Librairie Paul Ollendorff (p. 101-120).
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XI

Fierce signa le rapport qu’il rédigeait, et le mit en chemise. Après quoi, il ouvrit un carton et regarda des estampes japonaises. Il était six heures passées : la tâche du jour était faite.

Les estampes étaient ingénieusement obscènes. Fierce d’ailleurs n’en collectionnait pas d’autres : il lui plaisait d’honorer ainsi les artistes qui ne s’étaient pas embarrassés des mensonges de la pudeur ; et il vénérait Hokousaï et Outamaro.

Il feuilleta. Parmi des cerisiers en fleurs, et devant des horizons bleutés, des mousmés faisaient l’amour au naturel avec des samouraïs harnachés en guerre ; on ne découvrait que des coins de nudité, mais les plus réalistes. Fierce monologuait.

— « Un art bien curieux. Quel souci de l’exactitude, et quelle fougue dans la sensualité ! Pas d’ironie, pas de blague, pas de ricanement ni de sourire. Mâles et femelles y vont bon jeu bon argent, de tout leur cœur et de tous leurs muscles… »

Il souligna de l’ongle la bosse des biceps et des mollets ; les robes et les kimonos, trop tendus, se déchiraient dans la fureur des étreintes. Une tête de femme retint ses yeux. L’estampe était moderne, et l’artiste, au lieu d’imiter la beauté longue et dédaigneuse des grandes dames japonaises, ou de calquer une frimousse fraîche et pleine de simple mousmé, s’était plu à chercher une inspiration occidentale. Fierce sourit : les yeux pers, le nez relevé d’une chiquenaude évoquaient dans sa mémoire l’agréable profil de Mlle Sylva.

« Cette femme-ci, pensa-t-il, est moins jolie. Il est vrai que je n’ai pas, sur la jeune Sélysette, une documentation aussi décolletée… »

L’héroïne de l’estampe se renversait, haut troussée, dans un pré fleuri, tandis qu’un garçon en émoi se précipitait vers elle. Ce garçon trop scrupuleusement dessiné, déplut à Fierce qui tourna la page.

« Oui, dit-il encore, ces choses n’ont aucun rapport avec les indécences chinoises. Ainsi… »

Il prit un album chinois, relié de vieille soie :

… « Là ! cette fillette à quatre pattes, qui attend le bon plaisir d’un vieux mal dispos, — voilà ce qu’un Japonais ne fera jamais. Le sujet, tout d’ironie, ne le tentera pas, d’abord ; et jamais surtout, dans une gravure sensuelle, il n’imaginera cette grimace narquoise qui se moque tout ensemble du plaisir et du partenaire… »

Il chercha le célèbre Rêve d’Hokousaï.

… « Il imaginera ceci, cette impossible bagarre d’êtres sans visages, et il leur donnera dix sexes à chacun, pour que la page contienne soixante accouplements au lieu de six. »

Admiratif, il contempla longuement la prodigieuse estampe. Puis il se leva et s’habilla pour sortir.

Comme il allait remplacer par un smoking blanc son veston d’uniforme, il s’interrompit pour regarder encore l’image japonaise qui ressemblait à Sélysette Sylva : il prit un secret plaisir à cacher avec sa main le personnage de l’amoureux réaliste, à cacher aussi le désordre de l’amoureuse, et à ne plus rien voir qu’un visage malicieux qui lui souriait. Après quoi il passa le smoking et prit un chapeau de paille : le soleil se couchait, on pouvait s’épargner le casque.

« Au fait, dit-il tout à coup à hante voix, c’est stupide, cette chambre grise. J’ai le spleen depuis ce matin. Il faut chasser ça. »

Il sortit.

Sur le quai, il hésita entre des distractions diverses. Sa journée avait été maussade. Sans trêve, l’inanité de ses plaisirs et de sa vie avait obsédé sa pensée ; et par un contraste ironique et ridicule, l’image de cette petite fille inconnue deux jours plus tôt, Sélysette Sylva, avait vingt fois dansé devant ses yeux, toujours avec des sourires épanouis de bonheur. Cette vision réitérée ne manquait pas d’être irritante, quoique agréable aux yeux ; Fierce maintenant désirait l’écarter, et goûter une sorte de revanche, en se jetant à corps perdu vers des voluptés des Mille et Une Nuits, pour jamais interdites aux vierges sages, et ignorées d’elles.

