Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 08

Charavay, Mantoux, Martin (p. 141-160).



CHAPITRE VIII


UN PIQUE-NIQUE


Le soleil se leva radieux le matin du jour fixé par M. Maranday pour une partie de campagne. Quoiqu’on ne dût partir qu’à sept heures, les enfants étaient debout dès l’aube, à l’exception de Marie-Antoinette, qui n’avait pu vaincre sa paresse ordinaire, et qu’il fallut éveiller vers six heures et demie.

Du coup celle-ci en eut contre la femme de chambre une de ces grandes colères comme elle n’en avait pas eu depuis longtemps. Elle ne se possédait plus, tapait du pied, rageait, envoyait ses bottines à gauche et ses bas à droite, en un mot, se comportait comme un bébé de quatre ans fort mal élevé.

Mlle Favières, accourue au bruit, la menaça d’aller chercher son oncle, mais ce qui la calma plus vite encore, ce fut d’apercevoir dans la psyché son joli visage tout défiguré. Ses yeux rougis lui sortaient de la tête, selon l’expression de la bonne ; sa bouche grimaçait, ses joues étaient de la couleur d’une tomate ; bref c’était à ne pas la reconnaître, tant elle était enlaidie.

Tel fut le récit que la domestique, témoin de cet accès de rage, fit à la cuisine. Je vous laisse à penser si l’on s’amusa aux dépens de Mlle Marie-Antoinette de Montvilliers, qui, avec ses grands airs et ses manières hautaines, n’avait pas un ami dans la domesticité.

» Je ne suis qu’une fille sans éducation, disait la fille de ferme, mais j’aurais honte de me mettre dans un pareil état. Ce n’est pas la peine d’être une belle petite demoiselle parée de beaux affiquets, pour agir comme nous ne le ferions pas, nous autres.

Si Monsieur l’avait vue répondit la cuisinière, il en aurait à peine cru ses yeux. Avec ses petites mines de Sainte-Nitouche, aurait-on jamais pensé qu’elle était si rageuse !…

— Monsieur ne le supportera pas longtemps, ajouta le cocher qui se trouvait là.

— La colère et la désobéissance nous ont coûté trop cher, dit le sommelier.

Il va mieux n’est-ce pas ? demanda la cuisinière.

— Beaucoup mieux, répondit le sommelier ; il a demandé de lui-même à sortir aujourd’hui.

— C’est probablement pour cela qu’on emmène un peu loin les jeunes demoiselles, dit le cocher.

— Le reverrons-nous jamais comme autrefois ? reprit la cuisinière ; cela me serre le cœur de voir ces petites filles si vives et si gaies lorsque lui est enfermé depuis plus d’un an.

— Chut ! les voici. Que désirez-vous, Mesdemoiselles ? vous auriez dû nous sonner, au lieu de vous déranger.

— C’était bien plus amusant de venir ici, répondit Geneviève, en admiration devant les casseroles de cuivre, brillantes comme de l’or, et les carreaux fraîchement récurés. Votre cuisine est aussi belle qu’un salon, Madame la cuisinière.

— Vous trouvez ? s’écria celle-ci très flattée.

— Et votre crème d’hier soir était délicieuse, ajouta la gourmande petite Charlotte en se léchant les lèvres comme un petit chat friand.

— On vous en refera, mignonne. Voyons, que voulez-vous, mes bijoux ?

— Nous venons vous apporter la liste des choses qu’il nous faut pour faire notre déjeuner, lui répondit Geneviève. Surtout, lisez tout bas, c’est un secret.

En effet, les petites filles tenaient chacune un papier à la main, et Charlotte avait mission de remettre sans le déplier, celui de Marie-Antoinette.

La grosse cuisinière jeta les yeux sur les deux premières notes et sourit. À la troisième, elle partit d’un éclat de lire, qui augmenta à la quatrième, et devint convulsif à la cinquième.

