Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 07

Charavay, Mantoux, Martin (p. 123-140).



CHAPITRE VII


BARBE-BLEUE


Lorsque Valentine, Geneviève et Charlotte, fuyant l’apparition du grenier, s’étaient jetées au hasard dans le premier escalier venu, elles étaient en proie à une telle frayeur qu’elles savaient à peine de quel côté elles se dirigeaient. Leur épouvante s’accrut encore, lorsqu’elles s’aperçurent, en arrivant au bas de l’escalier, qu’elles pénétraient dans une partie du château totalement inconnue.

« Nous devons être dans les appartements de l’Oncle », murmura Geneviève.

Ceci n’était pas fait pour les rassurer. Que dirait M. Maranday, s’il les trouvait errant dans un endroit défendu ? Placées entre deux dangers qui leur semblaient également formidables, elles n’osaient ni avancer, ni reculer. Fort heureusement, l’ennemi ne les avait point poursuivies, mais elles craignaient à tout instant de le voir reparaître, et vous ne les eussiez pas fait remonter au grenier pour un empire.

Qu’était-ce que cet individu mystérieux devant lequel elles fuyaient.

« Un diable », disait Geneviève.

« Un revenant », ajoutait Charlotte.

Valentine ne disait rien, mais son imagination vive et sa nervosité maladive lui suggéraient les choses les plus saugrenues.

Quelle que fût la personne, homme ou femme, qui les avait tant effrayées, les petites filles ne pouvaient songer à rester longtemps serrées l’une contre l’autre, dans ce couloir sombre. Faisant appel à tout son courage, Geneviève, qui passait à bon droit pour la plus brave, tourna le premier bouton de porte qui lui tomba sous la main. Son cœur battait bien fort. Si elles allaient se trouver nez à nez avec M. Maranday ? Un oncle « ordinaire » eût difficilement pardonné une telle intrusion, mais cet oncle si bizarre ne l’excuserait jamais.

Et les trois petites filles eurent la même pensée :

« Pourquoi avons-nous désobéi ? pourquoi sommes-nous allées au-delà des limites permises ? »

Par bonheur, il n’y avait personne dans la pièce où entrèrent les trois fillettes, et, avec la mobilité d’impressions que possède l’enfance, elles oublièrent un instant leurs folles frayeurs pour y jeter un regard de curiosité.

Si c’était là l’endroit où l’oncle Isidore passait ses journées sous prétexte de travailler ou de guérir ses rhumatismes, vraiment, c’était à le croire atteint de folie. Imaginez une vaste chambre tapissée du haut en bas de chromos, d’images d’Épinal, de gravures plus ou moins bien choisies. Des oiseaux empaillés, des papillons aux couleurs éclatantes, remplissaient un cadre et une vitrine, et, sous un grand palmier, dans un coin où des lauriers roses, des arbustes verts, des camélias et autres plantes exotiques formaient comme une petite serre, on apercevait une chaise longue jonchée de journaux illustrés.

Des oiseaux apprivoisés voletaient sur les branches, et un singe, gros comme le poing, poussait des cris stridents, du haut d’une bibliothèque où il s’était réfugié, tandis qu’un perroquet, juché sur son perchoir, criait :

« Anda !… Anda !… »

Sur un guéridon, non loin de la chaise longue, étaient quelques fins outils d’acier et des découpages sur bois ; sur une petite table carrée, une boîte d’aquarelle et une étude encore fraîche. Partout, des livres de tous formats. Une guitare traînait sur un meuble ; une boîte à violon entr’ouverte, laissait voir un instrument de petite taille. Une « servante » étalait des crèmes et des gâteaux, luxueusement servis dans de la porcelaine de Sèvres.

Les fillettes ne firent qu’entrevoir toutes ces choses comme dans un rêve. Épouvantées de leur audace, elles refermèrent précipitamment la porte et cherchèrent fièvreusement une autre issue.

Cette fois, elles se trouvèrent dans un grand vestibule, communiquant par une porte vitrée avec l’aile du château qu’elles habitaient. Elles étaient sauvées. Personne ne les avait vues. On ignorerait à jamais leur escapade.

Avec un soupir de soulagement elles coururent se réfugier dans la chambre de Geneviève, et pendant un grand quart d’heure, ce ne furent qu’exclamations et paroles entrecoupées :

« Oh ! mesdemoiselles !…

— Quelle aventure !…

— Quelle peur nous avons eue !…

— Parle pour toi, Charlotte, s’écria Geneviève en reprenant soudain tout son aplomb. Moi, je n’ai pas eu peur un instant.

