Les crimes de l’amour, Nouvelles héroïques et tragiques/Rodrigue, ou la tour enchantée.

frontispice du troisème volume des crimes de l'amour.

LES CRIMES


DE


L’AMOUR,


NOUVELLES HÉROÏQUES

ET TRAGIQUES ;

Précédés d’une Idée sur les Romans,

et ornés de gravures.

Par D. a. f. SADE, auteur d’Aline et Valcour.



Amour, fruit délicieux, que le Ciel permet à la terre

de produire pour le bonheur de la vie, pourquoi faut-il
que tu fasses naître des crimes ? et pourquoi l’homme

abuse-t-il de tout ?
Nuits d’Young.




TOME III.



À Paris.
Chez MASSÉ, Éditeur propriétaire, rue Helvetius,
n°. 580
AN VIII.

RODRIGUE,

OU

LA TOUR ENCHANTÉE.

CONTE ALLEGORIQUE.






Rodrigue, roi d’Espagne, le plus savant de tous les princes dans l’art de varier ses plaisirs, le moins scrupuleux dans la façon de se les procurer, et regardant le trône comme un des moyens les plus sûrs à lui en promettre l’impunité, osa tout pour y parvenir ; et n’ayant pour atteindre ce but que la tête d’un enfant à faire tomber, il la proscrivit sans remords ; mais Anagilde, mère du malheureux Sanche, dont il s’agissait, et dont Rodrigue, oncle et tuteur, voulait aussi devenir le bourreau, fut assez heureuse pour démêler la conjuration projettée contre son fils, et assez adroite pour la prévenir ; elle passe en Afrique, elle offre aux Mores l’héritier légitime du trône d’Espagne, leur apprend le dessein du crime qui l’en précipite, implore leur protection, et meurt avec ce malheureux enfant au moment où elle allait l’obtenir.

Rodrigue entièrement dégagé de tout ce qui peut nuire à sa félicité, Rodrigue, Roi, ne s’occupe plus que de ses jouissances ; il imagine, pour multiplier les objets qui doivent les irriter, d’attirer à sa cour les filles de tous ses vassaux. Le prétexte de s’assurer d’eux, par des ôtages, est celui qu’il donne pour voiler ses coupables projets. Résiste-t-on ? redemande-t-on ses enfans ? Bientôt coupable de crimes d’état, il fait payer cette rébellion de sa tête, et sous ce règne cruel, entre la lâcheté et la perfidie il n’y a pas de milieu à prendre.

Dans le nombre des jeunes personnes qui par ce moyen embellissaient la cour corrompue de ce prince, Florinde, âgée d’environ seize ans, se distinguait parmi ses compagnes, comme la rose au milieu des fleurs. Elle était fille du comte Julien, que Rodrigue venait d’employer en Afrique pour s’opposer aux négociations d’Anagilde ; mais la mort de dom Sanche et de sa mère, rendant les opérations du comte inutiles, il aurait pu revenir sans doute, et cela aurait eu lieu sans la beauté de Florinde ; Rodrigue n’eut pas plutôt apperçu cette créature enchanteresse, qu’il sentit que le retour du comte allait mettre obstacle à ses desirs ; il lui écrivit de rester en Afrique, et pressé de jouir d’un bien que semblait lui assurer cette absence, indifférent sur les moyens de l’obtenir, il fit un jour conduire Florinde dans l’intérieur de son palais, et là, plus empressé de cueillir des faveurs, que de s’en rendre digne, Rodrigue heureux, ne songe plus qu’à d’autres larcins.

S’il arrive à celui qui outrage d’oublier promptement ses injures, celui qui Vient d’en souffrir, jouit au moins du droit de se les rappeller.

Florinde au désespoir, ne sachant comment instruire son père de ce qui vient de lui arriver, se sert d’une ingénieuse allégorie que nous ont transmis les historiens, elle écrit au comte : que la bague dont il lui a tant recommandé le soin, vient d’être rompue par le roi lui-même ; que s’étant jeté sur elle le poignard à la main, le prince avait brisé ce bijou dont elle déplorait la perte, et qu’elle sollicitait la vengeance, mais elle expire de douleur avant la réponse.

Cependant le comte avait entendu sa fille : il était repassé en Espagne, il avait imploré ses vassaux. On lui avait promis de le servir, et de retour en Afrique, il intéresse les Mores à la même vengeance ; il leur dit qu’un roi capable d’une telle horreur, est sûrement facile à vaincre, il leur prouve la faiblesse de l’Espagne, il leur peint sa dépopulation, la haine des sujets pour leur maître ; il fait enfin valoir tous les moyens que lui suggère son cœur vivement ulcéré, et l’on ne balance pas à lui être utile.

