Les catacombes/Tome II/01

Werdet, éditeur-libraire (Tome iip. 1-86).


LA SŒUR ROSE

ET

LA SŒUR GRISE.











CHAPITRE INÉDIT
DES

MÉMOIRES DU DIABLE.

Séparateur


I


C’était il n’y a pas huit jours ; l’automne, pluvieuse, froide et sombre, avait jeté son manteau de nuages sur la terre ; la nuit était noire et triste ; on eût dit que l’hiver était venu tout d’un coup et sans crier gare pour ne plus s’en aller ; le vent sifflait, l’arbre mugissait, la feuille tombait à moitié jaunie. — Par cette triste nuit je me promenais seul dans ce beau parc de Saint-Cloud, dont les allées superposées ne ressemblent pas mal à une immense échelle de verdure. Sous ces arbres, et jeté dans un coin, le château se cache d’ordinaire ; il est assez difficile à découvrir, même en plein jour ; mais, cette nuit-là, le château étincelait de mille feux ; on comprenait que la vie, la pensée, la fête, la joie, les graves soucis, les inspirations puissantes étaient là-bas dans ces murs. — Et voilà justement pourquoi j’avais le courage, à cette heure, seul par cette nuit funeste, de me promener dans le parc de Saint-Cloud.

Vous savez que pour atteindre à la Lanterne de Démosthènes (par quel caprice a-t-on ôté à Diogène sa lanterne ?), qui est le point culminant du parc, il y a plusieurs façons de s’y prendre : la plus simple c’est de suivre l’allée d’en bas et de monter par la pente d’eau à l’allée supérieure, et, au bout de cette allée, d’en prendre une autre plus élevée ; et toujours ainsi, comme on ferait pour monter le grand escalier de Versailles. — Ceci est la manière vulgaire mais pour arriver à cette fameuse lanterne, d’où la vue embrasse tout Paris, sans rencontrer un homme, il est une autre route admirable et difficile, que vous avez tous prise dans votre jeunesse en poussant d’admirables cris de joie : ce beau chemin de la jeunesse consiste à aller tout droit devant soi par des sentiers non frayés. Tout au bas de la montagne vous levez la tête, et, tout en regardant un certain point du ciel, une fugitive étoile, votre étoile de dix-huit ans, vous vous dites à vous-même : — J’irai là ! Et comme vous le dites vous le faites : vous allez par les ronces, par les ravins, par les gazons, par les sables, vous grimpez toujours ; quelquefois un rocher se présente, vous gravissez le rocher ; quelquefois c’est un gros arbre, vous escaladez le gros arbre ; c’est là vraiment une course au clocher pour laquelle on n’a jamais assez de bras, assez de jambes, assez de souffle ; à mesure que vous montez l’ombre s’épaissit autour de vous ; mais cependant, tout à vos pieds, vous découvrez comme un océan nébuleux dont les vagues montent jusqu’à vous ; si bien que, grâce à ce mirage fantastique, toute retraite devient impossible, et qu’il vous faut grimper, grimper encore, grimper toujours. — Et voilà justement le chemin que j’avais pris cette nuit-là pour me promener dans le parc de Saint-Cloud.

Mais, par ce sentier difficile, si vous saviez que j’avais une belle escorte ! Je voyais s’élever devant moi, comme Jacob à son échelle, une blanche myriade de beaux anges, tous les anges profanes qui, dans nos beaux jours, avaient ainsi escaladé avec nous la montagne, le nez au vent, les cheveux épars, le sein haletant, la lèvre entr’ouverte. — Nous étions jeunes alors, elles et nous. — Elles poussaient de petits cris joyeux dans les airs ; elles allaient à la conquête, et leur écharpe leur servait d’oriflamme ; elles faisaient bien des faux pas dans cette route, mais elles se relevaient plus animées et plus fières. Cette nuit-là il me semblait les revoir et les entendre toutes ces beautés évanouies ainsi escorté, je marchais dans leur sillon comme autrefois ; comme autrefois je leur tendais la main, je les encourageais du geste, je les appelais à ma suite ; et telle était la puissance du souvenir que j’arrivai ainsi tout au sommet de la montagne sans m’apercevoir que j’étais seul.

Tout en face de la Lanterne de Démosthènes est une terrasse ; de cette terrasse, quand il fait nuit ; on domine un abîme ; vous voyez tout au loin comme une masse immense d’un papier chargé d’esprit et de blasphèmes qu’on viendrait de réduire en cendres ; dans ces cendres noires brillent un instant et s’éteignent de petites étincelles, faibles lueurs agonisantes qui disparaissent pour toujours. Pourtant cette masse noire c’est Paris, ces étincelles qui brillent et disparaissent c’est l’âme, c’est la pensée de la ville éternelle qui s’endort pour se réveiller peut-être demain. J’en étais là de ma contemplation quand je sentis sur mes deux yeux deux petites mains, mais si froides !… Quand je dis froides, l’une de ces mains était brûlante ; c’était une sensation incroyable et que nul ne saurait définir : la main glacée était rude au toucher et comme si elle eût été recouverte d’un duvet nouvellement tondu ; la main brûlante était fine et douce comme la main d’une femme de quarante ans. En même temps je sentis que cette créature invisible était assise derrière moi et je l’entendis me dire tout bas, mais d’une voix mordante : — Devine ! — C’est le diable m’écriai-je aussitôt. — Lui aussitôt, me rendant l’usage de mes deux yeux : — Bien deviné, mon secrétaire Théodore !

Moi, sans me déconcerter : — Et voilà justement, mon maître, ce qui vous trompe : je ne suis pas votre secrétaire Théodore, et bien m’en fâche ; je suis un pauvre homme à qui vous n’avez jamais rien dicté de bon, à qui vous n’avez pas raconté la plus petite histoire, pendant que vous accabliez en effet votre ami bien-aimé Théodore Hoffmann de toutes vos faveurs. Que diable ! monseigneur, on n’est pas partial comme vous l’êtes ! Boiteux ou non boiteux, vous avez pénétré dans toutes les maisons et dans toutes les âmes ; pas un toit, pas une conscience qui aient un secret pour vous ; vous savez l’histoire de l’humanité tout entière ; vous l’avez étudiée sous son aspect le plus triste, mais aussi le plus fécond ; vous êtes sans contredit le plus grand observateur de ce monde ; et quand vous voulez écrire vos commentaires vous n’appelez à vous, tous les cinquante ans, qu’un secrétaire unique ! Vous laissez vos autres serviteurs se morfondre à votre porte, et deviner tant bien que mal quelques-uns des merveilleux mystères que vous prodiguez à votre favori ! — N’avez-vous donc pas appris que César fatiguait quatre secrétaires ?

Tel autrefois César en même temps
Dictait à quatre en styles différents.

Tout beau donc laissez-moi en repos me raconter à moi-même les belles histoires que je sais tout bas dans mon cœur ; et, si vous avez du temps à perdre, allez réveiller votre secrétaire Théodore, qui dort sur ses deux oreilles et sous quelque table de cabaret à l’heure qu’il est.

— Là ! là ! dit le diable avec cet air goguenard que vous savez, ne nous fâchons pas si rouge ! est vrai que j’aime mon ami Hoffmann. C’est un puissant esprit qui lutte avec moi de finesse et de naïveté, et qui n’a jamais tremblé ; je ne connais pas d’homme qui prenne plus au sérieux les récits les plus épouvantables ; il aime l’odeur du soufre comme d’autres l’odeur de la rose. Enfin je l’aime ; mais toi, mon fils, je ne te hais pas non plus. Tu m’as rendu quelques bons offices, et sans me connaître, que je n’ai pas oubliés ; le premier tu as pris en main la cause du roi Louis XV (j’ai son âme) et de ses maîtresses, et j’ai dit en parlant de toi : Voilà un bon compagnon ! ; tu aimes le rouge et les mouches, l’odeur du musc ne te déplaît pas : or, en morale, du rouge des femmes à la queue du diable, des mouches aux cornes, du musc au soufre, il n’y a qu’un pas. Ce que tu n’as pas assez, à mon gré, et ce qui te manque pour que jamais tu sois digne d’écrire sous ma dictée, c’est la croyance : tu ne crois à rien ; tu as beau faire, c’est dans ton sang. Tu ne crois pas au diable : comment veux-tu que le diable croie à toi ? Même à présent tu me regardes, tu me flaires, tu ouvres de grands yeux, comme si j’étais un phalanstérien, un humanitaire, une ci-devant Muse de la patrie. — Rassure-toi, mon fils : je ne suis que le diable et puisqu’il fait nuit, puisqu’il fait froid, je te raconterai une histoire si tu veux.

