Les cinq sous de Lavarède/ch9

III

LES GUATUSOS

Le lendemain matin, M. le conseiller Rabata, en sa qualité de secrétaire de la présidence, fut admis au petit lever. Son Excellence avait admirablement dormi dans les draps de l’État ; on lui avait déjà servi le chocolat des contribuables, et il s’était enquis de sir Murlyton et d’Aurett qui, de leur côté, avaient pris un repos bien gagné dans les appartements réservés. Rabata venait, suivant l’usage, apporter au président un mois de son traitement. Lavarède eut un beau mouvement et un geste dramatique :

— Je n’ai que faire de cet argent, dit-il ; j’ai servi la cause de la liberté pour elle-même, et non pour quelques méchants dollars ; consacrez cette somme au budget de l’instruction publique.

La belle réponse du général La Bareda ne tarda pas à être connue dans la ville, et sa popularité ne fit que s’en accroître. La Chambre se réunit en séance publique. À l’unanimité des douze représentants, on lui vota comme récompense nationale le plus haut grade dans l’ordre de l’Étoile de Costa-Rica, un sabre d’honneur, un muletier également d’honneur chargé de servir la mule Matagna et au besoin le président. À Agostin, l’Indien du rancho, échut ce poste et on l’envoya aussitôt avec le secrétaire Rabata demander à La Bareda s’il ne désirait rien de plus.

— Si, répondit-il après réflexion, je désire qu’on me donne un bon revolver avec cent cartouches. Si l’on veut y ajouter une caisse de biscuits de mer, cela me fera plaisir, maintenant que j’ai une mule pour la porter. Enfin, ce que je demande avant tout, c’est de m’en aller.

En apprenant ce vœu intempestif, les pouvoirs publics sourirent… et le peuple gronda.

Magnanime liberador, — avait-on dit lorsqu’il refusait le traitement. Mauvais citoyen, — disait-on lorsqu’il voulait quitter le palais. Les partisans de Guzman et de Zelaya commençaient même à répandre des bruits étranges, — échos du téléphone que nous avons entendus. Le « héros de Cambo », comme on l’avait surnommé le 23 juin, était soupçonné de félonie et de haute trahison le 25, deux jours après son élévation à la présidence. Il était accusé, tout bas, mais avec persistance, de conspirer contre la sûreté de la République.

Cette rumeur légère, allait rinforzando et crescendo, ainsi que tout bon air de calomnie, prit bientôt de telles proportions que la Chambre, cédant au mouvement, décréta qu’une garde spéciale, commandée par le « patriote » général Zelaya, surveillerait étroitement et sans cesse le président La Bareda. Comme Masaniello, il connaissait en très peu d’heures les redoutables revirements de l’opinion populaire. Et notre ami, ainsi gardé à vue, en compagnie des deux Anglais, maudissait sa grandeur l’attachant à sa capitale.

— Que faire pour que vous vous en alliez, puisqu’ils refusent votre démission ? demanda miss Aurett.

— M’en rapporter à la Providence, qui m’a déjà tiré de plus d’un mauvais pas.

À peine avait-il prononcé cette sentence philosophique et finaliste à la fois que, malgré la noblesse de sa fonction, monsieur le président de la République costaricienne s’étala tout de son long par terre dans le salon où il causait avec amis. Dans cette posture peu majestueuse, sir Murlyton grognant et miss Aurett riant le rejoignirent incontinent.

What is it ?

— Parbleu, c’est un tremblement de terre, une des soixante oscillations annuelles dont je vous ai parlé.

— Le palais semble mollement bercé.

Ils essayèrent de se relever. Mais il leur fut impossible de se tenir debout. Secoués comme une salade en son panier, ils s’étaient assis à la turque, loin des meubles chancelants ou renversés. Un bruit rapproché de vaisselle cassée se mariait avec un lointain grondement de foule affolée. Le seul serviteur resté dévoué, l’Indien Agostin, entra à ce moment et trouva toute la société présidentielle accroupie.

— Excellence, dit-il, ne reste pas une minute de plus dans ce palais, qui va s’écrouler.

— Sortir d’ici ! s’écria Armand, mais je ne demande pas mieux !… Seulement la garde du général Zelaya va m’en empêcher.

— La garde s’est dispersée et le général est loin… Nous connaissons cela, nous autres du pays, les mouvements de la terre vont augmenter en nombre et en durée !… Regarde, tout le monde fuit et court, les volcans fument plus que jamais… c’est un tremblement de terre plus fort peut-être que les trois derniers !