L’empereur Muça qui régnait pour-lors dans cette contrée de l’Afrique, fit d’abord passer sourdement un petit corps de troupes, afin de vérifier ce qu’annonçait le comte. Ces troupes se joignent aux vassaux irrités de ce seigneur, elles en reçoivent des secours et sont à l’instant fortifiées par d’autres corps dont Muça croit devoir assurer les projets ; insensiblement l’Espagne est remplie d’Africains, et Rodrigue est encore dans la sécurité. Que pourrait-il, d’ailleurs ? Point de soldats, pas une place forte, toutes étaient démantelées, afin d’ôter aux espagnols les asiles dont ils eussent pu se prévaloir contre les vexations du prince ; pour comble de malheur, pas un denier dans les coffres. Cependant le danger s’augmente, le malheureux monarque est à la veille d’être culbuté de son trône ; il se souvient alors d’un monument antique, dans le voisinage de Tolède, que l’on appellait la Tour-Enchantée ; l’opinion commune y supposait des trésors, le prince y vole à dessein de les envahir, mais on n’entrait point dans ce ténébreux réduit ; une porte de fer garnie de mille serrures en défend si bien le passage, que nul mortel encore ne put y pénétrer ; sur le haut de cette porte redoutable, se lit en caractères grecs : N’approche pas si tu crains la mort. Rodrigue n’est point effrayé, il s’agissait pour lui de ses états, tout autre espoir de trouver des fonds lui était absolument enlevé ; il fait briser les portes, et s’avance.

Au second degré, un épouvantable géant se présente à lui, et dirigeant la pointe de son glaive sur l’estomac de Rodrigue, « arrête, lui crie-t-il ; si tu veux voir ces lieux, viens-y seul ; qui que ce soit ne t’y suivra… » Que m’importe, dit Rodrigue, en avançant et laissant sa suite ; il me faut des secours ou la mort… Tu trouveras peut-être tous les deux, répond le spectre, et la porte se ferme avec fracas. Le roi poursuit, sans que le géant qui le précède lui adresse une seule parole. Au bout de plus de huit cents marches, ils arrivent enfin dans une grande salle éclairée par un nombre infini de flambeaux. Tous les malheureux sacrifiés par Rodrigue se trouvaient réunis dans cette salle ; là, chacun subissait le supplice auquel il avait été condamné. Reconnais-tu ces infortunés, dit le géant ? voilà comme les crimes des despotes devraient quelquefois s’offrir à leurs regards ; les seconds leur font oublier les premiers ; ils n’en voyent jamais qu’un à-la-fois… ainsi présentés tous ensemble, peut-être les feraient-ils frémir ; considère les ruisseaux de sang répandus par ta main, seulement pour servir tes passions ; d’un mot, je peux rendre tous ces malheureux libres, d’un mot, je peux te livrer à eux. Fais ce que tu voudras, dit le fier Rodrigue ; je ne suis pas venu si loin pour trembler. Suis-moi donc, continue le géant, puisque ton courage égale tes forfaits. Rodrigue passe de là dans une seconde salle, où son conducteur lui fait voir toutes les jeunes filles qu’avaient deshonorées ses lâches plaisirs ; les unes s’arrachaient les cheveux, d’autres cherchaient à se poignarder, quelques-unes s’étant déjà donné la mort, nageaient dans les flots de leur sang. Du sein de ces infortunées, le monarque voit s’élever Florinde, telle qu’elle était le jour qu’il en abusa… « Rodrigue, lui crie-t-elle, tes crimes épouvantables ont attiré les ennemis dans ton royaume ; mon père me venge, mais il ne me rend ni l’honneur ni la vie ; j’ai perdu l’un et l’autre ; toi seule en es la cause ; tu me retrouveras encore une fois, Rodrigue, mais redoute ce fatal instant, il sera le dernier de ta vie ; c’est à moi seule qu’est réservée la gloire de venger toutes les malheureuses que tu vois ». Le fier espagnol tourne la tête, et passe avec son guide dans une troisième salle.

Au milieu de cette pièce était une statue énorme, qui représentait le Temps ; elle était armée d’une massue, et frappait la terre de minutes en minutes, avec un bruit si épouvantable, que toute la tour en était ébranlée. « Misérable prince, s’écria cette statue, ton mauvais destin t’amène dans ces lieux ; apprends-y du moins la vérité, sache que tu seras bientôt dépossédé par des nations étrangères, afin que tu sois châtié de tes crimes ».