— Avec ça !… Alors, pourquoi as-tu fui ?

— Dame, je ne tenais pas à rester toute seule là-haut. Je vous ai suivies.

— Du tout, c’est moi qui étais la dernière, dit Valentine.

Et, changeant de ton :

— Comprenez-vous quelque chose à la chambre de l’Oncle ?

— Et cet homme noir ?

— Ce n’était pas un homme, c’était une femme.

— Du tout, il était bien trop grand pour être une femme.

Elle avait comme une toque rouge sur la tête.

— Comme s’il ne pouvait pas avoir un bonnet rouge, un fez, comme mon oncle, l’autre jour.

— Quelles dents !

— Et quels yeux !

— Moi, je n’ai rien vu, déclara Valentine. Je lisais tranquillement quand je vous ai entendues hurler. J’ai aperçu une grande masse noire, et je me suis sauvée.

— Qu’est-ce que c’était au juste ? une bête ou « une gens. »

— Peut-être un gros single.

— Mais non, puisque cela a parlé… Au fait, dans quelle langue nous a-t-il parlé ?

— Que veux-tu que j’en sache ?

— Je suis sûre que ce n’est pas de l’allemand.

— Et moi, je suis sûre que ce n’est pas de l’anglais.

— Eh bien ! et le perroquet ?

— Il est Turc, il a dit : Allah, Allah.

Landa plutôt. Il a peut-être appartenu à quelqu’un qui s’appelait Landa.

Valentine demanda subitement :

— Est-ce que l’Oncle est veuf ?

— Je ne crois pas. Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Rien. Une idée. C’est peut-être la chambre de sa femme que nous venons de voir. Le singe et le perroquet lui appartenaient sans doute. L’Oncle est si grave que je ne me le représente pas jouant avec un perroquet ou un singe.

— Ni moi non plus, dit Charlotte.

Geneviève déclara d’un ton de haute sagesse :

— Il paraît que les gens qui ont beaucoup voyagé et qui ont habité longtemps les pays chauds sont tous un peu timbrés.

— Qui t’a dit cela ? demanda Charlotte.

— Papa, un jour, bien avant qu’il soit question de l’oncle Isidore. C’est drôle qu’on se rappelle comme ça tout d’un coup un tas de choses qu’on a lues, ou qu’on a entendu dire long-temps auparavant.

Il est certain qu’il est excentrique, notre oncle, appuya Charlotte. Mais tout ça ne nous dit pas qui nous a fait peur là-haut.

Comme les trois petites filles n’étaient pas assez enfants pour croire de sang-froid à la possibilité d’avoir rencontré au grenier un diable ou un revenant, après avoir épuisé toutes les conjectures imaginables, elles finirent par conclure que l’être qui les avait surprises ne pouvait être qu’un nègre ou une négresse.

— Comment avons-nous fait pour n’y pas songer plus tôt ? s’écria Valentine à demi rassurée par cette explication fort plausible. Il est probable que c’est tout bonnement un domestique que l’oncle a ramené de ses voyages.

— Mais pourquoi nous a-t-il arraché nos joujoux des mains ? demanda Charlotte, qu’est-ce que cela pouvait lui faire que nous les prenions !

— Je n’y comprends rien, murmura Geneviève, c’est tout de même vexant d’avoir perdu ce beau bicycle !

— Et cet uniforme !

— Et ces livres !

— Et tous ces trésors du grenier, ajouta Geneviève sur un ton de désespoir toujours croissant. C’est comme dans les contes de fées, lorsque les méchants génies viennent défaire l’ouvrage des bonnes fées. À présent, nous n’oserons jamais demander à l’Oncle la permission de nous servir de tout ce que nous avons vu aujourd’hui. Pas plus que nous n’oserons demander d’explication sur tout ce qui nous intrigue.

— Quel dommage ! dirent à la fois Valentine et Charlotte.

— Nous sommes en plein mystère, reprit Geneviève, très flattée au fond et comme grandie par l’importance qu’elle attribuait à ces découvertes.

Les deux autres n’étaient pas moins excitées et ravies, sans bien s’en rendre compte, de se trouver mêlées à des événements aussi extraordinaires. Leur frayeur même leur était presque un plaisir, maintenant qu’elles étaient hors de danger.

— Nous ferons bien de ne rien raconter à Marie-Antoinette et à Élisabeth, car elles mourraient de peur, continua Geneviève.

