Les choses qui s’en vont…/Les clôtures de pieux

Édition de La Tempérance (p. 149-167).

La clôture de pieux.



I l s’était assis à son piano, me laissant debout devant la vieille toile encadrée d’or bruni qu’il avait placée à contre-jour, entre les fenêtres par lesquelles je pouvais voir la « Piazza del Castelletto » avec les vols de colombes striant le ciel de Gênes, d’un bleu pur, tel celui des robes d’anges de l’Angelico.

Puis, pendant qu’avec une allégresse tout italienne, Nino jouait de ses doigts fins et agiles, d’un jeu très doux, il m’analysait les phrases musicales par lesquelles l’auteur de la sonate avait interprété le thème inspirateur du tableau que je considérais. Il disait : « le prélude, d’un allegretto si palpitant, auquel s’accrochent ces triolets à peine effleurés, ce sont des voix d’oiseaux dans les branches. Ces groupes de notes, tour à tour langoureuses ou pétillantes, graves ou suraiguës, simulent la chanson de chacun de ces oiseaux, chansons qui se groupent, là, comme en une gerbe, pour reprendre ici en chœur.

« Puis la mélodie initiale s’avance, dans un andante que viennent réjouir modulations et trilles : toutes ces roulades se fondent ensuite dans le motif du prélude, où chacune des voix trouve sa place naturelle, pour composer ces deux lignes qui, avec leur D. C., ont le brio d’une ariette, l’éclat d’une marche triomphale.

« Une phrase — style récitatif — sévère comme une admonition ; è la voce del Santo. Il parle à ses frères ailés. Roulades, trilles, cascades et surgies de notes cristallines, viennent accélérer le lento du récit : ce sont des voix d’oiseaux babillards qui volètent autour du prêcheur — entendez ces fugues tronquées et sonores à peine : ce sont leurs envols. La phrase reprend espressivo : c’est le reproche du Saint — doux, combien ! La voix s’abaisse, puis s’abaisse encore pour se taire tout à fait, pendant que, scherzando, les petites voix stridentes enveloppent les dernières notes admonitrices qui meurent.

« Le prélude final s’ouvre alors par ce merveilleux enlacement de notes liquides et sautillantes d’où surgissent, toutes pointées, et profondes comme le ton d’une prophétie, les derniers temps du récitatif. C’est l’écho de la réprimande fraternelle qui s’est, maintenant, tue. Enfin, une trille exultante et, entre deux soupirs largement prolongés qui laissent vibrer des tonalités de sanglots, des triolets que recouvrent les accords apaisés de la basse où palpite, comme des ailes dans la brise, un envol d’arpèges. La sonate est finie. »

Nino continue de jouer, à la manière, je dirais, des sources qui reflètent le ciel sans se lasser de murmurer. Et moi, en écoutant sa musique, vraie fête pour l’oreille, je contemple son tableau, vraie fête pour les yeux.

Cette toile, assez ancienne, est assurément due à l’un de ces maîtres exquis que nous nommons, je ne sais trop pourquoi, les primitifs, quoique leur art ait une perfection de technique, une science de composition, une chaleur de coloris et une plénitude de vie, que la Renaissance n’a pas surpassées. Je crois reconnaître ici, l’un des contemporains de Pinturicchio, ou tout au moins, un peintre de son école qui a laissé à l’Italie d’inestimables tryptiques et des fresques merveilleuses encadrées de ces « histoires » pour lesquelles les critiques d’art ont créé la délicieuse expression qui caractérise leur beauté : c’est la « sublime du joli. »

Sous un ciel doré de lueurs roussâtres, un écran de rochers bizarres fait masse, au flanc duquel s’accroche, comme un nid de martinets, un couvent, entouré d’arbres frêles, peu feuillus, si chers au Pérugin. Dans une perspective étonnante de profondeur, un troupeau que garde un berger coiffé du chapeau en cloche des chasseurs alpins. Au milieu du tableau, mais à gauche, débouche une route, en marge de laquelle se dresse, ou plutôt s’écrase, une clôture que recouvrent à demi les buissons en fleurs.

Au premier plan, appuyé à cette clôture, la tête nimbée de l’auréole du capuce, la bouche pure et les yeux naïfs — ces yeux en amandes et couleurs de châtaignes, des Siennois — se tient Il Santo, dont l’extase semble avoir immobilisé un geste inimitable de tendresse candide. On dirait que toutes les beautés qui l’environnent écoutent ; car il parle, le doux saint. Il parle, non pas aux arbustes qui lui tendent leurs branches comme des mains pour acclamer ses paroles ; non pas aux fleurs qui tournent vers lui leurs corolles fraîches comme des lèvres pour lui sourire ; non pas même aux chardons violets qui, de crainte qu’il ne les quitte, enfoncent leurs griffes dans sa bure rapiécée, comme pour le retenir. Non, il parle aux oiseaux — chose inouïe jusqu’alors — un langage fraternel.