À l’instant la scène change, les voûtes disparaissent ; Rodrigue les franchit ; une puissance aérienne, qu’il n’apperçoit point, le transporte à côté de son guide, sur le haut des tours de Tolède. Vois ton sort, lui dit le géant ; le prince jetant aussi-tôt les yeux sur la campagne, apperçoit les Mores aux prises avec ses peuples, et ceux-ci tellement défaits, qu’à peine voit-on des fuyards. Que décides-tu après ce spectacle, demande le géant au roi ?… Je veux retourner dans la tour, dit le fier Rodrigue ; je veux y enlever les trésors qu’elle renferme, et revenir tenter la fortune, dont dette vision ne me fait point craindre les revers. J’y consens, dit le spectre ; réfléchis-y pourtant, il te reste de furieuses épreuves, et tu ne m’auras plus pour t’enhardir. J’entreprendrai tout, dit Rodrigue. Soit, répondit le géant, mais souviens-toi qu’en triomphant même de tout… qu’en emportant les trésors que tu cherches, la victoire ne t’est point encore assurée. Qu’importe, dit Rodrigue, elle l’est bien moins, si je ne peux mettre une armée sur pied, et si je suis attaqué sans pouvoir me défendre. Il dit, et dans un clin-d’œil, il se retrouve avec son guide au fond de la tour, dans la même salle où était la statue du Temps.

Je t’abandonne ici, dit le spectre, en disparaissant ; demande à cette statue où est le trésor que tu cherches, elle te l’indiquera. Où faut-il que j’aille, demanda Rodrigue ? Dans le lieu d’où tu es sorti pour le malheur des hommes, répond la statue. — Je ne t’entends point, parle plus clairement. — Il faut que tu ailles dans les enfers. — Ouvre-les, je m’y précipite… La terre tremble et se fend ; Rodrigue est précipité, comme malgré lui, à plus de dix mille toises de la surface du sol. Il se relève, il ouvre les yeux, et se trouve sur les bords d’un lac enflammé, où dans des barques de fer se promènent des créatures effroyables. Veux-tu traverser le fleuve, lui crie un de ces monstres. Le dois-je, demande Rodrigue ? — Oui, si c’est le trésor que tu cherches ; il est à seize mille lieues d’ici, au-delà des déserts du Ténare. Et où suis-je, demanda le roi ? — Sur les bords du fleuve Agraformikubos, l’un des dix-huit mille de l’Enfer. Passe-moi donc, s’écria Rodrigue… Une voile s’avance, Rodrigue y saute, et cette barque brûlante, sur laquelle il ne peut poser les pieds sans des convulsions de douleurs, le transporte en un instant à l’autre bord ; là, toujours une nuit obscure ; jamais ces affreuses contrées n’avaient reçues les faveurs de l’astre bienfaisant. Rodrigue instruit de la route qu’il doit tenir, par le nocher qui le débarque, s’avance sur des sables brûlans, dans des sentiers bordés de haies toujours enflammées, d’où s’élançaient de temps en temps des animaux épouvantables, et dont on n’a point d’idée sur la terre ; peu-à-peu le terrein se rétrécit, il ne voit plus devant lui qu’une barre de fer qui sert de pont pour gagner à plus de deux-cents pieds de là l’autre partie du terrein, séparée de celle où il était par des ravins de six cents toises de profondeurs, au fond desquels coulaient diverses branches du fleuve de feu, dont il paraissait qu’était là la source. Rodrigue considère un instant cet effrayant passage, il voit quelle est sa mort, s’il vient à se précipiter ; rien ne peut assurer sa marche, rien ne s’offre pour le retenir. Après les dangers que j’ai déjà franchis, pense-t-il, je serais bien lâche de n’oser poursuivre… avançons ; mais à peine est-il à cent pas, que sa tête se trouble ; au lieu de fermer les yeux sur les périls qui l’environnent, il les contemple avec effroi… l’équilibre se perd, et le malheureux prince tombe dans les gouffres qui sont à ses pieds… Après quelques minutes d’évanouissement, il se relève, il ne conçoit pas comment il peut exister, il lui paraît pourtant que sa chûte a été si douce et si heureuse, qu’elle ne peut être l’effet que d’une puissance magique. Cela pourrait-il être autrement, puisqu’il respire encore ? il reprend ses sens, et le premier objet qui le frappe dans l’affreux vallon où il se trouve transporté, est une colonne de marbre noir, sur laquelle il lit : « Courage, Rodrigue ; ta chûte était nécessaire ; le pont où tu viens de passer, est l’emblême de la vie ; n’est-elle pas comme ce pont entourée de dangers ? le vertueux arrive au but sans malheurs, les monstres comme toi succombent ; poursuis néanmoins, puisque ton courage t’y invite ; tu n’es plus qu’à quatorze mille lieues du trésor, fais-en sept mille au nord des Pleyades, et le reste en face de Saturne ».