Mais au moment d’exécuter ce programme, l’enthousiasme convenable lui manqua.

Se débaucher à contre-cœur n’est pas très amusant. Fierce réfléchit que l’heure était passée d’aller chez Liseron, sa maîtresse : Mévil y pourrait venir, et Liseron détestait les flagrants délits. L’heure était passée aussi de chercher parmi les congaïs ou les métisses de Tan-Dinh et d’Iloc-Môn une complaisante compagne d’avant-dîné : toutes assurément promenaient leurs grâces asiatiques dans les victorias de l’Inspection. Le quai était désert. Fierce se jugea tout à fait seul au monde, et dans l’impossibilité d’accoupler une autre solitude à la sienne. Il arrêta une voiture qui passait vide, et se fit conduire au cercle.

C’était en ses jours d’ennui que Fierce allait au cercle. La société coloniale n’avait rien en soi qui le charmât : elle était trop réellement le fumier humain qu’avait dit le gouverneur général. Beaucoup des membres du cercle n’étaient que gens équivoques, acceptés par défaut de concurrence, et considérés surtout pour leur heureuse impunité ; — d’ailleurs hommes du monde ou s’efforçant de le paraître, et payant de mine après avoir payé d’audace ; — coquins de bonne compagnie, capables, dans toutes les médiocres occasions, de faire montre d’honneur et même d’honnêteté. Le ragoût comique de cela. Fierce, blasé, ne s’en souciait plus.

Il est vrai que quelques individus tranchaient sur la masse. Le docteur Mévil se montrait parfois au cercle, — lorsqu’une intrigue nouvelle l’obligeait à dîner avec un mari ; — Torral fréquentait la salle de jeu : c’était là qu’il voyait le plus de Saïgonnais réunis, et qu’il pouvait par conséquent en mépriser d’un seul coup davantage. D’autres hommes remarquables apparaissaient encore, — civilisés ou barbares : Rochet le journaliste, Malais le banquier, Ariette l’avocat ; — tous ceux qui, parmi la plèbe des aigrefins vulgaires, s’étaient haussés jusqu’à l’aristocratie des flibustiers : tous ceux qui avaient su, plus ou moins somptueusement, s’enrichir mieux que par l’escroquerie simple ; tous ceux qui avaient eu l’habileté ou la hardiesse de battre monnaie légalement, quoique aux dépens d’autrui. Ceux-là plaisaient à Fierce, et, tandis que sa voiture roulait vers le cercle, il souhaita trouver quelqu’un d’eux.

Le hasard le servit. Dans la salle des journaux. Malais lisait les feuilles du soir. Fierce ne vit d’abord qu’un amas de papiers déployés ; mais au pas de l’arrivant, les papiers croulèrent, et le banquier apparut, déjà debout : Malais, jadis soldat, marin, typographe, négociant et colon tour à tour, avait gardé de ses métiers nombreux une énergie active qui se reflétait dans ses gestes rares et brusques comme dans ses mots sobres et prompts.

— « Madame Malais se porte bien ? » demanda Fierce ; — il avait rencontré deux fois la jeune femme au théâtre et ne lui avait pas fait la cour, quoiqu’il la trouvât ce qu’elle était, délicieuse.

— « Ma femme va bien, et sans cocaïne, » dit le banquier en riant.

Fierce haussa les sourcils.

« C’est vrai, vous ne savez pas. Votre ami Mévil a voulu la mettre à son régime favori. Ce garçon très ingénieux drogue la plupart des femmes d’ici, et c’est un prétexte pour lui à pénétrer dans leurs faveurs. Grâce à ses pilules importées je ne sais d’où, il insensibilise contre la chaleur, — non sans quelques inconvénients nerveux, bien entendu ; mais on n’y regarde pas de si près à Saïgon. — Or, ma femme ne lui déplaisant pas, ce bon Mévil s’est efforcé d’amener sa cocaïne à la rescousse. J’y ai mis bon ordre, sans d’ailleurs lui en vouloir le moins du monde, croyez-le bien. »

Fierce sourit.