Avec une promptitude que l’on comprend, nos trois voyageurs s’enfuirent, laissant là la capitale San José et la présidence de Costa-Rica. Agostin avait sellé les mules, amarré la caisse de biscuits, don national. Chacun armé et équipé en quelques secondes, avait sauté sur les montures… et la petite caravane prit du large, guidée par l’Indien. Il avait eu raison, ce fils de la terre américaine ; le palais s’écroula derrière eux avec un effroyable fracas.

Bêtes et gens avaient perdu la tête. Les mules dressaient les oreilles devant ce danger qu’elles ne voyaient point et dont leur seul instinct les avertissait. La catastrophe fut si soudaine que nul, dans le péril général, ne s’aperçut du départ du président ; on ne s’occupait que des colères de la nature. L’homme en pareil cas se fait petit et plus d’un brave tremble.

Après deux heures d’un galop effréné, ayant sauté par-dessus des crevasses nouvelles, franchi des torrents devenus des routes desséchées et des chemins transformés en torrents, reconnaissant à peine le paysage bouleversé par ce rapide changement à vue, Agostin fit ralentir l’allure échevelée que l’on gardait depuis San José. Il était évident que l’on était sorti de la zone où se produisait le bouleversement cosmique. On pouvait respirer un peu et se rendre compte de la situation. Pour se reconnaître, Armand ne pouvait compter que sur l’expérience d’Agostin.

— Dans quelle direction marchons-nous ? lui demanda-t-il.

— Au Sud-Est, pour tourner le dos aux volcans.

— C’est-à-dire que nous nous dirigeons vers l’Atlantique.

— Oui, vers notre océan à nous, la mer Indienne.

— Quelle ville voyons-nous devant nous, là ?

— Cartago.

— Le chemin de fer n’y passe-t-il pas ?

— La route des Ingénieurs, en effet.

— Que veux-tu dire ?

— Je parle du chemin tracé par les Anglais sur des lignes de fer et d’acier… Rien ne t’empêche de la prendre et de gagner Limon par Orosi et Angostura. Là, tu pourras embarquer puisque tu veux partir.

— Certes, je le veux ; mais ce n’est pas cette route que j’aurais désiré prendre.

Et se tournant vers ses amis il ajouta :

— Je ne vais pas être plus avancé qu’en arrivant à Colon, puisque nous allons nous retrouver sur la rive de l’Atlantique.

— Le principal était pourtant de quitter San José, répondit sagement Murlyton.

À Cartago, les effets du tremblement de terre s’étaient fait sentir avec un peu moins de violence. Mais le public n’en était pas moins agité. Et dans le péril universel dont chaque habitant prenait sa part, on ne remarqua pas plus que les autres ces quatre voyageurs. L’affolement général était tel qu’Agostin put faire monter les mules et les bagages dans un wagon vide, qu’Armand et ses amis les y rejoignirent sans attirer l’attention, et qu’il échappa à cet autre danger d’être reconnu et ramené, comme Louis XVI à Varennes.

Le train s’ébranla. Au pied de l’énorme volcan de Turrialba, qui n’a pas loin de douze mille pieds anglais, à la station de Tucurrique, miss Aurett se rejeta vivement au fond du wagon. Elle était pale et tremblait. Et, désignant du doigt un groupe de gens venant aux nouvelles :

— Don José, dit-elle d’une voix étranglée.

— Lui, le gredin !… s’écria Lavarède en voulant s’élancer.

Mais elle l’arrêta doucement.

— Vous n’avez pas peur de lui, je le sais… mais s’il est encore en ce pays, s’il est revenu, c’est pour se venger de vous… Comme tout le monde, il a du apprendre par les dépêches télégraphiques que vous étiez gardé à vue dans le palais présidentiel… s’il voit l’un de nous, vous serez signalé, pris et ramené dans la capitale.

C’était raisonner avec justesse. Armand se rendit à ces observations et l’étape fut franchie sans obstacle. Seulement Lavarède résolut de quitter le chemin de fer, construit par les ingénieurs anglais, à quelque station intermédiaire. Agostin fut consulté. Il était facile, selon lui, de s’arrêter près de Calabozo, et comme il avait compris qu’on voulait surtout éviter d’être rencontré et reconnu, il indiqua que l’on reprendrait le voyage à mulets et que l’on traverserait le pays des Indiens Talamancas.

— C’est, dit-il, la contrée la plus déserte de tout le territoire.

— Allons, cela va recommencer comme avec Ramon… mais du moins c’est la liberté… Sir Murlyton, je crois qu’il faut, pour un temps, dire adieu au roastbeef de la vieille Angleterre ; nous rentrons dans le paradis des galettes de manioc et des tortillas de maïs.