Rodrigue s’avance sur les bords du fleuve de feu, qui serpentait de mille manières différentes dans ce vallon ; un de ces replis tortueux l’arrête enfin, et nul moyen ne s’offre à lui pour le passer. Un épouvantable lion se présente… Rodrigue le considère ; laisse-moi franchir ce fleuve sur tes reins, dit-il à l’animal ; à l’instant le monstre s’abaisse aux pieds du monarque ; Rodrigue y monte ; le lion se jette dans le fleuve, et conduit le roi à l’autre bord ; je te rends le bien pour le mal, dit le lion en le quittant. Que veux-tu dire, demande Rodrigue ? Tu vois sous mon emblême le plus mortel de tes ennemis, répond le lion ; tu m’as persécuté dans le monde, et je te rends service dans les enfers… Rodrigue, si tu parviens à conserver tes états, souviens-toi qu’un souverain n’est digne de l’être, que quand il rend heureux tout ce qui l’entoure ; c’est pour soulager les hommes, et non pas pour les faire servir d’instrumens à ses vices, que le ciel les élève au-dessus des autres ; reçois cette leçon de bienfaisance d’un des animaux de la terre que l’on croit le plus féroce ; sache qu’il l’est bien moins que toi, puisque la faim, le plus impérieux des besoins, est la seule cause de ses cruautés, tandis que les tiennes ne te furent inspirées que par les plus exécrables passions. Prince des animaux, dit Rodrigue, tes maximes plaisent à mon esprit, mais elles ne conviennent point à mon cœur ; je suis né pour être le jouet de ces passions que tu me reproches, elles sont plus fortes que moi… elles m’entraînent ; je ne puis vaincre la nature. — Tu périras donc. — C’est le sort de tous les hommes ; pourquoi veux-tu qu’il m’effraie ? — Mais sais-tu ce qui t’attend dans une autre vie ? — Que m’importe ? il est en moi de tout braver. — Avance donc ; mais souviens-toi que ta fin est prochaine.

Rodrigue s’éloigne ; bientôt il perd de vue les bords du fleuve de feu, il entre dans un sentier étroit, resserré entre des rochers aigus, dont les cimes touchent les nuages ; à tout instant des quartiers immenses de ces roches, tombant à plomb dans le sentier, ou menaçaient la vie du prince, ou lui barraient le passage. Rodrigue affronte ces dangers, et parvient enfin dans une plaine immense où rien ne guide plus ses pas. Épuisé de fatigue, desséché par la soif et la faim, il se jette sur un monceau de sable. Tout fier qu’il est, il implore le géant qui l’avait descendu dans la tour ; six crânes humains s’offrent à l’instant à lui, et un ruisseau de sang coule à ses pieds ; « tyran, lui crie une voix inconnue, sans qu’il puisse distinguer de quelle créature elle émane, voilà ce qui assouvissait tes passions quand tu étais dans le monde, use dans les enfers des mêmes alimens pour tes besoins » ; et Rodrigue, l’orgueilleux Rodrigue, révolté sans être ému, se lève et poursuit sa course ; le ruisseau de sang ne le quitte plus, il s’élargit à mesure que le roi avance, et paraît lui servir de guide dans ces déserts affreux. Rodrigue ne tarde pas à voir errer des ombres sur la surface de ce ruisseau… il les reconnaît, ce sont celles de ces infortunées qu’il avait vu en entrant dans la tour. « Ce fleuve est ton ouvrage, lui crie l’une d’entr’elles, Rodrigue, vois-nous flotter sur notre sang même… sur ce sang malheureux répandu par tes mains, pourquoi refuses-tu d’en boire, puisqu’il te rassasiait sur la terre ? Es-tu donc plus délicat ici que sous les lambris dorés de ton palais ? Ne te plains pas, Rodrigue, le spectacle des crimes du tyran est la punition que lui destine l’éternel ». D’énormes serpens s’élançaient du sein de ce fleuve, et venaient ajouter à l’horreur de ces ombres hideuses, voltigeans sur sa surface.

Deux jours entiers Rodrigue cotoya ces rives sanglantes, lorsqu’enfin éclairé par un léger crépuscule, il apperçoit le bout de la plaine ; un immense volcan la bornait, il paraissait impossible de passer outre. À mesure que Rodrigue avance, il est entouré de ruisseaux de laves, il voit des masses énormes, vomies du crater, s’élancer au-delà des nues, il n’est plus guidé que par les flammes qui l’entourent… il est couvert de cendres, à peine peut-il marcher.