— Sans compter qu’Élisabeth n’aurait rien de plus pressé que de rapporter à Mlle Favières, ajouta Charlotte, et nous serions tellement grondées que la seule pensée m’en fait frémir.

— Mais elles vont nous faire mille questions, dit Valentine, et je ne veux pas mentir.

— Qui te parle de mentir ! Nous ne sommes pas obligées de tout dire, n’est-ce pas ?

— Bien sûr.

— Nous passerons sous silence la seconde partie de notre expédition, et nous leur dirons seulement que nous avons vu, comme dans tous les greniers, force vieux meubles et vieilles étoffes, dont on pourra faire quelque chose le jour où l’Oncle nous le permettra. Quel malheur que cette vieille sorcière soit venue nous empêcher d’emporter nos affaires. »

On aurait dit vraiment que ces jouets étaient leur propriété, tant elles se croyaient lésées par cette perte.

Cependant, l’une des questions qui les intriguaient tant se trouva résolue le soir même, et d’une manière toute naturelle.

Ayant interrogé adroitement Mlle Favières pour savoir si leur oncle avait parmi son personnel un domestique noir, elles reçurent cette réponse :

« Je crois que M. Maranday a, pour son service particulier, une négresse qu’il a ramenée du Brésil, et qui lui est très dévouée. »

Les fillettes n’avaient donc plus aucun motif de peur, mais elles n’en eurent pas pour cela plus envie de retourner au grenier. Une autre idée leur était venue. Les imaginations d’enfants trottent si vile ! La colère évidente de cette négresse, ces jouets, ces vêtements d’enfant, et aussi les tristesses de l’oncle Isidore, prouvaient selon elles que M. Maranday avait eu le malheur de perdre un petit garçon.

Geneviève se hasarda à en parler à Mlle Favières qui répondit évasivement.

« Ne vous occupez donc pas des affaires de Monsieur votre oncle, mon enfant. »

Ainsi rebutée, Geneviève se tourna du côté des domestiques. Tous, semblant obéir à un mot d’ordre, lui dirent :

« Si Mam’zelle a quelque chose à demander sur Monsieur Maranday, elle fera mieux de s’adresser à lui. Nous autres, nous n’avons rien à vous apprendre. »

Le vieux jardinier ajouta même ceci :

« Les petites filles ne doivent pas se mêler de ce qui ne les regarde pas. M’est avis, Mam’zelle Geneviève, que vous ferez bien de n’en pas toucher mot à votre oncle… »

Les petites en conclurent qu’on leur cachait des choses effroyables.

« J’ai mon idée là-dessus », dit Valentine en se frappant le front d’un geste tragique.

Mais elle ne voulut jamais s’expliquer plus clairement.

Si nous jetions les yeux sur le block-notes sur lequel elle écrivait journellement ses impressions, et dont elle détachait les feuillets tous les dimanches pour la lettre hebdomadaire destinée à sa famille, nous apprendrions ce qu’elle ne confiait pas à ses compagnes, de peur de les effrayer.



Voici ce qu’elle écrivait :

« Mercredi. Au risque de passer pour une petite fille romanesque, plus je songe à ce que nous avons trouvé, au grenier, et à la physionomie de la chambre où nous sommes entrées par mégarde, et plus je crois que je devine le secret de l’Oncle. Je vois d’ici Papa se moquer de moi, et dire que l’Oncle n’a pas de secrets, mais…

» Écoutez ce qui est arrivé pas plus tard qu’aujourd’hui et jugez !…

» Imaginez-vous que nous faisions une partie de croquet, — le soleil est revenu, et nous nous hâtons d’en profiter pour reprendre nos jeux en plein air. — Nos aventures au grenier ont jeté un froid sur nos projets de comédie, c’était bien la peine d’en tant parler !… Nous avions donc mis en train une grande partie de croquet, Geneviève et moi. (Nous sommes bien plus liées maintenant toutes les deux. « La journée des découvertes », comme dit Geneviève, nous a rapprochées, je lui reconnais toutes sortes de qualités, et elle commence à me pardonner mes cheveux rouges). Marie-Antoinette avait refusé de jouer. La partie était presque terminée. Le sort m’avait mise avec Charlotte, contre Geneviève et Élisabeth. Il ne s’en fallait plus que de bien peu pour que nous deux Charlotte nous avions gagné. Charlotte avait déjà touché le piquet et j’allais y être aussi, quand en croquant la balle d’Élisabeth, mon pied a glissé et j’ai perdu mon tour ; Élisabeth était si contente qu’elle en a touché deux fois sa balle en me croquant, cela j’en suis sûre. Elle aurait dû passer son tour, car c’est contre les règles du jeu, mais elle est si tricheuse ! elle m’a envoyée loin, loin, jusque sous les fenêtres, qui d’après mes calculs, correspondent à la chambre que nous avons entrevue l’autre jour. J’ai couru après ma balle sans y penser, et pendant que je la cherchais sous les arbres où elle avait roulé, j’ai entendu une voix qui disait :

