Les derniers Fermiers-généraux

Les derniers Fermiers-généraux
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 282-308).


LES DERNIERS


FERMIERS-GÉNÉRAUX


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M. de Silhouette, Bouret et les derniers fermiers-généraux,
par MM. Pierre Clément et Alfred Lemoine. Paris 1873. Didier.
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On sait avec quel discernement et quelle sûreté de touche M. Pierre Clément s’est occupé, sa vie durant, de matières de finances. Indépendamment de publications de longue haleine comme les Mémoires et lettres de Colbert, où il s’est laborieusement voué à un travail d’édition et de restitution, il a donné ici même, dans des pages bien venues et d’un tour aisé, quelques études et portraits où ne manquent ni la justesse des aperçus ni l’abondance des détails. Tant qu’il a tenu la plume, il est revenu sur ces sujets qui lui étaient familiers ; elle lui est tombée des mains dans le cours du volume qui va nous occuper. Les deux premières parties, M. de Silhouette et Étienne Bouret, sont encore de lui ; la dernière, où figure le groupe des fermiers-généraux qui a précédé la révolution et en a été victime, ne lui appartient pas ; elle est de M. Alfred Lemoine, un de ses collaborateurs au ministère des finances et qui déjà l’avait aidé dans un autre travail. C’est sur cet épisode que nous insisterons avec son historien. Dans les milliers de têtes qu’abattit alors le couperet révolutionnaire, chaque classe privilégiée a eu son lot et n’a point franchi sans honneur ce pas terrible : ainsi en est-il de la noblesse, de l’armée, du clergé, du barreau, de la magistrature ; on a recueilli en face de la mort, du sein de cette élite, des actes et des mots empreints d’une grandeur antique. Dans un ordre plus modeste, la finance n’a pas montré moins de dignité et a détaché de ses rangs, même en ces jours de démence, des noms qui malgré tout resteront immortels, comme celui de Lavoisier. Si beaucoup de ces manieurs d’argent, comme on les nommait, avaient mené gaîment la vie, beaucoup aussi surent courageusement mourir. C’est le cas également, et lorsqu’elles vont disparaître, de jeter un dernier coup d’œil sur ces institutions qui, sous le nom de fermes-générales, avaient, pendant près de deux siècles, suppléé en partie l’état dans le recouvrement des impôts, choisi la matière sur laquelle ils devaient porter, réglé les cotes, réuni les élémens d’une comptabilité des détails. Rien de tout cela n’approche, il est vrai, du puissant mécanisme qu’ont peu à peu constitué nos besoins croissans et nos facultés grandissantes : ce n’est ni le même ordre, ni la même régularité, ni la même justice distributive ; il y a de l’arbitraire, de l’exaction abusive, de l’empirisme en un mot. On évalue en bloc ce qu’on demandera à la France pour le service du roi, qui fixe lui-même sa part sans oublier celle de ses favoris : la ferme-générale fait là-dessus des avances, souscrit à un forfait qui d’aucune part n’est pris au sérieux, et par voie de répercussion va toujours retomber sur le contribuable, qu’aucune immunité ne protège. Pourtant cet empirisme était déjà l’embryon d’un régime plus méthodique, fondé sur une meilleure répartition des charges, et de ce personnel un peu mêlé formé par les fermes-générales allaient sortir, aux débuts du siècle suivant, les hommes qui ont fait des matières de fmances un art chaque jour perfectionné et presque une science. L’émancipation des fortunes suit alors de près l’émancipation des classes : il n’y a plus devant l’impôt de traitemens de faveur ; les expédiens ont cédé la place aux principes.

I.

Pour donner aux faits plus de précision, il convient d’abord d’en fixer la date, et ce sera l’année 1774 pour deux motifs. C’est d’abord l’avènement de Louis XVI, qui, avec Turgot et Necker, inaugure dans les finances un âge nouveau, c’est en outre le millésime d’un bail des fermes qui est resté célèbre et qu’on a nommé le bail de David. Quand l’heure des proscriptions eut sonné, il fut convenu qu’on ne les ferait pas remonter au-delà de ce bail, qui ouvrait les listes fatales et portait un arrêt de mort pour qui y était inscrit. Ce qui était plus ancien en fait de fermiers échappa par un bénéfice de prétérition, à moins que le tribunal de sang ne les eût retenus sous d’autres prétextes.

Ce qu’était alors la ferme-générale, ce qu’elle représentait dans l’état comme puissance et comme ressource comporterait un trop long détail. En réalité, elle représentait la plus forte branche du revenu public, les grandes et petites gabelles, les gabelles générales et locales, la ferme du tabac, la régie des droits à l’entrée, à la sortie et à la circulation des marchandises dans le royaume, les entrées de Paris, les aides du plat pays et des salines, en un mot les principaux élémens de nos contributions indirectes et de nos droits de douane. Ces services employaient une véritable armée de fonctionnaires supérieurs ou subalternes, commis et soldats, placés sous les ordres de directeurs provinciaux et obéissant à une discipline à la fois militaire et civile. Certaines immunités leur étaient accordées, et à peine avaient-ils à supporter une légère capitation. Exempts de tutelle, curatelle, collecte, logement de gens de guerre, guet et garde, les préposés de la ferme pouvaient porter l’épée et autres armes ; ils formaient une portion de la force publique. La hiérarchie était d’ailleurs régulièrement constituée. Les directeurs provinciaux dépendaient de la direction-générale, composée d’un certain nombre de directeurs, receveurs, inspecteurs et liquidateurs généraux. Au-dessus de ces états-majors étaient les fermiers, constitués par bureaux et ayant chacun des attributions définies. Un d’entre eux, chargé de la feuille des emplois, travaillait avec le contrôleur-général, qui avait, au nom du roi, la haute main sur ces agens de tout grade. Les assemblées des bureaux se tenaient tous les jours, excepté le samedi.

Comme on le pense, cet ensemble de services occupait çà et là de vastes emplacemens. En province, on avait assigné aux fermes les hôtels que la grande noblesse laissait vacans et qu’on prenait à bail quand ils n’étaient pas à vendre. À Paris, les fermiers étaient en même temps propriétaires des locaux qu’ils occupaient. Le principal était établi rue de Grenelle-Saint-Honoré, dans une enceinte qui, malgré des changemens successifs de destination, conserve encore le nom de Cour des Fermes, et avait entrée et sortie sur les rues de Grenelle et du Bouloi. Les bureaux mêmes de la ferme-générale tiraient de leur origine un certain caractère de grandeur. Ils avaient été bâtis par Ledoux, architecte du roi, sur l’emplacement de l’hôtel de Soissons, habité plus tard par le président Séguier, qui, à la mort du cardinal Richelieu, y recueillit les membres de l’Académie française. Reconstruit, dans cette seconde période, par Androuet Du Cerceau, il avait été enrichi de décorations nouvelles, entre autres dans la salle des séances, dont les plafonds mythologiques représentaient Minerve et Bellone. De l’ancien hôtel, il ne restait alors debout que les médaillons de la façade, où le chiffre du comte de Soissons s’entrelaçait à celui de Catherine de Navarre, sœur de Henri IV, et la chapelle restée intacte et qui était l’ouvrage de Vouet, de Lebrun et de Mignard. C’était Lebrun également qui avait orné la galerie où se réunissait l’Académie française avant qu’elle se fût transportée dans les dépendances et sous la coupole du palais Mazarin,

À ce siège de l’installation principale s’ajoutaient de nombreuses annexes : d’abord le grenier à sel, situé rue des Vieux-Augustins et construit sous Louis XV pour cette destination, sur les dessins de La Joue ; puis l’hôtel de Bretonvilliers, dans l’île Saint-Louis, qu’occupaient les bureaux des entrées de Paris et aides du pays plat, enfin, depuis 1749, l’ancien hôtel de Longueville, qu’on avait approprié aux divers services de la ferme des tabacs. Cet hôtel de Longueville, si célèbre sous la fronde, et dont il ne reste plus de traces, est un exemple frappant des vicissitudes que peuvent subir les constructions historiques. Insolemment campé entre le Louvre et les Tuileries, avec sa façade tournée vers ce dernier palais, son assiette même ressemblait à un défi permanent jeté à la royauté. Il avait été bâti par un surintendant des finances, le marquis de Lavieuville, et acquis plus tard par Albert de Luynes, qui déjà prenait à tâche de braver le maître, habité enfin par Mmes  de Chevreuse et de Longueville, qui poussèrent jusqu’à la révolte ce voisinage et cette rivalité de résidences. Un siècle se passe, un règne s’écoule, et avec lui disparaissent ces ambitions et ces querelles. L’hôtel Longueville, tombé entre les mains de la ferme-générale, ne peut plus porter ombrage à personne ; il est devenu un grand magasin, ses beaux jardins ont été découpés en ateliers et livrés à des manipulations commerciales. Sous la révolution, la déchéance va plus loin, on y ouvre un bal public. Napoléon le rachète et l’affecte à sa liste civile ; enfin l’heure finale sonne pour les constructions comme pour les jardins : une démolition générale précède, en 1832, les agrandissemens projetés sur la place du Carrousel. M. Alfred Lemoine rattache un dernier détail à cette disparition de l’hôtel Longueville. « Un plafond, dit-il, où Mignard avait peint l’Aurore, reste des splendeurs de cette maison historique, tomba dans la poussière des décombres. »