La caravane descendit, comme Agostin l’avait conseillé, à un passage à niveau non gardé, évitant ainsi les réclamations pécuniaires de la Compagnie et, se dirigeant vers le Sud-Est, suivit le flanc inférieur des montagnes en s’efforçant de voir, au moins une fois chaque jour, la mer au loin sur sa gauche afin de ne pas perdre sa direction. Seulement, ce que nos amis ne remarquèrent pas à Calabozo, ce fut don José qui, les ayant aperçus à Tucurrique, était monté dans le même train et les observait prudemment.

Les ayant vus s’engager vers cette contrée presque inhabitée du versant atlantique, il savait, lui qui connaissait le pays, dans combien de jours il pourrait les retrouver et où ils devaient arriver à la fin. Il ne pensait certainement pas à obéir à la Constitution et à ramener le président fugitif : c’était pour servir sa propre vengeance et les intérêts de Bouvreuil qu’il était en Costa-Rica.

Miss Aurett s’était légèrement trompée en le croyant revenu, — il n’était pas parti. Embarqué de force sur un caboteur mexicain, il s’était arrêté avec son compagnon à la première escale après Limon, à l’embouchure du San Juan de Nicaragua. Puis, ayant renvoyé Bouvreuil attendre à Colon, — où les communications sont faciles avec toute cette partie de la côte, — il étant entré dans le Nord du Costa-Rica, muni d’une belle somme d’argent exigée de son complice, et là il s’était mis en rapport avec un chef des Guatusos, Indiens qui habitent entre le Nicaragua et le Costa-Rica. Nous ne tarderons pas à connaître la suite de sa démarche.

Pendant les premières journées de route, les incidents du voyage de Lavarède et des siens n’offrirent aucune particularité inquiétante.

La seule difficulté matérielle était le passage des rios torrentiels qui descendent des montagnes ; l’aide des Indiens et de leurs radeaux fut précieuse.

Le 3 juillet, ils atteignirent les premiers contreforts des Montes-Negros, en évitant les villes de Bribri et de Cuabré, sur la rive droite du rio Dorado, — car Lavarède ne se souciait point de rencontrer des autorités costariciennes.

— J’aime mieux les sauvages, disait-il ; au moins ils ne construisent pas de prisons.

Ayant trouvé au flanc d’un mamelon abrupt une sorte de ruine, qui avait du être, au siècle précédent, un rancho, abandonné depuis, ils y avaient passé la nuit, lorsqu’au lever du soleil les mules se mirent à hennir d’une façon particulière.

Agostin, avec son flair d’Indien, déclara qu’il devait y avoir du danger aux environs. Il examina la campagne et bientôt désignant un point lointain :

— Assez loin, vers le Nord-Ouest, à peu près sur les traces de notre route d’hier, je distingue une autre caravane… elle paraît nombreuse… Il y a au moins une trentaine de chevaux et de mulets.

Une inquiétude prit Lavarède.

— Est-ce que ce sont des soldats ?

— Non… il me semble reconnaître l’accoutrement des Indiens.

— Alors, pas de danger ?

— Aucun si ce sont des gardeurs de troupeaux ou des nomades voyageant en tribu… Je les vois un peu mieux à présent, ils sont armés presque tous de fusils. Cela m’étonne, car les indigènes du Talamanca ne sont pas grands chasseurs, ils pêchent plus volontiers qu’ils ne chassent.

Quelques minutes se passèrent encore. Les quatre voyageurs avaient les yeux fixés sur ce groupe lointain qui se rapprochait et que les rayons du soleil levant commençaient d’éclairer. Tout à coup, Agostin blêmit. Lui qui jusqu’ici ne semblait pas aisé à effrayer, il claquait des dents et montrait les signes de la plus vive épouvante.

— Qu’y a-t-il ?… Qu’as-tu ?…

— Ce sont les Guatusos !…

— Eh bien !…

— Les terribles Guatusos, les Indiens au visage pale, aux yeux bleus, aux cheveux roux…

— On dirait des Anglais à ce signalement, fit sir Murlyton.

— Hélas, oui !… ce sont les fils d’une bande de pirates anglais égarés il y a cent ans sur les bords du rio Frio, et qui ont apporté dans la tribu qui les a recueillis des mœurs féroces et sanguinaire.

— Que dites-vous là ?…

— La vérité, malheureusement ; les Guatusos, ou Pranzos, sont capables des plus grandes cruautés… Si c’est à nous que ceux-ci en veulent, nous sommes morts !…

— Mais, interrompit Armand comment se fait-il que ces sauvages, habitant au Nord du Poas, soient venus ici, dans le Sud du territoire ?…

— Excellence, je ne me l’explique pas… Ceux-là, voyez-vous, tueraient leur père pour avoir de l’argent et boire de l’aguardiente.