— Ne vous moquez pas de nous, lui dit Geneviève très sérieuse, il n’y a pas de quoi rire.

— Oh ! si vous saviez, Mademoiselle, ah ! ah ! ah !

— Je ne veux rien savoir. Mettez tout ce que nous vous demandons dans autant de paniers que nous sommes de personnes, et ne dites rien à l’oncle, afin que nous ayons une surprise.

— Pour une surprise, vous en aurez une, s’écria la brave femme. »

Mais les fillettes étaient reparties aussi vite qu’elles étaient venues, poursuivies par les gros rires des domestiques, auxquels la cuisinière avait passé les fameuses listes.

Cependant, tout le monde était prêt. Le grand landau était là, attelé de deux magnifiques chevaux qui piaffaient ; le cocher, sur son siège, n’attendait qu’un signe pour partir. Geneviève postulait pour monter à côté de lui et avoir l’honneur de tenir les guides pendant les montées. M. Maranday, tout souriant, avait sur les épaules le plaid dont il avait l’habitude de s’envelopper, et, sur la tête, son éternel feutre noir à larges bords. Il faisait diverses recommandations à son secrétaire, et jetait souvent les yeux sur une certaine fenêtre de l’aile sud, dont les rideaux s’agitaient visiblement, comme Valentine ne manqua pas de l’observer. Mlle Favières semblait rajeunie dans son costume de promenade, sous sa grande ombrelle blanche. Chacun jouissait déjà du plaisir de courir les bois par une belle journée du mois d’août.

Les fillettes ne tenaient pas en place. Elles dansaient, sautaient, riaient, parlaient toutes à la fois, et se groupaient autour de la voiture, comme si elles eussent voulu la prendre d’assaut. Les oiseaux gazouillaient dans les arbres du parc ; les volubilis commençaient à ouvrir leurs grandes coupoles renversées, rouges et bleues ; le parfum des roses et du réséda des corbeilles placées autour du perron embaumait le jardin. Valentine courut chercher le plus beau bouton frais éclos pour l’offrir gauchement à son oncle.

C’était peut-être la première fois qu’elle s’adressait directement à lui. Jusque-là, une timidité invincible l’avait paralysée, mais l’Oncle qu’elle découvrait alors lui semblait tout autre et comme dégagé d’un poids énorme. Il insista pour qu’elle passât elle-même la fleur à sa boutonnière, ce qu’elle fit en rougissant de joie. Puis elle courut chercher une magnifique rose-thé pour Mlle Favières, qui eut l’air très sensible à cette petite attention, et elle rapporta toute une provision de roses de Bengale pour ses cousines. Elle voulait que tout le monde fût fleuri en ce jour de fête.

Mais Marie-Antoinette ne se pressait point d’arriver.

« D’où vient que je ne vois que quatre petites filles lors que je croyais avoir cinq nièces ? demanda M. Maranday. Je ne suis pas d’une patience à toute épreuve, Mesdemoiselles, et je vous préviens que si Mlle Marie-Antoinette n’est pas ici dans cinq minutes, nous partons sans elle. »

Son ton démentait ses paroles, mais les petites filles s’y trompèrent.

« Comment ose-t-elle faire attendre l’Oncle ? » se dirent-elles effrayées, tandis que Valentine grimpait les escaliers quatre à quatre pour venir en aide à la retardataire.

Quelques instants après, Mademoiselle de Montvilliers faisait son apparition, toute pimpante dans une coquette robe de soie crème, semée de gracieuses fleurettes multicolores. Une ceinture bouffante à gros nœud rose, une ombrelle de même couleur, et un chapeau de paille de riz sur lequel était jetée une gerbe de fleurs, si bien imitées qu’on eût dit des fleurs naturelles, complétaient son costume.



Ses compagnes ouvrirent de grands yeux, et Élisabeth et Charlotte poussèrent un soupir de regret en pensant à leur modeste robe de toile écrue.