Ces locaux acquis à grand prix, cette armée d’employés à la solde de la compagnie, ne pouvaient exister sans un instrument financier. Cet instrument était le bail des fermes, qui, aux termes de l’ordonnance de 1681, s’adjugeait par publications sur enchères. La durée en était de six années, et vers la fin de la cinquième on composait une moyenne qui servait de base pour la fixation du prix de la période suivante. Comme la ferme comprenait l’administration de plusieurs impôts, le gouvernement se réservait, au moyen d’une ventilation ou revendication partielle, la faculté de distraire du bail, moyennant indemnité, tout ce qu’il aurait intérêt à reprendre. Ce bail, arrêté par le contrôleur-général, était soumis à l’examen du conseil d’état, et plus tard à la sanction des cours souveraines, qui, par la forme de l’enregistrement, lui donnait force de loi. Circonstance singulière, l’affermage était ordinairement concédé à un prête-nom qui ne conservait aucune part dans l’administration. Cet individu, ce stipendié, après avoir mis sa signature à côté de celle du roi, n’avait plus qu’à présenter des cautions qui se constituaient en société et fixaient le montant du fonds à fournir. Ce fonds servait à désintéresser l’adjudicataire sortant, à payer les marchandises et le matériel d’exploitation, enfin à verser entre les mains du gouvernement le montant de l’avance convenue par le bail. C’est à l’occasion de ce singulier contrat et de cette substitution de personnes que plus tard, dans le Tableau de Paris, Mercier publia la boutade suivante. « J’étais, dit-il, dans un café, assis à côté d’un Russe qui m’interrogeait curieusement sur Paris. Entre un assez gros homme en perruque nouée ; son habit était un peu râpé et le galon usé. — Vous voyez bien, dis-je à mon voisin, cet homme-là qui bâille et qui n’aura pas fait dans une heure ? — Oui, me dit-il. — Eh bien ! c’est le soutien de l’état et du trésor royal. — Comment ? — C’est lui qui donne au roi de France 160 millions et plus par an pour entretenir ses troupes, sa marine et sa maison. Il a affermé les cinq grosses fermes. Avant-hier il a signé le contrat avec le monarque. Les fermiers-généraux sont ses agens, ses commis ; ils travaillent sous son nom, ce nom qui remplit la France entière… Cet homme-là perçoit 160 millions et plus pour 4,000 francs par an. Il faut avouer que le roi de France est servi à bon marché, et qu’il a dans ce personnage un habile et fidèle serviteur. C’est Nicolas Salzard, le successeur de Laurent David et de Jean Alaterre. — Quand le Russe sut que c’était un valet de chambre, jadis portier, qui avait pris possession des fermes-générales et qui en avait signé le contrat avec le souverain en face de l’Europe, quoique poli, il ne put s’empêcher de rire au nez de Nicolas Salzard. Celui-ci n’y fit pas seulement attention. Il se leva pesamment, paya longuement et sortit machinalement et ne sachant de quel côté traîner son existence solidaire des revenus de l’état. »

Ce bail, plaisamment mis en scène, ne fut pas autre pour Laurent David, qui aligna bravement sa signature près de celle du roi et présenta ses cautions. Le fonds d’avances était de 93,600,000 livres, soit pour chaque fermier 1,560,000 livres, portant intérêt de 10 pour 100 sur les 60 premiers millions et de 6 pour 100 sur les 33,600,000 livres restant. Chaque fermier avait en outre, pour droits de présence et étrennes, 26,000 livres et de plus sa part de répartition dans les bénéfices à la fin du bail. Le nombre des fermiers-généraux était alors de soixante titulaires, plus vingt-sept adjoints. Ce fut sous l’abbé Terray que le bail fut renouvelé ; il en surveilla minutieusement les articles, voulut savoir le compte exact des fonds appartenant aux fermiers-généraux et ceux des tiers, le nombre des croupiers et le montant de leurs parts. Ces croupiers étaient des associés tantôt imposés, tantôt acceptés volontairement, et qui participaient aux profits sans paraître dans les assemblées. Fermiers et croupiers tinrent pour suspecte la curiosité de l’abbé Terray et vouIurent y voir la main du roi, mais le contrat n’en fut pas moins mené à bien. Il était concédé moyennant 135 millions, et le ministre reçut pour sa part, selon l’usage, un pot-de-vin de 300,000 livres. Malgré des charges qui y furent ajoutées après coup, ce bail, les circonstances aidant, demeura favorable aux deux parties. Des calculs précis portent à 45 millions le bénéfice qu’en recueillirent les fermiers.

D’ailleurs au mois d’août 1774 Turgot prenait le contrôle général, et dès ce moment tous les détails de l’administration se ressentirent de son influence. Ne pouvant revenir sur un contrat en règle, il s’appliqua à corriger ce qu’il avait de défectueux et de plus vulnérable. C’est ainsi qu’il fit rapporter par l’abbé Terray le pot-de-vin de 300,000 livres et les distribua aux curés de Paris « pour former les avances d’un travail de filature et de tricot dont les ouvrages seraient vendus et dont le prix renouvellerait ainsi le fonds. » Pour lui-même, il refusa la pistole par million que les contrôleurs-généraux étaient en outre dans l’usage de prélever. À ce désintéressement, il ajouta les profits d’une gestion mieux entendue et plus humaine. Par les instructions qu’il répandit et la surveillance qu’il exerça, il fit faire un grand pas aux méthodes d’un bon recouvrement de l’impôt, et en améliora la partie contentieuse. En même temps il portait ses efforts sur un abus qu’il ne put extirper et dont le germe était dans l’existence même de la ferme-générale. Dans une lettre souvent citée et datée de Compiègne, il s’en plaint au roi. « Il y a, dit-il, des grâces auxquelles on a cru pouvoir se prêter plus aisément parce qu’elles ne portent pas immédiatement sur le trésor royal. De ce genre sont les intérêts, les croupes, les privilèges ; elles sont de toutes les plus dangereuses et les plus abusives. Tout profit sur les impositions qui n’est pas absolument nécessaire pour leur perception est une dette consacrée au soulagement des contribuables ou aux besoins de l’état. D’ailleurs ces participations au profit des traitans sont une source de corruption pour la noblesse et de vexations pour le peuple, en donnant à tous les abus des protecteurs puissans et cachés, » Louis XVI ne fut pas insensible à ces remontrances, mais il répondit que, par respect pour la mémoire de son aïeul, il ne pouvait retrancher aucune des grâces accordées ; il réservait seulement l’avenir, comme si l’avenir lui eût appartenu. C’était pourtant une belle occasion d’agir et de donner un grand exemple. Son règne n’eut que ce moment, bien court, hélas ! où des réfomies faites avec suite et habilement ménagées auraient pu conjurer l’orage qui déjà grondait au loin. Après Turgot, il n’y avait plus qu’à en étudier les phénomènes ou à en supporter les déchaînemens. Une seule éclaircie est à noter, c’est quand Necker arrive aux affaires.

Necker n’y arrivait pas au dépourvu ; il avait les mains pleines de projets, des idées générales et des idées personnelles : il avait réussi comme banquier, personne ne mettait en doute qu’il ne réussît comme ministre. Petits et grands croient en lui, on dirait qu’il porte la fortune de la France. Il a toutes les qualités qui imposent à la foule : il disserte, mais en même temps il agit, avec l’abbé Terray il reprend l’idée des rentes viagères, fonde la loterie royale, substitue le crédit de la banque et le sien propre à celui des financiers, cherche à habituer la France au régime des emprunts et tente du même coup la réforme de l’administration ; enfin, pour rester dans notre sujet, il essaie de donner à la ferme-générale un moule nouveau, une façon qui la rapproche des mains et du patronage de l’état. Le temps a fait son œuvre ; cette perception un peu élémentaire de l’impôt a porté les fruits qu’elle devait porter ; il y a eu des plaintes, des procès, et on a plaidé sur toutes les matières qui sont du domaine de la fiscalité, droits d’aides, de contrôle, grandes et petites gabelles, monopoles. Bien mieux, toutes les juridictions ne se sont pas montrées favorables au fisc, et la cour des aides entre autres s’est souvent prononcée contre les prétentions des fermes et les actes abusifs des fermiers. Sur certains points, un cri d’indignation s’est même élevé contre l’excès des peines, entre autres celles qui frappaient la fraude du sel et du tabac. Il y a donc là une série de griefs qui, s’accumulant avec les années, en étaient arrivés à une fermentation qui ne permettait plus de les tenir en oubli.

C’est à quoi répondit la vigilance de Necker quand, en 1780, il s’agit du renouvellement du bail de Nicolas Salzard, qui avait succédé à Laurent David. Salzard avait obtenu sa concession pour 122,900,000 livres ; ce fut pour Necker l’occasion de refondre la ferme-générale sur un plan nouveau se résumant en quelques principaux traits. Il divisa l’administration financière en trois compagnies, ferme-générale, régie, domaines. En attribuant à chacune les perceptions du même genre, il réduisait les frais qui avaient fait la fortune de sous-traitans et qui étaient devenus une charge écrasante pour le peuple. Voici comment se partageaient ces élémens reconstitués : la régie, chargée des droits sur les boissons, fut confiée à 25 régisseurs-généraux, — les domaines furent placés sous les ordres de 25 administrateurs, — enfin la ferme-générale eut dans ses attributions les droits d’entrée et de sortie des marchandises et les privilèges exclusifs maintenus ou à maintenir tant aux frontières du royaume qu’aux barrières de la capitale. Entre temps les fermiers furent réduits de 60 à 40 ; les adjoints supprimés obtinrent la plupart des places dans la régie et dans les domaines.