Comme il disait ces mots je me rappelai que Frédéric Soulier dans les Mémoires du Diable, que le diable lui a inspirés à coup sûr, dans l’un de ses meilleurs instants de verve, d’esprit, d’insolence et de cruauté, nous raconte une des habitudes favorites de son héros, et je cherchai dans ma poche un cigare. Le diable devina ma politesse. — Tiens, me dit-il en m’offrant un morceau de bois mort, fume-moi cela… En même temps il tournait dans ses doigts des branches de saule, il frottait dans le creux de sa main un des bouts de ce cigare improvisé ; et nous voilà fumant comme deux frères. Seulement je remarquai fort bien que le diable, cet homme qui ne fait rien comme les autres hommes, mettait dans sa bouche le bout du cigare tout allumé, — particularité : remarquable que Frédéric Soulié a oublié de consigner dans leurs Mémoires.

— Maintenant, reprit le diable, que veux-tu que je te raconte ? — Puis, devinant ma pensée : — Oh ! me dit-il, tout ce que tu voudras, excepté cela. Non, ce n’est pas moi qui te raconterai tout ce qui s’est passé il y a cinq ans dans ce palais aujourd’hui si calme ; non, ceci n’est pas une histoire en l’air qui se raconte de diable à homme ou d’homme à diable ! Il y a dans un pareil récit trop de dangers pour que moi-même je les veuille affronter. Un trône perdu, et ce trône est le trône de France ! un vieillard qui s’en va mourir au loin dans un si triste exil !! Marie-Thérèse d’Angoulême, une sainte qui est sur la terre et qui m’a fait pitié à moi-même ! et enfin un enfant, un pauvre enfant chassé de ces bosquets comme la feuille jaunie de l’automne !… Non, je ne te raconterai pas toutes ces douleurs mais parlons d’autre chose si tu veux.

Ainsi parlant, le diable détournait la tête des hauteurs de Saint-Cloud, où ma pensée l’avait porté malgré lui (il y a des pensées si étranges, des désirs si violents qu’ils sont plus puissants que le diable). Moi, à mon tour, obéissant involontairement à cet être assis à mes côtés, je jetai les yeux sur l’étroit et rude sentier que j’avais parcouru pour arriver jusqu’au lieu où j’étais assis. Le sentier, tout à l’heure si sombre, était illumine par une clarté douteuse : dans cette lumière blafarde s’agitaient plusieurs personnes, hommes et femmes, occupés à tous les soins de la vie de chaque jour. Ces hommes étaient devenus gros et lourds, ces femmes avaient perdu depuis dix ans le charmant embonpoint et la douce pâleur de leur seizième année ; les uns et les autres étaient occupés de mille soucis cruels, de mille ambitions mesquines, de mille désirs puérils.

— Quelle est donc cette vilaine troupe ? m’écriai-je.

— Eh ! dit le diable, c’est la troupe chantante et dorée qui tout à l’heure t’accompagnait dans l’ombre, à travers les buissons, en chantant de folles chansons d’amour ; ce qui te prouve, ajouta le diable en me prenant le bras, que lorsqu’on fait tant que de jeter un regard en arrière, c’est une grande imprudence de ne pas aller au-delà de quelque dix ans. Dix années de moins c’est quelque chose de si mesquin et de si triste, c’est un passé si misérable qu’on se fait horreur à soi-même. Autant vaudrait dire à l’horloge qui vient de sonner minuit : Sonne encore ! L’horloge ne t’apprendrait guère que ce que tu sais déjà, à savoir qu’il est minuit. Quand donc tu veux évoquer le passé, fais en sorte que ce passé soit si loin de toi que tu ne sois pas compromis dans cette solennelle évocation. Allons, c’en est fait, et, puisque tu le veux, ces vieux hommes de trente ans et ces vieilles femmes de vingt-cinq ans vont disparaître. Je ne viens pas ici pour te chagriner.

En même temps il soufflait sur le sentier, et toutes ces tristes figures disparaissaient, et je ne voyais plus, accrochés aux branches flexibles, que quelques bouts d’écharpes bleues et blanches, et sur le gazon des pas légers, et dans les airs de petits cris de joie ; et je compris que pour évoquer la jeunesse évanouie il y a en nous quelque chose de plus puissant que le diable : c’est le cœur !

Le diable entendit ma pensée.

— Maintenant, dit-il, il faut que je commence mon récit aussi bien, voilà assez longtemps que je le prépare. — Dans ces amas de maisons noires, non loin du dôme des Invalides, qui ne ressemble pas mal vu d’ici, à la marmite renversée de quelque pacha à trois queues, dans ces rues qui s’entrecroisent de mille façons diverses, entre deux jardins, à côté d’un ancien couvent de carmélites, vois-tu ?…

— Je ne vois, lui dis-je, qu’une masse noire, informe, cachée, faiblement éclairée par quelques feux-follets qui s’éteignent en voltigeant.

— Eh bien donc, regarde ! me dit-il.

En même temps il plaçait devant mon œil droit, en guise de lorgnon, cette main glacée dont je vous ai parlé tout à l’heure. Cette main produisit sur mon nerf optique un effet incroyable. M. Arago, au sommet de cette tour où il veille sur les comètes errantes, tout prêt à leur indiquer leur route, n’a pas d’instruments d’une optique plus claire et plus infaillible.

— Oui, m’écriai-je, maintenant je vois le dôme des Invalides ! Il reluit comme l’armet de Menbrin sur le crâne de don Quichotte. — Je vois, au bout d’une rue, à la droite de l’hôtel, une maison en ruine, et cette maison est encore toute remplie de cellules, dortoirs, réfectoires ; et, — l’horrible aspect ! — voici un terrible cachot, sans air, sans lumière, sans espoir !

— Regarde toujours, disait le diable. Que vois-tu ?

— Je vois maintenant qu’un mur épais sépare ce monastère d’une maison calme, sombre et tranquille. Les murs de cette maison conservent encore des vestiges non équivoques d’un grand luxe : les plafonds sont chargés d’amours à demi nus et de Vénus plus nues que les Amours ; sur ces murailles brillent encore, à demi effacés, des chiffres, des emblèmes. C’est là un contraste éclatant avec ces autres murailles froides, inanimées, terribles, sanglantes. — Mais où donc en voulez-vous venir, monseigneur ?

Ici le diable frotta sa main sur sa poitrine, comme faisait son lorgnon le jeune dandy de l’Opéra quand cette belle et puissante Taglioni, notre regret à chaque soirée de l’hiver, descendait lentement du troisième ciel, où elle était cachée parmi les fleurs. Il me parut que ce verre grossissant était devenu encore plus terrible.

— Regarde bien, ajoutait le diable. Vois-tu, dans la muraille qui sépare le couvent de cette élégante petite maison jadis consacrée à tous les vices, une porte habilement dissimulée, du côté du couvent par des clous de fer, du côté de la petite maison par des peintures lascives ?

— Je vois en effet une muraille, dans cette muraille une porte presque invisible ; à droite une cellule de religieuse, à gauche le boudoir d’une fille de l’Opéra. Mais, autant que j’en puis juger par la décoration que vous préparez avec tant de soins, vous allez, monseigneur, me raconter une vulgaire histoire, moitié sacrée, moitié profane, qui se passe à la fois sous le voile de serge et sous le voile de gaze, — quelque sotte intrigue d’un marquis d’ancien régime avec une religieuse retenue dans ce cloître par des vœux éternels. S’il en est ainsi, seigneur diable, vous pouvez rengaîner votre histoire ; il y a longtemps que nous la savons.

— Impatient jeune homme ! s’écria le diable en crachant le feu de son cigare. — Avec leur rage de tout deviner, on ne pourra bientôt plus raconter une honnête petite histoire ! — Je veux cependant te raconter mon histoire, ajouta-t-il, et tu l’écouteras bon gré mal gré. Tu es tombé entre mes griffes : il ne sera pas dit que tu en sois quitte à si bon marché. Prends donc ta peine en patience. Autrefois, pour te punir de ton impolitesse, j’aurais pris et emporté ton âme ; mais qu’en faire aujourd’hui ? j’ai des âmes à revendre. Écoute-moi donc, et permets-moi, avant de faire agir mon drame, de disposer mon théâtre à mon gré. C’est bien le moins que moi, le diable, j’use des mêmes droits que le dernier faiseur de mélodrames expliquant à son parterre comment le palais où vont entrer ses personnages a été bâti tout exprès pour cette fable dramatique, comment il y a ici une fausse porte, plus loin un corridor, plus loin un souterrain ; comment cette fenêtre donne sur les Alpes et cette autre fenêtre sur le mont Apennin ; comment il y a un balcon à votre gauche, un précipice à votre droite. En même temps notre homme vous remet un trousseau de clefs tout comme dans le conte de la Barbe-Bleue. Si par malheur vous oubliez une seule des indications de l’architecte dramatique, si vous perdez une seule clef du trousseau… crac ! il n’y a plus de mélodrame ! C’est l’histoire des chèvres que passe le chevrier dans Don Quichotte. — Je reprends donc mon récit.