— De l’argent ?… si on leur en donnait pour s’en aller ? hasarda Murlyton.

— Vous oubliez que nous n’en avons pas dans nos poches et qu’ils doivent ignorer les chèques.

— Non, non, murmura Agostin… ne les attirons pas… et surtout ne bougeons pas… Ah ! si par bonheur ils pouvaient passer sans se douter que nous sommes ici, je sacrifierais avec joie au Grand-Esprit.

— Toi, tu es catholique cependant ?…

— Oui, Votre Grâce, connue tous les Indiens pauvres… mais cela ne nous a jamais empêchés, quand nous sommes en danger, ou entre nous, de prier aussi le Grand-Esprit Tule, le dieu de nos pères et de notre patrie.

Dans sa terreur, il avouait ce que, par tradition, les indigènes ont toujours caché avec soin, par peur des conquérants espagnols.

À ce moment, nos voyageurs, purent, faire de leur observatoire, une inquiétante constatation. Aux appels de leurs mules, d’autres appels avaient répondu. Les trente cavaliers guatusos s’étaient d’abord arrêtés ; ils avaient semblé tenir conseil ; puis, changeant de route, leur groupe compact, précédé d’une dizaine d’entre eux espacés en fourrageurs, s’était dirigé vers le rancho, escaladant, par un mouvement enveloppant, le mamelon sur lequel campaient Lavarède et ses compagnons de route.

Si ceux-ci avaient pu conserver encore un doute sur l’intention des Guatusos, nulle hésitation n’allait plus leur être permise. Miss Aurett, qui avait braqué sur eux sa jumelle, pâlit légèrement et dit :

— L’aspect physique de ces Indiens répond bien au signalement que nous en a donné Agostin… De plus je viens de reconnaître au milieu d’eux notre ennemi don José.

— Quel parti devons-nous prendre ? demanda froidement Murlyton, sans que sa voix trahit le moindre trouble.

— Un seul, fit résolument Lavarède, résister… Nous avons des armes, il faut nous en servir et retirer à ces bandits l’envie de nous approcher de trop près.

Les rôles furent distribués aussitôt. Les trois hommes s’embusquèrent, abrités par des fragments de muraille, Agostin armé de son fusil, Armand et Murlyton de leurs revolvers à longue portée. Ils attendirent que les premiers cavaliers ne fussent pas éloignés de plus de deux cents mètres et firent feu tous les trois ensemble. Deux Indiens tombèrent, le cheval d’un troisième se cabra, il n’obéissait plus à son cavalier, il avait été blessé et redescendit chancelant.

Mais le mouvement ascensionnel des assaillants ne s’arrêta pas à cette première escarmouche. Il fallut deux salves nouvelles qui firent encore cinq victimes, tant chevaux qu’Indiens, pour que les agresseurs décidassent à rebrousser chemin et, par un temps de galop allongé, à se placer hors de portée des armes à feu. Mais ils restèrent en vue, à peine dissimulés par un pli de terrain et un bouquet d’arbustes tropicaux.

— Leur attaque par surprise n’a pas réussi, dit Lavarède… Observons-les attentivement, car ils ne s’en tiendront pas là.

À l’aide de la jumelle anglaise, on voyait distinctement ce qui passait. Les blessés et les morts étaient étendus, au nombre de cinq, sous un arbre, auprès d’un petit cours d’eau, — un Guatuso les gardait et les soignait. Agostin aperçut deux cavaliers placés en vedette de façon à ne pas perdre de vue le rancho sur la gauche et sur la droite.

À l’exception de ces deux-là, les autres avaient mis pied à terre et une « palabre » s’engageait. À leurs gestes désignant le mamelon, on pouvait deviner qu’ils concertaient une agression nouvelle plus prudente sans doute. Et nos amis redoublèrent de surveillance, se tenant sans cesse sur leurs gardes.

Mais, à leur grand étonnement, la journée tout entière se passa de la sorte. On s’observait mutuellement. Agostin fit remarquer que les forces des gens et des bêtes avaient besoin d’être soutenues.

On avait quelques boîtes de conserves, plus le don national, la fameuse caisse de biscuits de mer. Les quatre convives firent largement honneur à ces provisions. Quant aux mules, on leur distribua du biscuit concassé et trempé. Dans la montagne, les sources ne manquent pas. À dix mètres en arrière du rancho jaillissait justement en un mince filet une source claire et limpide.

Cependant la nuit approchait. Lorsque l’ombre s’étendrait sur le pays, Lavarède redoutait une attaque. Il fut convenu que chacun se reposerait à tour de rôle. On était quatre : Murlyton et Aurett dormiraient pendant que veilleraient Armand et Agostin, en se relevant de deux en deux heures.

