Les cinq nièces de l’oncle Barbe-Bleue/Chapitre 06

Charavay, Mantoux, Martin (p. 99-121).



CHAPITRE VI


AU GRENIER


À entendre Geneviève, ce fameux jour où il y avait eu de si grands conciliabules sous les sapins du parc, on aurait cru que ces demoiselles allaient demander le soir même à M. Maranday l’autorisation d’exécuter leurs projets. Cependant, après maintes considérations et des meetings sans fin dans le coin ombreux qui leur servait de salle de conférences, les fillettes avaient résolu d’un commun accord de bien combiner leurs petites affaires avant d’en référer à l’Oncle. Il s’agissait, disait Geneviève, d’enlever d’assaut le consentement tant désiré et de ne pas risquer de tout compromettre, en s’y prenant à contre-temps.

« Soyons opportunistes, avait dit la fillette — d’un air grave à mourir de rire — préparons notre terrain, et apprêtons, sans en parler à personne, tout ce qu’il nous sera possible de faire seules. Il faut que, pour la comédie, par exemple, une fois la permission obtenue, on puisse fixer séance tenante la date de la représentation. Comment l’Oncle pourrait-il nous refuser, quand, à toutes ses objections, nous répondrons : nous sommes prêtes, nos costumes même le sont… »

On se livrait à des recherches interminables dans la partie de la bibliothèque réservée aux enfants. Ce n’était pas facile de faire un choix parmi les petites pièces à l’usage des jeunes personnes. Pas une de celles que trouvaient les cinq cousines n’avait le don de leur plaire. Il fallait réunir tant de conditions, pensez-donc !

Cette comédie ne devait être ni trop longue, ni trop courte ; ni trop sérieuse, ni trop « classique », ni surtout trop enfantine. Les berquinades sont passées de mode ! Cinq rôles de « femmes » étaient nécessaires. Mais quels rôles ! À l’exception de Valentine, qui se déclara prête à accepter n’importe lequel, ou même à ne pas jouer du tout, si le chef-d’œuvre tant cherché ne comportait que quatre personnages, chacune voulait être au premier plan, et aucune n’acceptait un caractère antipathique. Geneviève proposa comme ressource suprême de se déguiser en homme. Mais rien ne semblait convenir aux jeunes lectrices, devenues de féroces critiques.

« Pourquoi fait-on parler ainsi les petites filles ? s’écria un jour Charlotte impatientée, ce n’est pas là notre manière de causer ni d’agir. On nous fait plus bébêtes que nature ! »

Et, de dépit, elle lança sa brochure au plafond :

« Ne trouverons-nous donc jamais d’auteurs qui nous connaissent réellement et nous peignent comme nous sommes, au lieu de faire de nous des marionnettes de chez Guignol ou de mauvaises copies des grandes personnes ! ajouta Geneviève.

— Écris-en une toi-même, alors, de comédie, s’écria Marie-Antoinette dans un français rien moins qu’élégant.

— Si j’osais !… murmura Valentine.

— La critique est aisée, mais l’art…

— Est Hippolyte, interrompit Geneviève, terminant à sa façon cet axiome célèbre.

— Comprends pas, dit Marie-Antoinette, dédaigneuse.

— Dame, si la critique est Thésée, l’art peut bien être Hippolyte.

Celles qui saisirent la plaisanterie, éclatèrent de rire. Marie-Antoinette fit la moue.

— Je ne vois pas pourquoi nous n’en arriverions pas à écrire nous-mêmes une petite comédie, reprit Valentine.

Aussitôt, des quolibets l’assaillirent de toutes parts.

— Montre-nous donc la couleur de tes bas.

— Nous ignorions que nous avions l’heur de compter parmi nous un auteur dramatique.

— Une George Sand en herbe,

— Ou plutôt un poète élégiaque, car avec ses airs de saule pleureur, Valentine ne peut écrire que des lamentations imitées de Jérémie.

Valentine faillit perdre patience :

— C’est bon ! n’en parlons plus ! D’ailleurs je n’ai jamais prétendu la faire seule, cette comédie.

— Mais enfin, s’écria Geneviève, qui était restée silencieuse depuis quelques instants, est-ce que nous n’avons pas bientôt fini de nous quereller ? Qu’y a-t-il de saugrenu dans la proposition de Valentine ! Il est bien certain que nous n’avons pas la prétention d’écrire des merveilles.