Frère Ange, assis sur une pierre, le regarde avec ferveur, tandis que Massé, les mains croisées sur sa poitrine, pleure de surprise ou de joie et peut-être aussi d’amour. C’est gracieux, coloré, ému, comme le récit d’une vieille légende : c’est délicieux à l’œil comme il sied que soit une peinture. Et c’est bien, également captivante dans le sonate et le tableau, la lieta dolcezza del amore, me dit Nino dans son langage harmonieusement sonore.

Puis, tout songeur, avec, sur les lèvres des bribes de la sonate, et dans les yeux, l’imprévu des lignes magiciennes du tableau, je pris, pour redescendre à Via Balbi, la route en lacets qui conduit à la place Fontane Marose qui me parut toute sombre, décolorée. Je me disais alors que la vérité historique pourrait bien nier qu’à Bevagna, alors comme aujourd’hui, il y eut des limites aux champs et des haies aux routes. Je me disais encore que le peintre commit un plaisant anachronisme qui appuya le thaumaturge du XIIIe siècle sur une clôture de pieux. Je me ressaisis aussitôt d’ailleurs : à quoi sert de raisonner. Ne savons-nous pas que la raison ramène toujours à la prose, tandis que l’amour fait rarement autre chose que de la poésie. Nous lui devons encore cette page exquise que le peintre a suavement rimée au temps des Guelfes et des Gibelins peut-être, et qui charme encore au siècle des Gothas, par le rythme vainqueur de ses tons délicieusement pâlis.

Et comme au cinéma, je revoyais passer devant mes yeux, une à une, certaines toiles des peintres de chez nous ; tel ou tel tableau de Suzor Côté ou de Franchère, de Morrice ou de Cullen, de Delfosse ou de Brymner, comme aussi les dessins si vigoureusement burinés par un Julien ou un Massicotte.

Certes, toute beauté est naturelle : toutefois, tout ce qui est naturel n’est pas beau. Il fallait donc que nos peintres fussent supérieurement doués de goût et de talents, pour faire briller sur les traits plutôt sauvages de notre pays, la beauté divine de l’expression. Certaines de leurs pages ne décevraient pas un lecteur de Chateaubriand : elles possèdent assez d’harmonies pour faire chanter un Lamartine ; assez d’esprit et de grâce pour faire raisonner un Ruskin ; assez d’éclectisme — si le mot peut s’appliquer à la chose — pour faire philosopher un Taine.

Je m’arrête. Libre jusqu’ici comme le cheval du désert qui ignore les enclos, je me suis émancipé de la tyrannie de mon titre : « j’en ai honte ; aussi je me pardonne », comme écrivait le spirituel Buies. Et je m’aperçois combien je suis plus près de mon sujet que je ne le croyais.

Remarquez avec moi, s’il vous plaît, l’importance, comme accessoire, de nos clôtures de pieux dans le paysage de chez nous. Ce qui était un délicieux anachronisme pour les peintres italiens du XIV et XVe siècle, devient pour nous un motif de couleur locale, — et du meilleur aloi — ne manquant pas de ressources décoratives. Notre pays ne connaît pas en effet les aloès qui marquent les limites des champs de la Ligurie ; ni les palissades de roseaux, festonnées de vignes, de la Toscane ; ni les enceintes de pierres roses où les lézards verts zigzaguent comme des éclairs, de l’Ombrie ; ni les haies de troène ou de buis des campagnes romaines. Nous ne connaissons pas davantage les haies d’aubépine et de chèvrefeuille du Nord de la France ; ni même les échaliers du Midi, dont les noms nous sont venus par la littérature romanesque. Nos ancêtres, que je soupçonne de l’avoir inventée, nous ont apporté jadis la solide clôture de pieux, qui a pour avantage principal de pouvoir étendre ad libitum les limites des champs, et de créer ainsi, tout naturellement, des procès. La clôture, nous dit-on, s’en va ; les procès vont-ils rester ?

Lors donc qu’ils les ont peintes, nos peintres étaient avant tout des peintres d’histoire ; de cette histoire que l’on se surprend à connaître sans l’avoir jamais apprise, parce que le souvenir l’a écrite en lettres indélébiles au fond de nos cœurs. On n’oublie jamais que la première étendue de terre que nous avons regardée, ce premier royaume qu’est le bien paternel, nous est apparu fermé par la clôture de pieux. Devrait-on trouver de l’amertume dans cette réminiscence, il nous faudrait encore avouer que cette clôture nous parut un jour devoir enclore toujours notre prison. Et voyez comme nous étions ingrats : lorsque nous avons si joyeusement passé peut-être, ces fragiles limites mises à notre prétendue captivité, plus loin que les adieux, la clôture nous a accompagnés sur le chemin du roi, image de la voie droite qu’elle nous invitait si discrètement à ne jamais abandonner.