Quelque attention que prêtassent les sentinelles, rien ne parut bouger dans la vallée. On percevait des bruits de pas réguliers, indiquant que l’ennemi continuait sa surveillance.

Les Guatusos n’attaquèrent pas.


Le mouvement tournant.

Mais au point du jour, les assiégés comprirent que les Indiens avaient changé de tactique. L’assaut brusque ayant échoué, les Guatusos employaient un autre moyen.

Ils mettaient le blocus.

Au lieu d’un seul groupe, nos amis en distinguèrent six, composés de quelques hommes seulement, mais tenant toutes les issues au Nord, au Sud comme à l’Est ; un seul Indien à cheval dans chaque poste veillait sur le rancho entouré.

De s’échapper par l’Ouest, il n’y fallait pas songer. Derrière le mamelon où s’élevait leur modeste fortification, la Cordillère était à pic et dominait la plaine jusqu’à la mer.

Les défenseurs tinrent un grave conciliabule. Ils firent le compte des provisions. Pour quatre personnes et quatre montures, ils n’en avaient que pour cinq jours.

La deuxième journée du siège se passa presque gaiement : la belle humeur de Lavarède ne se lassait pas.

— Tout de même, dit-il, à l’Anglais, en vous engageant à ne pas me quitter, à me surveiller sans cesse, vous ne vous doutiez pas de ce qui allait vous arriver.

— Assurément non.

— Sans cela, vous n’auriez peut-être pas commencé ?

— C’est probable ; mais maintenant je suis accoutumé à votre caractère. Votre esprit aventureux m’intéresse et, entre gentlemen, on se doit aide mutuelle.

— Oh ! interrompit miss Aurett, M. Lavarède ne marchande pas, lui ; il m’a déjà sauvée de tant de périls que je ne suis pas quitte envers lui.

Armand sourit et, montrant l’horizon où se dessinaient les vedettes guatusos, il dit :

— Et, d’après les prévisions, nous allons cette fois courir les mêmes dangers ensemble, il me sera bien difficile alors de vous en préserver ! C’est pour vous surtout que je tremble, ajouta-t-il d’un ton grave.

— Il ne faut trembler ni pour moi ni pour vous, monsieur Armand. Qui sait si, une nuit prochaine, nous n’allons pas pouvoir échapper à ceux nous investissent ?

— Eh ! mais, c’est à voir, cela… Qu’en dis-tu, Agostin ?

L’Indien ne répondit pas. Le regard obstinément fixé vers le Sud-Est, il paraissait absorbé. Armand lui frappa sur l’épaule.

— Que cherches-tu par là, demanda-t-il ?

— Le salut… le chemin pour fuir… pour aller vers des tribus amies…

— Il en est de ce côté ?…

— Oui… les Bizeitas ; puis, pas loin, ceux du Chiriqui… Mais, comment échapper aux Guatusos ?… Je ne connais pas tous les sentiers.

Et il reprit, silencieux, sa rêverie dans le vague. De temps en temps, un Guatuso s’avançait en reconnaissance vers le rancho, comme pour s’assurer que les assiégés étaient toujours là. Un coup de feu le renseignait immédiatement.

À ce jeu, les assiégeants perdirent encore deux hommes.

On déjeuna après une de ces petites alertes. Seul, Agostin, préoccupé, et les yeux toujours dirigés sur les pentes de la montagne, ne mangea pas. Avec un sourire, miss Aurett dit à son père :

— Malgré vos bank-notes et vos chèques, sans l’assistance de notre ami, nous mourrions de faim depuis deux jours.

— C’est vrai… M. Lavarède nous a nourris, et non seulement ici, mais encore pendant le temps de la présidence.

— Vous porterez cela en compte, dit plaisamment Armand.

Le plus gravement du monde, Murlyton ouvrit son carnet et montra des notes prises antérieurement.

— Vous voyez que c’est déjà fait.

— Oh ! vous êtes un homme précis.

— Je suis Anglais, répondit-il simplement.

Tout à coup, Agostin franchit le mur formant parapet et se laissa glisser au dehors. Il suivait la pente Sud du mamelon et, presque rampant, il cherchait à voir quelque chose au loin, sans être aperçu des guatusos en vedette. Mais il n’y réussit pas. Des coups de fusil retentirent, une grêle de balles s’abattit autour de lui.

Dissimulé derrière des roches il entendait les projectiles crépiter sur la pierre et malgré cela il continuait sa route, Il ne s’arrêta que sur la crête d’un ravin. Là, couché de tout son long, la tête penchée au-dessus du vide, il observa, fixant dans sa mémoire la carte du terrain qu’il était venu reconnaître, — et lorsqu’il se releva, son visage ordinairement impassible exprimait la joie.