— Cela m’étonne, dit l’incorrigible Marie-Antoinette.

— Rien ne nous empêcherait de choisir soit un sujet historique, soit un conte de fées ; nous en ferions quelque chose qui tiendrait le milieu entre une charade et un tableau vivant, et je vous assure que ce ne serait pas plus inepte que ce que nous avons vu jusqu’à présent en fait de comédies pour la jeunesse. Voyez, par exemple, cette saynette où deux petites filles costumées en cuisinières taillent une bavette aux dépens de leurs maîtres. Trouvez-vous beaucoup de sel dans ces soi-disant traits d’esprit ?

— Assurément non.

— Et celle-ci, où des petites filles se disputent à propos d’un cadeau de fête ?

— Geneviève a raison, c’est absurde.

— Alors, mesdemoiselles, dit Geneviève en grimpant sur la table, tribune improvisée, pour mieux haranguer ses compagnes, je vous donne trois jours (nombre fatidique) pour découvrir un sujet de pièce. Dans trois jours, nous nous réunirons ici même pour choisir, par un concours secret, celui qui obtiendra le plus de voix, et nous unirons nos efforts pour mener à bien le susdit projet. Est-ce dit ?

— C’est dit.

Il était à remarquer que, dans ce petit cercle de fillettes, les idées souvent assez originales de Valentine, toujours repoussées au premier abord, recevaient tous les suffrages lorsqu’elles étaient commentées, « revues et corrigées » par Geneviève, comme disait celle-ci. L’amusante petite fille était si vite devenue le boute-en-train de la bande.

Pendant trois jours, on les vit constamment feuilleter un gros in-folio, dictionnaire ou encyclopédie, dans lequel elles cherchaient des « sujets ». Toujours munies d’un calepin et d’un crayon, elles prenaient des notes en cachette, biffaient et rebiffaient leurs brouillons, tout cela avec des airs mystérieux qui amusaient prodigieusement Mlle Favières, mise au courant par quelques mots échappés à ses élèves. La bonne demoiselle était enchantée de voir les enfants trouver d’elles-mêmes quelque nouveau jeu. Ce grand château lui paraissait un peu morose pour cette jeunesse, et elle faisait son possible pour égayer les cinq cousines, qui ne s’y prêtaient pas souvent.

Consultée pour la forme, et parce qu’il fallait bien avoir recours à elle pour acheter les matériaux nécessaires à la confection des vêtements destinés aux petits pauvres inconnus, elle s’était offerte pour tailler et préparer l’ouvrage. Elle avait même risqué quelques conseils qui avaient été assez mal accueillis, bien que fort sages ; chacune en voulant faire à sa tête, elle avait fini par laisser ses élèves libres.

Les enfants ne savaient trop comment procéder pour leurs achats. On avait parlé d’abord d’une souscription pour faire face aux premières dépenses.

« Moi, je donne trente francs, avait dit généreusement Geneviève ; grâce à l’Oncle, je puis me permettre d’être extravagante.

— J’en suis pour autant », avait riposté Marie-Antoinette qui ne voulait pas se laisser dépasser, quoique, au fond, elle se souciât peu des « petits pauvres ».

Mais Élisabeth et Charlotte avaient trouvé que c’était une grosse somme et qu’elles ne pouvaient disposer ainsi de leur argent sans en avoir écrit à leur mère.

— Vous savez bien que nous sommes convenues de ne mettre personne dans la confidence s’était écriée Geneviève, ne donnez rien du tout si vous voulez, mais ne détruisez pas le charme de la chose en en parlant de tous côtés : c’est déjà bien assez d’avoir eu à en instruire Mlle Favières.

Faute de s’entendre, et sur les fonds nécessaires, et sur leur emploi, les jeunes filles finirent par se résoudre à faire séparément leurs emplettes comme bon leur semblerait.

On courut les magasins de Grenoble pendant toute une journée, au grand bonheur de Marie-Antoinette, qui, selon Geneviève, se trouvait dans son élément au milieu des fanfreluches et des chiffons. Il fallait la voir demander, ordonner, faire déplier vingt pièces, et froisser avec bonheur dans ses doigts les soies et les rubans, pour en arriver à prendre une étoffe mi-soie, mi-coton, aux couleurs criardes, qui n’avait ni solidité, ni utilité réelle pour les enfants à qui elle était destinée. Mlle Favières haussa les épaules après avoir fait sans succès quelques observations.