Necker en outre obtint du roi une partie au moins de la réforme que celui-ci avait refusée à Turgot ; il put supprimer un certain nombre de croupes et de pensions qui absorbaient presque les bénéfices des fermiers-généraux. Dans les baux antérieurs, ces croupes formaient, y compris celles du roi, plus de quatorze places, prélevant annuellement une somme de 2 millions. Il faut lire dans le Compte-Rendu de Necker, dont l’effet fut si grand, les abus qui en étaient la conséquence. « Les mélanges d’état par alliances, disait-il, l’accroissement du luxe, le prix qu’il oblige à mettre à la fortune, enfin l’habitude, ce grand maître en toutes choses, avaient fait des grâces qui peuvent émaner du trône la ressource générale ; acquisitions de charges, projets de mariage et d’éducation, pertes imprévues, espérances avortées, tous ces événemens étaient devenus une occasion de recourir à la munificence du souverain. Comme la voie des pensions, quoique poussée à l’extrême, ne pouvait satisfaire les prétentions, on avait imaginé d’autres tournures, les intérêts dans les fermes, dans les régies… »

Il faut ajouter que la réforme partielle de ces abus vint moins d’exécutions particulières que de la forme même imposée, dans le nouveau bail, au régime de la compagnie. En traitant avec les fermiers, le ministre avait fixé un prix qui ne les exposait pour ainsi dire à aucun risque ; aussi ne les admettait-il au partage des profits qu’après les 3 premiers millions. « Par cette forme, disait-il, j’ai épargné à votre majesté tout ce que les particuliers peuvent demander au souverain quand il exige d’eux qu’ils répondent sur leur fortune d’événemens hors de leur atteinte et de leur influence. » En effet, dans les termes du contrat remanié, la ferme-générale allait se rapprocher, autant que le permettait le régime de l’affermage, de l’administration directe des impôts, telle qu’on la pratique aujourd’hui. Le traitement et les bénéfices, devenus moins aléatoires, étaient par cela même considérablement réduits. Les titulaires maintenus reçurent pour les 1,200,000 livres de fonds d’avances fournis par chacun d’eux un intérêt de 5 pour 100, plus 2 pour 100 de dividende, ce qui portait l’intérêt à 7 pour 100. D’un autre côté, il leur était fait remise d’un droit d’amortissement du dixième établi par l’arrêt de 1764. Leurs émolumens fixes s’élevaient à 30,000 livres, et 2,000 livres par place leur étaient attribuées à titre d’étrennes ou de frais de régie. Quant au ministre, il se montra désintéressé jusqu’à l’affectation, et se plut à récapituler lui-même tout ce qu’il avait abandonné. Indépendamment de 200,000 livres de traitement, des frais d’installation, des pensions attachées à cette place, des droits de contrôle annuel et du pot-de-vin fixe à l’époque du renouvellement du bail des fermes, le contrôleur-général, et il le rappelle complaisamment, recevait des gratifications ordinaires en entrant en place, des présens de pays d’état, des jetons d’or ou d’argent offerts à chaque renouvellement d’année par des municipalités, des corporations ou des titulaires d’offices de finance, plus de certaines exemptions de droits comme celui que supportait la fabrication de vaisselle que nécessitait sa place.

Cet esprit de renoncement n’était pas d’une âme ordinaire, et la mise en scène contribuait à le faire valoir. En réalité, Necker est alors plus qu’un agent et un ministre du roi, c’est le principal instrument du règne. Non-seulement il rend des services gratuits, mais il avance au trésor de l’argent en son propre nom, et appuie de son crédit personnel les négociations d’emprunt à l’étranger ; la garantie de la France n’a de valeur que si Necker y ajoute la sienne. Son calcul en ceci était évident : s’emparer de la popularité à un point tel qu’il pût prétendre à tout et défier la disgrâce. Peu à peu ce directeur, comme on le nommait, devenait un maître. Pour rendre le terrain libre, il s’attaquait à la seule rivalité à craindre, celle des traitans, et ouvrait la première campagne de la banque contre la finance, c’est-à-dire de l’emprunt contre l’impôt. Necker, comme banquier, n’est pas tendre pour ceux qui ne le sont pas ; il les qualifie, dans son Compte-Rendu, de « gens à argent qui guettent continuellement le trésor royal et sa situation, et qui ne tardent pas à dicter des lois quand l’administration se néglige et n’a plus d’ordre ni de prévoyance. Les financiers, ajoutait-il, sont trop multipliés, et leurs bénéfices sont trop grands. » À quoi ces financiers répliquaient au ministre, non sans quelque humeur, que, « depuis Sully, les rois de France avaient préféré des compagnies de finances, persuadés qu’ils étaient que les banquiers ont deux patries, l’une où ils trouvent de l’argent à bon marché, l’autre où ils le vendent cher. » Des mots amers s’échangeaient ainsi, et des mots Necker passait aux actes ; il négociait à l’étranger les billets de crédit qu’il obtenait de la caisse des fermes, et avait porté à leurs bénéfices une atteinte plus grave encore. Sur les 600,000 livres de répartition dues à chacun des 60 fermiers-généraux du précédent bail, il n’avait accordé, par place, que 100,000 livres ; restaient 30 millions qu’il garda, avec promesse de les rendre bientôt. Le temps, comme on le pense, mit en oubli sa promesse, convertie plus tard en un prêt gratuit, que les événemens emportèrent avec tant d’autres choses.

Malgré ces récriminations, Necker n’en demeura pas moins, pendant quelques années encore, l’homme le plus populaire qu’il y eût en France ; les contemporains ne tarissent pas sur l’engouement non-seulement de la foule, mais des classes éclairées. On attendait de lui des miracles. Cette vogue gagna jusqu’à la chaire et pénétra jusqu’à la cour. L’abbé Maury, qui un jour y prêchait, ne craignit pas de mettre le nom de Necker à côté de ceux de Sully et de Colbert. C’était beaucoup oser et oublier ce qu’au fond il était et ne pouvait cesser d’être : protestant, il avait contre lui les dévots ; républicain, il était, pour ainsi dire, noyé dans une population royaliste. Ces conditions d’origine exigeaient de grands ménagemens ; il avait en outre à lutter contre les préventions de la reine, qu’influençait Mme de Polignac. Necker comptait sur l’appui du roi, et, pour forcer cette volonté naturellement indécise, il résolut de frapper un grand coup. Il menaça de se retirer, si on ne lui accordait son entrée au conseil et un lit de justice pour sanctionner l’édit de création des assemblées provinciales. Cette mise en demeure ne réussit pas ; le roi le laissa partir le 20 mai 1781. Necker était demeuré en fonctions près de quatre ans.

Il se retira à Saint-Ouen, où son échec auprès du roi devint son véritable triomphe auprès du peuple. Même parmi les hommes qui lui avaient succédé, il n’y avait qu’un cri et qu’un regret ; au théâtre, les spectateurs saisissaient les moindres allusions qui pouvaient lui être favorables. Le ministre de la guerre, M. de Castries, disait hautement que jamais le roi ne pourrait le remplacer ; appelé après lui aux finances sous le titre de conseiller au conseil royal, Joly de Fleury déclarait aux fermiers-généraux qu’eu acceptant ses fonctions il n’avait fait qu’obéir au roi, et qu’il se proposait de marcher sur les traces de son prédécesseur. Partout son éloge était l’objet ou des entretiens ou des brochures ; les journalistes n’avaient que son nom à la bouche, les estampes reproduisaient son portrait ou retraçaient des scènes allégoriques dans lesquelles il figurait au premier plan. Tout cela était comme le premier souffle de cette révolution qui allait bientôt envelopper la France entière dans son haleine embrasée. C’est à se demander ici comment avec ces deux noms, Turgot et Necker, et un nom respecté comme celui de Malesherbes, Louis XVI n’a pas pu fixer dans ses conseils et mettre à l’abri de toute intrigue un choix de collaborateurs s’associant à leurs desseins et unis dans la volonté de tirer le pays des rudes épreuves qui étaient en perspective. Il avait sous la main des hommes qui étaient l’honneur du siècle, et qui mieux appréciés, mieux protégés, n’eussent pas laissé leur mission incomplète ; qu’eu a-t-il fait ? Turgot, après quelques mois de faveur, a été livré aux risées des valets de cour et sacrifié à un vieillard dameret, Maurepas. De son côté, Necker portait la peine de sa religion et de sa nationalité, n’entrait dans le cabinet du roi pour ainsi dire qu’à la dérobée, et ne pouvait dire un mot, faire un geste, qu’il n’eût à ses trousses tous les écumeurs des faveurs royales. Quant à Malesherbes, ses vertus juraient trop avec un siècle de dépravation pour qu’il y trouvât une place dont il n’eût point à rougir. D’aucun de ces hommes on ne tira tout le parti qu’on aurait pu et dû en tirer. Voyez pourtant la différence des temps et des caractères. Henri IV eut Sully, Louis XIV eut Colbert, qui concoururent l’un et l’autre aux grandeurs de ces deux règnes, Louis XVI eut Turgot, pour ne citer que lui, Turgot qui valait bien Sully et Colbert : il le désavoua après l’avoir encouragé et le laissa mourir sous le coup d’un démenti.