« Le printemps en personne, une vraie petite bergère Watteau… » déclara M. Maranday, charmé de cette jolie gravure de mode. Et il lui pardonna son inexactitude avec une inconséquence bien masculine.

Mais Mlle Favières hocha la tête, en regardant ces bottines mordorées à hauts talons Louis XV, et ce costume peu pratique pour une partie de campagne :

« Vous ne craignez pas d’abîmer votre toilette à tout jamais, mon enfant ? lui dit-elle, cela vous gênera pour jouer, d’être si élégante. »

Elle n’osa insister, car la fillette avait déjà trop fait attendre M. Maranday, et il y avait impossibilité matérielle à lui faire changer de robe.

Tout le monde était déjà en voiture lorsque Valentine revint tout essoufflée, un gros châle sur le bras.

« Nous avons failli attendre, comme disait Napoléon, » prononça majestueusement Marie-Antoinette.

Cela provoqua une telle hilarité, que Mlle Favières s’écria :

— Vous qui riez tant, êtes-vous plus savantes que votre cousine ? Qui a dit ce mot célèbre.

Seule Valentine répondit sans hésitation : « Louis XIV. »

Fouette cocher !

Le landau semblait une corbeille de roses, avec tous ces frais minois. Quand on traversa le village voisin et la petite ville de Damville, tout le monde se mit aux portes. M. Maranday et Marie-Antoinette faisaient sensation. La jolie toilette de l’une et le type étrange de l’autre attiraient tous les regards.

On ne manqua pas de remarquer à Damville le changement de physionomie de M. Maranday, et on l’attribua aussitôt à l’influence de cette jeunesse autour de lui.

« Ça le rajeunit, quoi, cet homme » dit une bonne femme exprimant ainsi la pensée générale « n’y a rien de tel que la famille !… »


Le landau avançait vivement, conduit par deux bons trotteurs. Les fillettes étaient enchantées ; sauf Marie-Antoinette, elles n’avaient pas été gâtées sous le rapport des voitures, et elles jouissaient béatement de ce luxueux équipage et de la rapidité de leur course. C’était charmant d’être entraînées si vite. Une petite brise folle leur caressant le visage éparpillait leurs cheveux soyeux ; le ciel n’avait pas un nuage…

Les oiseaux les saluaient au passage et les liserons roses et blancs du bord de la route ouvraient tout grand leurs jolis yeux comme pour les mieux voir. Des parfums subtils embaumaient l’atmosphère, comme si toutes les fleurettes des champs eussent agité en leur honneur leurs cassolettes aux senteurs pénétrantes.

Ce fut plus beau encore, lorsque après avoir traversé la vallée, au sortir de la colline sur laquelle était situé Rochebrune, on s’engagea sur le versant opposé, dans les hautes montagnes qui bordent la vallée du Grésivaudan.

Oh ! ces sapins aux lourdes branches et aux formes pyramidales, dont la cime élégante se terminait par une unique aiguille fine et gracieuse ! ces ruisselets cristallins rencontrés à tout instant, tantôt bondissant sur les cailloux, tantôt perdus sous la verdure, d’où ils ressortaient en cascades jaillissantes, et comme ivres de joie et de jeunesse pour aller de nouveau se cacher sournoisement sous les roches ! Oh ! ces mousses si légères et si variées, fraîches et molles, étoilées de rouges fraises des bois aux fleurs de neige… Et ces hautes fougères dentelées, ces digitales pourpres, ces anémones sylvie, si coquettes dans leur blancheur immaculée. Tout d’un coup, sans transition, d’épais tapis de myrtilles aux baies bleues, et des ronces aux fruits juteux, dont quelques-uns commençaient à noircir, au grand bonheur de ces demoiselles, qui de temps à autre demandaient en grâce à descendre pour revenir, les mains pleines de trésors bientôt croqués ou jetés, à mesure que d’autres venaient les remplacer…

Quelle joie lorsqu’on découvrit sur la pente d’un talus les premiers cyclamens aux teintes violacées, aux formes exotiques avec leurs larges feuilles lustrées !