« Vous dînez ici ? demanda le banquier.

— Oui, je pense.

— Moi pareillement. Faites-moi l’honneur de partager ma table. J’ai durement travaillé aujourd’hui, et je mérite la récompense d’un convive comme vous. »

Ils s’assirent. À coups de pied. Malais repoussa les journaux gisant autour de lui.

« Idiots, ces canards ! Croyez-vous qu’ils n’ont pas assez de colonnes pour la dernière visite du gouverneur à je ne sais quel hospice, et qu’ils ne soufflent pas une syllabe des affaires anglaises ? Tas de brutes ! »

Il fixa brusquement sur Fierce des yeux scrutateurs :

« Mais vous, l’aide de camp, vous devez savoir ?

— Rien du tout, dit Fierce sincèrement. Vous parlez de la tension diplomatique ? Je crois que ce n’est rien de sérieux, mais je n’ai pas le moindre renseignement personnel. D’ailleurs, les câbles sont anglais, et si par impossible une guerre venait à éclater, nous l’apprendrions par l’escadre ennemie chargée de nous détruire.

— Jolie situation que la vôtre, » observa le banquier.

Il réfléchit une minute et haussa les épaules :

« Peu m’importe d’ailleurs : je n’ai rien à gagner là-dedans, ni rien à perdre.

— Même en cas de guerre ?

— Parbleu ; je suis ici banquier, administrateur et fermier d’impôts. Toutes les affaires du pays passent par mes mains : que voulez-vous que la guerre me fasse ? les gouvernements peuvent se succéder, je leur serai à tous également indispensable. »

L’heure venue, ils dînèrent. Malais ne buvait que d’un champagne sec revenu pour lui d’Amérique, Fierce l’apprécia. Le vin d’ailleurs lui semblait un refuge propice contre sa présente mélancolie. Plus tard, quelques pipes d’opium achèveraient de le ramener à l’optimisme. Il se grisa légèrement.

Les boys desservirent. Sur la terrasse, Malais fit rapporter de son Champagne. Ils continuèrent à boire en fumant des cigarettes turques. Fierce admira la fumée bleue qui se débattait dans le poudroiement des lampes électriques, pareille aux nuages tournoyants d’une chevauchée de Valkyries.

— « Vous aimez à rêver ? dit Malais.

— Vous, pas.

— Non. Je n’aime pas les choses bâtardes. Rêver, ce n’est pas un travail et ce n’est pas un repos.

— Vous êtes un homme d’action. »

Fierce souriait, et il y avait du dédain dans son sourire. Mais Malais ne sembla pas s’en apercevoir.

— « Vous aussi ! Un marin ?

— Non, dit Fierce en souriant toujours. J’ai la livrée, je n’ai pas l’âme. Je suis plus que vous ne le pensez l’ami de Raymond Mévil.

— Tant pis, » dit simplement Malais.

Mais il conserva ses façons cordiales. Fierce, tel qu’il était, lui plaisait. Il le lui dit.

« Vous valez mieux que votre ami. Vous êtes plus intelligent que lui.

— Qu’en savez-vous ?

— Je le sais. »

Il jeta sa cigarette avec une grimace de mépris pour le tabac blond, — ou pour autre chose, — et choisit un cigare de Manille. Après quoi il reprit :

« Raymond Mévil vit pour les femmes et par les femmes ; je lui reproche cela, qui est avilissant à la fois et inepte. »

Fierce dédaigna de protester. Une curiosité lui venait :

— « Au fait, dit-il, vous paraissez bien renseigné sur les belles amies de Raymond ? »

Malais rit.

— « Vous l’êtes autant que moi : vous avez, ce me semble, au moins une maîtresse commune.

— Peuh, dit Fierce sans nier, celle-là ne compte guère. Je voulais parler des autres, — de celles qu’on ne paie pas, du moins officiellement.