« La petite brune a triché. »

» J’ai levé les yeux et je n’ai vu personne, mais je suis bien sûre de ne pas avoir rêvé ce que je viens de vous raconter. On m’a parlé, et ce n’était ni mon oncle, ni une voix de femme. Ce n’était pas même un domestique, comme vous pourriez-le croire, c’était une voix d’enfant.

» Comment peut-il y avoir un enfant dans les appartements de l’Oncle ?



» Pourquoi le cache-t-on ?

» Autant de questions que je me pose tout le temps, mais quant à douter qu’il y eût un enfant, pour cela non !…

» Je pense au Masque de Fer, à Gaspard Hauser : l’Oncle est si bizarre ! Il a peut-être voulu faire des expériences sur un enfant. Pour moi, il est une chose sûre et certaine : on tient un petit garçon enfermé dans le corps de logis où il nous est défendu d’aller. Il faut que je sache qui il est. Il faut que je trouve moyen de communiquer avec lui… »

Jeudi matin.

» Encore une nouvelle découverte.

» Je ne suis pas aveugle. Je suis certaine de ce que je dis. J’ai vu, de mes yeux vu, une petite main blanche derrière le volet de cette chambre qui m’intrigue tant. C’est un prisonnier !… Peut-être un esclave ?… Mon oncle a pris au Brésil des habitudes que nous ne connaissons pas en France ; il a peut-être infligé à ce petit garçon une punition exemplaire pour un méfait qui nous paraîtrait insignifiant, à nous autres Européens. Je ne sais comment expliquer cela, mais je suis pleine de compassion pour cet enfant, et je ne puis me le représenter coupable. Je ne veux pas non plus accuser mon oncle qui a toujours été si bon pour moi, aussi je m’y perds… »

» Jeudi soir.

» Je suis allée déposer un bouquet de roses sur l’appui de la fenêtre. J’ai désobéi, puisque nous n’avons pas la permission d’aller de ce côté, mais il me semblait que cela ferait du bien au prisonnier. Oh ! que je le plains de vivre enfermé ! nous avons un temps splendide, ce doit être si triste de rester dans une chambre close quand les arbres sont si frais, les fleurs si parfumées, le ciel si bleu et l’air si pur.

» Ce soir, l’oncle était meilleur que de coutume, il paraissait moins sombre, moins préoccupé, plus heureux enfin. J’avais des remords de ce que j’avais fait, et il me prenait des envies folles de lui demander pardon.

» Je ne dis toujours rien à ces demoiselles de ce que j’ai vu et entendu. De deux choses l’une : ou elles bavarderaient et m’empêcheraient de rien découvrir, sans compter qu’elles causeraient peut-être un tort immense au petit inconnu que je voudrais sauver, ou bien elles se moqueraient de moi, dans le cas où il se trouverait que je me suis forgé des chimères, et qu’il n’y a pas l’ombre d’un mystère dans tout ceci. C’est alors que je ne verrais pas la fin de leurs taquineries ! et elles m’ont déjà tant fait souffrir depuis que je suis ici, que je ne veux pas risquer de m’exposer à leurs railleries.

» Je n’ose me confier à Mlle Favières… Pourquoi ma petite maman chérie n’est-elle pas auprès de moi ! elle me guiderait, elle me conseillerait, elle saurait, bien mieux que moi, venir en aide à ce pauvre enfant et demander sa grâce à mon oncle. Mon ami inconnu est sans doute coupable, mais quelle que puisse être sa faute, et n’aurait-il été au cachot que le temps que nous avons passé ici, je dirais qu’il a expié ses torts, et grandement. S’il se repent, mon oncle ne peut exiger davantage d’un enfant !… »

» Vendredi.

» Ô miracle ! L’oncle s’est occupé de nous toute la soirée, il nous a fait causer ; ces demoiselles ont beaucoup ri, et elles ont plaisanté avec lui comme si elles n’en avaient jamais eu peur. Il a insinué que des affaires imprévues l’avaient obligé « à nous laisser livrées à nos propres ressources, beaucoup plus qu’il ne l’aurait voulu. » Ce n’est pas là ce que je me proposais en vous invitant, nous a-t-il dit avec un léger soupir.