« C’est mon argent, je suis bien libre d’acheter ce que je veux », avait répondu très impoliment la fillette.

Et elle ajouta, sans réfléchir à l’étoffe choisie, un chapeau tout garni beaucoup trop élégant. Ce ne fut que le lendemain qu’elle s’aperçut que, trompée par l’obscurité du magasin, elle avait pris un chapeau vert pour terminer une toilette où le rouge dominait.

Il était assez curieux d’observer le caractère des fillettes d’après leur manière d’agir en cette occasion. Geneviève semblait n’avoir nulle idée de la valeur de l’argent, elle achetait, achetait linge, robes, jupons, si bien qu’il fallut couper court à son beau zèle, car sa bourse entière n’aurait pas suffi à solder son compte.


« Jamais vous ne viendrez à bout de ce travail, mon enfant, lui dit Mlle Favières pour l’arrêter ; d’ailleurs, est-ce bien raisonnable de confectionner tant de choses au hasard ? Laissez-moi m’informer dans le pays ; il ne doit malheureusement pas manquer de familles à secourir : nous choisirons la plus nécessiteuse et la plus méritante, et vous ferez alors à coup sûr des vêtements à la taille de chacun.

— Bah ! répondit la jeune fille, nous trouverons toujours des gens à qui cela ira, on ne fait pas autrement dans les magasins de nouveautés. »

Élisabeth, très prudente, avait acheté du madapolam pour de la lingerie. Sa sœur avait pris de quoi confectionner deux petites robes, l’une en laine pour l’hiver, l’autre en tissu plus léger, et enfin, Valentine avait demandé dans tous les magasins où on était entré, des coupons d’indienne très bon marché, mais généralement de couleurs claires.

« Qu’en veut-elle faire ? » se disaient ses compagnes entre elles. « Fi ! l’avare ! elle prend toujours tout ce qu’il y a de meilleur marché !… »

Mlle Favières, qu’elle avait instruite de ses projets, souriait bénévolement. Un peu plus tard, ces demoiselles découvrirent que Valentine pouvait bien avoir eu raison dans son choix. Chacun de ses coupons se transforma rapidement en petits tabliers de toutes tailles, faciles et amusants à coudre, terminés en quelques heures, et parfaits pour cacher une vieille robe. Alors, tandis que les autres fillettes gémissaient sur un ouvrage « qui n’avançait pas », un corsage difficile à ajuster ou du lingue uni, peu intéressant, Valentine étalait avec une petite satisfaction d’amour-propre ses tabliers si simples et si coquets.

Ce beau zèle de couture dura bien toute une semaine ; puis il se ralentit, et, sauf pour Valentine et Élisabeth qui étaient très fidèles à tout ce qu’elles entreprenaient, on ne vit plus apparaître qu’à de très rares intervalles les grands travaux de couture entrepris avec tant d’ardeur. Il me souvient même que le jardinier trouva à deux reprises, dans le jardin, les petites robes commencées par Geneviève, et comme, chaque fois, il avait plu à torrents pendant la nuit, les deux robes étaient singulièrement abîmées quand il les lui rapporta. Elle était si étourdie, cette Geneviève.

Le temps s’était mis à la pluie ; M. Maranday, prétextant un accès de rhumatisme, vivait enfermé dans ses appartements avec un personnage énigmatique, aux grands favoris jaunes et à l’accent étranger, probablement son secrétaire, que les enfants n’apercevaient que de loin en loin, car il prenait ses repas dans le corps du logis dont l’entrée leur était interdite.

Les recherches littéraires proposées par Geneviève eurent le don de distraire les cousines pendant ces journées de pluie. Quand arriva le moment de procéder au scrutin secret, chacune avait cru mettre la main sur un sujet plein d’intérêt, mais, déguisant son écriture, elle avait transcrit son projet sur un papier soigneusement renfermé dans une enveloppe cachetée.

Geneviève fit le tour de la chambre, un coffret à la main, et recueillit les élucubrations de ses compagnes, auxquelles elle joignit la sienne. Ces préparatifs extraordinaires ajoutaient un certain charme à la cérémonie. Les petits cœurs battaient d’émotion. Toutes s’efforçaient de se composer une physionomie impassible. On eût dit une distribution de prix.



Le grand juge, Geneviève, déplia le premier papier, et lut :

La Belle et la Bête.