Dans ce nouvel embarras, Rodrigue appelle son spectre : « Franchis la montagne, lui crie la même voix qui lui avait parlé auparavant, tu trouveras de l’autre côté des êtres auxquels tu pourras parler. Quelle entreprise ! cette montagne brûlante d’où s’exhalent à chaque instant des rochers et des flammes, paraît avoir plus de mille toises de haut, tous les sentiers en étaient bordés de précipices, ou remplis par des laves ; Rodrigue s’encourage, son œil mesure le but, et sa fermeté le lui fait atteindre. Tout ce que les poëtes nous ont peint de l’Ethna, n’est rien, en comparaison des horreurs qu’apperçoit Rodrigue. La bouche de ce gouffre épouvantable avait trois lieues de circonférence. Rodrigue voit pleuvoir sur sa tête des masses énormes prêtes à l’anéantir ; il se hâte de franchir cet horrible foyer, et trouvant de l’autre part une pente assez douce, il la redescend en hâte. Là des troupeaux de bêtes inconnues et d’une monstrueuse grandeur, entourent Rodrigue de toutes parts ; que voulez-vous, demande l’espagnol, êtes-vous ici pour me servir de guide, ou pour m’empêcher de passer outre ? Nous sommes les emblêmes de tes passions, lui crie un léopard énorme, elles t’assaillaient comme nous, elles t’empêchaient comme nous de voir le bout de ta carrière ; dès que tu n’a pu les vaincre, comment triompherais-tu de nous ? c’est encore une de tes passions qui te conduit dans ces lieux infernaux où jamais mortel ne pénétra ; suis-en donc l’impétuosité et vole où la fortune t’appelle ; elle t’attend pour t’y couronner ; mais tu trouveras d’autres ennemis plus dangereux que nous, et dont tu deviendras peut-être la victime ; avance Rodrigue, avance, les fleurs sont sous tes pas, suis cette plaine, encore six cents lieues, et tu verras ce qui est au bout… Infortuné, s’écrie Rodrigue, voilà bien le langage que ces cruelles passions me tenaient dans le monde, elles me flattaient, m’effrayaient tour-à-tour, et j’écoutais leurs malheureuses inspirations, sans jamais pouvoir les comprendre. Rodrigue avance, peu-à-peu le terrein s’abaisse, et le conduit insensiblement à l’entrée d’un souterrain à la porte duquel il trouve une inscription qui lui dit de pénétrer ; mais à mesure qu’il s’y introduit, le chemin se resserre, Rodrigue ne trouve plus qu’un passage d’un pied de largeur, hérissé de pointes de poignards, il en voit de suspendus sur sa tête, il est pressé par toutes ces pointes, à tout instant il se sent blessé, il est inondé de son sang, son courage est prêt à l’abandonner, quand une voix consolatrice l’invite à poursuivre « Tu touches au moment de découvrir le trésor, lui crie cette voix, et la fortune que tu tenteras avec lui, ne dépendra plus alors que de toi. Si l’aiguillon des remords t’eût pressé au milieu des flatteurs qui te corrompaient, s’il t’eût déchiré comme ces pointes qui te pénètrent maintenant, tes finances en règles, et tes trésors remplis, tu ne serais pas exposé aux maux que tu endures, pour en réparer les désordres… Avance, Rodrigue, qu’il ne soit pas dit que ta fierté t’abandonne, et que ton courage te trahisse, ce sont les seules vertus qui te restent ; mets-les en pratique, tu n’es pas loin du terme ». Rodrigue apperçoit enfin un peu de jour, insensiblement la route s’élargit, les pointes disparaissent, et il est à l’embouchure de la caverne, là s’offre un torrent rapide sur lequel il lui devient impossible de ne pas s’embarquer, puisqu’aucun autre chemin ne se présente.

Un léger canot se trouve prêt, Rodrigue y monte. Un instant de calme vient adoucir ses infortunes, le canal qu’il parcourt est ombragé des arbres fruitiers les plus agréables ; l’orange, le muscat, la figue, la pêche, la noix de cocos, l’ananas, pendent indistinctement à ses yeux, et lui présentent à l’envie, leur fraîche nourriture ; le monarque en profite, et jouit pendant ce tems des concerts délicieux de mille oiseaux divers qui voltigent sur les branches de ces arbres richement chargés. Mais comme le peu de plaisirs qui lui étaient encore réservés, devaient être mêlés de peines cruelles, et qu’il ne lui arrivait nulle chose qui ne fût l’image de sa vie, rien ne pouvait exprimer la vîtesse de la barque qui lui faisait parcourir ces bords divins. Plus elle avançait et plus sa rapidité s’augmentait. Bientôt des cataractes d’une hauteur prodigieuse se montrent à Rodrigue, il reconnaît la cause de la rapidité de sa marche ; il voit, que frêle jouet du torrent qui l’entraîne, il va tomber dans le plus effrayant abîme ; à peine a-t-il le tems de la réflexion, que sa barque emportée à plus de cinq cents toises de profondeur, se trouve engloutie dans une vallée déserte où jaillissaient avec fracas les eaux qui venaient de le soutenir. Là se fait entendre à lui, cette même voix qui lui parlait de tems en tems. « Ô Rodrigue ! s’écrie-t-elle, tu viens de voir l’image de tes plaisirs passés, ils naissaient devant toi comme ces fruits qui t’ont un instant désaltérés, où ces plaisirs t’ont-ils conduit ? roi superbe, tu le vois, tu t’es précipité comme cette barque dans un abîme de douleurs, dont tu ne sortiras que pour y rentrer bientôt ; suis maintenant la route ténébreuse resserrée par ces deux montagnes dont la cime se perd dans les nues ; au bout du défilé, après avoir fait deux mille lieues, tu trouveras ce que tu désires »,

