jusqu’à ce qu’il fût tout couvert de plumes, ils le relevèrent, coupèrent la corde qu’il avait aux jambes, et le chassèrent devant eux, hors du bois, vers le village.

Sauf l’incident des charbons, cette pratique révoltante est généralement en usage, à quelques variantes près, parmi les paysans de l’Amérique septentrionale qui l’ont apprise aux Indiens[2].

Pendant qu’elle s’accomplissait, madame de Repentigny et sa fille entrèrent, comme il a été dit, dans le wigwam de Nar-go-tou-ké.

À la vue de Co-lo-mo-o, la mère avait demandé par un regard rapide à Léonie

— Est-ce là ton sauveur ?

— Oui, murmura la jeune fille en baissant douloureusement les yeux vers le sol.

Elle avait l’âme navrée. Des pleurs silencieux s’amassaient déjà sous ses paupières et commençaient à glisser sur ses joues.

En l’apercevant, Co-lo-mo-o tressaillit. Mais ce tressaillement fut léger, rapide. L’éclair n’est pas plus prompt, ne laisse pas plus de trace. Un calme impénétrable lui succéda.

La scène avait duré quelques secondes seulement.

— Daignez vous asseoir, mesdames, disait le grand connétable en approchant un banc de bois ; les sièges, ajouta-t-il gaiement, sont rares et peu confortables ici, mais à la guerre comme à la guerre.

— Merci, monsieur, dit madame de Repentigny.

— Si, reprit le magistrat, vous désirez me parler en particulier…

— Du tout, monsieur ; nous sommes venues pour remercier ce jeune homme qui, hier, a sauvé la vie à ma fille…

— Ce sauvage ! fit le grand connétable, en désignant du doigt Co-lo-mo-o.

— Lui-même, monsieur.

— C’est bien heureux pour lui, car son père est un rebelle de la pire espèce. Nous avons un mandat d’amener contre lui. Il s’est caché quelque part dans les environs ; son fils le sait ; il connaît sa retraite, mais il ne veut pas le révéler. J’ai beau l’interroger, le gaillard fait la sourde oreille. Oh ! mais nous en viendrons à bout !

— Il est donc coupable ? demanda madame de Repentigny.

— Coupable de dissimulation, répondit sévèrement le magistrat.

— Mais, monsieur, cacher son père, ce n’est pas un crime, après tout, c’est plutôt une bonne action, observa Léonie en rougissant.

— Ce n’est pas ainsi que la loi l’entend, mademoiselle ; pas ainsi, répéta-t-il en se caressant le menton.

— Cependant, reprit madame de Repentigny, vous ne l’emmènerez pas en prison ?

— S’il refuse de parler, j’y serai forcé, bien malgré moi, voyant l’intérêt que vous lui témoignez.

Et, interpellant Co-lo-mo-o d’un ton paterne :

— Allons, mon ami, lui dit-il, soyez raisonnable. Répondez à nos questions. Que diable, nous ne lui voulons pas plus de mal qu’à vous à votre père ! C’est simplement pour un examen que nous le cherchons. Dites-moi où il est, et on vous lâche, vous et votre mère, quoiqu’elle ait, m’a-t-on dit, malmené mes gens.

L’indien ne prononça aucune parole ; mais à cette allusion touchant Ni-a-pa-ah, il abaissa ses regards sur elle et un nuage couvrit son front.

— Vous le voyez, mesdames, j’y mets toute la douceur, mais je n’en puis rien faire, malgré ma bonne volonté. Il brave la justice, l’insensé ! Oh ! mais, mon drôle, nous avons à la prison une petite collection d’instruments qui desserraient les dents à un mort !

— Voulez-vous me permettre de lui parler ? dit madame de Repentigny.

— Enchanté de vous être agréable, madame, répondit galamment le grand connétable.

Et, après un moment de réflexion :

— Si vous désirez l’entretenir en tête-à-tête ? reprit-il.

— Non, c’est inutile, je vous remercie, monsieur. Tout le monde peut entendre ce que j’ai à dire à ce brave garçon. Il a arraché ma fille à la mort qui la menaçait, sur le Montréalais, et nous sommes heureuses, elle et moi, de lui exprimer en public notre reconnaissance.

— Oh ! oui, s’écria vivement Léonie, et, pour ma part, cette reconnaissance sera éternelle.