On a vu Joly de Fleury entrer au conseil royal, et c’est la monnaie de Necker qui commence et qui dès lors ne discontinue pas ; puis vient d’Ormesson, un des intendans des finances récemment supprimés, et qui dans son passage ne se signale guère que par une étourderie. On ne sait sur quel conseil il imagina de convertir la ferme en régie intéressée. C’était une bien grosse affaire, et le plus curieux, c’est qu’elle eut un commencement d’exécution. Un arrêté du conseil du 24 octobre 1783, rendu dans ce sens, fut signifié à la ferme-générale, et la modification devait avoir lieu à partir du 1er  janvier 1784. Il est vrai que les fermiers restaient chargés de la direction nouvelle ; aucun ménagement n’était épargné pour leur faire accepter les changemens imposés par le conseil : rien ne serait changé, disait-on, à leur condition antérieure, ils auraient les mêmes perceptions avec les mêmes profits, en les déchargeant de la garantie à laquelle ils étaient tenus ; seulement la durée de leur gestion serait réduite à trois ans, et sous le titre de directeurs-généraux ils n’étaient plus que de simples régisseurs.

Si dorée qu’elle fût, la pilule n’était pas moins amère ; c’était au fond une rupture de contrat et un abus de pouvoir. Les bailleurs de fonds, pas plus que les fermiers-généraux, n’étaient disposés à passer sous ces fourches caudines ; ils concevaient des craintes pour le cautionnement du fonds d’avances qui était toujours exigé des titulaires. On résolut d’agir, et une députation de trois fermiers se rendit à Fontainebleau pour soumettre des représentations au roi, qui y fit droit immédiatement, et redemanda son portefeuille à d’Ormesson. Le donneur de conseils, un commis de finance, nommé Coster, fut exilé en Lorraine par lettre de cachet ; enfin un arrêt du 9 novembre déclara que sa majesté reconnaissait le bail de 1780 comme ne contenant aucune clause qui permît d’en modifier les bases. Les fermiers avaient donc amené le ministre à résipiscence ; il n’en restait pas moins ceci, qu’à un mois de distance le roi s’était formellement déjugé, et avait dit dans une pièce revêtue de son seing exactement le contraire de ce qu’il avait dit dans une autre. Ces contradictions ne sont rares sous aucun régime ; mais, à raison de l’état des esprits, celle-ci fit plus de bruit et causa plus de scandale.

Sous Calonne, qui vint après d’Ormesson, les fermiers-généraux firent parler d’eux à un autre titre et donnèrent au public parisien un spectacle plein de curiosité. Vers les premiers mois de 1784, ils obtinrent, dans l’intérêt de leurs recettes, la permission d’enclore la ville d’un mur continu, qui à chaque barrière était terminé par un monument de style varié et souvent bizarre cù se logeaient les bureaux. Cette enceinte de 12,000 toises, remplaçant les anciennes barrières construites en mauvaises planches, fut l’œuvre d’un architecte ou plutôt d’un maître maçon nommé Pecoul et coûta 3 millions, elle eut moins pour objet un embellissement qu’un empêchement à la fraude, exercée auparavant sur une très grande échelle. C’était là entre les fermiers-généraux et le gouvernement un objet de constantes querelles. Cette fraude pesait principalement sur le tabac et devenait l’objet d’accusations réciproques. Pour Paris, une clôture plus rigoureuse y mit fin ; elle n’eut pas lieu, il faut le dire, sans exciter des réclamations, et l’on cite encore le vers qui caractérise cette invasion de maçons sur la limite des grands hôtels qu’habitait en général la noblesse :


Le mur murant Paris rend Paris murmurant.


Aux murmures se joignirent tout naturellement et pendant plus de deux années les brochures et les gazettes, qui ne s’occupèrent pas d’autre chose.

Ce travail touchait à sa fin quand arriva, en 1786, le renouvellement du bail des fermes. Cette fois des manœuvres de spéculation s’introduisirent au milieu des négociations régulières. Il se fit, parmi les agioteurs, un commerce qui prit le nom de bons de places des finances, et qui n’était qu’une scandaleuse exploitation de la crédulité publique. Il fallut qu’un arrêté du conseil dénonçât ces actes au lieutenant de police et aux officiers du Châtelet en leur donnant le soin d’en rechercher et d’en poursuivre les auteurs et les complices. « Le roi, dit l’arrêt, étant informé que des intrigans et des imposteurs s’efforcent de faire croire que, par de prétendues protections dont ils supposent être assurés, ils peuvent se procurer à prix d’argent des bons de places des finances et les faire réaliser, — qu’affectant de répandre le bruit qu’à l’occasion des fermes et régies générales il y aura plusieurs changemens et nominations nouvelles, ils sont parvenus à négocier des promesses chimériques, à entraîner des personnes trop crédules dans des engagemens et des actes de duperie que des notaires ou leurs clercs ont eu l’imprudence de rédiger ou de recevoir, sa majesté… a résolu d’en punir les auteurs et complices, etc. »

Il est bon de dire que tout n’était pas imaginaire dans ces créations illicites, et que la forme même en avait été empruntée aux contrats passés entre fermiers-généraux. L’usage s’était introduit parmi eux de bons pour les places qui pourraient vaquer. On obtenait du roi un bon pour la première place vacante, pour une moitié, un tiers, un quart ; mais le roi conservait toujours son initiative, et s’il existait des cessions de bons par suite d’arrangemens privés, ce ne pouvait être que de son consentement et sur une enquête indiquant le motif de la substitution demandée. Les arrangemens que condamnait l’arrêt et que poursuivaient les officiers de police ne pouvaient donc qu’être illusoires et frauduleux, car, si les places des fermiers-généraux étaient obtenues par la faveur, la dignité du gouvernement et les formes de concession du bail ne pouvaient permettre d’y introduire les premiers venus. Le corps se recrutait le plus ordinairement d’anciens fermiers des baux précédens et d’employés supérieurs des finances en cas de décès ou de retraite des titulaires. C’est ce qui eut lieu pour le bail dont J.-B. Mauger fut le prête-nom et qui reproduisait presque tous les mêmes adjudicataires qui six ans auparavant avaient consenti au bail de Salzard. La compagnie était alors composée de 45 membres dont 3 honoraires.

Ce bail d’ailleurs n’eut pour ainsi dire pas d’existence. Il faut à la perception de l’impôt une sanction qui bientôt va lui manquer. Toutes les anciennes formes sont frappées de désuétude, c’est un nouveau pouvoir qui sera l’instrument d’une sanction plus efficace. Le 29 décembre 1786, le roi annonce l’intention de convoquer les notables, et la première séance de cette assemblée a lieu le 22 février 1787. Voilà les juges que le roi se donne sans savoir où le conduira ce pas hasardeux. C’est un duel qui commence entre la nation et lui, et qui ne sera pas longtemps un duel à armes courtoises. C’est également une amende honorable du passé, dont aucune institution ne sortira intacte et où le roi, comme expiation, laissera sa tête. Déjà dans cette assemblée des notables les griefs principaux se produiront et donneront lieu à des sentences sommaires. L’état des finances surtout répand sur le débat une ombre désespérante ; on sent le poids d’un déficit chaque jour aggravé, et Calonne, qui ouvrait l’assemblée au nom du roi, ne dissimula ni l’étendue de la plaie ni la profondeur du mal ; c’était la banqueroute à bref délai. À quels expédiens recourir encore ? L’emprunt ? Les marchés du crédit, fort restreints alors, s’étaient fermés un à un pour la France. L’impôt ? On l’avait surmené jusqu’à épuisement : les sources en étaient presque taries. Tout cela, d’après le cri public, ne provenait que des abus. Oui, mais ces abus avaient passé dans le sang de cette génération : comment les réformer quand ils n’avaient pour ainsi dire que des complices, une noblesse qui avait vu sans murmurer les débauches du vieux roi et les prodigalités de ses favorites, un clergé où quelques abbés mondains donnaient le ton, une bourgeoisie frivole qui prenait sa revanche dans quelques épigrammes, et, pour rester dans notre sujet, des compagnies de finances sur lesquelles l’état se déchargeait du souci et du contrôle des recouvremens, laissant ainsi les populations en butte aux tyrannies de la maltôte ? Il fut question de toutes ces misères chez les notables, qu’elles touchaient peu ; leur susceptibilité ne s’éveilla qu’au moment où leurs intérêts entrèrent en jeu avec l’impôt sur le timbre et la subvention territoriale. Alors ce ne fut plus qu’un sentiment de révolte chez les privilégiés ; notables et parlemens firent si bien, que Calonne dut battre en retraite, quoiqu’il eût parlé au nom et avec les instructions du roi. L’opposition avait rejeté tous les projets du ministre : seul, le bureau présidé par Monsieur s’y était montré favorable.

II.

Dès ce moment, tout ce qui restait debout de l’ancien régime dut tomber pièce à pièce : les fermes et régies furent du nombre ; un décret du 27 mars 1789 consacra cette suppression. La vente des sels et des tabacs devint libre, et tout le matériel d’exploitation du bail de Mauger passa entre les mains de la nation. La mesure d’affranchissement eut lieu, avec effet rétroactif, au 1er  janvier pour les gabelles et à dater du 1er  juillet pour le tabac et les entrées de Paris. Les détails de cette liquidation ont été relevés avec le plus grand soin par M. Alfred Lemoine. Les scellés qui avaient été mis sur les caisses et les bureaux furent levés après vérification faite des journaux à souches, et les débets portés à la trésorerie nationale avec les fonds en caisse. Plus tard, la loi du 1er  août 1791 créait une commission pour statuer sur le remboursement à l’adjudicataire du prix de son matériel d’exploitation et pour présenter le travail d’achèvement des comptes avant le 1er  janvier 1793. Une autre loi du 23 août enjoignit aux fermiers-généraux de ne plus faire aucune recette ni dépense, et de ne donner suite à aucune affaire.