Ô juste ciel ! dit Rodrigue, passerai-je donc ma vie dans cette cruelle recherche ! il lui semblait qu’il y avait plus de deux ans qu’il voyageait ainsi dans les entrailles de la terre, quoique depuis son entrée dans la tour, il n’y eût pas encore une semaine. Cependant le ciel qu’il avait continué de voir depuis sa sortie du souterrain, Se couvre insensiblement des voiles les plus obscures, d’affreux éclairs sillonent la nue, la foudre gronde, ses éclats retentissent dans les montagnes élevées qui dominent la route que suit le roi ; on dirait que les élémens sont prêts à se confondre ; à tout moment le feu du ciel frappant les roches d’alentour, en détache des quartiers immenses, qui roulant aux pieds de notre malheureux voyageur, lui offrent sans cesse de nouvelles barrières ; une grêle épouvantable se joint à ces désastres, et vient tellement l’assaillir, qu’il est contraint de s’arrêter ; mille spectres, plus effrayans les uns que les autres, descendent alors des nues enflammées, pour voltiger autour de lui, et chacune de ces ombres offre encore au malheureux Rodrigue l’image de ses victimes. « Tu nous verras sous mille formes diverses, s’écrie l’une d’entr’elles, et nous viendrons déchirer ton cœur, jusqu’à ce qu’il soit devenu la proie des furies qui t’attendent pour nous venger de tes forfaits ». Cependant l’orage redouble, des tourbillons de feu s’élancent à tout instant du ciel, pendant que l’horison est coupé transversalement par des éclairs qui se brisent et se croisent en tous les sens ; la terre même enfante de toutes parts des trombes de feu, qui s’élevant en l’air, retombent en pluies brûlantes, de plus de deux mille toises ; jamais la nature en courroux ne présenta de plus belles horreurs.

Rodrigue, la tête à couvert sous une roche, invective le ciel, sans le prier, ni se repentir. Il se lève, il regarde autour de lui, il frémit des désordres qui l’entourent, et n’y trouve qu’un nouveau sujet de blasphême. Être inconséquent et cruel, s’écrie-t-il, en fixant les cieux, pourquoi nous blâmes-tu, quand l’exemple du trouble et du désastre nous est donné par ta main même ? Mais suis-je, continue-t-il, en n’appercevant plus de chemin, et que vais-je devenir au milieu de ces ruines ? « Vois cet aigle accroupi sur la roche qui te servait d’asyle, lui crie la voix qu’il est accoutumé d’entendre ; aborde-le, assis-toi sur ses reins, il te portera d’un vol rapide où tes pas se dirigent depuis si long-temps ». Le monarque obéit, dans trois minutes il est au haut des airs. « Rodrigue, lui dit alors le fier oiseau qui le porte, regarde si ton orgueil était juste… voilà toute la terre à tes pieds ; observe le chétif coin du globe où tu dominais, devait-il te rendre orgueilleux de ton rang et de ta puissance ? vois ce que doivent être aux yeux de l’Éternel ces frêles potentats qui se disputent le monde, et souviens-toi que ce n’est qu’à lui qu’il appartient d’exiger les hommages des hommes ».

Rodrigue s’élevant toujours, distingue enfin quelques-unes des planètes dont l’espace est rempli ; il reconnaît que la Lune, Vénus, Mercure, Mars, Saturne et Jupiter, auprès desquels il passe, sont des mondes comme la terre. Sublime oiseau, s’écrie-t-il, ces mondes sont-ils habités comme le nôtre ? Ils le sont par des êtres meilleurs, répond l’aigle ; modérés dans leurs passions, ils ne se déchirent point entre eux pour les assouvir ; on n’y voit que des peuples heureux, et l’on n’y connaît point de tyrans. — Et qui donc gouverne ces peuples ? — Leurs vertus : il ne faut ni loix, ni souverains, à qui ne connaît point les vices. — Les peuples de ces mondes sont-ils plus chéris de l’Éternel ? — Tout est égal aux yeux de Dieu ; cette multitude de monde répandue dans l’espace, que produisit un seul acte de sa bienfaisance, qu’un second acte peut détruire, n’augmente ni sa gloire ni sa félicité ; mais si la conduite de ceux qui les habitent lui est indifférente, en est-il moins nécessaire d’être juste ; et la récompense de l’honnête homme, n’est-elle pas toujours dans son cœur ?