Puis il reprit le chemin du rancho. La fusillade des Guatusos se ralentit alors. Les assiégeants, c’était visible, ne voulaient que l’empêcher de s’enfuir.

— Eh bien ! dit Armand ? Qu’as-tu fait ? qu’as-tu vu ?

— Je cherchais une route… mais tous les chemins sont gardés… Nous ne pourrons pas sortir d’ici.

— Cependant, riposta Lavarède méfiant, tout à l’heure tu semblais satisfait…

— Oui, j’étais content parce que les balles des Guatusos ne pouvaient m’atteindre. Mais c’est tout.

— Ah !…

Et Agostin alla s’asseoir vers les mules, sommeillant ou feignant de sommeiller.

Bientôt, un nouvel incident vint le tirer de son repos et mettre tous les assiégés sous les armes. Du bas de la vallée, un Indien guatuso montait droit dans la direction du rancho. Parvenu a quelques centaines de mètres, c’est-à-dire arrivé à portée de fusil, il agita un morceau d’étoffe blanche.

Lavarède, qui guettait, le revolver au poing, dit à ses amis :

— Dans tous les pays du monde, le drapeau blanc signifie que l’on vient en parlementaire.

— Oui, fit l’Anglais, mais je ne me fie point à ces sauvages… N’est-ce pas un piège ?

Agostin regarda attentivement.

— Non… celui-là est seul… Il est évident qu’il demande à s’approcher sans que nous tirions sur lui.

— Eh bien, comment lui répondre !

— En employant la même langue que lui. Agitez un mouchoir blanc, il s’avancera.

Aussitôt fait, aussitôt compris. Le Guatuso tenait quelque chose à la main, qu’il montrait de loin. C’était un papier, on le distinguait parfaitement à la lorgnette. Il se dirigea encore pendant cent mètres vers le mouchoir blanc que brandissait miss Aurett, puis il s’arrêta. Il plaça le papier ostensiblement, piqué sur la pointe d’une feuille de yucca, le désigna par une pantomime expressive, et redescendit tout courant, — pas rassuré du tout, — jusqu’à ce qu’il fût couvert par un repli de terrain, vers le bas de la montagne.

Agostin alla chercher le message et le rapporta dans le rancho. C’était, écrit en langue castillane, un ultimatum de don José, ainsi conçu :

« 6 juillet 1891.
« À Leurs Excellences,

« Sir Murlyton, esquire, et miss Aurett Murlyton. Le préfet de Cambo, gouverneur du district de Golfo-Dulce en Costa-Rica, a l’honneur d’informer Vos Excellences que ce n’est pas elles qu’il poursuit.

« En conséquence, Vos Excellences peuvent librement reprendre leur route et séjourner sur le territoire de la République avec leurs armes, montures et bagages. Elles auront droit à notre protection.

« Elles peuvent de même emmener comme leur serviteur, le soldat Agostin, de la tribu indienne des Terrabas, que nous estimons avoir cédé aux injonctions de l’aventurier français, se faisant indûment appeler le général La Bareda, — celui que les pouvoirs publics ont déclaré déchu du titre de président de la République costaricienne, qu’il avait usurpé, à la faveur d’une insurrection fomentée par lui et désormais vaincue. C’est lui seul que, moi et mes fidèles soldats, nous voulons prendre et punir. Le préfet-gouverneur donne à Vos Excellences vingt-quatre heures pour se conformer à ses ordres et se retirer où il leur plaira.

« Faute d’obéir dans ce délai, elles encourront les mêmes pénalités que l’aventurier, leur compagnon, dont nous sommes résolus à nous emparer mort ou vif.

« Signé : Don José Miraflorès. »

l’attaque du rancho.

La lecture de ce document, qu’Armand traduisit à ses amis, les plongea d’abord dans des réflexions un peu sombres. Lavarède rompit le premier le silence en s’adressant à l’Indien.

— Tu es libre, Agostin… et peux t’en aller… tu avais tort, tu vois, de tant redouter les Guatusos.

— Que Votre Grâce ne s’y trompe pas, répliqua-t-il ; les Guatusos ne sont pas des soldats du gouvernement et don José a menti lorsqu’il a écrit ces mots.

— Tu crois ?

— J’en suis sûr, mais je ne comprends pas pourquoi il consent à laisser passer Son Excellence et la jeune fille… Je devine une ruse, mais je ne sais laquelle.

— Nous le savons, nous, fit miss Aurett… Et pour ma part, je suis résolue à ne pas me remettre entre les mains de cet homme.