— Peuh, répéta Malais, celles-ci ne comptent guère davantage. Vous devriez savoir leurs noms : ce sont autant de secrets de Polichinelle. La belle Liseron vous renseignera mieux que moi, et ses révélations seront probablement piquantes… »

Fierce haussa les épaules et se versa à boire.

— « Je préfère ceci, dit-il en élevant son verre, aux histoires de femmes.

— Vous avez raison, dit Malais ; c’est à la fois moins dangereux et moins bête. »

Fierce but.

— « Il n’y a rien de bête, dit-il en remplissant son verre vide. Il y a des cerveaux différents et des hommes dissemblables. J’aime ceci, — il frappa du doigt la bouteille qui sonna creux, — et cela, — il aspira une bouffée de sa cigarette ; — voilà pour moi. Mévil préfère les cheveux noirs ou clairs, les yeux verts ou violets, les seins roses ou bruns ; voilà pour lui. Vous, mon cher, vous êtes heureux des impôts à lever, des banques à gouverner, des emprunts a placer ; voilà pour vous. — Tout cela se vaut. Il n’y a rien de bête.

— Soit, dit Malais. Quand même, monsieur de Fierce, écoutez ceci : tôt ou tard, le tabac turc vous semblera fade et le vin frelaté ; tôt ou tard, vous verrez votre Mévil lâcher son cortège de femmes roses, brunes ou violettes, pour s’asseoir dans la petite voiture des ataxiques ; — tandis que moi, jamais, — vous entendez, jamais ! — je ne cesserai de trouver bonne et savoureuse ma vie de fatigues et de batailles, ma vie de mouvement et d’action, parce qu’elle est en harmonie avec ce qu’il y a de plus fort et de plus sain dans l’homme : l’instinct combatif, — l’instinct de conservation. — Ma parole ! vous me faites philosopher. Philosopher, moi ! »

Il éclata de rire et se leva. Par une des portes-fenêtres, la salle de jeu envoyait à la terrasse le reflet de ses lumières et le tintement de ses piles de piastres.

« Monsieur de Fierce, dit soudain Malais, je veux ce soir vous initier à cette vie qui est la mienne. Venez là, nous jouerons. Nous jouerons sérieusement ; nous jouerons comme s’il ne s’agissait pas de tuer une soirée, mais de gagner une fortune. Et je vous promets de robustes émotions et des joies vigoureuses, sans mélange d’aucun frisson névrosé. Venez. »

Fierce renversa la dernière bouteille : elle était vide. Il se leva et suivit Malais sans mot dire ; gris, il parlait toujours très peu.

Sept, huit, neuf tables de poker ; et un baccara automobile ; — en tout, dix tapis verts s’étalaient sous le lustre électrique. Malgré les ventilateurs des quatre angles, malgré les pankas du plafond, malgré la nuit appelée par les fenêtres toutes ouvertes, il faisait plus chaud que dans une forge ; les cheveux collaient aux tempes, les plastrons détrempés mouillaient les smokings ; et le geste indispensable de pousser et de ramener les enjeux mettait aux visages de la sueur et de la souffrance.

Malais traversa la salle. Son pas vigoureux jurait avec la brûlante torpeur du lieu. À la dernière table un joueur se leva et Fierce étonné reconnut Torral. L’ingénieur jouait rarement, et dans le seul désir de vérifier cartes en mains ses théories favorites sur le calcul des probabilités. Sans doute la vérification était-elle faite, car il refusa de se rasseoir. Ses partenaires étaient Ariette, Abel, et un Allemand nommé Schmidt, propriétaire de minoteries. Le lieutenant gouverneur, de sa voix douce, souhaita le bonjour aux nouveaux venus, et l’avocat, toujours couleur de citron, mit en leur honneur un sourire morne sur sa face glabre.

— « M. de Fierce va jouer, et j’entre de moitié dans son jeu, annonça Malais. Messieurs, nous chargerons les coups, vous êtes prévenus.

— Alors, je reste pour voir, » dit Torral.

Il s’assit à côté du banquier, derrière Fierce. Fierce, silencieux, battit les cartes et donna.