» Geneviève a sauté sur ses genoux pour l’embrasser ; elle est si câline !… et si hardie !… ce n’est pas comme moi, qui suis restée plantée devant lui comme un terme, sans oser lui donner la moindre marque de sympathie. Que je serais donc contente de ne pas savoir ce que je sais. (Ce n’est pas à l’enfant que je fais allusion, c’est à l’autre chose que vous connaissez, et qui me gêne toujours tant auprès de lui.)



» Il s’est enquis de nos jeux et de nos occupations. Geneviève s’est empressée de lui conter tout ce que nous avions décidé l’autre jour sous les sapins. Cela a eu l’air de l’amuser.

» — Ainsi, dit-il, chacune de vous a fait un souhait comme dans les contes de fées ? eh bien ! soyez heureuses, mes chères petites, car je vous octroie, à toutes, ce que vous désirez.

» — Même mon bal, s’est écriée Marie-Antoinette enchantée.

» — Quant à cela, petite ambitieuse, a-t-il dit, il faut m’accorder un peu de crédit ; on n’organise pas un bal en deux jours. Cela dépendra, du reste, de choses indépendantes de ma volonté, mais, si je suis obligé de vous refuser ce grand plaisir, je tâcherai de trouver une compensation. Les plus modérées dans leurs désirs seront naturellement les premières servies. Qui donc a demandé une partie de campagne.

» — C’est Charlotte, a répondu sa sœur.

» — Nous avons un temps parfait pour cela. Réjouis-toi donc, Charlotte, nous ferons un pique-nique demain.

» — Bien loin dans les bois ?

» — Où tu voudras.

» — Et le déjeuner ?…

» — Tu commanderas ce que tu désireras, ou plutôt, non, vous commanderez chacune votre plat.

» — Oh ! ce serait si amusant de le faire cuire nous-mêmes.

» — Vous le voulez ? très bien, mes enfants, nous verrons laquelle de vous est la meilleure cuisinière.

» Charlotte était aux anges.

» Si je pouvais, je demanderais à rester et je tâcherais de mettre leur absence à profil, pour communiquer avec le prisonnier, mais le moyen !…

» Ces demoiselles ne cessaient de s’entretenir de leur partie de plaisir. Elles ont émis une foule d’idées quant aux mets à emporter : Geneviève ne parlait de rien moins que d’avoir des glaces, et Charlotte, une crème au chocolat. Pour être pratique, c’était pratique…

» À force d’en rire et d’en causer, nous avons décidé que nous aurions un dîner surprise (une invention de Geneviève, le mot et la chose) et que nul ne saurait à l’avance le nom du plat que les autres choisiraient.

» L’Oncle s’amusait à leur faire dire des bêtises ; il leur proposait des mets impossibles, et les suppliait en grâce de ne pas l’empoisonner. Jamais je ne l’ai vu si gai.

» À un certain moment, il s’est penché vers Mlle Favières et lui a dit une phrase que j’ai dû entendre de travers, car voici ce que j’ai entendu :

» — Ah ! si Louisa était ici…

» Mais, j’y pense ! mon prisonnier serait-il une prisonnière ?

» La négresse n’a pas reparu. Je suis surprise qu’elle ne se soit pas plainte de nous à mon oncle.

» J’oubliais : j’ai aperçu cet après-midi Mlle Favières qui sortait de l’aile sud ; (celle où il nous est enjoint de ne jamais aller) il paraît que la défense ne s’adressait pas à elle.

» Geneviève lui a crié étourdiment :

» — Avez-vous vu le singe, Mademoiselle ?

» — Quel singe, s’est-elle écriée.

» — Mettons que j’ai rêvé, a répondu Geneviève, de ce ton mi-badin, mi-impertinent qu’elle prend quelquefois.

» — Et le perroquet, a dit Charlotte, savez-vous s’il parle anglais ou italien ?

» Mlle Favières s’est arrêté court et nous a regardées toutes les trois avec stupéfaction.

» — Vous me faites l’effet d’en savoir plus long qu’il ne faudrait sur des choses qui ne vous concernent pas, nous a-t-elle dit sévèrement, prenez garde que cela ne vous joue un mauvais tour.

» — Sommes-nous donc ici chez Barbe-Bleue ? a répondu hardiment Geneviève… ce qui lui a valu une punition bien méritée.

» En tous cas, mon oncle n’est pas fâché, car ses manières étaient celles d’un homme heureux et il semblait on ne peut plus satisfait de nous toutes… »