Et lorsque plus tard, à la poursuite de l’inspiration, le peintre prolongeait ses artistiques flâneries, et par monts et par vaux, partout et toujours, il la rencontrait, et souvent comme un obstacle quand elle ne devenait pas une obsession.

Rien d’étonnant alors qu’elle soit entrée dans leurs tableaux. Ils doivent s’en féliciter aujourd’hui, car ils ont su, avec un charme indiscutable, tirer profit de cet accessoire vulgaire, de cet humble motif, pour dessiner l’un des traits distinctifs du paysage canadien. Pour l’avoir fait avec tant de succès, je ne serais pas autrement surpris qu’ils l’eussent fait con amore en se souvenant des clôtures pour rire qui furent nos jouets jadis, comme je me remémore en les évoquant, celles sur lesquelles auront bientôt passé une cinquantaine de printemps et d’étés, avec autant d’automnes et d’hivers, et qui ont résisté à tout.

M’en voudront-ils de leur rappeler ce temps-là ?

Quand on était petit, chez nous, alors que le soleil du printemps avait séché la pelouse qui s’étendait en arrière de la maison, on partait pour les terres neuves.

Une vieille faucille nous servait à la fois de hache, de godendard et de serpe. Nos abattis terminés — des herbes St-Jean et des rapaces — en descendants authentiques de Normands que nous étions, on élevait des clôtures qui devaient sauvegarder ces domaines défrichés à la sueur de nos jeunes fronts, contre les appétits concupiscibles d’autres concessionnaires de la même race.

Les allumettes de cèdre dont nos grands-pères se servaient pour allumer leur calumet à la petite porte du poêle, nous fournissaient le matériel. Armés d’une hache-à-bardeau en guise de masse, nous plantions de petits piquets entre lesquels nous posions les minuscules pieux, espacés avec l’art requis, pour former un parallélogramme dont les figures géométriques connues ne donnent pas d’exemple.

Sans perdre de temps, la maison, une boîte vide d’allumettes soufrées — s’élevait ; puis la grange — une caisse vide de vermicelle — flanquée du moulin-à-battre aux voiles de carton, et qui virait comme un vrai. La plantation des arbres, le long de chemins ne menant nulle part, devenait l’occasion d’échanges de vues — et aussi de soufflets — révélant des initiatives contraires qui ne devaient aboutir, elles non plus, à rien. Les jardins se dessinaient qui demeuraient stériles, malgré les semences répétées de sable fin. En attendant cette croissance, notre activité nous poussait à agrandir nos domaines, indéfiniment.

Nous nous apercevions un jour que les sèves printanières avaient soulevé l’herbe autour de nos clôtures lilliputiennes. C’était le temps des foins, après lesquels nos champs devenaient des pâturages. Notre saison agricole était terminée, et un romancier ne manquerait pas de dire en son style imagé, que « nous brûlions nos vies. »

Heureusement toutefois, que notre trésor d’illusions était intact. Quelle banqueroute si nous l’avions perdu : nous n’avions que cela. Dilapidé depuis lors, il ne m’en reste plus aujourd’hui que l’ignorance et la pauvreté, deux vertus qui, grâce aux promesses du Beati pauperes spiritu, vont me conduire au royaume des cieux. C’est toujours cela.

Avec nos illusions, nous avions encore en ce temps-là, l’amour de la vie, non peut-être d’une vie embaumée par l’idéal « petite fleur bleue au cœur d’or », comme l’appelle Théo. Gautier ; mais de celle que nous chantait la terre rajeunie dans la tiède atmosphère du printemps, alors que la joie descendait jusqu’à nous sur une échelle de rayons.

L’époque était venue des matins bleus et des midis blonds, au fond desquels les érables de la sucrerie se couvraient de bourgeons délicatement rosés que chantent les rossignols. Assis, droits comme des fioles, sur les pieux qui remplissaient le ber de la charrette, nous partions, heureux combien ! pour aller voir relever les clôtures de nos champs immenses. Plus l’endroit était éloigné, plus il nous semblait désirable. Nous apprîmes plus tard qu’il ne faut pas connaître ce que l’on a trop aimé par l’imagination. Aucune réalité ne lutte avec cette fée.