Oh ! oh ! dit-elle en riant, pour la Belle, tout le monde s’offrira, mais pour la Bête, qui fera son rôle ?… Passons à un autre :

Marie Stuart.

— Ce serait très joli d’avoir une Marie Stuart avec une grande collerette et un bonnet de velours, dit Valentine.

— Hum ! irions-nous jusqu’au bout ? Je ne comprends pas très bien comment nous nous y prendrions pour monter un échafaud. En tous cas, ce n’est pas moi qui prêterais ma tête.

— Allons, allons, pas de commentaires.

— Numéro trois, très nouveau celui-là, reprit Geneviève railleuse :

Cendrillon.

— Ce ne serait pas déjà si mauvais, s’écria Charlotte, se trahissant ainsi, nous aurions juste le nombre de rôles nécessaire.

— Comment cela ?

— La fée, Cendrillon, ses deux sœurs, autant de jolis personnages. Je serais la fée, avec une robe blanche toute couverte d’étoiles d’or.

— Pas gênée, de garder pour elle tout ce qu’il y a de mieux, dit Marie-Antoinette, c’est bien plutôt moi qui devrais être la fée.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— A-t-on jamais vu des fées brunes ? fit la petite coquette en secouant d’un air mutin ses belles boucles blondes.

— Dis tout de suite que tu veux l’accaparer.

— S’il faut parler dès maintenant, dit bien vite Élisabeth, je me réserve le rôle de Cendrillon.

— Je vous admire, mesdemoiselles, riposta Marie-Antoinette. Si l’une fait Cendrillon et l’autre la fée, qu’est-ce qui me restera ?

— Les sœurs de Cendrillon n’ont pas grand’chose à dire, cela ferait ton affaire, à toi si paresseuse.

— Et elles ont de bien plus belles toilettes que Cendrillon, ajouta Charlotte.

— Valentine serait la seconde sœur, et moi, le Prince Charmant ; ça me sourirait assez, dit Geneviève. Mais voyons les autres…

La Cigale et la Fourmi.

— Ce n’est pas une pièce !

— C’est ce qui te trompe, s’écria Valentine… On écrit un joli petit dialogue.

— Qui, on ? toi ?…

— Cela prête à une très jolie action… C’est l’été, on voit des danseuses et des chanteuses, des artistes enfin.

— Oh ! quand elle dit : « artiste », cette Valentine, elle en a plein la bouche.

— La Fourmi ne travaille pas seulement, reprit Valentine toute pleine de son sujet, elle veut bien s’amuser, à condition de ne rien dépenser. Elle amasse, elle amasse toujours. On la voit compter ses pièces d’or. La Cigale dépense sans réfléchir, mais pour les autres comme pour elle-même. Elle a la main ouverte à tout venant.

Nuit et jour, à tout venant,
Je chantais, ne vous déplaise.

interrompit une voix moqueuse.

— Vient l’hiver, continua Valentine, la Cigale n’a plus rien dans ses poches ; elle cherche de l’aide partout ; les parasites qu’elle a nourris ont disparu, les compagnons de plaisir ont fui…

Elle s’en va crier famine…
Chez la fourmi sa voisine !

— Non, mesdemoiselles, vous vous trompez. C’est la Fourmi qui a réfléchi et qui vient trouver la Cigale pour lui dire : ma vie serait bien triste sans vous, qui représentez la poésie et l’art. J’ai joui de vos chants cet été sans rien débourser ; il y a place pour vous maintenant à mon foyer pendant l’hiver. Vous n’êtes même pas ma débitrice, car à la saison prochaine, quand vous serez remise de vos fatigues, vous m’aiderez à remplir mes greniers vides ; non pour moi, mais pour vos pareilles, afin de pouvoir les servir à l’occasion. Vous apprendrez ainsi à joindre l’utile à l’agréable…

— Mais écoutez-la donc refaire la Fontaine !

— Assez de plaisanteries, mesdemoiselles, nous avons encore une enveloppe à décacheter.

— Voyons, voyons.

— Geneviève a peut-être gardé le meilleur pour la fin, dit Marie-Antoinette.

— Eh bien ! parle, qu’attends-tu ? qu’est-ce que c’est ?

Jeanne d’Arc, dit Geneviève à demi-voix, et comme si elle craignait à son tour les critiques.

— Jeanne d’Arc ! pourquoi pas ? dirent les unes.