Puis vinrent les vastes étendues couvertes de bruyères à perte de vue. Et, tout en haut, Valentine tomba en extase devant des grandes gentianes violettes, des fleurs d’arnica, semblables à d’énormes marguerites d’or, et plus rares encore, quelques mignonnes gentianes de la petite espèce ouvrant tout près du sol leur corolle d’un bleu si vif, si intense qu’on eût dit une petite âme humaine, un regard éclatant au milieu des microscopiques fleurettes qui faisaient le fond de cette végétation alpestre.

Valentine oubliant toute timidité, poussait de telles exclamations que M. Maranday se mit à lui parler comme à une grande personne des merveilles florales qu’il avait vues au Mexique, de ces orchidées si bizarrement contournées, de ces fleurs-oiseaux, fleurs-insectes douées d’une vie presque animale.

Bien avant d’arriver au lieu fixé pour le pique-nique, Valentine et son oncle étaient si grands amis que celui-ci s’était engagé à déballer pour sa petite nièce ses herbiers et collections rapportés de maints pays lointains.

« Vous avez donc été partout » ! s’écria la fillette en joignant les mains avec admiration.

« J’ai vécu longtemps au Mexique et dans l’Amérique du Sud », riposta M. Maranday, mais une ombre passa sur son front et la fillette n’osa continuer de l’interroger.

Marie-Antoinette boudait parce qu’au lieu de se diriger vers Uriage, ou tout au moins vers Allevard, comme elle l’avait cru d’abord, on allait « dans un pays perdu, en pleine montagne », à un endroit appelé les Sept-Lacs et bien connu des touristes. Élisabeth et Charlotte parlaient peu, la présence de M. Maranday les gênait, mais la pétulante Geneviève, du haut du siège d’où elle dominait toute la joyeuse bande, riait, bavardait, lançait mille saillies dont le cocher riait tout bas.

« Est-ce qu’il n’est pas midi ? s’écria-t-elle tout à coup. Mon estomac me tient lieu de montre.

— Ton estomac est un vrai chronomètre, lui répondit M. Maranday, mais grâce aux retardataires, nous n’arriverons pas de bonne heure aux lacs.

Le cocher, consulté, déclara :

— Nous n’y serons pas avant une heure.

— Et le temps de faire notre dîner ! gémit Charlotte, nous ne mangerons jamais, et j’ai si faim !

— Si nous nous arrêtions ici ? proposa Mlle Favières.

— Pourquoi pas ? fit M. Maranday, tandis que les fillettes s’écriaient :

— Oh ! oui, je vous en prie, mon oncle ! N’allons pas plus loin.

— Attendons de trouver un ruisseau, dit M. Maranday, je ne conçois point de bivouac sans eau.

— D’ailleurs, déclara Geneviève d’un petit air entendu, il est nécessaire de donner à boire aux chevaux.

Elle prenait très au sérieux sa position de conducteur. On fit halte dès que la fillette, qui avait une vue perçante, eut crié comme une vigie :

— De l’eau, de l’eau ! mon oncle, quel bonheur ! ce sera si amusant de faire notre dîner à la mode bohémienne.

M. Maranday et Mlle Favières échangèrent un sourire. Ils avaient une confiance médiocre dans le succès des jeunes « Bohémiennes. »

Mais déjà, chacun avait sauté à terre, et l’on s’empressait autour du cocher : « Jean, ma bourriche ! » s’écriaient toutes les petites filles. Une réflexion de M. Maranday les arrêta court :

— Avec quoi comptez-vous faire votre feu, mes enfants ?

— Avec du bois mort, répondit imperturbablement Geneviève.