— Ce couvent que tu vois là-bas à côté de cette jolie maison, et qui est aujourd’hui occupé par un marchand de bois, était encore, avant 1788, rempli de religieuses carmélites qui vivaient dans toute la sévérité de leur ordre. Cette maison à côté, qui porte un écriteau : Maison à louer, et que personne ne veut louer parce que cette maison est trop éloignée du vice parisien et qu’elle n’a pu se façonner encore aux habitudes bourgeoises, était en ce temps-là une de ces petites maisons reculées où les grands seigneurs d’autrefois se venaient reposer de leurs excès commis en plein jour par d’autres excès nocturnes et cachés, s’étudiant ainsi à rappeler de leur mieux les belles nuits des petits appartements de Versailles. — Sois tranquille : je ne te ferai à ce propos ni déclamation ni morale. Je n’ai jamais compris comment on pouvait avoir tant d’émotions de tout genre à propos d’un fait historique. L’historien qui se passionne pour ou contre l’histoire qu’il rapporte me paraît un insensé ; le fait n’a pas besoin de commentaires, par cela même qu’il est un fait. — Mais ne remplaçons pas une déclamation par une autre déclamation. — Donc il y a de cela à peu près cinquante ans…

À ces mots, prenant la parole :

— Halte-là, mon maître ! m’écriai-je. Mais il me semble que vous n’êtes guère d’accord avec vous-même : ne disiez-vous pas tout à l’heure que ce n’était pas la peine d’évoquer des souvenirs si voisins de nous, et qu’à coup sûr dans de pareilles évocations il n’y avait pour nous que des humiliations à recueillir ?

— Je disais, reprit le diable, que je suis un fou et un insensé de parler ainsi, dans la simplicité de mon esprit, avec de pareils êtres, incomplets et pétulants, qui ne savent rien et qui veulent tout savoir. Il faut en vérité que je sois bien oisif pour m’arrêter avec un auditeur de votre espèce, qui m’interrompt sans respect à chaque phrase que je commence ! Me prends-tu donc pour un faiseur de vaudevilles de bas étage ? ai-je donc l’air d’un poëte de carrefour ? Apprends que ce qui fait que le diable est le diable, c’est-à-dire que le pouvoir est le pouvoir, que la volonté est la volonté, c’est au contraire l’inexorable logique des gestes et des pensées du diable : d’un être comme moi tout se tient, le commencement, le milieu et la fin. Tout à l’heure, quand tu détournais la tête avec effroi des grisettes, des soubrettes, des comédiennes, des jeunes femmes et des jeunes gens qui ont été les amis et les compagnons de ta folle jeunesse, je t’ai expliqué comment tu avais eu tort d’évoquer ces dix années de ta vie, et comment, s’il est permis à l’homme de revenir en arrière, ce n’est jamais en passant du lendemain à la veille mais à présent que je te parle de cinquante ans, tu m’arrêtes et tu me dis : — C’est trop peu encore… Insensé ! Comme si ces cinquante années ne comprenaient pas une révolution, et comme si cette révolution ne pouvait pas compter au moins pour trois siècles ! Dans ces cinquante ans dont je parle l’humanité, c’est-à-dire l’homme et le diable, l’âme et le corps, la pensée et l’action ont plus vécu qu’ils n’avaient fait depuis le commencement du monde. Cinquante ans !… Mais je te méprise et je reprends mon récit où je l’avais laissé.

Donc, il y a de cela cinquante ans, plus ou moins, la vieille société française, minée au dedans, se croyait encore éternelle ; elle jouait avec les principes qui la devaient renverser de fond en comble ; elle appelait cela se jouer avec le paradoxe. Cependant toutes choses étaient débout et avaient gardé une apparence de force et de vie incroyable : l’armée, l’église, la ville, la cour, le parlement, l’aristocratie, les nobles, et tout au bas le peuple, qui tremblait encore devant le lieutenant de police et qui avait peur de cette Bastille qui ne tenait plus qu’à un souffle. Voilà ce qui était, ou plutôt ce qui avait l’air de quelque chose. Au milieu de ce chaos organisé se tenait, immobile en apparence mais déjà attendant l’heure du triomphe, une armée d’esprits révoltés plus formidable mille fois que cette armée d’anges rebelles que Milton a chantés. — Ah ! Satan ! Satan ! si tu avais eu à tes ordres une pareille phalange, Voltaire, Diderot, d’Alembert, Rousseau, Montesquieu, quelle trouée tu aurais pu faire dans la phalange céleste ! Mais, pauvres diables que nous étions, nous n’avions pour nous battre que ce grand canon dont parle Milton. Pour qu’il eût porté loin, ce canon creux et vide, il eût fallu le bourrer avec les feuilles du Contrat social.

Pardon, ajouta le diable : je crois que je m’oublie en vaines dissertations. Que voulez-vous ? j’ai la tête si remplie de romans modernes, de drames modernes, de mémoires, de révélations, sans compter qu’on vient d’inventer une autre espèce de torture morale qu’on appelle Histoire des salons de Paris ! C’est à en perdre la tête ; mais on a la tête forte, heureusement.

Donc, il y a de cela cinquante ans, plus ou moins, vivait loin de Paris, loin de Versailles un honorable gentilhomme plein de bon sens et de courage. Il avait tant de sens qu’il avait deviné que, pour ne pas périr si vite, l’aristocratie française aurait dû se défendre et non pas s’abandonner à plaisir ; il avait tant de courage qu’il osa résister au double envahissement de la philosophie et du peuple. Dans l’incroyable délire qui s’était emparé de tous les gens de sa caste, le vieux comte de Fayl-Billot (c’était son nom) vivait seul avec ses tristes pressentiments. Il avait perdu son fils unique à la bataille de Fontenoy, et il en rendait grâce au ciel, car au moins savait-il à jamais son nom éteint, et, de ce côté-là, était-il sans inquiétude. Son fils mort, il lui restait deux filles, Louise et Léonore, d’un naturel bien différent : Louise c’était l’ange, Léonore c’était le démon ; l’une était si pure que jamais pensée mauvaise ne put approcher même de sa tête, et même en songe, l’autre était déjà pervertie à quinze ans. Toutes deux elles étaient belles de la même beauté… Mais je suis bien bon de me fatiguer à te faire des descriptions comme si j’étais un conteur ordinaire. Regarde plutôt.

Je vis en effet, toujours à l’aide de cette main transparente du diable, dans un beau jardin du vieux temps deux jeunes filles à peu près du même âge, seize ans à peine. Je reconnus Louise au calme de sa belle figure, à la blancheur transparente de son teint, à l’éclat de son regard bleu comme le ciel ; je reconnus Léonore à la vivacité de ses regards, à la pétulance de sa démarche, à l’agitation impatiente de toute sa personne. Cette révolution qui couvait sourdement dans la nation française avait pénétré dans les recoins les plus cachés de ce peuple ; elle ne s’était arrêtée ni à la porte du temple ni au seuil des couvents ; elle fermentait dans les plus jeunes cœurs et dans les âmes les plus candides. En ce temps-là plus d’une jeune fille se relevait la nuit pour lire, à la lueur d’une lampe infernale, la Pucelle de Voltaire ou la Religieuse de Diderot ; c’était dans toutes les consciences, jeunes ou vieilles, un bruit sourd, frénétique, implacable contre les institutions reçues. Jamais je n’avais compris comment cette révolte du fait contre l’idée, du présent contre le passé, de la philosophie contre la loi était une révolte générale comme je le comprenais à cette heure en voyant la figure de Léonore ; jamais aussi je n’avais compris la beauté humaine dans toute sa perfection, la grâce dans toute son innocence, la vertu dans toute sa sérénité comme je les compris en voyant la douce figure de Louise. — Comprends-tu, me dit le diable, ce que je veux dire à présent ?

— Oui, lui dis-je rien qu’à voir les deux sœurs, je comprends que Louise c’est la jeune fille doucement épanouie au souffle de son seizième printemps, pendant que Léonore c’est la fleur violemment ouverte à l’agitation de toutes les passions intérieures.

— Voilà une métaphore bien ambitieuse ! me dit le diable, et qui ne vaut pas grand’chose. Je n’ai pas voulu te démontrer une métaphore, j’ai voulu te prouver que mon histoire était vraie, quoique bien étrange. La vérité de mon histoire est prouvée par le visage des deux sœurs ; et que vos romanciers seraient heureux s’ils pouvaient voir ainsi avec l’œil de leur esprit les figures de leurs héroïnes ! Ils n’en seraient pas réduits à nous faire des descriptions si longues, si minutieuses et si obscures ; ils verraient plus clair dans leur imagination et dans leur esprit.