Jusque-là, on avait mis dans les actes préliminaires quelques ménagemens. On traitait encore avec une certaine déférence les hommes qui avaient manié de si grandes sommes et employé tant de cliens. La commission nommée se composait même d’anciens fermiers-généraux, auxquels on attribua 1,000 livres par mois d’honoraires. On avait brisé un instrument odieux au peuple ; l’heure des persécutions n’était pas encore venue. Cependant le règlement et l’apurement des comptes rencontraient plus d’une difficulté ; il y eut, dans beaucoup de cas, impossibilité de rassembler les documens nécessaires. Des émeutes avaient eu lieu dès les premiers jours de la révolution, où la foule s’était portée sur les barrières, dans les bureaux d’octroi et de douane ; un grand nombre de registres avaient été brûlés, et il fallait reconstituer tant bien que mal les élémens des recettes. D’ailleurs la marche des événemens changeait presque du jour au lendemain le rôle de la compagnie et la nature de l’instance. Au début, la compagnie réclamait ; peu à peu elle eut à se défendre ; de partie au procès, on en fit une accusée. C’est qu’aux assemblées constituante et législative avait succédé la convention, qui voyait d’un tout autre œil les hommes et les choses ; quand ses pouvoirs furent bien établis, elle chercha partout, comme dit l’Écriture, quelqu’un à dévorer. Vis-à-vis de la compagnie, elle montra d’emblée où elle irait. Des décrets successifs des 5 juin et 27 septembre 1793 supprimèrent les commissions des fermes, des régies générales et des domaines et déclarèrent les membres de tous ces corps solidaires pour la reddition de leurs comptes, qui durent être présentés au 1er  avril 1794 pour dernier délai ; jusque-là l’exécution de tous jugemens contre eux fut suspendue et renvoyée à l’examen du liquidateur général. Une seconde fois alors les scellés apposés furent levés en présence des représentans du peuple Montmayon, Real et Dupin, de l’agent du trésor public et d’un commissaire de comptabilité. De tels préludes n’annonçaient rien de bon, et il s’y joignit, ce qui était inévitable dans ces malheureux temps, une dénonciation de tiers qui, anciens employés de la ferme-générale, lui imputaient des malversations et offraient d’en fournir les preuves. On les crut sur parole, et, formés en commission, ils eurent à examiner les papiers de ceux dont ils avaient été les subordonnés. Une prime leur fut même accordée sur le produit des recettes qu’ils procureraient au trésor. Pour surveiller leurs opérations, la convention nomma deux commissaires, Jack et Dupin : ce dernier surtout allait devenir l’âme d’une affaire qui devait si fatalement aboutir. Dupin avait été, prétendit Lesage (d’Eure-et-Loir) au jour des représailles, le valet des fermiers ; les malheureux étaient dès lors en bonnes mains.

Il fallut pourtant qu’un homme d’une notoriété plus sinistre s’en mêlât et fît franchir à ce commencement de poursuites un pas d’où on ne revenait guère, l’incarcération. Cet homme fut Bourdon (de l’Oise). Dans une de ces soirées où la convention, tombant de lassitude, cherchait à se remettre en haleine par la perspective de quelques exécutions, il eut l’idée de lui en offrir toute une série d’un goût raffmé. On était au 3 frimaire an II (23 novembre 1793) : un membre du comité des finances venait de présenter un projet de décret relatif aux fermiers-généraux. Dans un accès d’impatience, Bourdon (de l’Oise) se lève. « Voilà la centième fois, dit-il avec humeur, que l’on parle des fermiers-généraux. Je demande que ces sangsues publiques soient arrêtées, et que, si leur compte n’est pas rendu dans un mois, la convention les livre au glaive de la loi. »

Ce justicier expéditif vaut bien qu’on s’y arrête ; il était coutumier du fait, et l’avait prouvé au 10 août à la prise des Tuileries, au 21 janvier contre Louis XVI, au 31 prairial contre les girondins, toujours du côté du bourreau contre les victimes. Il ne changea même pas quand les rôles s’intervertirent ; on le vit avec les thermidoriens contre Robespierre et contre Romme et Goujon. Il ne commit qu’une faute, qu’il paya enfin de sa vie, ce fut de se déclarer au 18 fructidor contre le directoire et pour la faction de Clichy, si bien que ce pourvoyeur dévoué de l’échafaud s’en alla, un jour de la fin du siècle, mourir à Cayenne ou à Sinnamari comme déporté royaliste. Quel que fût l’homme, un mot de lui n’en fut pas moins l’arrêt de mort des derniers fermiers-généraux. Dès le li frimaire, un décret ordonnait leur emprisonnement et reproduisait les termes mêmes dont Bourdon (de l’Oise) s’était servi. Il portait « qu’ils seraient mis en arrestation dans la même maison, que leurs papiers y seraient transportés et que leurs comptes seraient rendus dans un mois, faute de quoi la convention prononcerait contre eux ce que au cas appartiendrait. » Le ministre de la justice et la municipalité de Paris ayant été chargés de l’exécution, 32 fermiers-généraux furent saisis et enfermés dans l’ancienne maison de Port-Royal. Dans les premiers jours de captivité, l’émotion chez ces prisonniers ne fut pas en raison du danger réel. Beaucoup d’entre eux trouvaient un motif de sécurité dans leur nombre même ; ils ne croyaient pas qu’on pût les frapper ainsi en masse et pour des motifs qui n’étaient pas personnels, ils crurent aux longueurs d’une instruction qui aurait dû, en légalité stricte, porter sur les individus mêmes, non sur le corps, et fournir pour chacun d’eux un nombre déterminé de charges particulières. Le vertige du temps, l’état de l’opinion, trompèrent cet espoir et ces calculs : on entrait en pleine terreur, et bientôt aucune illusion ne fut plus permise. Tout ce qu’on put faire, ce fut de gagner du temps ; on sentait déjà qu’une situation aussi violente ne pouvait durer, et qu’une réaction était inévitable. C’est ce qui explique le répit de cinq mois qui s’écoula entre l’arrestation et l’exécution ; de tels retards étaient rares alors, aussi fallut-il disputer celui-ci jour par jour par les influences de position et les subtilités de la procédure : armes bien faibles devant le déchaînement des pamphlets et les dénonciations des clubs. Du côté de la convention, il y eut pourtant quelques intervalles de détente : sur des pétitions qui lui étaient adressées par les détenus, elle leur reconnut le droit de défendre leurs intérêts ; comme le dit M. Alfred Lemoine, c’était défendre leur vie. Le comité de sûreté générale ordonna qu’ils seraient transférés dans le ci-devant hôtel des Fermes, rue de Grenelle-Saint-Honoré, où serait disposé un local propre à les recevoir tous ; ils étaient à même d’y trouver les documens nécessaires à leur défense et les moyens de justifier leur comptabilité. Dufourny, président de l’administration de Paris, et les conventionnels Jack et Dupin furent chargés de la surveillance et du transfert des prisonniers.

Ajoutons que cette surveillance n’était ni stricte, ni tracassière : on laissait aux détenus toute liberté d’agir et de se concerter entre eux ; les visites de leurs parens et de leurs amis étaient permises ; eux-mêmes, dans quelques cas, furent autorisés à sortir accompagnés d’un garde. En tout cela, on ne risquait pas grand-chose ; la haine publique faisait sentinelle autour d’eux, et au dehors ils eussent trouvé difficilement des complices, tant la terreur grandissante glaçait les plus intrépides dévoûmens. Cependant la délivrance serait si proche : encore quelques semaines à passer, voilà tout ; mais ces semaines de grâce, les fermiers-généraux ne les auront pas ; ils sont entourés d’animosités trop vigilantes. On compte désormais les jours, même les minutes, on est las de toutes ces lenteurs ; le soupçon plane sur les commissaires, qu’on signalera aux clubs, qu’on dénoncera, s’ils n’agissent. C’est alors que Dupin, au nom des comités, déposa le 16 floréal an II (4 mai 1794), sur le bureau de la convention, un rapport dans lequel il attaquait avec beaucoup de vigueur la gestion des fermiers-généraux et entrait dans le détail des abus qui leur étaient imputables. Il n’y a pas à insister sur ces abus si ce n’est pour dire qu’ils étaient la moindre partie de ceux dont la vindicte populaire demandait de temps immémorial le redressement, et dont les désastreux effets étaient dans toutes les mémoires : intérêts excessifs sur les avances faites au trésor royal, indemnités onéreuses à propos des traités de 1782, fraudes et excédans de poids sur le tabac par suite d’un mouillage exagéré, étrennes abusives, spéculations illicites sur les fonds provenant de la perception, toutes révélations provenant d’employés disgraciés et qui n’étaient rien moins que justifiées. Ce qui frappait le plus l’esprit dans cette récapitulation des griefs accumulés dans le rapport, c’était la fraude sur le tabac. « La mouillade, dit le défenseur dans le cours du procès, est le cri funèbre qui a conduit au supplice 34 fermiers-généraux. »

C’était beaucoup dire ; même sans cet appareil de détails, le résultat du procès eût été le même, et Dupin avait soin de toucher la convention par des points plus sensibles, afin d’assurer l’effet de ses conclusions. Ce qu’il reprochait en définitive aux fermiers-généraux, c’était d’avoir voulu jouer les pouvoirs publics par des délais calculés, des atermoiemens continus, comme s’ils eussent attendu une sorte de délivrance du retour de l’ancien régime. Comment expliquer autrement qu’ils eussent mis deux ans à obéir aux décrets de la convention, et qu’au moment même où ce rapport allait être déposé ils se déclarassent encore dans l’impuissance de rendre leurs comptes ? De là une désobéissance et une mauvaise volonté qui avaient déterminé la convention nationale à user de rigueur envers eux. Ce n’étaient plus des fermiers-généraux que l’on frappait, c’étaient des aristocrates insoumis. Ils n’allaient comparaître devant des juges que pour leur résistance à la loi. Dupin ajoutait que, dans un mémoire adressé aux comités, les commissaires de la comptabilité avaient appuyé ce fait de preuves surabondantes, et de celle-ci entre autres que les pièces de comptes fournies jusqu’alors par ces fermiers n’avaient présenté que des résultats inexacts et des aperçus inintelligibles.