— Que vous trouverez où ?…

— C’est vrai tout de même ! nous ne sommes plus dans la forêt. Comment allons-nous faire ?… Il n’y a plus de bois.

— Mais il y a quantité de bruyères sèches, dit triomphalement Geneviève.

— Va pour les bruyères.

On s’empressa d’en ramasser et de les réunir en un tas auquel on s’efforça de mettre le feu, mais c’était plus facile à dire qu’à faire ; on produisait surtout de la fumée, peu ou presque point de flamme et pas du tout de chaleur.

— C’est pourtant comme cela que cela se fait dans les livres, dit Geneviève avec un gros soupir.

— De ce train-là, nous déjeunerons bien à sept heures du soir, dit Marie-Antoinette qui, très confortablement assise sur un des coussins de la voiture, laissait les autres s’escrimer sans penser à les aider.

Il fallut que l’oncle s’en mêlât. L’habitude de bivouaquer le lui rendait aisé. Il construisit un foyer avec de grosses pierres plates et fit son feu « selon les règles de l’art » après que Mlle Favières eut déposé, tout au fond, des objets mystérieux qu’elle ne permit à personne de regarder. Bientôt la flamme s’éleva claire et brillante, grâce aux quelques sarments mis dans le coffre de la voiture par précaution.

— Place aux cuisinières, maintenant, dit M. Maranday. Si nous continuons à agir avec cette sage lenteur, nous aurons un déjeuner-dînatoire ou même un souper.

— Heureusement que j’ai choisi quelque chose de vite fait, déclara Geneviève,

— Et moi aussi, dit Charlotte.

— Et moi aussi, ajoutèrent les trois autres.

— C’est en effet très heureux, dit Mlle Favières, car le grand air a dû vous ouvrir l’appétit.

On procéda au déballage des provisions. Déjà, par les soins de Jean et de Mlle Favières, une grande nappe était étendue par terre, on y avait rangé les soucoupes qui tenaient lieu d’assiettes, les pains dorés, et les salières. Pour le reste, on attendait les cuisinières improvisées. Il fallait les voir affairées autour des bourriches étiquetées à leur nom !…

M. Maranday affectait une grande curiosité :

— Que va-t-il sortir de là ? disait-il en humant l’air, mon odorat ne me révèle encore rien. Et vous, Mademoiselle ?

— Absolument rien, répondit Mlle Favières sur le même ton de badinage.

Geneviève ayant la première réussi à s’y retrouver parmi les ficelles et les papiers, exhiba des œufs bien blancs, bien rangés côte à côte.

— Il n’y en a point de cassés, dit-elle avec un soupir de satisfaction.

— Qu’en veux-tu faire ? lui demanda son oncle.

— Une omelette. Je n’en ai jamais fait, mais ce doit être si facile.

— Va pour une omelette. As-tu une poêle ?

— Oui, oui, la voici :

À cette vue, Valentine, qui s’approchait, sa bourriche d’une main et une poêle de l’autre, poussa un petit oh ! désolé en montrant à son oncle des œufs identiquement rangés dans une couche de foin.

— Encore des œufs ? lui demanda celui-ci.

— Je pensais faire une omelette, dit-elle d’un ton piteux.

— Bah ! nous serons peut-être de force à en avaler deux, ne te chagrine pas pour si peu, répondit paternellement M. Maranday.

Mais quand Charlotte, brandissant comme une bannière une troisième poêle, vint lui présenter un panier où une troisième douzaine d’œufs s’étalait dans son éclatante blancheur,

— Une omelette encore ? s’exclama-t-il.



Sur un signe de tête affirmatif, mais désespéré, ni lui, ni Mlle Favières ne purent garder plus longtemps leur sérieux, tandis que le pauvre Jean, témoin impassible en apparence, se mordait les lèvres pour ne pas éclater.