Peu-à-peu nos voyageurs s’approchèrent du soleil, et sans la vertu magique dont le monarque était entouré, il lui serait devenu impossible de soutenir les rayons qui le dardaient. Combien ce globe lumineux me paraît plus grand que les autres, dit Rodrigue ; donne-moi donc, roi des airs, quelques éclaircissemens sur un astre, où tu vas planer quand tu veux. Ce foyer sublime de lumière, dit l’aigle, est à trente mille lieues de notre globe, et nous ne sommes plus qu’à un million de lieues de son orbite ; vois comme nous nous sommes élevés en peu de temps ; il est un million de fois plus gros que la terre, et ses rayons y arrivent en huit minutes[1]. Cet astre, dont l’approche m’effraie, demanda le roi, a-t-il donc toujours sa même substance ? est-il possible qu’elle soit toujours égale ? Elle ne l’est point, reprit l’aigle ; ce sont les comètes qui tombent de temps en temps dans sa sphère, qui servent à réparer ses forces. Explique-moi la méchanique céleste de tout ce qui frappe mes regards, continua Rodrigue ; mes prêtres superstitieux et méchans ne m’ont appris que des fables, ils ne m’ont pas dit une vérité. — Et quelle vérité te diraient des fourbes qui ne subsistent que par le mensonge ? Écoute-moi donc, poursuivit l’aigle en volant. Le centre commun vers lequel toutes les planètes gravitent, est presqu’au milieu du soleil ; cet astre gravite vers les planètes ; l’attraction que le soleil exerce sur elles, surpasse celles qu’elles exercent sur lui, autant de fois qu’il les surpasse en quantité de matière ; cet astre sublime change de place à tout moment, à mesure qu’il est plus ou moins attiré par les planètes, et ce léger approchement du soleil rétablit le dérangement que les planètes opèrent les unes sur les autres. Ainsi donc, reprit Rodrigue, le dérangement continuel de cet astre entretient l’ordre dans la nature ; voilà donc le désordre nécessaire au maintien des choses célestes ; si le mal est utile dans le monde, pourquoi veux-tu le réprimer ? et qui assure que de nos désordres journaliers, ne naît pas l’ordre général ? Faible monarque de la plus petite portion de ces planètes, s’écria l’aigle, il ne t’appartient pas de sonder les vues de l’Éternel, encore moins de justifier tes crimes par les loix incompréhensibles de la nature ; ce qui te paraît désordre en elle, n’est peut-être qu’une de ses manières d’arriver à l’ordre ; ne tire de cette probabilité nulle espèce de conséquence en morale ; rien ne prouve que ce qui te choque dans l’examen de la nature, soit véritablement du désordre, et ton expérience te convainc que les crimes de l’homme ne peuvent opérer que le mal. — Et ces étoiles sont-elles aussi habitées ? de combien leur sphère augmente depuis que nous les approchons ! — Ne doute pas que ce ne soient des mondes, et quoique ces globes lumineux se trouvent quatre cent mille fois plus éloignés de la terre, que ne l’est le Soleil, il se trouve encore des astres au-dessus d’eux, qu’il nous est impossible d’appercevoir, qui sont peuplés comme les étoiles, et comme toutes les planètes que tu vois. Mais nous approchons du terme ; je ne m’élèverai plus, dit l’aigle, en redescendant vers la terre ; que tout ce que tu as vu, Rodrigue, te donne une idée de la grandeur de l’Éternel, et vois ce que tes crimes t’ont fait perdre, puisqu’ils te privent à jamais de l’approcher… À ces mots l’aigle s’abat sur la cime d’une des plus hautes montagnes de l’Asie. Nous voilà à mille lieues de l’endroit où je t’ai pris, dit le céleste ami de Jupiter ; descends tout seul cette montagne, c’est à son pied qu’existe ce que tu cherches, et il disparaît aussi-tôt. Rodrigue descend en peu d’heures la roche escarpée sur laquelle l’a déposé l’aigle. Il trouve au bas de la montagne une caverne fermée par une grille que gardaient six géans, de plus de quinze pieds de haut. Que viens-tu faire ici, demanda l’un d’eux ? Emporter l’or qui doit être dans cette caverne, dit Rodrigue. Il faut, avant que tu y parviennes, nous détruire tous les six, reprit le géant. Cette victoire m’effraie peu, répond le roi ; fais-moi prêter des armes. Des écuyers revêtent à l’instant Rodrigue. Le fier espagnol attaque vigoureusement le premier qui se présente, quelques minutes lui suffisent pour en triompher ; un second s’approche, il l’abat de même, et en moins de deux heures, Rodrigue a vaincu tous ses ennemis.