À la suite du rapport venait un projet de décret qui concluait à l’envoi des accusés devant le tribunal révolutionnaire. La convention le sanctionna et se réserva de statuer « sur les reprises à exercer contre les fermiers, ainsi que contre les croupiers, pensionnaires, héritiers, donataires ou ayant-cause, » Immédiatement conduits à la Conciergerie, les accusés y furent rejoints par leurs anciens collègues Douet et Mercier, incarcérés ailleurs. Comme instrument principal au procès, le décret du 16 floréal fut renvoyé à l’accusateur public Fouquier-Tinvilie.

Nous avons sous les yeux la liste des noms qui comparurent devant le sinistre tribunal. On y retrouve une portion de ceux qui avaient figuré dans les trois baux des fermes, les seuls qui pussent y être compris, bail David, bail Salzard, bail Mauger. Aucun de ces noms n’a de notoriété, si ce n’est celui de Lavoisier. C’était en réalité une collection de gens de finance qui par eux ou leurs amis tenaient de fortes sommes au service du roi, et de père en fils autant que possible se succédaient dans la ferme des impôts comme dans un domaine dont on eût pu difficilement les évincer. Il y en avait de tout âge et moins de jeunes que de vieux. Sur les 34 que Fouquier-Tinville allait envoyer à l’échafaud, 7 avaient dépassé soixante-dix ans, 11 soixante ans, le reste de trente à cinquante ans ; le doyen avait soixante-dix-huit ans, le plus jeune trente-cinq. On peut ajouter à leur louange qu’aucun ne semble avoir visé à une célébrité de mauvais aloi ni par de folles constructions ni par des aventures galantes ; dans des circonstances ordinaires, la postérité ne les eût connus ni en bien ni en mal ; leur mort seule, en frappant une compagnie entière, pouvait leur ménager une mention fugitive dans l’histoire.

Quant au procès en lui-même, avec deux hommes comme Fouquier-Tinville et Coffinhal, qui ne tenaient compte ni du nombre ni de la qualité des parties, il devait être et fut promptement mené. Un accusateur public et un président si bien dressés, un jury trié sur le volet, comment ne pas aller vite ? La défense n’était plus qu’une formalité illusoire ; tout homme traduit était un homme condamné. Les fermiers-généraux le furent comme tant d’autres l’avaient été et devaient l’être encore. Le tribunal se départit même de ses usages pour faire cette fois une assez large mesure. Cinq séances furent employées dans les interrogatoires et les plaidoiries, celles des 19, 22 et 25 floréal, 12 prairial et 4 thermidor an II (7, 10, 13 mai, 31 mai, 23 juillet), et voici le résultat général de cette douloureuse instance : 34 fermiers-généraux étaient condamnés à la peine de mort et à la confiscation, 46 autres étaient décédés avant le travail des réviseurs chargés des désignations finales, 4 seulement survécurent, parmi lesquels le fermier-général Verdun, un bon patriote au témoignage de Fouquier-Tinville, qui lui donna publiquement ce certificat. M. Alfred Lemoine ajoute que plusieurs adjoints, entre autres MM. Delaage fils et de La Hante neveu, avaient été compris dans la poursuite. Un décret du 19 floréal, rendu sur la proposition de Dupin, statua que ceux qui pourraient justifier, par un certificat des réviseurs, qu’ils n’avaient eu aucune espèce d’intérêt dans ces baux seraient mis hors des débats, ce qui eut lieu pour de La Hante et Delaage.

Malgré toutes ses iniquités, la sentence emportait par son texte même une sorte de réparation à la mémoire des victimes. Il n’y était plus question de malversations ni de concussions, d’aucun de ces griefs qu’un comité de subalternes avait amassés ; il s’agissait d’un crime commun alors à tous les bons citoyens, aux aristocrates, aux suspects, comme on les nommait. On accusait les fermiers-généraux, en vertu d’un article du code pénal, de manœuvres et d’intelligences avec les ennemis de la France, tendant soit à leur livrer des villes, forteresses, ports, vaisseaux ou magasins, soit à leur fournir des secours en hommes, argent, vivres et munitions, etc. C’était absurde, mais une notable portion des classes opulentes était traitée sur ce pied-là ; ce n’était plus odieux ni déshonorant. En marchant à l’échafaud, les condamnés n’avaient donc reçu de la loi aucun stigmate ; ils y montèrent avec une grande fermeté ; seul, Lavoisier se sentit pris d’un regret. Déjà deux fois ses amis l’avaient arraché à la mort, qui sut reprendre sa proie ; au dernier moment, il revint à la charge, et de la part d’un tel homme et à un tel moment chaque mot aurait dû être sacré. Il était sur la voie d’une grande découverte et demandait un court sursis pour l’achever. On s’adressa à Coffinhal. « La république, répondit cette brute, n’a pas besoin de savans. » Qui sait ce que la guillotine emporta ce jour-là ? Peut-être un secret de la nature que l’humanité ne retrouvera pas avant des siècles.

Tout ce sang versé criait vengeance, et l’expiation ne devait pas se faire attendre. Quelques semaines après l’exécution de 33 fermiers et cinq jours seulement après celle du banquier de La Borde, qui était venue en dernier lieu, la chute de Robespierre amena la fin du règne de la terreur. Coup sur coup, les revanches arrivèrent à leur tour ; Fouquier-Tinville dut s’asseoir sur la sellette où il avait injurié tant de braves gens avant de les envoyer à la mort. Il fut prouvé alors, par l’inspection des pièces, que l’acte d’accusation relatif aux fermiers-généraux avait été antidaté, et que pour la sentence il n’y avait pas eu de déclaration du jury : la feuille signée Coffinhal était restée en blanc ; voilà comment on rendait alors la justice. De toutes parts, les récriminations pleuvaient sur les comités spéciaux de la convention ; les familles, les tiers, les créanciers surtout s’attachaient à l’envi et avec une sorte d’acharnement aux épaves qui restaient du naufrage de tant de fortunes. Pour les liquidations importantes, il se créa même des conseils et des défenseurs autorisés : ainsi en fut-il d’Antoine Roy, qui devait être un jour ministre des finances et qui alors eut pour cliens les créanciers des fermiers-généraux. C’était une grosse affaire, digne d’un financier aussi consommé. D’après le travail des réviseurs, les sommes répétées sur les fermiers, tant condamnés que décédés ou vivans, sur les croupiers et les pensionnaires se montaient à 130,347,262 livres, ce qui était déjà un joli denier, comme on le voit. Les créanciers contestaient le chiffre comme très inférieur au chiffre réel et demandaient à le débattre contre les réviseurs qui en avaient établi les termes. Le comité des finances fut chargé de vérifier jusqu’à quel point cette prétention était fondée.

De son côté, Dupin, qui ne se sentait pas à l’aise dans ce retour d’opinion, aima mieux affronter le danger que l’attendre, et se mit volontairement en cause dans une motion d’ordre qu’il fit à la convention. Cette pièce est une amende honorable de tout ce qui avait eu lieu et à ce titre un des signes des temps. Dupin avoue ses regrets, même ses remords ; il ne se dissimule pas que le décret rendu sur son rapport et au nom des comités par la convention nationale a été le tocsin de la mort des fermiers-généraux, mais il ajoute, comme excuse, que la responsabilité doit en retomber sur a les scélérats, qui, à la faveur d’un masque de popularité, exerçaient sur l’assemblée un despotisme dont les annales d’une nation offrent peu d’exemples. D’ailleurs, ajoutait-il, on n’a rien fait de ce qui avait été indiqué comme formes d’un jugement équitable ; on devait soumettre aux prévenus les différens chefs d’accusation, les discuter, leur mettre les pièces sous les yeux, leur faire des interpellations ; rien de tout cela n’a été fait. Ils devaient être entendus, ils ne l’ont pas été : ils ont été envoyés à la mort sans avoir été jugés et avant l’impression du rapport. » Une fois entré dans le désaveu de ses propres actes, Dupin n’y mettait plus de fausse honte ; il proposait un projet de décret qui annulait la confiscation prononcée contre les ci-devant fermiers-généraux, levait le séquestre mis sur leurs biens, ceux de leurs représentans, adjoints et autres, et les convertissait en une simple opposition sur les immeubles jusqu’à apurement définitif des comptes de la ferme-générale. Il sollicitait enfin cette mesure comme un grand acte de justice. La convention fit tout ce qu’elle pouvait faire pour un coupable touché d’un tel repentir ; elle ordonna l’impression de son rapport.