Nous partions. Et comme cette initiative première aux travaux champêtres coïncidait presque toujours avec l’échange de la robe pour les premières culottes, elle ne faisait qu’accroître la superbe qu’avait fait naître en nous la promotion au grade de sexe fort. Enlevés par des bras robustes de notre trône ambulant, et déposées sur l’about des pièces, nous étions bien un peu beaucoup intimidés par l’immensité des champs, au fond desquels passait l’Express d’Halifax. C’était aussi avec un étonnement qui tenait de l’extase que nous écoutions l’écho des coups de masse, répété par la forêt voisine. Il ne fallait rien moins que la voix paternelle pour nous tirer de cet enchantement. Elle disait : « Va me chercher cette pierre, comme un homme » ou bien : « porte-moi cette cheville comme un grand garçon » : c’est avec une foi à transporter les montagnes que nous nous élancions vers la chose indiquée. Quelles délices s’il nous était permis de placer la pierre entre les pieux qui l’attendaient, ou de poser le coin dans la fente de la cheville ! Ô distinction ! Ô grandeur !

Nous suivions ainsi les clôtures de ligne et celles des pacages, puis celles de refente et des divers enclos ensemencés. Peu à peu, la charrette se vidait des pièces neuves. Les pieux rompus et les piquets brisés en prenaient aussitôt la place pour servir à nouveau pour la clôture du jardin, qui avait une particularité non sans charme. Ces vieux piquets nouvellement aiguisés et enfoncés à d’inégales profondeurs, apparaissaient de loin comme les bords dentelés d’un vieux vase d’argent, duquel s’échappent des fleurs et des fruits.

Il faut pourtant ajouter que cette coquetterie était tout à fait étrangère à sa confection. Il s’agissait de préserver efficacement les choux et les carrés d’oignons, contre la gourmandise des vaches et des poules, sur lesquelles ces légumes exercent une fascination qui devient de la fureur : c’est probablement cela qui leur a valu le nom d’animaux domestiques.

C’est à la suite de déprédations répétées de ce genre, que le cheval — cette conquête de l’homme — a vu son élégance et sa noblesse subir l’épreuve du licou, du carcan et de l’enfarge. Quant à l’espèce bovine, elle s’est vue affublée, pour la même raison, de planches sur les yeux, de traverses sur les cornes et d’encloppes aux pieds, alors que la race ovine allait parodier dans nos champs le passage des coursiers romains traînant le quadrige impérial.

Aussi quel lourd fardeau d’inquiétudes le cultivateur ne déposait-il pas lorsque les moissons rentrées, on pouvait enlever les pieux des clôtures pour permettre aux troupeaux de trouver plus facilement une pâture que les chaumes jaunis de l’automne commençaient à leur refuser. Il était facile alors d’aller à la bourdaine et aux atocas sans oublier les gueules noires : on piquait à travers les champs, en sautant les pagées de clôture, tandis que, pour aller pendant l’été, aux fraises, aux framboises et aux beluets, il fallait les sauter toutes.

Tout le monde vous dira d’ailleurs, que pour les routes de traverse et les trécarrés, ce système de déclore, est des plus pratiques. Quand on ne l’adopte pas, on voit sans rémission, les chemins s’emplir de neige à pleine clôture, engendrant ainsi cahots et pentes qui ne sont pas toujours le plus grand souci des déblayeurs, ni le moindre tourment des voituriers. Les coureurs à la raquette devaient en avoir de la reconnaissance aux habitants, lorsque ceux-ci déclosaient leurs biens, quoique cet obstacle fût un des attraits de ce sport tout canadien. Quant aux glisseurs sur traîneaux ou bob-sleigh, c’est avec une joie délirante qu’ils pouvaient étendre leurs glissettes depuis le chemin du roi jusque dans les côteaux.

Par contre, vous voyez d’ici la catastrophe, si les clôtures avaient été en broches barbelées ou autre…

Pour rendre justice à cette nouvelle clôture qui remplace l’ancienne, il faut dire qu’elle remplit avec moins de dépenses et plus de satisfaction pour le cultivateur, le rôle pour lequel elle a été créée. Ceci pourrait être écrit plus élégamment, mais cela donne au moins, une idée assez exacte de sa valeur. Toute parfaite qu’elle soit, elle ne deviendra pas un objet d’idolâtrie pour les petits glisseux — pour la raison que vous savez — et non plus pour les peintres, pour d’autres raisons que vous soupçonnez. Ils ne lui demanderont jamais, en effet, cette grâce esthétique que possédait son aînée, même dans sa tenue la plus négligée : c’est, il me semble, à l’occasion d’une pagée de clôture que se vérifie le mieux l’axiome bien connu : un beau désordre est un effet de l’art.

Et pour cela, j’ai confiance que les clôtures de pieux ne s’en iront pas autrement que dans les mystérieuses profondeurs des perspectives. Elles nous resteront ainsi, à la manière des momies égyptiennes, ensevelies dans les linceuls lumineux de quelques pages immortelles.

La musique, ici, les accompagne ; nos regrets les suivent ; ces lignes chantent leur apothéose. Que pourraient-elles désirer de plus ?…