Malgré lui père de ces deux filles que tu vois là, le vieux comte de Fayl-Billot était un philosophe, maie un philosophe à sa manière. Quand ses deux filles eurent seize ans, il devina aussi bien que tu viens de le deviner les inclinations de l’une et de l’autre : évidemment Louise serait la consolation de sa vieillesse, Léonore en serait le déshonneur. Il vit cela nettement, sans hésitation ; il bénit Louise et il eut peur de Léonore ; et, comme il avait déjà renoncé à son fils mort, il résolut de renoncer aussi à cette fille vivante. En conséquence il déclara à Léonore qu’elle ne mettrait pas le pied dans le monde et qu’elle resterait au couvent, aussi morte qu’on y pouvait mourir.

Tu crois peut-être que Léonore s’épouvanta à cette nouvelle et qu’elle essaya de fléchir son père : c’était une intelligence trop ferme et trop énergique pour s’abaisser à prier qui que ce fut ici-bas ou là-haut, surtout à prier son père. Dans ce relâchement général de tous les pouvoirs, Léonore avait très-bien compris que l’autorité paternelle ne tenait qu’à un fil, non plus que l’autorité royale. Elle sentait dans sa propre conscience que l’édifice social était miné et qu’il allait tomber en ruines, et elle était sûre qu’au milieu de ces ruines elle saurait trouver une fente assez large pour s’échapper et pour être libre. Elle déclara donc à son père qu’elle prendrait le voile ; et en effet elle prit le voile le jour même où sa sœur Louise se maria.

Toute sa vie Louise avait eu peur de sa sœur. L’ironie de Léonore flétrissait toutes choses autour d’elle, et jamais Louise n’avait compris qu’on pût rire ainsi à tout propos des croyances, des affections, des devoirs ; Louise était comme une pauvre fille échappée de Saint-Cyr, à la chaste tutelle de Mme de Maintenon, et qui se serait trouvée jetée tout d’un coup dans les orgies de la Régence. Son père, qui l’aimait et qui avait porté sur elle toutes les affections de sa vie, maria cette fille bien-aimée à un beau jeune homme, le marquis de Cintrey, qu’on renommait en ce temps-là pour ses bonnes mœurs. Mais, hélas ! si tu savais, mon fils, quelles étaient les bonnes mœurs de ce temps-là, comme tu mépriserais la jeunesse dorée de ce siècle ! Quand par hasard je vois messieurs vos gentilshommes à la mode, ceux que vous appelez fièrement vos roués, vos débauchés, vos joueurs, quand je compare vos Lauzun, vos Richelieu de ce siècle, même aux valets de chambre de M. le maréchal duc de Richelieu, je me prends à sourire de pitié : tous ces petits messieurs, que votre époque regarde avec admiration comme le nec plus ultrà de la rouerie humaine, n’iraient pas aux talons des plus sages abbés de Saint-Sulpice en 1764. Ces messieurs sont ivres-morts à l’heure où le xviiie siècle commençait à boire ; une journée de jeu les ruine jusqu’à la troisième génération ; ils courent depuis dix ans, et dans un cercle fangeux, après une demi-douzaine de filles qui sont toujours les mêmes, sans qu’il y ait moyen pour eux d’éviter, quoi qu’ils fassent, un bon mariage et une bonne place quelque part. Tu ne peux donc pas absolument, à l’aide de ces petits messieurs, te faire la moindre idée de la vertu et de la sagesse du marquis de Cintrey.

Cependant le vieux comte le prit pour son gendre, faute d’un meilleur. Cintrey était fier, il parlait peu, il était mécontent de la cour ; il avait reçu en duel une large balafre au milieu du visage ; il lisait beaucoup les Nuits d’Young et le Shakspeare de Letourneur ; il était insolent avec tout le monde, et surtout avec ses vassaux ; il n’avait pas souscrit à l’Encyclopédie ; il haïssait Voltaire, il méprisait Rousseau, il levait son chapeau quand il parlait du roi Louis XIV : le vieux Fayl-Billot put donc croire que sa chère Louise serait en effet trop heureuse avec un homme d’un si noble caractère.

En effet, dans les premiers temps de son mariage. Louise s’estima heureuse et digne d’envie. En ce temps-là les honnêtes filles obéissaient facilement à leur père ; elles étaient peu disposées aux maux de nerfs et aux vapeurs ; elles aimaient, sans disgrâce, le mari qu’on leur ordonnait d’aimer. Quand je vois dans vos romans vos femmes, jeunes et vieilles, qui pleurent, qui gémissent, qui se tordent les mains pour un oui et pour un non qui les contrarie, je ne sais que penser. Les honnêtes femmes de ces temps de licence sont de beaucoup supérieures aux honnêtes femmes de ce temps de vertu. Louise aima son mari ; elle en eut un bel enfant, et son amour pour son mari redoubla. On citait partout cette jeune femme, qui avait vingt ans, comme un modèle de piété filiale, de vertu conjugale et d’amour maternel ; elle avait le respect de tous les hommes et le respect de toutes les femmes, Malheureuse créature ! elle a bien souffert !

Cette exclamation de pitié, dans la bouche du diable, m’étonna au dernier point.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je ; il me semble que vous pleurez sur la vertu ? Voulez-vous bien n’être pas ridicule à ce point-là !

— Eh ! pourquoi donc, reprit le diable, n’aurais-je pas un bon mouvement de temps à autre ? Quel est l’homme, je dis le plus méchant, qui, après avoir tué son ennemi ne se sente pas ému en regardant ce cadavre étendu à ses pieds ? Moi, je suis ainsi fait que je souffre à la fois du malheur des honnêtes gens et du succès des vicieux ; tout ce qui est dans l’ordre me révolte, et aussi tout ce qui est hors de l’ordre ; et voilà justement ce qui prouve que je suis tout à fait maudit. Cette femme dont je parle a été bien malheureuse : c’est là un de mes chefs-d’œuvre de méchanceté dont je suis le plus triste et le plus fier. Mais en ce temps-là je n’avais à commettre que quelques petits crimes isolés, pour ne pas me rouiller dans l’oisiveté. À l’époque de la révolution française les événements étaient plus forts que moi-même : je fus obligé de me mettre à l’écart pour ne pas être emporté, moi aussi, dans cet horrible tourbillon, avec le trône et l’autel, et afin qu’après la tempête quelque chose de surhumain restât dans cette France de François Ier et de Louis XV que j’ai toujours aimée. Comme il ne m’était pas donné, à moi qui ne suis que le diable après tout, de finir la révolution française, pas plus qu’il ne m’avait été donné de la commencer, car c’était une œuvre au-dessus des forces d’une puissance misérable comme est la mienne, j’avisai dans ce petit coin de Paris cette femme, cette Louise, belle, honnête, estimée, aimée, heureuse, et je me dis en moi-même : — Laissons de plus puissantes intelligences bouleverser la France, cette femme me suffira !

Puis le diable ajouta :

— Regardez plutôt : ne voyez-vous pas notre petite maison étinceler soudain de mille feux ?

— Oui, en effet (et en même temps je regardais de toutes les forces de mon âme) tout s’apprête dans cette maison pour une fête splendide : l’argent ciselé, le bronze et l’or, les cristaux légers comme l’air, les fleurs les plus rares, les velours tendus sur les bois sculptés à jour, la dentelle et l’ivoire luttent de légèreté et de transparence. — Quelles formes riantes ! quels chefs-d’œuvre étincelants ! quel enivrement universel ! On dirait qu’en ce beau lieu tout vous sourit d’un sourire éternel : les sophas vous tendent les bras comme autant de prostituées en délire ; les fauteuils vous bercent doucement en chantant un air à boire ; les beaux tapis vous portent sans vous toucher ; les satyres dansent en portant les bougies allumées ; les chenets se traînent à vos pieds, chargés d’une flamme odorante ; la pendule se dandine gracieusement en sonnant les heures que vous aimez le plus ; du plancher, du plafond, des murailles se détachent légèrement les dieux et les déesses de la fable ; les têtes se couronnent de roses, les ceintures se relâchent, les seins commencent à battre doucement. Que d’esprit ! quels murmures quels soupirs ! quelle audace ! En vérité ces femmes, qui entrent ainsi en se tenant par les mains, vous brûlent rien qu’à les voir ; leur pied est une flamme qui éclaire leur jambe jusqu’à la jarretière ; de leurs deux mains sortent des étincelles, de leurs cheveux tombent des perles ; leur cou est effilé comme le serpent ; leur gorge est en délire et leur cœur est froid comme le marbre ; la gaze les touche à peine et s’écarte en frémissant. — As-tu vu (je tutoyais le diable !), as-tu vu celle-là qui cache un petit signe noir dans le pli de son sourire ? — et celle-là dont le bras, d’un blanc mat, écrase l’or qui t’entoure ? — et cette autre qui sourit comme une folle ? — et cette autre qui s’admire dans cette glace brillante, qui retourne languissamment sa tête pour regarder son épaule, et qui dévore sa propre beauté d’un œil impudique, tant que ce regard peut aller ? — Ah finissons, finissons je succombe ! je me meurs !…

Disant ces mots, je rejetais bien loin de moi cet enivrant spectacle ; le diable jouissait de mon étonnement et de mon émotion.