Les veuves et les enfans des morts ne se payèrent, comme on le pense, ni de ces capitulations de conscience ni de ces indemnités équivoques ; ils avaient une revanche à prendre et ne pouvaient souscrire à des compromis. Aussi n’eurent-ils point de cesse qu’ils n’eussent soumis Dupin à la loi du talion et ne l’eussent converti en accusé, lui qui avait si cruellement accusé les autres. Un prétexte fut cherché pour faire aboutir une dénonciation formelle au comité de législation, et avec un peu de patience on y parvint. Il n’y avait pas à rechercher le conventionnel pour des actes politiques ou judiciaires, on se rejeta sur sa vie privée. Malheureusement il y eut beaucoup de maladresse dans le choix des moyens employés ; on descendit à des commérages qui, vérification faite, se trouvèrent être sans valeur, si bien qu’après un décret rendu à l’aventure, qui ordonnait l’arrestation de Dupin et une mise de scellés chez lui et chez sa belle-mère, il fallut en rapporter toutes les dispositions et enjoindre au comité de sûreté générale de procéder à la levée des scellés. Dupin prouva ainsi à ceux qui, pour les plus légitimes motifs, avaient une vengeance à exercer contre lui, qu’ils ne parviendraient ni à l’intimider ni à le surprendre. D’ailleurs avec le temps les passions s’apaisèrent, et cette liquidation des fermes trouva ses formes définitives. Un décret du 18 prairial an III (6 juin 1795), rendu sur la motion de Boissy et de Lanjuinais, permit enfin aux familles d’un grand nombre de fermiers-généraux de rentrer dans leurs biens. Peu à peu et par divers an’êtés, la situation des créanciers fut successivement réglée jusqu’au moment où tous les séquestres ou oppositions cessèrent et où les créanciers de la ferme-générale, aux termes de l’arrêté du à germinal an VIII (12 janvier 1800), eurent fait reconnaître leurs créances dans les formes administratives, « attendu que l’actif de la ferme, bien supérieur à ses dettes, avait été versé dans le trésor, qui en avait disposé. »

III.

Cette institution, que nous venons de voir s’éteindre, montre bien par la date de son origine, 1681, dans quel sentiment et pour quels desseins elle avait été fondée. Louis XIV était alors dans la maturité de son âge et en pleine possession de sa puissance ; il aimait l’éclat autour de lui et y entretenait une cour qu’il encourageait au faste et obligeait à la dépense. Cette cour s’endettait et ne trouvait pas d’argent pour payer ses dettes. Point ou peu d’instrumens de crédit, à peine quelques gros banquiers, comme Samuel Bernard, qui avaient pour coutume de ne prêter qu’au roi ou à des gens plus riches que le roi. Évidemment il manquait là un rouage pour accélérer cette circulation endormie, donner le branle aux écus qui se cachaient, attacher quelques bailleurs bénévoles à cette cour qui, avant peu, ne pourrait plus vivre que de faveurs. Voilà pour quelles fins une ferme-générale fut créée, et son premier mérite fut d’assurer, sous le nom de croupes, un service de pensions pour les habitués de l’Œil-de-Bœuf. Il y avait même des parts de places que Le roi ne craignait pas de s’adjuger, et où il jouait familièrement la partie des fermiers-généraux, perdait ou gagnait comme eux et avec eux, suivant les chances. Un autre fruit de l’institution, c’était de tenir constamment une cinquantaine de grosses bourses à la disposition du roi, de ses amis ou de ses favorites ; au besoin et à la veille d’emprunts extraordinaires, on les mettait aux prises avec les banquiers récalcitrans.

Pour indemniser ces bons serviteurs, on leur livrait, il est vrai, le peuple à rançonner ; mais la noblesse et le clergé échappaient à l’impôt, à quoi bon dès lors s’inquiéter du peuple ? C’était l’affaire des commis de gabelles, et ils s’arrangeraient bien toujours ; il était de règle que le roi n’y perdrait rien, et à coup sûr les fermiers non plus. Malgré tout, le but que se proposaient Louis XIV et Colbert était atteint. On avait créé un corps intermédiaire, pour ainsi dire, et, près des deux grandes noblesses de robe et d’épée, une petite noblesse qui avait moins de devoirs et plus de libertés, gardait ses entrées partout et se faisait excuser par les gens vraiment qualifiés en leur rendant beaucoup de services. Le traitant était, pour beaucoup de familles, la cheville ouvrière d’affaires imprévues ou délicates ; on l’admettait dans toutes les confidences, on le recevait dans toutes les fêtes, quelquefois à la place d’honneur, toujours avec ime familiarité de bon goût. À de certains jours c’était une ressource, dans d’autres une compagnie. Quelquefois, au lieu d’être l’invité, il était l’hôte, et alors il prenait une revanche qui faisait date dans l’histoire. Il opposait à la morgue du rang ou des titres l’impolitesse de l’argent, et trouvait moyen d’écraser par ses magnificences les grands qui lui avaient fait l’honneur de se rendre à ses invitations. Ces occasions-là avaient pour lui une saveur qu’il eût été bien fâché de perdre et qu’il prolongeait le plus longtemps que les convenances le lui permettaient.

Dès les premiers jours de l’existence de la ferme, cette tradition s’établit dans son sein par un exemple mémorable emprunté à la période qui l’avait précédée, celui de Fouquet, qui au fond n’était guère qu’un traitant. Tout traitant voulut à son tour devenir un Fouquet, moins la disgrâce ; ce fut entre eux à qui montrerait le plus d’originalité, jetterait plus de défis à la fortune et imaginerait de meilleures folies. Le vertige s’en mêle, à partir de la régence surtout. Les deux Grimod La Reynière poussent les choses au point d’y exceller ; le père veut avoir le salon le plus brillant, le fils la table la mieux servie qui soient en Europe ; d’autres, comme Haudry et d’Aucourt, tiennent à honneur de se faire ruiner par des danseuses qui s’y emploient très lestement, d’Épinay en avait fait autant à une date plus ancienne. Boutin, Beaujon et Étienne Bouret ont une autre manie, celle de la truelle, qui ne réussit pas également à tous trois. Beaujon put réunir 100 arpens de terre dans l’enceinte de Paris, Boutin tout l’espace qu’occupait l’ancien jardin de Tivoli : une portion de la banlieue était dans leurs mains ; Étienne Bouret n’eut qu’une idée fixe, celle de vendre au roi Louis XV un pavillon où il avait rassemblé toutes les merveilles de l’art, et mourut insol vable sans que son rêve eût été réalisé. Un petit nombre d’entre eux conserva, il est vrai, des goûts et des ambitions plus modestes, Watelet entre autres, qui se contenta de cumuler avec les bénéfices de la ferme les profits de la peinture et de la poésie. Il n’en était aucun qui, après quelques années d’exercice, n’eût son cabinet de curiosités, sa galerie de tableaux et de statues ; tous y joignaient de grands airs, quelques-uns une pointe d’incrédulité, comme Sénac, qui, au lit de mort, demanda « qu’on fît venir le bon Dieu de grand matin et sans cérémonie, afin de ne pas faire jaser le quartier. »

Ces prodigalités, cette ostentation, n’étaient pas toujours volontaires ; elles étaient les conditions et presque les excuses du métier. Les Juifs au moyen âge cachaient leur richesse en la rendant aussi imperceptible que possible, les traitans faisaient naître des doutes sur la leur en la laissant fondre ostensiblement dans leurs mains. C’était d’ailleurs d’usage constant chez les hommes de la ferme que, dans la vie privée comme dans les actes publics, tout se passât avec une certaine grandeur. La lésinerie y était mal vue, et plus d’un fermier se vit éconduit d’un bail à l’autre pour avoir trop ouvertement thésaurisé. Il fallait donner à pleines mains cet argent gagné avec si peu de peine. D’ailleurs ce qui entrait dans les caisses des fermiers demeurait, à tout prendre, éventuel et aléatoire ; sur un caprice, sur un besoin, le roi en pouvait disposer. Que de fois l’abbé Terray, sans respect des contrats, en changea brusquement les termes ! Il suffisait d’un désir des favorites pour qu’on forçât les coffres-forts les mieux gardés. Se voyant exposés à des avanies de ce genre, les fermiers prenaient les devants ; ils appliquaient à leurs propres dépenses, à leurs fantaisies, à leurs acquisitions domaniales, ces fonds, qui étaient exposés à tant de convoitises. De là vient sans doute que, parmi ces hommes voués de père en fils depuis plus d’un siècle au maniement de l’argent, il en est peu qui aient fait souche et se soient survécu par quelques établissemens de banque. Quand, sous l’empire, les besoins de la circulation eurent rendu ces établissemens nécessaires, ce fut à la Suisse et à l’Allemagne que la France les demanda surtout, et plusieurs maisons de cette origine et de cette date subsistent encore, tandis que le personnel des fermes s’est pour ainsi dire anéanti.