— Jeanne d’Arc ! répétèrent les deux autres, que pourrions-nous faire d’un pareil sujet ? d’ailleurs, il n’y a qu’un rôle de femme.

— Moi, j’y vois une foule de tableaux, s’écria Valentine, qui « s’emballait » vite, même sur les idées des autres.

— Dis un peu, fit Élisabeth, très ergoteuse de sa nature.

— D’abord, une scène dans les champs, avec des apparitions, comme à l’Hippodrome, dit Marie-Antoinette.

— Du tout : une scène dans sa famille. Elle a des sœurs très positives, qui la taquinent parce qu’elle laisse perdre ses brebis, mais elle ne pense qu’à la France, si malheureuse à cette époque.

— Viennent alors les apparitions, dit Geneviève.

— Un bon rôle pour celles de ces demoiselles qui voulaient faire des fées tout à l’heure, repartit Valentine.

— C’est ma foi vrai, remarqua Charlotte.

— Mais les archers ? Et le roi ? et la prise d’Orléans ? demanda Élisabeth. Ce n’est pas possible, il faudrait trop de personnages. Nous avons tous les ans une fête dans notre ville en l’honneur de Jeanne d’Arc, pour l’anniversaire de la prise d’Orléans, mais c’est bien autre chose ! Oh ! si vous voyiez la procession, les costumes, les étendards !…

Et Geneviève, très animée :

— Je dis, moi, que nous pourrions représenter tout cela à notre manière, quand nous n’en ferions qu’une succession de tableaux vivants.

— Aux voix, aux voix, dirent ses compagnes.

Un premier tour de scrutin donna, comme résultat imprévu :

Une Jeanne d’Arc.

Une La Belle et la Bête.

Une Marie Stuart.

Une Cendrillon.

Une La Cigale et la Fourmi.

— Oh ! c’est trop drôle, s’écrièrent les fillettes en riant de tout leur cœur. Chacune a voté pour soi.

— Papa dit que cela se produit quelquefois dans de graves assemblées, ajouta Geneviève.

— Ce qu’il y a de plus étonnant, reprit Valentine, c’est que moi, qui avais pensé d’abord à la Cigale et à la Fourmi, j’avais changé d’avis au dernier moment et voté pour Jeanne d’Arc.

— Et moi, qui avais songé la première à Jeanne d’Arc, dit Geneviève, j’ai fait tout le contraire ; frappée des impossibilités que vous m’avez signalées, j’ai abandonné mon idée et choisi La Cigale.

— Recommençons, dit-on en chœur.

Cette fois, il y eut deux voix pour Jeanne d’Arc, deux pour Cendrillon, une pour Marie Stuart.

— La majorité n’y est pas encore, s’écria Geneviève, n’arriverons-nous donc jamais à nous entendre ? Nous finirons par être obligées de tirer à la courte-paille.

— Je crois, dit Valentine, que nous ferions mieux de ne passer à notre dernier tour de scrutin, que lorsque nous aurons exploré les vieilleries avec lesquelles nous pourrons confectionner nos décors et nos costumes. Alors, selon que nous aurons trouvé des étoffes et des meubles pouvant convenir à l’un ou à l’autre de nos projets, il nous sera facile de nous décider.

— Bravo ! Bravo !…

— Faisons, séance tenante, une expédition au grenier, proposa Geneviève. Il y a assez longtemps que ça me trotte par la cervelle.

— Nous ne demandons pas la permission à l’Oncle ? dit timidement Élisabeth.

— À quoi bon ? ce qu’on met au grenier n’a jamais grande valeur.

— J’ai un peu peur de courir toute seule dans ces longs couloirs et ces escaliers qui n’en finissent pas, dit Charlotte.

— Sans compter que nous allons nous remplir de poussière et de toiles d’araignées, ajouta Marie-Antoinette d’un ton dédaigneux.

— Ma foi, restez si vous voulez, reprit Geneviève, mais moi, je pars ! Qui m’aime me suive. Les peureuses n’ont qu’à rester.

Aussitôt Valentine s’écria :

— Je te suis !

— Et moi idem, ajouta Charlotte après quelques instants de réflexion.

— Consultez donc votre chère Mlle Favières, insinua Marie-Antoinette ironique. Comme elle vous défendra d’y aller, aussi sûr que je suis ici, vous vous serez fait à bon marché une réputation de courage.