— N’est-ce pas, jeune homme, me dit-il d’un ton goguenard, qu’en ce temps-là nous comprenions un peu mieux que vous ne faites aujourd’hui tout l’attirail du plaisir et de l’amour ? Nous étions passés maîtres dans tous ces fins détails de la fête et de la joie ; rien qu’à notre luxe on nous reconnaissait pour des gens nés dans l’or, dans la grandeur et dans la soie ; nous étions naturellement gentilshommes ; et, depuis nous, vous n’avez vu que de misérables contrefaçons de nous autres les princes du vice d’autrefois. Pauvres petits bourgeois que vous êtes ! J’ai ri bien souvent en vous voyant vous arranger à grand’peine, dans quelques chambres écartées d’une maison à cinq étages, un 18e siècle à votre usage. Mes petits messieurs, vous avez beau dorer et redorer de vieux meubles, vous avez beau commander des sophas tout neufs, ni vos peintures ni vos velours ne ressemblent à nos peintures et à nos velours. Et quand bien même vous seriez parvenus à imiter quelque peu tout ce luxe que tu vois là, la chose plaisante ! vous introduiriez dans ces demeures des marchandes de modes, des femmes d’huissier ou des clercs de notaire ; mesquine, ridicule et peu amoureuse parodie de la dignité humaine !

Ainsi parlait le diable. Moi cependant je ne l’écoutais plus, et, tout entier au spectacle que j’avais sous les yeux, je regardais. Quand toute cette fête fut bien préparée, entrèrent pêle-mêle de jolies femmes indécemment parées, entrèrent aussi de beaux petits jeunes gens à l’air fin et spirituel. Toutes les belles manières du beau monde se déployaient à l’aise dans ces riches salons : des serviteurs empressés et invisibles dressaient la table ; le vin, les fleurs, la glace, le gibier enveloppé dans ses plumes brillantes, toutes les choses qui sourient naturellement dans le verre, dans la porcelaine, autour des lustres, autour des femmes, souriaient sur la table avec un abandon qui est le comble de l’art ; jamais si vives ne m’étaient apparues, même dans mes songes d’été, toutes ces splendeurs.

— Par Dieu ! dis-je au diable, je conçois maintenant que tous ces gens-là soient morts sans se plaindre : ils savaient ce que vaut la vie, ils en avaient cueilli toutes les fleurs, épuisé toutes les coupes, étudié et gaspillé, une à une et toutes à la fois, toutes les grâces, toutes les voluptés, toutes les nudités. Par Dieu ! ce n’est pas si difficile de mourir quand on est ainsi arrivé au plus haut point où peut monter l’esprit, la révolte, l’orgueil, la puissance, l’égoïsme, le mépris pour tout ce qui n’est pas soi !

— Je vous ferai remarquer, reprit le diable, que votre interjection par Dieu ! n’est pas polie, s’adressant à ma personne. Il n’y a même pas si longtemps qu’à ce seul mot j’aurais été obligé de disparaître brutalement en laissant après moi une longue odeur de roussi. Les progrès du siècle et l’anéantissement de toute espèce de préjugé me dispensent heureusement de cette cérémonie. Bien plus, tu ferais le signe de la croix avec de l’eau bénite que mon devoir de diable bien élevé serait de n’y pas prendre garde. Cependant je t’avertis que la chose m’est peu agréable, par la raison toute simple qu’on n’aime pas à parler à des gens de mauvaise compagnie. Mais, pauvre fou ! quant à ce que tu dis de cette vie de fête et d’opulence, je te trouve bien insensé en vérité ! Si tu savais quelles misères cachent ces sourires, quelles vanités cachent ces velours, quels gémissements plaintifs ces sophas ont entendus ! Ce n’est pas à moi de te faire de la morale ; mais, si je voulais soulever un coin de cette draperie soyeuse et nonchalante, quelle torture ! Tous ces jeunes gens que tu vois là je les ai bien aimés, ils ont été mes compagnons et mes frères ; je me suis battu avec leur épée, j’ai parcouru la ville sous leur manteau, j’ai emprunté leurs mains blanches, leurs armoiries et leurs visages pour dompter, pour séduire, pour perdre à jamais plus d’une innocence rougissante qui se perdait en fermant les yeux ; plus d’une fois, sous le masque de ces petits marquis, dont les grands-pères avaient été fauchés par le cardinal de Richelieu et qu’eux-mêmes attendait l’échafaud, me suis-je perdu dans le bal de l’Opéra, cherchant tout simplement la reine de France, et cependant, tout en partageant leurs désordres, me suis-je écrié en moi-même : — Les imbéciles ! comme ils se perdent à plaisir ! comme ils n’ont pour eux-mêmes ni pitié ni respect ! Tous ces privilèges que leur avaient ramassés leurs pères avec tant de périls et de damnations éternelles, ils les jettent au vent aujourd’hui comme si demain ils devaient être les maîtres de cette poussière et lui dire encore : Obéis-nous ! — Les insensés ! ils ne songent même pas à se défendre contre cette bête rugissante qu’ils ont déchaînée et qu’ils appellent le peuple ; ils jouent avec le lion comme si le lion n’avait pas ses dents et ses griffes ! Pour s’amuser sans danger de pareilles orgies, qui perdent à la fois le passé et le présent d’un peuple, il faut être comme moi, presque éternel. Voilà pourquoi, même dans ces folles nuits de débauche, si tu veux y voir à fond tu trouveras quelque chose de triste qui fait peur… Ici le diable se prit à rire de sa propre moralité.

Moi cependant je regardais toujours dans cette maison toute remplie de lumières, de silence passionné, de gourmandise, d’esprit et d’amour. Tous les jeunes invités à cette fête étaient arrivés ; un seul manquait encore, et déjà on paraissait ne plus vouloir l’attendre quand enfin nous le vîmes paraître. C’était un homme jeune encore, d’un aspect sévère. Il avait pris de bonne heure une attitude sérieuse, et il conservait cette grave apparence même dans l’orgie. Il était vêtu de noir, son épée était sans nœud, sa perruque était presque sans poudre ; il prenait un soin incroyable pour modérer la vivacité de son regard, la gaieté de son sourire ; c’était un des tartufes de ce temps-là ; car, hélas ! toutes les époques ont eu leurs tartufes ; seulement en ce temps-là la vertu n’était plus une vertu dévote, c’était une vertu austère. Il avait renoncé à la haire avec sa discipline pour se couvrir du manteau de Brutus et du chapeau de Guillaume Penn. Cet homme-là était très-curieux à étudier. Ses amis et ses maîtresses acceptaient fort bien toute cette humeur. En général, il y a dans l’hypocrisie une toute-puissance presque surnaturelle qui fait qu’on l’accepte presque malgré soi et que nul, pas même la fille de joie prise de vin, ne peut et n’ose l’aborder de front. C’est une idée qui eût dû venir au génie de Molière : mettre Alceste, son misanthrope, aux prises non pas avec Philinte, mais aux prises avec Tartufe. La belle gloire pour Alceste d’écraser Philinte, et surtout Philinte sans défense contre la brutalité de son compère ! Mais l’admirable spectacle c’eût été là : Alceste démasquant Tartufe ! Voilà deux rudes jouteurs qui auraient pu lutter à armes égales, et je ne sais que la misanthropie de celui-ci qui fût digne de se battre en duel avec l’hypocrisie de celui-là ! Cependant, puisque Molière ne l’a pas fait, il faut que la chose soit impossible. C’est qu’en effet l’hypocrisie sera toujours plus puissante et plus hardie que la vertu. L’hypocrite est aussi habile que le vertueux, mais il a de plus sa propre scélératesse. Il a tellement étudié la vertu, ne fût-ce que pour en prendre les dehors, le langage, toutes les apparences extérieures qu’il en connaît le fort et le faible et qu’il l’attaque le plus souvent par ses propres armes. Ajoutez que la vertu inquiète le vice et que l’hypocrisie le rassure. Le vicieux n’est jamais plus à l’aise que lorsqu’il est en compagnie avec l’hypocrite : ils s’entendent à merveille, ils se protègent, ils se défendent l’un l’autre ; l’hypocrite prête au vicieux son masque, le vicieux lui prête ses maîtresses ; quand le vicieux chancelle, l’hypocrite le soutient, et quand il tombe il le couvre de son manteau. Ainsi, même dans cette société perdue de vices, il y avait des hypocrites. Un des plus habiles hypocrites de ce temps-là c’était surtout cet austère et galant seigneur qui vient d’entrer, le marquis de Cintrey.

— Maintenant, me dit le diable quand il eut pousse à bout sa dissertation littéraire, comprends-tu ce qui va se passer ?