L’arrivée d’Élisabeth avec une provision d’œufs toute pareille et une nouvelle poêle mit le comble à la gaîté des grandes personnes. Et lorsque Marie-Antoinette, toujours en retard, survint la dernière portant avec précaution une gigantesque poêle emmanchée au bout d’un long bâton et une corbeille remplie de ces éternels œufs, M. Maranday et Mlle Favières furent pris d’un rire fou, inextinguible, auquel Jean fit écho de derrière la voiture où il était allé se cacher.

Le plus drôle en cette affaire, c’était les mines effarées des fillettes, sur lesquelles se peignaient tour à tour la surprise, la stupéfaction la plus profonde, l’humiliation la plus grande, la colère et le dépit. Des larmes roulaient dans tous les yeux, jusqu’à ce que, gagnées par la contagion, les enfants ne virent plus que le haut comique de cette petite scène. Geneviève, leader comme toujours, elles suivirent l’exemple des grandes personnes, et se mirent à rire aussi, mais de ce rire de l’enfance que rien ne peut arrêter, si bien qu’elles finirent par en pleurer, par se tordre et par se rouler par terre. L’attitude de Marie-Antoinette, qui seule boudait toujours, les excitait encore. On n’entendait que des oh ! oh ! oh ! des ah ! ah ! ah ! et des hi ! hi ! hi !

« Il y a des années que je n’ai tant ri, déclara M. Maranday lorsque l’hilarité générale fut un peu calmée.

— Mais aussi, quelle idée baroque ! dit Mlle Favières.

— Comment deviner que nous aurions toutes la même pensée ? s’écria Geneviève. Miséricorde ! qu’allons-nous faire de tous ces œufs-là ?

— Une omelette pour Gargantua, insinua malicieusement l’Oncle.

— Je ne comprends pas que la cuisinière ait pu en réunir une telle quantité en si peu de temps, dit Valentine, considérant d’un œil mélancolique les cinq bourriches déposées aux pieds de M. Maranday comme une offrande à un dieu mystérieux, n’acceptant que des œufs, et rien que des œufs.

— Ça s’est bien trouvé, mademoiselle Valentine, lui dit le cocher, Joséphine venait justement d’en acheter pour sa provision d’hiver, conservés dans de la chaux.

— Mais rien ne nous empêche de varier la manière de les préparer, répartit Valentine. J’avais choisi une omelette parce que c’est mon triomphe.

— Et moi, parce que c’est bien simple, dit Élisabeth.

— Et si vite fait, ajouta Marie-Antoinette.

— Et si bon tout chaud, dit Charlotte la gourmande, j’en voulais une aux confitures pour le dessert.

— Quand je pense, reprit Geneviève, que je voulais faire une omelette parce que je croyais que personne n’en aurait l’idée !

— Tu as bien réussi !

Et les voilà reparties à rire ; mais elles riaient jaune, comme on dit vulgairement, car elles avaient grand’faim, et la perspective de se nourrir uniquement d’œufs ne leur souriait point.

— Si seulement nous étions à Rochebrune, dit Valentine, il y a cinquante-trois recettes pour accommoder les œufs, mais encore faut-il avoir quelque chose à y ajouter, et ici, nous n’avons que du beurre.

— Vas-tu pas nous faire un cours de cuisine ? interrompit Marie-Antoinette en haussant les épaules, pour moi j’aime mieux, me passer de dîner que de m’occuper de ces insupportables œufs.

— Elle a peur pour sa belle toilette, dit Geneviève à demi voix.

— Et quand ce serait ! fit-elle rageuse.

— Notre beau feu ne durera pas longtemps, dit Mlle Favières, je vous engage à en profiter sans plus tarder, quelle que soit votre façon d’utiliser vos œufs. Avec les simples ressources dont nous disposons, que vous nous les donniez à la coque, brouillés, pochés, sur le plat ou, tout bonnement, sous la cendre, ne perdez pas de temps. Mais comme on n’arrivait pas à s’entendre, chacune tenant absolument à son omelette :

— Instituons un concours, proposa Mlle Favières.