— Oui, ajouta sir Murlyton, sous le couvert de la politique, ce misérable poursuit une vengeance privée contre vous, Lavarède, et un abominable dessein contre ma fille.

— Il est évident, conclut Lavarède, qu’il cherche à nous diviser pour nous affaiblir et que les Guatusos à sa solde voudraient nous voir sortir de notre inexpugnable fortin… Vous seriez leurs prisonniers, exposés sans défense aux entreprises de José, ce rastaquouère qui ose me traiter d’aventurier ! et moi je serais sans doute massacré par ces cruels Indiens.

Les conclusions d’Armand étaient justes. Les assiégés n’avaient donc qu’un parti à prendre : combattre jusqu’à la dernière cartouche. Cette résolution arrêtée, le journaliste s’assura que les armes étaient en bon état. Quant aux munitions, elles ne manquaient pas encore…

Ce jour-là se passa sans incident. Seulement le blocus se resserra. Vint la nuit. Lorsqu’arriva le tour de garde de Lavarède et d’Agostin, l’indien prit la parole à voix basse, pour ne pas troubler le sommeil des Anglais.

— La journée de demain peut être dure, dit-il. Il faut que le chef ait le corps dispos et l’esprit alerte. Dors donc tranquille, toute cette nuit : j’ouvrirai les yeux pour deux.

Lavarède, fatigué par les précédentes veilles, accepta l’offre du soldat et s’endormit profondément. Lorsqu’il se réveilla, le jour pointait à l’horizon. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui dans le rancho. Miss Aurett et son père surveillaient la plaine ; mais l’indien avait disparu. Un soupçon traversa l’esprit du Français.

— Où donc est Agostin, demanda-t-il ?

— Je ne sais, fit l’anglais, nous ne l’avons pas aperçu ce matin.

Arnaud secoua la tête et murmura :

— J’aurais du m’en douter.

Ce fut tout. Il comprenait que l’indien, étranger aux intérêts en jeu, avait songé à se mettre en sûreté en abandonnant ses amis d’un jour. Au surplus, Agostin s’était montré prudent mais non pas traître ; il avait soigneusement laissé, bien en vue, son fusil et ses cartouches.

— En résumé, conclut le jeune homme, c’est un mauvais soldat de moins à nourrir. Nous prolongerons la défense de la place.

Sur ces mots, les trois amis se résignèrent à se passer du fugitif. Certains de n’avoir plus à compter que sur eux-mêmes, ils puisèrent dans cette conviction une nouvelle énergie. À partir de ce moment, ils se rationneraient : une des mules fut mise en liberté comme bouche inutile.

La bête, du reste, n’abusa pas de sa situation. Lâchée hors du rancho, elle resta presque tout le jour à brouter sur les flancs du coteau. Vers le soir, un Guatuso la prit au lasso. Du rancho, on entendit les cris de joie qui s’élevaient du campement indien.

Les vingt-quatre heures données par don José finissaient. Un assaut était donc à craindre. Aussi, pour la nuit, on modifia la tactique habituelle. Deux défenseurs dormiraient pendant qu’un seul veillerait. La faction ne durerait qu’une heure. De la sorte, chacun avait deux heures de sommeil sur trois.

Au matin, les Guatusos avaient encore rapproché leurs vedettes. Lavarède put en abattre une avec le fusil d’Agostin.

Le 7 juillet se passa, lent, interminable ; mais la patience manque à ces gens habitués aux rapides coups de main. Le lendemain, leur intention d’en finir apparut clairement. Ils commencèrent à tirer sur le rancho, des qu’une tête se montrait. Cependant, aucun de leurs projectiles n’atteignit les Européens.

Une fois encore les Guatusos modifièrent leur tactique, la nuit ils creusèrent des trous dans le flanc de l’escarpement et se terrèrent. Lavarède se fâcha.

— Ils établissent leur tranchée indienne, dit-il. Invisibles, ils arriveront jusqu’à nous sans perdre un homme. Il faut à tout prix les obliger à se montrer, les mules vont nous servir.

Les bêtes étaient entravées près de la montagne, dans une sorte de patio abrité.

Il les amena devant et les attacha de façon que la longe leur permettait d’atteindre les embrasures naturelles formées par les ruines. Instinctivement, les animaux y passaient la tête, pour humer le grand air et regarder dans l’espace. Les assiégeants se prirent à ce stratagème et, sur ces cibles nouvelles, ouvrirent le feu. Un mulet fut blessé à la tête et au garrot. Mais afin de pouvoir tirer, les Indiens s’étaient assez découverts pour signaler leurs cachettes. Murlyton et Armand firent coup double.