— Ma foi ! non, répondis-je, car vous m’avez promis une histoire qui ne serait pas une histoire vulgaire, et jusqu’à présent je ne vois rien qu’une petite maison, une table dressée, un souper splendide, des filles de l’Opéra, des jeunes gens de l’Œil-de-Bœuf, de la poudre, des mouches, de jolis pieds, des visages fatigués, des yeux qui brillent, des perles qui s’agitent au-dessus des seins qui battent, en un mot quelque chose de splendide et de magnifique dans sa forme, mais, dans le fond, quelque chose d’aussi trivial qu’un vaudeville de M. Ancelot.

— Vois-tu maintenant, reprit le diable, là, à ta gauche, une pauvre femme qui se glisse en tremblant dans ce boudoir à demi éclairé ? Regarde, qu’elle est pâle ! Il est impossible d’avoir la peau plus blanche, le cou plus fin, le bras mieux fait, la main plus petite ; il est impossible aussi d’avoir plus de tristesse dans l’âme, plus de désespoir dans le cœur. Oui, certes, cette femme est belle ; cette femme, tu la reconnais, c’est Louise, c’est la marquise de Cintrey !

— Je crois, m’écriai-je, que je commence à comprendre madame de Cintrey, jeune femme amoureuse de son mari et indignement trompée, pauvre femme que pousse la jalousie, s’en vient seule, à cette heure, dans cette demeure souillée, pour apprendre enfin toute l’étendue de son malheur.

— Tu ne comprendras jamais rien, dit le diable, si tu veux toujours en savoir plus long que moi. Allons donc, trêve d’esprit et d’intelligence avec moi ; ne fais pas comme ces niais qui de leur place soufflent des mots éloquents à M. Thiers quand M. Thiers est à la tribune. M. Thiers en sait plus long que ces gens-là, n’est-ce pas ? et moi j’en sais presque aussi long que M. Thiers. — Regarde maintenant, de l’autre côté du mur, du côté obscur et terrible de cette maison, une religieuse qui s’abandonne toute seule, au plus violent accès du plus affreux désespoir : elle crie, elle blasphème, elle se tord les bras de rage, elle écume !

— Oui ! oui ! m’écriai-je épouvanté. À travers ces murs épais et dans cette ombre épaisse à peine éclairée d’une lampe sépulcrale… Oh ! c’est affreux à voir et à entendre ! Cette femme est belle aussi, mais elle se démène comme une lionne. À ses pieds est renversée une cruche sur un pain noir ; une tête de mort, qui sourit hideusement, est placée à côté de la lampe, dont le sombre reflet se perd dans ces yeux crevés et se promène insensiblement sur ces dents luisantes. On dirait une âme en peine qui joue le De profundis sur ces touches d’émail. Dans un coin du mur, au-dessus de cette paille en désordre, un affreux crucifix tout sanglant est dressé, et même dans cette sainte image l’inquisiteur qui l’a sculptée a trouvé le moyen de mettre plus de colère que d’indulgence. Tout cela est bien horrible. Cette malheureuse est vêtue d’un cilice qui meurtrit ses belles chairs, et il me semble cependant que cette gorge de marbre est sur le point de rompre ces mailles terribles. Les cheveux de cette femme sont remplis de paille, son regard est plein de fièvre, son cœur est plein de rage… Quelle est donc cette femme ?

— Cette femme, dit le diable en se dandinant, qui veux-tu qu’elle soit ? C’est Léonore.

J’étais ému au dernier point ; ce drame que je touchais ainsi de l’âme et du regard s’était emparé de moi avec passion ; je me disais qu’en effet j’allais être le témoin de quelque chose d’étrange et de hardi. — Mais tout à coup le diable retira sa main, il disparut comme une fumée que l’air emporte, et je n’eus plus devant les yeux que ces ombres de palais et de tanières plongés dans une ombre impénétrable. — Le diable m’abandonna ainsi au plus beau moment de son histoire. Jusqu’au cigare qu’il m’avait donné, et que je fumais avec volupté, était redevenu un insipide morceau de bois.

Resté seul, je redescendis comme je pus de ces hauteurs désenchantées, ouvrant les yeux sans rien voir, prêtant l’oreille sans rien entendre, poursuivi par mille visions bizarres, par mille bruits confus, et cherchant en vain un dénouement à cette histoire qui se passe entre la vertu et le vice, entre l’austérité et la débauche, entre la paille du cachot et le sopha du boudoir.


II


Je fus plusieurs jours sans retrouver mon fantastique historien. Je regrettais avec un indicible effroi la mordante ironie, le ton leste et goguenard de ce damné qui voyait si profondément tous les détours de l’âme humaine. L’appeler, courir après lui, l’invoquer par une incantation magique, c’était bien vieux et bien usé. Et d’ailleurs à quoi bon ? le diable c’est comme l’inspiration poétique : il n’est aux ordres de personne il va, il vient, il s’arrête, il s’en va, il revient quand il veut, où il veut et comme il veut. Quel est le grand poëte qui puisse se dire à lui-même, en se levant le matin heureux et rafraîchi par les songes de la nuit : — Aujourd’hui je serai un poëte ? Quel est l’homme aussi qui puisse dire à coup sûr : — Ce soir je verrai le diable ? Or, je retrouvai le diable un soir que je ne m’y attendais pas.

La soirée était calme et sereine. J’étais debout sur cette terrasse de Belle-Vue, noble château démantelé qu’on a divisé entre plusieurs bourgeoises qui jouent de leur mieux leur rôle de princesses du sang royal. Tout à coup je vis à mes côtés, et qui semblait partager ma muette contemplation, une jeune femme d’une taille élancée et vigoureuse. Son visage pâle était magnifiquement éclairé par deux grands yeux noirs qui jetaient des étincelles ; ce regard tout brûlant plongeait sur Paris avec une ardeur fiévreuse. — Sous ce nouveau déguisement je reconnus le diable.

— C’est fort heureux lui dis-je ; je vous retrouve enfin, monseigneur ! Pourquoi donc être parti ainsi, l’autre jour, quand je vous écoutais avec le plus d’attention ? C’est un misérable petit artifice oratoire bien indigne d’un esprit comme vous.

— Tu en parles bien à ton aise, répondit Satan ; mais qui donc es-tu, toi, pour avoir à tes ordres un conteur comme moi ? Le bel office à remplir que d’amuser monsieur ! Me prends-tu donc pour ton Basile ou pour ton Gripe-soleil ? Et d’ailleurs pourquoi donc es-tu si peu intelligent ? Si tu ne m’as pas revu plus tôt (et, disant ces mots, il me lançait ce demi-sourire si plein d’intelligence qu’il vous fait peur), certainement ce n’est pas ma faute. Depuis la nuit dont tu parles je ne t’ai pas quitté, mais tu n’as jamais voulu me reconnaître. Te rappelles-tu, l’autre jour, ce vieux marchand de bouquins qui t’a vendu au poids de l’or le traité d’Apicius de Re culinarià ? c’était moi ! Et cette vieille femme qui t’a apporté cette lettre anonyme pleine d’injures et de fautes de français ? c’était moi ! J’étais près de toi l’autre soir quand est entrée sur le théâtre cette jeune femme de vingt ans que la passion a pâlie et courbée, et qui porte sans y succomber tout le génie de Meyerbeer ; mais c’est à peine si tu as fait attention à cette femme. J’étais près de toi hier matin quand tu lisais cette élégie de Tibulle où il est parlé de cette belle Néera ; mais au plus touchant passage de l’élégie le livre est tombé de tes mains. Dans ce bois touffu où viennent danser les beautés parisiennes tu m’as vu emportant dans le tourbillon rapide de la valse cette frêle Espagnole dont les épaules brillent comme l’éclair : à peine as-tu daigné jeter sur nous un regard distrait. — Ainsi donc c’est bien ta faute si tu ne m’as pas rencontré en ton chemin. C’est bien le moins cependant que tu me devines quand tu as besoin de moi, et j’aurais trop à rougir si j’étais obligé de te frapper sur l’épaule et de te dire : Je suis le diable !

Comme le diable parlait ainsi la nuit descendait plus sombre sur la bonne ville de Paris, et peu à peu je vis s’illuminer dans cette ombre transparente le théâtre à double compartiment sur lequel se passait le drame étrange dont j’avais été le témoin. Cette fois cependant je ne vis plus que les restes du festin ; la porte qui séparait le boudoir de la cellule était hermétiquement fermée, la religieuse avait disparu ; parmi les convives, que gagnait l’ivresse, s’était assise une nouvelle venue, une femme qui semblait dominer ce délire tout en le partageant.