Alentour, sur les tables vertes et parmi le froissement des billets de banque, les piastres tintaient. Elles faisaient plus de bruit et tenaient plus de place que n’auraient fait les discrètes monnaies d’or de l’Europe ; elles figuraient bien la lourde richesse de l’Extrême-Orient, trafiquant et agioteur. C’étaient des piastres d’Indo-Chine, frappées d’une République assise, — c’étaient des piastres d’Angleterre, à l’effigie casquée d’Albion, — c’étaient des yens japonais et des taëls de Chine, où s’enroulent des dragons de cauchemar, — c’étaient surtout des piastres mexicaines, portant à la face l’aigle de liberté vainqueur du serpent et au revers, le bonnet phrygien nimbé ; — toutes monnaies épaisses et larges pesant leur valeur d’argent pur. Beaucoup de pièces étaient neuves, parce que sans cesse le Mexique fait ruisseler le trop-plein de ses mines sur les deux rivages du Pacifique ; mais la plupart étaient vieilles, usées, noircies, maculées d’encres grasses par les tampons mystérieux des changeurs chinois ; celles-ci, certes, avaient passé dans beaucoup de mains jaunes et rapaces, s’étaient cachées au fond de beaucoup de bourses extraordinaires, avaient acheté force marchandises ignorées de l’Europe, et conclu d’étranges marchés que l’Occident n’imagine pas. Elles venaient peut-être du Tchi-li glacé, du Kouang-Toung où les femmes ne serrent pas leurs pieds dans des bandelettes ; — elles venaient du Yunnam aride, du Chin-King où naissent les Empereurs ; — elles venaient peut-être de plus loin, des provinces reculées et secrètes où se retranche la plus vieille Chine, du Sze-Tchouen où pullulent les hommes, du Kan-Sou presque tartare, du Chen-Si qui est un cimetière de capitales préhistoriques ; — elles venaient de tous les recoins de l’Empire colossal où les Chinois sans nombre s’agitent, et vendent, et achètent, et ne se lassent pas de s’enrichir.

— « Vous qui faites profession de mépriser les hommes, murmura Malais à Torral, regardez les joueurs de poker : vous trouverez en eux de quoi nourrir votre pessimisme. Le vernis mondain s’écaille vite sur le visage des hommes qui perdent ou qui gagnent de l’argent. Et tout en affectant de s’ennuyer et de sourire, ils se révèlent alors à nu dans chacun de leurs gestes. — Il baissa la voix. — Voyez Schmidt : tout millionnaire qu’il est, la boutique dont il sort a rapetissé ses yeux et son ventre, il empile ses piastres et les recompte avec des doigts crochus. Voyez Abel : c’est le type d’ailleurs honorable du fonctionnaire français, habitué à jongler avec l’argent des autres ; les mots dix, vingt ou mille n’ont pas de significations différentes pour lui ; il se soucie des cartes et ne se soucie pas de l’enjeu. Voyez surtout Ariette : il plaide et chicane en lui-même, pèse le pour et le contre de chaque coup, jauge ses adversaires d’un coup d’œil, et ferme les yeux pour qu’ils ne lisent pas dans son regard ; — tel au Palais, quand il défend une mauvaise cause ; il ne s’inquiète que de gagner.

— Vous êtes bon psychologue, dit Torral.

— Oui. C’est indispensable à un fermier d’impôts. »

Malais souriait. Torral, des yeux, désigna Fierce.

— « Et celui-ci ? dit-il.

— Celui-ci, dit Malais, c’est un malade. Les instincts naturels sont affaiblis en lui. Mais le jeu est un bon guérisseur : tout à l’heure, vous verrez ce malade se ranimer, s’exciter, et jeter son masque ordinaire de scepticisme.

— Ce n’est pas un masque.

— Nous allons voir. »

La chance favorisait Fierce. Il gagnait un coup sur deux, et le tas de pièces et de billets amoncelés devant lui devenait impertinent.