Miss Aurett, qui lorgnait attentivement, vit deux Guatusos dévaler la montagne ; l’un d’eux ne bougea plus, l’autre fut emporté par ses camarades. Furieux, les ennemis se réunissaient en bas du mamelon. À leurs gestes désordonnés, aux cris de fureur dont l’écho montait jusqu’au rancho, Armand devina que l’assaut était proche.

— Monsieur Lavarède, dit miss Aurett, vous voyez que je suis très calme… Confiez-moi donc votre revolver, vous prendrez le fusil d’Agostin. J’ai tiré à la cible, et vous le verrez, je ne suis pas maladroite.

— Quand on a atteint la cible, on peut bien abattre un Guatuso.

Murlyton, toujours placide, appuya en ces termes la proposition de sa fille ; et Lavarède, plus ému qu’eux, plaça sa vaillante compagnie du mieux qu’il était possible, la mule Matagna lui faisant un rempart de son corps. L’Anglaise imitait sans s’en douter la manœuvre de cavalerie cosaque, qui consiste a couvrir le cavalier de sa monture, derrière laquelle, bien abrité, il tire à l’aise.

À peine ces préparatifs étaient-ils terminés qu’un hurlement retentit. Les Guatusos montaient en groupe compact vers le fortin improvisé. En arrière, quelques Indiens, blessés légèrement dans les escarmouches précédentes, formaient une sorte de réserve. Au milieu d’eux, on voyait leur chef et don José, celui-ci reconnaissable à son large sombrero. Ils se tenaient hors de danger, encourageant les autres du geste et de la voix.

Les trois défenseurs attendirent que l’ennemi fut à bonne portée. Alors, ils ouvrirent le feu. Les assaillants chargeant en masse, tout coup portait. En quelques secondes, six cadavres furent couchés sur le sol. Autant de blessés se repliaient sur la réserve.

Les Guatusos battirent en retraite. L’assaut avait été infructueux.

La garnison du rancho avait peu souffert. Murlyton, égratigné au front par une balle, en fut quitte pour s’entourer la tête du mouchoir de sa fille.

Les assaillants, refroidis par la réception vigoureuse des Européens, avaient gagné un petit vallonnement défilé des feux du rancho. Mais le répit accordé aux assiégés ne fut pas de longue durée.

Criant, hurlant, tirant, les Guatusos reparurent de nouveau. Cette fois, au lieu de marcher groupés, ils se sont formés en une ligne de tirailleurs mince, enveloppante. Chacun des trois défenseurs va avoir à lutter contre six ou sept adversaires.

En vain, leurs armes crachent les balles sans relâche ; en vain, ils blessent ou tuent ceux qui se trouvent en face d’eux.

— Il y en a trop, dit Armand avec rage.

Son regard rencontre celui d’Aurett. Il y a comme un voile sur ses yeux, mais il n’a pas le temps de s’attendrir. Les Guatusos sont à quelques mètres du mur en ruines. Leurs visages grimacent la haine. Vision effrayante… C’est la charge d’une troupe de démons !…

Ils ont jeté leurs fusils. Ils brandissent les terribles machete qu’ils portent d’ordinaire à la ceinture. Ils atteignent la brèche de la muraille. À bout portant, Lavarède foudroie un premier assaillant ; de sa crosse, il en assomme un autre, sur le retranchement même.

De son côté, Murlylon, transformant son revolver en massue, étourdit l’indien le plus rapproché de lui, s’empare de son couteau à large lame, et la lui plonge dans le cœur.

Mais miss Aurett n’est point faite pour cette lutte sauvage à l’arme blanche. Un Guatuso s’avance vers elle, les traits contractés. Affolée, elle veut fuir, ses jambes sont paralysées, ses pieds refusent de se détacher du sol. Poussant un cri terrible, elle chancelle et tombe évanouie.

À son appel, Armand, effrayant d’épouvante, se précipite au-devant de l’Indien. Mais son émotion nuit à la justesse de ses coups. Le machete de son adversaire s’abat sur lui. Il roule à terre, auprès de miss Aurett qu’il éclabousse de son sang !…

Les sauvages vont triompher : les vaincus sont à eux ; les hommes pour le scalp et la femme pour un supplice plus odieux encore ! Mais tout à coup ; une fusillade nourrie éclate au dehors… des balles sifflent comme des oiseaux de mort dans la troupe des Guatusos.

Stupéfaits, ceux-ci s’arrêtent, regardent autour d’eux. Une seconde décharge les décime. Cette fois, ils lâchent pied !… et ils abandonnent le rancho où sont étendus Lavarède blessé et miss Aurett évanouie, que pétrifié, sir Murlyton, couvert de sang, contemple, sans comprendre encore quelle diversion inattendue vient de se produire.