— Ah ! ah ! dit le diable, te voilà bien embarrassé ! et par ce que tu vois là tu ne comprends plus grand’chose à mon œuvre. Pauvre petite intelligence qui ne sait rien deviner ! spectateur de province à qui il faut allumer les quinquets et le lustre, à qui il faut des décorations et des costumes ! Il y en a même qui sont obligés de lire la comédie qu’on leur joue ! Ainsi es-tu fait, mon brave homme. Heureusement je suis là pour t’expliquer toute cette scène, dont la moitié est déjà dans l’ombre. Écoute donc. — Louise, la jeune et belle marquise de Cintrey, épouse et mère, eut bientôt compris qu’elle était à bout de toutes les félicités conjugales. En vain son mari, le marquis de Cintrey, était cité dans le monde comme un ridicule et sublime modèle de fidélité et de constance : Louise sut bientôt ce qu’elle devait croire de cette vertu. Ce fut un coup affreux pour la pauvre femme ; elle croyait à l’amour de son mari comme elle croyait en Dieu ; dans ce naufrage universel de tous les sentiments domestiques, Louise regardait son ménage comme un lieu d’asile qui avait surnagé. Autour d’elle, à côté d’elle, Louise ne voyait que corruptions, désordres, unions brisées et renouées, adultères, mensonges, perfidies, toutes sortes de vices pêle-mêle, mangeant, riant et buvant ensemble, se prenant, se quittant, se reprenant tour à tour sans choix, sans goût et sans mesure ; et, la pauvre femme ! elle avait cru, elle avait espéré qu’elle serait sauvée de ce désordre. — Mais, comme je te l’ai dit, son mari était un hypocrite. Il fut bientôt las de sa feinte vertu, et il quitta sa femme pour les autres femmes. Moi, qui sus des premiers cette aventure, j’en avertis Louise, et je la fis jalouse ; je la conduisis par la main dans cette retraite de la débauche, je la plaçai dans ce petit appartement reculé d’où elle pouvait tout voir et tout entendre ; et en effet elle vit ces femmes et ces hommes, elle entendit leurs tendres propos, elle comprit toute cette audace sans frein de l’esprit et du cœur ; elle eut peur de son mari, tant elle vit qu’il ressemblait à tous ces hommes. Elle restait là cependant, muette, désolée, insensible ; et j’avoue même que je ne savais plus que faire de cette femme avec son muet désespoir, quand me vint soudain une idée admirable, une de ces idées que vous appelez des idées infernales sans trop savoir ce que vous dites.

Puis, comme s’il se parlait à lui-même :

— Oui, en effet, disait-il, cela était bien trouvé, Satan ! et si tu voulais tu en ferais un beau mélodrame pour le Théâtre-Français !

— Voici, reprit-il, quel fut ce coup de théâtre. Tu te rappelles qu’à côté du petit réduit où se cachait Louise, prêtant l’oreille à cette conversation de libertins sceptiques qui mêlent l’amour au blasphème, est placée la cellule où Léonore attendait en vain chaque jour la révolution libératrice qu’elle s’était promise et qui n’arrivait pas. L’histoire de Léonore je la ferai courte comme l’histoire de Louise. À peine entrée au couvent Léonore eut peur et se mit à douter de sa libération prochaine. Tant qu’elle n’eut pas prononcé ses vœux éternels elle avait été sûre de la ruine totale des institutions établies, et elle s’était fait tout bas une fête de se retrouver libre parmi ce bouleversement universel dont elle ne doutait pas ; mais une fois captive, voilée, cloîtrée, elle ne fut plus maîtresse d’elle-même ; elle n’eut plus la patience d’attendre les temps prédits par l’Encyclopédie : cet esprit, en secret révolté, se révolta ouvertement. Elle eut la fièvre terrible d’une jeune et robuste fille que la passion dévore, que le doute embrase, et qui subit à la fois la révolte de l’esprit et la révolte de la chair. Ainsi elle devint bientôt un objet d’effroi dans ce couvent qui avait conservé toute la rigidité de l’ordre, un sujet d’épouvante parmi ces saintes filles, d’autant plus inexorables qu’elles voyaient s’avancer la chute de la Jérusalem céleste. Bientôt donc toutes les rigueurs du cloître s’appesantirent sur Léonore : le jeûne, les veilles, les prières, le cilice, les verges, rien n’y fit ; elle était indomptable. Sa frénésie la prenait plusieurs fois dans le jour, et alors elle déchirait sa robe, son voile, son suaire, et dans cette nudité complète elle défiait le ciel, elle invoquait les hommes. Souvent, au milieu du chœur, la nuit, et quand la mère abbesse entonnait les matines, Léonore, élevant la voix, récitait les plus violents passages de ses philosophes bien-aimés. Plusieurs fois le chapitre s’était assemblé pour prononcer sur le sort de cette malheureuse : elle fut condamnée aux oubliettes. À force de jeûnes et de coups on la réduisit au silence ; on la couvrit d’un voile mortuaire, on dit sur elle le De profondis, on la descendit dans ce sépulcre que tu as vu, et on ne pensa plus à elle que pour lui envoyer chaque jour une cruche d’eau et un pain noir. Voilà à quel moment j’ouvris la porte cachée qui séparait le cachot de ce boudoir, et alors les deux sœurs se trouvèrent en présence !

Ici le diable se mit à chiffonner d’une façon toute gracieuse un petit mouchoir brodé qu’il tenait à la main gauche ; puis, tout d’un coup, et comme s’il eût été fatigué de ce rôle de femme qu’il jouait assez mal, il reprit sa première forme, la forme d’un grand jeune homme indolent, hardi et assez mal bâti ; puis, se posant devant moi brusquement :

— J’en suis à regretter, pour mon amusement personnel et non pas par pitié, cette scène terrible entre les deux sœurs, Louise et Léonore ; je ne reverrai jamais le même drame. Cette porte, pratiquée jadis par un mystérieux amour, était fermée depuis longtemps : elle s’ouvrit tout d’un coup sous les efforts de cette recluse, moi aidant. Alors, alors Léonore battue, affamée, éperdue, sanglante, frappée de verges, se trouvant en présence de Louise, tout à l’heure si libre, si heureuse, si parée, Léonore put à peine se contenir et ne pas dévorer sa sœur.

— Ah ! s’écria-t-elle, te voilà ! Ah ! tu viens écouter, assise ici sur la soie, mes cris de douleur sur la paille ! Ah ! toute parée que tu es, tu viens voir, à travers les fentes de mon cachot, comment je vis pâle et maigre et fiévreuse ! Malédiction ! malédiction ! malédiction sur toi ! Il n’y a pas de Dieu dans le ciel ! il n’y a pas de père sur la terre !

Disant ces mots, Léonore se posait devant Louise, et Louise fermait les yeux.

En même temps les convives voisins chantaient en chœur une chanson à boire, et ces horribles cris n’arrivaient pas jusqu’à eux.

Louise cependant, éperdue mais calme, avait peu à peu ouvert les yeux, et elle s’était assurée que c’était bien là sa sœur. Oui, c’était là sa sœur, aussi vrai que c’était là son mari pris de vin et d’amour impudique. Car, tout en contemplant Léonore, Louise prêtait l’oreille, et elle entendait son mari célébrer le vin et les amours des courtisanes. Ainsi placée entre ces deux misères, la malheureuse n’hésita plus.

— Voulez-vous, dit-elle à sa sœur, puisque je vous fais tant d’envie, voulez-vous, Léonore, que nous changions de rôle ? Mon boudoir contre votre cellule, mes dentelles contre votre cilice, mon époux que voilà (elle montrait du doigt la salle à manger) contre votre crucifix et cette tête de mort, mes riches habits contre votre robe de bure, ma liberté contre votre esclavage ! le voulez-vous ?

Ici le diable s’arrêta comme s’il eût cherché à se rappeler encore la voix, les gestes, les inflexions suppliantes de Louise. Mais moi, impatient :

— Eh bien lui dis-je, qu’arriva-t-il ?

— Il arriva que Léonore accepta l’échange. Elle se dépouilla de son cilice pour revêtir les habits de Louise, elle rejeta Louise dans le cachot et sur cette paille en désordre, elle referma cette porte de fer, et contre cette porte fermée elle tira un épais rideau de soie. — C’en était fait Louise était la recluse, Léonore était lâchée ! Après quoi elle jeta un coup d’œil sur ces trumeaux brillants, et elle sourit avec transport à sa propre beauté, dont elle avait été longtemps privée. — Elle plongea ses mains et son visage dans une eau limpide préparée pour les convives ; elle se para de son mieux des chastes habits de sa sœur, s’efforçant de les rendre immodestes ; puis, quand elle fut ainsi armée de toutes pièces, elle entendit que le marquis de Cintrey portait ironiquement la santé de sa femme ; et, ouvrant brusquement la porte de la salle à manger, elle s’écria :

— Me voici !