— « Je crois, dit encore Malais à Torral, que vous avez particulièrement étudié les lois et les phénomènes du hasard. Comment expliquez-vous ce fait constaté des joueurs que la veine procède par séries, et non par intermittences ? »

Le financier aimait à questionner les spécialistes. Mais Torral, brutal comme toujours, haussa les épaules :

— « Je vous l’expliquerais vainement, dit-il : vous ne comprendriez pas.

— Merci, dit Malais sans se fâcher, dites quand même.

— Soit. Écoutez donc : l’ensemble de toutes les parties jouées depuis le commencement du monde forme un tout, n’est-ce pas, un tout fini et déterminé ? Eh bien, soit n le nombre de ces parties…

n ?

— Je vous ai dit que vous ne comprendriez pas… chacune de ces n parties pouvait être gagnée ou perdue ; et l’ensemble comportait par conséquent un nombre de solutions égal à 2n.

— Ah ?…

— Une seule de ces 2n solutions s’est réalisée, — naturellement. Or, il s’est trouvé que cette unique solution réalisée admettait les séries et rejetait les intermittences. Ce qu’il fallait démontrer. »

Malais arrondit les sourcils. Torral, plus ironique, continua d’un ton de professeur :

« Corollaire : à la limite, c’est-à-dire dans l’éternité des siècles, n tend vers l’infini, 2n également, et la probabilité de l’hypothèse réalisée devient nulle. Donc cette hypothèse n’existe pas. Donc, on n’a jamais joué au poker : c’est une illusion…

— Hein ?

— Une illusion.

— Vous avez raison, dit Malais en haussant les épaules. Je ne comprends pas. »

Et il regarda le jeu. Au fond de la salle, l’horloge sonnait onze coups.

— « Messieurs, dit Abel, nous allons, si vous le roulez bien, faire les quatre derniers coups, car voici qu’il se fait tard. »

Personne ne protesta. Abel donna les cartes. Schmidt sépara de son panier quelques billets qu’il mit dans sa poche. Ariette, à petits coups d’œil successifs, sembla soupeser le gain de Fierce, projetant peut-être de se l’approprier.

Mais coup sur coup, Fierce gagna deux fois.

Ariette donna les cartes à son tour, — pour l’avant-dernière partie, — et fit un pot considérable. Schmidt effrayé abandonna. Abel et Fierce tinrent. L’avocat relança du double. Mais Fierce abattit un brelan d’as et gagna encore.

— « Chance insolente, » dit Malais.

Fierce se retourna pour sourire. — « J’en suis honteux. »

Il était on ne peut plus calme.

— « Vous voyez, murmura Torral, que ce n’est pas un masque. »

Le dernier pot était ouvert.

— « Cinquante piastres, dit Abel.

— Cent, dit Fierce.

— Oui, cent.

— Deux cents, » dit Ariette.

Tout le monde tint. On alla aux cartes.

— « Trois cartes.

— Une.

— Trois.

— Servi, » dit l’avocat.

Il avait longuement filé son jeu. Malais, curieux, le dévisageait. Mais Ariette, les yeux fermés, semblait une caricature fidèle, quoique laide, du mystère.

— « C’est du bluff ? chuchota Torral, intéressé malgré son dédain.

— Je ne crois pas, » souffla le banquier.

Fierce vérifia sa dernière carte et passa parole. Schmidt ouvrit. Abel relança.

— « Deux cents piastres de mieux, » dit Ariette d’une voix absolument incolore.

Fierce poussa des billets.

— « Deux cents, et quatre cents. »

Abel et Schmidt abandonnèrent, l’un en souriant, l’autre en soupirant.

— Quatre cents, et mille, » dit Ariette, sans ouvrir les yeux.

Des tables voisines plusieurs joueurs s’approchèrent. Pour Saïgon, le coup était gros : il y avait au pot l’équivalent de quatre cents louis de France.

Fierce se tourna vers Malais :

— « Vous m’excuserez, dit-il, je prends très mal vos intérêts ; mais en vérité, j’ai honte de ma veine. »

Il abattit son jeu.