S’animant, elle fit un pas vers Co-lo-mo-o et lui dit :

— Croyez bien, monsieur, que vous n’aurez pas obligé une ingrate. S’il est quelque chose que nous puissions faire pour vous, dites. Mon père a du crédit, il ne refusera pas de l’employer pour le sauveur de sa fille.

Le nuage qui assombrissait le front du Petit-Aigle se dissipa. Une lueur brillante resplendit sur son visage, mais il resta muet.

Voulez-vous, continua la jeune fille, que nous priions le grand connétable de vous enlever ces liens qui blessent vos bras ?

L’indien ne sembla pas avoir entendu cette offre.

— Et votre pauvre mère, poursuivit Léonie, voulez-vous que nous lui fassions rendre la liberté ?

— Je vous remercie et pour elle et pour moi, mademoiselle, répondit Co-lo-mo-o, en très-bon français, mais avec cet accent unique, fascinateur, qu’ont la plupart des Peaux-Rouges de l’Amérique septentrionale qui parviennent à parler notre langue.

Léonie ne s’attendait pas à la réponse ; elle devint rouge comme une cerise.

— Si vous en avez le pouvoir, ajouta le Petit-Aigle, soyez assez bonne pour faire ôter les cordes qui meurtrissent les poignets de ma mère. Quant à moi, je vous sais gré de votre attention, mais cela est inutile. Fils d’un chef illustre, je serai digne de lui !

— Toujours vantards, ces sauvages ! fit le grand connétable, en haussant les épaules.

— Monsieur, lui dit madame de Repentigny, je joins mes instances à celles de ma fille pour vous supplier…

— Je vous entends, madame, je vous entends ; mais si nous laissons à cette squaw l’usage de ses membres, elle se jettera sur nous comme une enragée qu’elle est.

— Je promets qu’elle se tiendra tranquille, dit froidement Co-lo-mo-o.

Et il adressa, en idiome iroquois, quelques paroles à sa mère.

Si elle consent à être sage, je consens aussi à ce qu’elle soit mise en liberté, dit le magistrat.

— J’en réponds, dit le Petit-Aigle.

— Et vous vous laisserez interroger ?

Co-lo-mo-o retomba dans son mutisme.

— Ainsi donc, dit madame de Repentigny au grand connétable, vous serez assez bienveillant, monsieur…

— Sur-le-champ, madame, sur-le-champ. Il n’est rien que je ne sois disposé à faire pour l’épouse d’un de nos plus habiles fonctionnaires.

Il appela : un homme de police parut.

— John, lui dit-il, vous pouvez détacher la vieille.

Alors retentit dans le wigwam ce cri déchirant que sir William avait lancé, en parvenant à se délivrer de son bâillon.

— Qu’est-ce que cela ? dit le magistrat surpris ; voilà deux fois que j’entends crier. Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire. John, allez voir ce que ça signifie.

Tandis que l’agent de police exécutait cet ordre, madame de Repentigny s’approcha du grand connétable et lui parla à voix basse en faveur de Co-lo-mo-o.

Des rires bruyants, des clameurs, le vacarme d’une population en émoi, troublèrent tout à coup leur entretien.

Le rideau qui tenait lieu de porte au wigwam fut arraché, et une forme humaine, hérissée de plumes des pieds à la tête, comme un monstrueux volatile, se précipita dans la salle, poursuivie par une centaine de sauvages vociférant comme des énergumènes !

— Des armes ! qu’on me donne des armes ! hurla l’étrange figure.

À la vue de cette grotesque apparition, madame de Repentigny ne put retenir un sourire ; Léonie se réfugia derrière sa mère.

Le grand connétable avait repris sa magistrale dignité.

— Passez dans cette pièce, je vous en prie, dit-il aux deux dames, en leur montrant la porte d’un des cabinets qui servaient de chambre à coucher.

En se retrouvant devant madame et mademoiselle de Repentigny, sir William King, on l’a reconnu, recula en proie à la plus profonde confusion qui ait jamais frappé un homme.

Il eût voulu être à cent pieds sous terre. La mort lui aurait semblé préférable à cette odieuse humiliation.

Il tenta de fuir, de se sauver.

Une foule curieuse, avide, insultante, impitoyable, lui barrait le passage.

  1. C’est le vieux mot français, toujours employé au Canada comme équivalent de sac.
  2. Ils l’appliquent dans le cas de séduction, adultère, mariage entre gens d’âges très-différents, etc.