— Un concours d’un nouveau genre, dit M. Maranday ; je promets un prix à l’œuvre la mieux réussie.

Les petites cuisinières se précipitèrent sur les tabliers qu’une domestique attentive avait mis dans chaque bourriche. On faillit se battre pour savoir qui commencerait. On tira au sort. Geneviève eut la priorité : il fallait la voir casser gravement ses œufs, les battre et les verser avec précaution dans la poêle que Jean tenait au-dessus de la flamme. Hélas ! dans sa précipitation, au moment où elle la servait, elle l’envoya rouler dans le feu.

— À mon tour maintenant, dit Élisabeth empressée.

Cette fois l’omelette fut brûlée.

— À moi, s’écria Charlotte, ne doutant de rien. Dorée, cuite à point, superbe, fut son chef-d’œuvre. Par malheur elle avait oublié le sel.

Pour Marie-Antoinette, faute de l’avoir battue, elle obtint une omelette dure, où l’albumine de l’œuf coagulée formait comme de petits cailloux blancs dans un océan jaunâtre. En revanche, sa jolie robe reçut une tache qui la perdit à tout jamais.



Vint enfin le tour de Valentine. Elle tremblait quoi qu’elle en eût fait si souvent pour ses frères… Ô bonheur !

— Jamais Joséphine ne nous en a fait de meilleures, déclara son oncle, et Mlle Favières ajouta :

— Valentine est un vrai cordon bleu.

On lui décerna donc le prix à l’unanimité. Et elle dut refaire successivement trois omelettes pour satisfaire tout le monde.

Après quoi, on découvrit sous la cendre d’exquises pommes de terre, que Mlle Favières y avait déposées, puis M. Maranday fit griller sur les charbons ardents des biftecks qui furent trouvés délicieux, et enfin, un pâté de foie gras glissé dans le coffre de la voiture par un oncle prévoyant, en compagnie de gâteaux, de fruits et de biscuits, termina dignement ce déjeuner mémorable.

Je laisse à penser si l’on s’amusa ! Le café, fait sur les restes mourants du feu de M. Maranday, fut déclaré parfait. C’était si doux de déjeuner là, sur ce plateau, avec cette superbe vallée sous les yeux, que les fillettes s’extasiaient continuellement. Le plus joli de l’histoire, selon Geneviève, fut que, parties pour voir les Sept-Lacs, on s’attarda tant et si bien dans cette halte, que c’eût été folie d’essayer de pousser aussi loin à pareille heure, de sorte qu’on revint à Rochebrune sans avoir vu un seul lac. »

— Qu’importe, dit Geneviève ; nous les verrons une autre fois. Nous nous sommes terriblement amusées. »

On n’arriva au château qu’à la nuit noire, mais c’était si poétique ce retour au clair de lune ! Les étoiles s’allumaient innombrables dans un ciel pur ; les sapins allongeaient de grandes ombres sur la route blanche, et c’était si calme dans la forêt, si paisible dans les villages endormis, si nouveau pour ces fillettes ravies, qu’elles ne savaient comment exprimer leurs sensations. Enveloppées dans les châles que Mlle Favières avait eu la précaution d’emporter, elles ne sentaient pas la fraîcheur de la nuit. Elles chantaient en chœur tous les refrains qui leur revenaient à la mémoire, et, miracle des miracles, M. Maranday, de sa belle voix de basse-taille, leur fit entendre une chanson populaire mexicaine.

« C’est un amour d’oncle que nous avons maintenant, » murmura Charlotte à l’oreille de Valentine.

Celle-ci ne répondit pas. Sa pensée était tantôt avec ses frères chéris et ses bons parents qu’elle aurait tant voulu avoir auprès d’elle, et tantôt avec celui qu’elle appelait « le prisonnier. »

Que n’avait-il eu, lui aussi, cette belle journée de plaisir !