Ce que nous venons de dire, ces goûts de gentilshommes, ces instincts de prodigalité, ne s’applique d’ailleurs qu’aux grands jours de la ferme, quand elle comptait comme une puissance et pouvait faire avec un certain orgueil le dénombrement de ceux qui figuraient parmi ses tributaires ; aux approches de la révolution, rien de pareil. Ce n’est qu’un corps humilié qui n’a plus de conditions à faire et subit celles qu’on lui impose. Turgot lui a porté les premiers coups avec l’esprit d’équité qu’il apportait en toute chose ; Necker eut la main plus rude et acheva la déchéance par un dépouillement d’attributs. Dès ce moment, le ton change, la trempe des caractères aussi : ce ne sont plus les mêmes hommes, ce n’est plus surtout le même esprit. En relevant la liste des victimes que l’accusateur public envoya à l’échafaud, on cherche en vain un de ces personnages qui ont compté, fût-ce par leurs défauts, on ne trouve que des noms insignifians. Certes ces hommes sont dignes de regrets, mais il n’y a rien à en dire, si ce n’est pour Lavoisier, qu’on ne saurait trop mettre dans un rang à part, et le marquis de La Borde, qui mérite une mention. Commençons par de La Borde.

Au témoignage des contemporains, la vie de cet homme n’avait été qu’une longue suite de bienfaits et d’actes utiles. Né dans le Béarn, il avait fait sa fortune en Espagne, une de ces fortunes qui dépassent les désirs les plus ambitieux et qu’il avait mise, lorsqu’elle fut bien consolidée, au service de la France. Dans la guerre de sept ans, quand le trésor était à sec, il avait ranimé les services en souffrance par des avances de fonds très considérables qu’il tirait de ses propres relations et de l’établissement d’une caisse d’escompte qu’il avait créée. Il avait également soutenu de ses deniers (de 1764 à 1765) la maison des Enfants-Trouvés, qui périclitait, par un prêt de 300,000 livres pour lesquelles il ne voulut point accepter d’intérêts. Ce qu’il dépensa en constructions vers le même temps passe toute croyance : deux hôtels à Bayonne, des châteaux à Ferté-Vidame, à La Borde (en Bourgogne), à Méreville (dans la Beauce), trois grands hôtels rue d’Artois, aujourd’hui rue Laffitte, sans compter l’ouverture de la rue de Provence et cette maison en rotonde qui termine sur le boulevard la rue Lepelletier. On le disait également possesseur à Saint-Domingue de vastes domaines couverts de plantations dont il écoulait les produits sur nos marchés au moyen d’une véritable flotte. Pour juger ce qu’il valait, il suffit de rappeler ce qu’en dit Marmontel dans ses Mémoires. « Je le voyais honorable, mais simple, jouir de sa prospérité sans orgueil, sans jactance, avec une égalité d’âme d’autant plus estimable qu’il était difficile d’être aussi fortuné sans un peu d’étourdissement. De combien de faveurs le ciel l’avait comblé ! Une grande opulence, une réputation universelle de droiture et de loyauté, la confiance de l’Europe, un crédit sans bornes, un intérieur, six enfans bien nés, une femme d’un esprit sage et doux, d’un naturel aimable, d’une décence et d’une modestie qui n’avaient rien d’étudié, excellente épouse, excellente mère, telle enfin que l’envie elle-même la trouvait irrépréhensible. » De ces six fils dont Marmontel vient de parler, deux périrent dans l’expédition de La Pérouse ; le troisième, Alexandre de La Borde, mérite seul d’être rappelé, tant comme député dans les chambres de la restauration et du gouvernement de juillet que comme économiste et membre de l’Institut.

Quant à Lavoisier, un volume ne suffirait pas pour récapituler ce que le monde perdit en lui, et c’est moins de l’homme qu’il faudrait parler que de l’œuvre. Nous n’en toucherons que quelques mots, en les empruntant à un discours prononcé récemment par M. Wurtz devant l’Association française pour l’avancement des sciences. En de telles matières, un texte n’a de valeur que dans l’autorité dont il émane. « La chimie, a dit le doyen de la Faculté de médecine de Paris, a été non-seulement agrandie, mais rajeunie par Lavoisier. Vous connaissez l’œuvre de ce maître immortel sur la combustion, qui a donné à notre science une base immuable en fixant à la fois la notion des corps simples et le caractère essentiel des combinaisons chimiques. Dans ces dernières, on retrouve en poids tout ce qu’il y a de pondérable dans leurs élémens. Ceux-ci, en s’unissant pour former des corps composés, ne perdent rien de leur propre substance ; ils ne perdent qu’une chose impondérable, la chaleur dégagée au moment de la combinaison. De là cette conception de Lavoisier, qu’un corps simple tel que l’oxygène est constitué, à proprement parler, par l’union intime de la matière pondérable oxygène avec le fluide impondérable qui constitue le principe de la chaleur et qu’il nommait calorique, conception profonde que la science moderne a adoptée en lui donnant une forme différente. C’est donc à tort que dans ces derniers temps on a accusé Lavoisier d’avoir méconnu ce qu’il y a de physique dans le phénomène de la combustion, et qu’on a essayé de réhabiliter la doctrine du phlogistique, qu’il a eu la gloire de renverser. Il est vrai qu’en brûlant les corps perdent quelque chose : c’est le principe combustible, disaient les partisans du phlogistique ; c’est du calorique, dit Lavoisier, et il ajoute, chose essentielle, qu’ils gagnent de l’oxygène. Ainsi Lavoisier a vu tout entier le phénomène dont le grand auteur de la théorie du phlogistique, G.-E. Stahl, n’avait entrevu que les apparences extérieures et dont il avait méconnu le trait caractéristique. Voilà le fondement et, je le maintiens, l’origine de la chimie moderne. »

À lire ce commentaire si savant et si clair, on comprend qu’en face de la mort Lavoisier n’ait pas été détourné de l’étude de tels problèmes, et l’on s’explique que pour les mieux démontrer il ait, au moment fatal, demandé quelques heures de patience au bourreau ; mais ce qu’il avait semé était du grain choisi et tombé en bonne terre. Berzélius le reprit pour en tirer tous les développemens qui y étaient en germe, entre autres les affinités chimiques et l’attraction élective. Dalton y ajouta à son tour une hypothèse nouvelle des atomes qui donnait à la chimie un fondement solide, en administrant la preuve de l’immutabilité des proportions suivant lesquelles les corps s’unissent entre eux. Chaque découverte apportait ainsi un élément de plus à la conception initiale de Lavoisier et confirmait sa méthode. Sa mémoire est déjà bien vengée, et plus la science élargira son domaine, plus il en rejaillira d’honneur sur celui qui en a rempli la tâche la plus difficile, celle des commencemens, et de malédictions sur cette poignée de bandits qui ont pu, à la honte des contemporains, trancher avant l’heure cette si précieuse existence. On n’a recueilli d’ailleurs sur un supplice fait en masse et avec une hâte brutale aucun détail qui fût particulier à Lavoisier. La veille pourtant, les professeurs du Lycée des Arts, dont il était le collègue, avaient pu pénétrer dans son cachot pour y déposer une couronne, et Hallé, l’un d’eux, par un courage bien rare alors, avait osé, quelques jours auparavant, faire une leçon publique sur ses travaux. Dans ce désarroi général, les savans du moins lui étaient restés fidèles jusqu’au bout.

Ainsi finirent la ferme-générale et les derniers fermiers-généraux. Quand les hommes tombèrent, l’institution était morte déjà, morte à ne jamais renaître comme instrument de fiscalité. Il y a même lieu de s’étonner qu’elle ait duré si longtemps. Un bail entre l’état et une compagnie, appuyé sur un fonds d’avances déterminé et clos à l’échéance par une distribution proportionnelle des profits, n’avait pas, à tout prendre, coûté un grand effort à l’imagination de Colbert ; mais c’était tout ce que comportaient le temps et les circonstances ; viser plus haut et plus loin eût été à la fois impolitique et imprudent. Le grand avantage de ce règlement de comptes était de permettre aux deux parties des empiétemens respectifs, empiétemens de l’état sur la compagnie et de la compagnie sur les administrés. Une marge était ainsi laissée à l’arbitraire, à la faveur, aux fantaisies des rois et de leur entourage. On tolérait pour être toléré. On déchargeait en outre le gouvernement des embarras et de la responsabilité des rentrées d’impôt ; on dégageait pour ainsi dire les abords de la royauté, on simplifiait les écritures de la chancellerie. Il était bien entendu que les classes privilégiées, à quelque titre que ce fût, resteraient dans tous les cas hors de la portée des agens instrumentaires.

Justifiée sous ces rapports, la ferme-générale n’en gardait pas moins un mal d’origine qui la frappait d’impuissance et dont tôt ou tard elle devait périr ; elle ne pouvait s’appliquer qu’à d’insignifians budgets. On a vu, pendant les trois périodes où nous l’avons suivie, à quel chiffre montaient les recettes de la compagnie : à 150 ou 160 millions bruts, auxquels servait de garantie un fonds d’avances de 120 à 125 millions. La fortune de la France allait, en se développant, briser promptement un cadre aussi étroit. Le monopole seul des tabacs, restitué à l’état, devait doubler et tripler cette somme. Tous les impôts suivaient la même marche, et d’année en année arrivaient à un plus formidable total. Déjà en 1830 M. Thiers, dans un bel exposé de finances, avait dit à la chambre des députés, non sans une pointe d’ironie : « Saluez ce premier milliard, messieurs, car vous ne le reverrez plus. » Il aurait pu en dire autant et avec plus de tristesse du second milliard que le dernier empire a plus tard inauguré et qui, sous de poignantes nécessités, n’a fait que s’accroître. Heureux ou malheureux, les événemens obligeaient ainsi la France à plus d’efforts en lui créant plus de besoins et plus de charges en même temps qu’ils la mettaient sur la voie d’une comptabilité plus rigoureuse et de modes de recouvrement mieux appropriés.

Louis Reybaud.