Tyran, lui crie l’organe qu’il entendait par fois, jouis de tes derniers lauriers, les succès qui t’attendent en Espagne ne seront pas aussi brillans que ceux-ci ; les destins du sort sont remplis, les trésors de la caverne sont à toi, mais ils ne serviront qu’à ta perte. — Eh quoi ! je n’aurai triomphé que pour être vaincu ? — Cesse de vouloir sonder l’éternel, ses décrets sont immuables ; ils sont incompréhensibles ; sache seulement que les prospérités inattendues, ne sont jamais pour l’homme que les pronostics certains de ses malheurs.

La caverne s’ouvre, Rodrigue y voit des millions. Un léger sommeil s’empare de ses sens, et quand il se réveille il se trouve à la porte de la tour enchantée, au milieu de toute sa cour, et de quinze fourgons chargés d’or. Le monarque embrasse ses amis ; il leur dit qu’il est impossible à l’homme d’imaginer tout ce qu’il vient de voir ; il leur demande combien il y a de tems qu’il est absent d’eux. Treize jours, lui répond-on. Ô juste ciel ! dit le roi, il me semble qu’il y a plus de cinq ans que je voyage. En disant cela, il s’élance sur un andalous, et s’éloigne au galop pour regagner Tolède ; mais à peine est-il à cent pas de la tour, qu’un coup de tonnerre se fait entendre ; Rodrigue se retourne ; et voit ce monument antique emporté comme un trait dans les airs ; le roi n’en vole pas moins vers son palais ; il était tems, toutes les provinces soulevées ouvraient déjà les portes de leurs villes aux mores. Rodrigue lève une armée formidable, marche à sa tête aux ennemis, les rencontre auprès de Cordoue, les attaque, et là, se livre un combat qui dura huit jours… combat le plus sanglant sans doute qui se fût jamais vu dans les deux Espagnes ; vingt fois la victoire inconstante promet ses faveurs à Rodrigue, vingt fois elle les lui enlève cruellement. Sur la fin du dernier jour, au moment où Rodrigue ayant rassemblé toutes, ses forces, va peut-être fixer sur lui les lauriers, un héros se présente, il lui propose de se battre corps-à-corps. Qui es tu, lui demande fièrement le roi, pour que je t’accorde cette faveur ? Le chef des Mores, répond le guerrier, je suis las du sang que nous versons ; épargnons-le, Rodrigue, la vie des sujets d’un empire doit-elle être sacrifiée aux faibles intérêts de leurs maîtres ? Que les souverains se battent eux-mêmes, quand des discussions les séparent, et leurs querelles ne seront plus aussi longues ; prends du terrain, fier Espagnol, et viens mesurer ta lance à la mienne ; à celui des deux qui triomphera seront les fruits de la victoire… y consens-tu ? Je suis à toi, répond Rodrigue, j’aime bien mieux n’avoir à vaincre qu’un pareil adversaire, que de lutter plus long-tems contre ces flots innombrables de peuples. — Je ne te parais donc pas redoutable ? — Je ne vis jamais de plus faible ennemi. — Il est vrai que tu m’as déjà vaincu, Rodrigue ; mais tu n’es plus au jour de tes triomphes, tu ne languis plus au fond de ton palais dans le sein de tes indignes voluptés, tu ne verses plus le sang de tes sujets pour les assouvir, tu ne ravis plus l’honneur de leurs filles… À ces mots les deux guerriers prennent champ, les armées ont les yeux sur eux… ils se rapprochent, ils se heurtent avec impétuosité… ils se portent des coups furieux ; Rodrigue est enfin abattu, son valeureux ennemi lui fait mordre la poussière, et se jetant aussi-tôt vers lui : reconnais ton vainqueur avant que d’expirer, Rodrigue, dit le guerrier en relevant son casque. Oh ciel ! dit l’Espagnol. — Tu frémis lâche, ne t’avais-je pas dit que tu reverrais Florinde au dernier instant de ta vie ; le ciel outragé de tes crimes a permis que je sortisse du sein des morts pour venir t’en châtier et terminer tes jours ; vois celle à qui tu as ravis l’honneur, flétrir ta gloire et tes lauriers ; expire, ô trop malheureux prince ! que ton exemple apprenne aux rois de la terre, que c’est à la vertu seule à consolider leur puissance, et que celui qui abuse de son autorité comme toi, trouve tôt ou tard dans la justice du ciel, la punition de ses forfaits.

Les Espagnols fuyent, les Mores s’emparent de toutes les places, et telle est l’époque qui les rendit maîtres de l’Espagne, jusqu’à ce qu’une révolution nouvelle, causée par un crime semblable, vînt les en chasser pour jamais.



  1. Il faudrait vingt-cinq ans à un boulet de canon pour parcourir le même espace ; mais tout cela est dans le système de Newton, qui, comme l’on sait, trouve bien des contradicteurs aujourd’hui ; car il faut bien, si nous ne savons rien, avoir au moins l’air d’en savoir plus que ceux qui nous ont précédés.