Cette raillerie coupa court aux derniers scrupules de Valentine. Tout, plutôt que d’être encore accusée de manquer de vaillance.

Les trois fillettes partirent bravement, Geneviève en avant, Charlotte à l’arrière-garde, une paire de pincettes à la main, car il faut tout prévoir.

Depuis qu’elles habitaient le château, elles ne s’étaient jamais aventurées dans les combles, et ceci, joint à la crainte de déplaire à l’Oncle, ne laissait pas que de troubler un peu les plus braves. Une fois parvenues au haut du dernier escalier, elles se regardèrent sans mot dire. Par où commencer ? quelle porte ouvrir parmi toutes celles qui s’offraient à leurs yeux ? La pensée du cabinet de Barbe-Bleue leur traversa l’esprit : Qu’allaient-elles découvrir ?

— En avant ! s’écria Geneviève en poussant la porte qui lui faisait face.

Elles se trouvèrent alors dans une immense galerie très encombrée de meubles de vieux chêne, restes de l’ancien ameublement du château, blancs de la poussière accumulée sur leurs sculptures depuis des années.

Les enfants continuèrent leurs explorations, au milieu d’un enchevêtrement de poutres descendant jusqu’au plancher.

Il fallait tantôt monter, tantôt descendre, suivant les constructions des diverses parties du vieux château, et, parfois, le toit était tellement en pente, qu’un homme de taille ordinaire n’eut pu se tenir debout qu’au milieu du grenier.

— On se croirait dans la carène d’un navire renversé, dit Valentine, qui avait beaucoup lu. Voyez ces poutres : ne dirait-on pas des mâts plongeant dans la cale ?

Charlotte n’était pas trop rassurée dans cette demi-obscurité :

— Si nous retournions sur nos pas ? dit-elle, nous allons nous égarer.

— Laisse donc, répondit Geneviève, à force de marcher nous nous retrouverons à notre point de départ.

— Jusqu’ici nous n’avons pas découvert grand’chose d’intéressant, fit Valentine en s’engageant dans un couloir interminable au bout duquel étaient deux portes. Cela devient monotone.

L’une des portes était fermée à clef, l’autre donnait accès dans une grande chambre pleine de malles, de caisses entr’ouvertes, de meubles éclopés, canapés boiteux, fauteuils éventrés, chaises défoncées, pêle-mêle avec d’autres en meilleur état. Il y avait jusqu’à un rouet, que Geneviève s’empressa immédiatement d’essayer de faire tourner, et un tas de ferraille dans lequel on distinguait des barres de fer qui pouvaient à la rigueur passer pour des lances et des piques.

— De mieux en mieux, s’écria Valentine ravie, nous allons pouvoir monter Jeanne d’Arc.

— À moins que nous ne trouvions des merveilles dans ces caisses, et que nous n’en revenions à Cendrillon dit Charlotte.

Mais la plupart des caisses étaient vides.

— Moi, dit Geneviève en furetant dans une boîte remplie de clefs et de cadenas, ce qui me tente le plus, c’est de pénétrer dans les endroits clos.

Et elle introduisit successivement une demi-douzaine de clefs dans la serrure de la porte voisine :

— C’est trop fort, aucune ne va !… gémit-elle.

— Tu perds ton temps, lui dit Charlotte, tandis que Valentine lui apportait en riant un trousseau de clefs tombé derrière un divan.

— Il y a peut-être ton affaire là-dedans.

— Essaye toi-même, dit Geneviève dépitée. Tiens ! mais on dirait que ta clef entre. En a-t-elle une chance, cette Valentine !

— Gare aux sept femmes de Barbe-Bleue, murmura Charlotte quand la porte glissa sur ses gonds avec un grincement de mauvais augure.

Les trois petites filles poussèrent un cri de surprise… et de bonheur, en apercevant d’énormes bahuts, et des coffres qui semblaient recéler des trésors sans fin. Oubliant toutes leurs appréhensions, elles se jetèrent dessus comme des abeilles sur un pot de confitures. Elles s’extasiaient, riaient, battaient des mains, auraient voulu tout déplier, tout admirer à la fois :

— Oh ! mesdemoiselles, quelle admirable soie de Chine ! il y a de quoi faire un manteau de cour royal.

— Et cette robe à grands ramages !

— Et ce chapeau à plumes !

— Oh ! ce panache est trop beau !

— Voyez ce drapeau !

— Et cette housse ! Voilà pour le cheval de Jeanne d’Arc.