« Je tiens sec, sans relance : floche royal majeur. »

Il avait l’as, le roi, la dame, le valet et le dix de cœur, — le jeu imbattable. Ariette, de citron, devint paille, ce qui était sa façon de pâlir. Un concert d’exclamations admiratives saluait le vainqueur. Avec des doigts qui ne tremblaient pas du tout, Fierce attira le pot et le mêla à son tas de billets ; puis il fit deux parts égales, et pria Malais de choisir.

Cependant Ariette s’était ressaisi en un clin d’œil.

— « Cher monsieur, dit-il, j’ai fait mille piastres sur parole, et je vous les dois. Vous les recevrez demain matin…

— Pas trop tôt, je vous prie, dit l’enseigne en riant ; il m’arrive quelquefois de ne pas être matinal. »

Ariette sut rire avec infiniment de bonne grâce

— « En ce cas, dit-il, faisons mieux : je ne déjeune jamais avant midi : est-ce assez tard, et voulez-vous me faire l’honneur de venir demain vous asseoir à ma table ? je vous remettrai ainsi notre petite différence, et vous me dispenserez d’un voyage maritime qui m’effraye : votre Bayard est si loin du quai !

— À cent vingt mètres, » pensa Fierce. Mais il n’hésita pas :

— « Vous êtes trop charmant, j’accepte.

— À demain, » dit Ariette. Et il s’en alla le sourire aux lèvres. Beaucoup de gens admiraient son estomac, car il perdait au moins quatre mille piastres.

Fierce alluma une cigarette. Malais le considérait attentivement.

— « Je crains, dit-il, que vous ne soyez plus malade que je ne croyais. Mon remède n’a pas opéré. »

Fierce sourit.

— « Espériez-vous, dit Torral, le voir danser de joie devant son tas de piastres ? Trop civilisé pour ça, Fierce !

— Trop malade, répéta Malais. Incurable. »

Il tendit à l’enseigne sa main large :

— « Bonsoir, mon associé, tâchez d’avoir le cauchemar, c’est ce qui peut vous arriver de mieux.

— Vous rentrez si tôt ?

— Il n’est pas si tôt. Savez-vous que tous les matins, dès cinq heures, je suis à cheval sur la piste de steeple ? Rien de meilleur pour préluder à la besogne quotidienne. Bonsoir. »

Torral ricana.

— « Belle vie que la vôtre : avec tous vos millions, vous voici forcé d’aller au lit sans sommeil, précisément à l’heure où la ville devient aimable ! »

Le banquier se retourna :

— « Affaire de goûts, riposta-t-il. Vous dormez la jour et moi je dors la nuit : cela vous choque ?

— Non, dit l’ingénieur. Mais je travaille pour vivre, et vous vivez pour travailler : ceci me choque.

— Je regrette beaucoup, fit Malais froidement. Vous ne permettrez toutefois de continuer, car j’y trouve mon plaisir. Que voulez-vous ! il faut me prendre tel que je suis, ou me laisser. Je ne suis pas un civilisé de votre espèce : ma vie plus simple est réglée comme du papier à musique ; je gagne de l’argent et je couche avec ma femme.

— Et vous lui faites des enfants.

— Quand je peux. »

Ils se regardaient en souriant d’un mépris réciproque.

« Au fait, railla Malais, c’est la supériorité de ma race sur la vôtre : la vôtre mourra, la mienne durera.

— L’orgueil des civilisés, dit Torral, c’est de n’avoir pas de successeurs. La tâche est faite, à quoi bon d’autres ouvriers ?

— Orgueil de fous.

— Vous me tenez pour fou, sans doute ?

— Oui… pour malfaiteur aussi. »

Torral haussa les épaules. Malais s’en alla.

Fierce, silencieux, allumait une autre cigarette.

L’ingénieur se tourna vers lui.

— « Viens-tu ?

— Où tu voudras. »

Ils sortirent ensemble. Les piastres de Fierce sonnèrent dans sa poche lourde. Il pensa non sans mélancolie que tout ce gain ne lui donnait aucune joie.

— « Deux, trois mille piastres, pensa-t-il ; au taux ordinaire des femmes, il y a pourtant là de quoi payer le spasme de tout un régiment… »

— « Où allons-nous ? demandait Torral.

— Au diable ! la vie est stupide. »