— Admirez ces mignonnes petites pantoufles brodées de perles, n’est-ce pas tout juste ce qu’il nous faut pour Cendrillon ?

— Que c’est beau, mais que c’est beau !

— Si tout cela pouvait parler, dit Valentine pensive, que d’histoires nous entendrions ! J’aimerais à savoir qui a porté cette robe Pompadour…

Ses amies pensaient à bien autre chose.

— Quel dommage, qu’il n’y ait pas de glaces ici, s’écria Charlotte en drapant sur sa tête une étoffe orientale aux reflets brillants.

— L’Oncle ne nous permettra jamais de nous servir de si belles choses, dit Valentine avec un soupir.

Et elle déplia lentement une courte veste de satin rose brodée d’or, comme les toréadors en portent.

Geneviève et Charlotte étaient trop occupées à déplacer la première feuille d’un paravent de dimensions colossales pour lui répondre :

— Que cherchez-vous dans ce coin ? leur demanda Valentine intriguée.

Et, venant à leur secours, elle arriva juste au moment où les fillettes faisaient une découverte bien inattendue.

Il y avait là tout un assortiment de jouets d’enfants en fort bon état : un cheval mécanique, une bicyclette, un petit établi de menuisier, des fusils, des sabres, des tambours et jusqu’à un costume de général Tom Pouce, auquel rien ne manquait, pas même le bicorne.

— En voilà, une trouvaille ! fit Charlotte en maniant successivement fusil, sabre et tambour. Nous pourrions avoir tout un régiment si nous étions en nombre suffisant.

— D’où cela peut-il venir ? dit Valentine, toute songeuse.

— Les anciens propriétaires de Rochebrune avaient sans doute des fils ? répondit Charlotte.

— C’est bien étonnant qu’ils aient oublié leurs joujoux ici…

— Que nous importe, interrompit Geneviève, l’essentiel est que nous les ayons trouvés, Justement, je mourais d’envie d’avoir une bicyclette. Quelle belle idée ils ont eue de la laisser, ces enfants.



Et Geneviève d’essayer le cheval mécanique, tandis que Charlotte mesurait l’uniforme doré sur toutes les coutures, et que Valentine examinait pensivement les livres jetés pêle-mêle sur un coin de l’établi de menuiserie ; tous livres de voyages et d’aventures extraordinaires : Mayne-Reid, Jules Verne, etc.

— Cela m’amuserait beaucoup de connaître l’enfant à qui tous ces jouets ont appartenu, dit-elle, je me le représente plein de fougue, ne rêvant que Robinsons, naufrages et guerres. Qui sait où il est maintenant et ce qu’il fait.

— Il est peut-être assez vieux pour être ton grand-père, dit Geneviève, toujours montée sur son cheval.

— Oh ! non, car j’ai trouvé parmi ces bouquins un volume qu’on a donné l’an passé à mon frère, pour ses étrennes.

— Et il n’y a pas si longtemps que l’on fait des bicyclettes, ajouta Charlotte.

— Alors, il est peut-être mort !… lança au hasard Geneviève.

Un frisson agita les trois fillettes à cette seule pensée. L’idée de la mort impressionne toujours les enfants. Mais cachant sa peur par pure fanfaronnade :

— S’il était encore ici et qu’il puisse nous voir nous emparer de ses affaires, il serait furieux ! s’écria Geneviève en sautant à bas de sa monture. Maintenant, son cheval est à moi par droit de conquête, comme dit papa, et je ne le lui rendrai pas.

— Pas plus que je ne lui rendrai cet uniforme qui me va si bien, ajouta Charlotte.

— Valentine, déjà plongée dans Les Aventures du célèbre Pépé, ne les entendit même pas.

Ces paroles étaient à peine sorties de leur bouche qu’une lourde main s’abattait sur l’épaule de Geneviève et de Charlotte, les faisait pirouetter et leur arrachait les objets qu’elles tenaient, tandis qu’un être noir, énorme, aux dents blanches et aux yeux étincelants, glapissait quelques mots sur un ton de colère dans une langue inconnue.

Les deux petites filles poussèrent un cri de terreur et s’enfuirent précipitamment, suivies de près par Valentine, qui avait laissé échapper son livre sans demander son reste.

C’était une véritable panique. Selon l’expression de Geneviève, on eût dit qu’elles avaient le diable à leurs trousses.