Tu juges de l’étonnement de ces hommes et de ces femmes, plongés dans l’ivresse, à l’apparition subite de cette chaste et honnête Louise qui venait au milieu d’eux à demi nue, et qui demandait à boire ! En effet Léonore ressemblait à Louise comme l’ange au diable : c’était la même taille souple et élancée, le même feu dans le regard, la même tête. Louise avait peu vécu dans le monde ; le monde l’avait vue de loin, sans trop oser approcher de cette vertu inaccessible aussi bien tous les convives s’imaginèrent que c’était en effet la marquise qui jetait enfin le masque imposant de la vertu. Le marquis le pensa lui-même ; mais il faut dire qu’il avait le vertige.

— À boire ! à boire ! s’écria Léonore. En même temps elle se jetait, affamée et délirante, sur les vins et sur les viandes ; elle regardait les hommes, elle embrassait les femmes ; elle était déjà ivre de cette double ivresse du vin et de la chair. Jamais dans le creux fangeux de sa cellule, sous son cilice de fer, sur sa paille pourrie, en présence de sa tête de mort, dans les plus violents instants de sa démence et des blasphèmes infatigables, la misérable n’avait rêvé tant de porcelaines immondes, tant de seins nus, tant de regards avides, tant de vins et tant de fleurs. Au milieu de ce désordre elle se sentait naître enfin ; elle était comme une furie, mais belle et puissante. Et en effet je te laisse le juge si c’était là une transition incroyable : passer ainsi du cachot chrétien à l’orgie voltairienne ! Elle en fit tant et elle en dit tant dans ces premiers délires de l’enthousiasme et de la passion qu’elle fit peur même aux convives, comme si la foudre allait tomber sur eux ; même plus d’une qui s’abandonnait librement à l’orgie se voila les yeux et voulut s’enfuir loin de cette damnée ; les plus braves d’entre eux se regardaient, éperdus et n’osant parler.

Quand Léonore eut bu et quand elle eut mangé :

— Ça, dit-elle, qui donc va nous chanter quelque chanson à boire ? Est-ce toi, mignonne ? dit-elle à une jeune élève de Mlle Duthé déjà digne de sa maîtresse.

Alors elle entonna un chant de révolte qu’elle avait composé sur le rhythme d’une ode de Piron, et dont elle avait composé la musique à l’aide du De profondis, qu’elle avait parodié de son mieux. En même temps elle vidait toutes les coupes polluées par toutes ces lèvres licencieuses, elle arrachait toutes les fleurs qui voilaient encore quelques nudités douteuses ; puis, quand elle eut épuisé tous ces excès terribles, Léonore se mit à chanter et à danser en même temps. Elle avait inventé dans son cachot une certaine danse orientale dont elle avait dessiné toutes les poses avec l’exactitude luxurieuse d’une bayadère et la persévérance vindicative d’une religieuse qui sent frémir sa chair sous les coups redoublés de la discipline et des passions mal contenues. Quand elle eut dansé elle demanda où était son mari. On le lui montra couché par terre, sous l’admiration, sous l’étonnement, sous l’ivresse, ne sachant s’il était dans le songe ou dans la veille. Elle alla droit à lui, elle le regarda couché comme il était à ses pieds : elle trouva qu’il était jeune et beau.

— Ça, lui dit-elle, marquis, je suis des vôtres ! foin de la vertu et des bonnes mœurs ! Il n’y a pas de Dieu au ciel ! il n’y a sur la terre que des fripons et des dupes ! J’ai été votre dupe et ma propre dupe assez longtemps. Je vous croyais un philosophe, vous m’avez prise pour une vertu ; nous nous sommes trompés l’un et l’autre : nous sommes quittes. Donc, jetons là ce masque fatigant à porter, et, comme vous le chantiez tout à l’heure, jouissons de la vie !… Entendez-vous la terre qui tremble sous nos pas ? C’est le signal d’une fête qui nous doit tous engloutir… Disant ces mots, elle appelait ces filles de joie mes amies, elle conviait ces hommes à une fête chez elle pour le lendemain, elle leur donnait rendez-vous à tous à l’Opéra, elle les reconduisait les uns et les autres jusqu’à leurs carrosses. Et enfin, restée seule avec son mari :

— Monsieur, monsieur, lui dit-elle, pourquoi nous cacher maintenant ? Nous ferons, s’il vous plaît, du vice en plein jour. J’exige donc que vous me donniez les clefs de la petite maison afin qu’elle reste fermée, comme inutile désormais à notre hypocrisie. — Et c’est ainsi qu’elle s’empara des clefs de la petite maison, afin que personne n’y pût entrer, sinon elle. Le marquis la ramena à son hôtel qu’il était grand jour.

Ayant achevé cette tirade, le diable me regarda pour savoir ce que j’en pensais. Et en vérité j’étais ému plus que je ne saurais dire. Je comprenais confusément toute la misère de cette pauvre Louise, ensevelie vivante et innocente dans les oubliettes d’un couvent de carmélites ; je comprenais confusément toute la scélératesse de cette Léonore, sortant tout à coup de son tombeau pour prendre dans le monde la place, le nom, le visage et l’honneur d’une honnête femme ; et pourtant j’avais grand besoin que le diable m’expliquât toutes ces horreurs.

— Oui, reprit-il, la chose arriva comme tu le penses. Tout Paris épouvanté fut instruit le lendemain des déportements subits de la marquise de Cintrey. On racontait, mais encore à voix basse, comment cette femme, entourée de tous les respects des hommes et des femmes avait tout d’un coup jeté le masque de vertu qui couvrait son visage ; comment, pour bien commencer sa nouvelle carrière, elle avait fait les honneurs d’une horrible fête de débauchés dans la petite maison de son mari, et qu’elle avait épouvanté des désordres les plus viles courtisanes. On se perdit à ce sujet en mille conjectures ; il y eut des paris pour et contre, il y eut un duel ; mais bientôt tous les doutes tombèrent devant l’affreuse conduite de cette femme. C’était une lionne déchaînée : elle épouvanta la ville et la cour de ses déportements, elle jeta aux vents la fortune de son mari, elle fut sans pitié et sans respect pour personne. Son père, le vieux comte de Fayl-Billot, était au lit de mort ; le noble vieillard, avant de quitter une vie pleine d’inquiétudes, comptait au moins sur l’appui, sur la prière, sur le dernier et pieux sourire de sa fille bien-aimée ; il appelait Louise, sa Louise ! Sa Louise était au cachot ; mais à la place de la sainte il vit entrer Léonore ! Ô terreur !… — Elle cependant tenait à sa vengeance : elle voulut rester seule avec son père. On ne sait pas ce qui se passa entre ce vieillard et cette femme ; mais, après cette fatale et dernière entrevue, le vieillard fut trouvé dans son lit mort, et les mains levées au ciel comme s’il eût demandé justice. Que te dirais-je ? Jamais l’insolence, la vanité, l’orgueil, le mépris des lois divines et humaines n’avaient été plus loin. Je t’en parle avec complaisance, vois-tu ? car cette femme était mon chef-d’œuvre, elle égalait la marquise de Merteuil ; grâce à elle, je luttais avec l’œuvre de ce Laclos dont j’étais jaloux. Bien plus j’espérais lutter avec Danton, avec Robespierre plus tard, en leur disant : Voilà mon chef-d’œuvre ! Insensé que j’étais !

Ici le diable eut un frémissement d’horreur évidemment excité par ces horribles noms de Danton et de Robespierre. J’eus pitié de ce pauvre malheureux vaincu qui n’était plus bon qu’à raconter des histoires, et pour l’arracher à ses tristes réflexions :

— Mais enfin, lui dis-je, où voulez-vous en venir ?

— Ah ! reprit-il, rien de plus simple. Tu sais ce qui arriva quand la Bastille fut prise, et comme 89 se précipita sur 93, et comme furent interrompues tout d’un coup toutes ces orgies du pouvoir et de la beauté, et comme la proscription s’étendit sur la France entière, semblable à la peste, et plus rapide et plus féroce. — Tu as lu cela dans les livres et tu ne l’as pas vu, et ceux même qui ont recueilli ces choses sanglantes ne les avaient pas vues, car, à ces horribles spectacles, tout courage est resté suspendu, toute pensée s’est arrêtée, toute voix est devenue muette. Eh bien ! dans cette proscription générale le peuple, qui avait ses moments de justice, s’en vint un jour sous les fenêtres de la marquise de Cintrey en demandant la tête de cette femme souillée et tachée, comme si cette tête eût été innocente et pure. La marquise n’était pas chez elle ce jour-là, et nul, pas même les domestiques qu’elle battait, pas même les servantes qu’elle insultait, pas même ses créanciers qu’elle ruinait, ne pouvait dire où elle était allée.

— Or sais-tu où se cachait cette femme ?… Ici le diable se plaça à cheval sur la barre de fer qui sert de balustrade à cette admirable terrasse de Belle-Vue où j’étais à l’écouter ; je crus qu’il allait se précipiter tout en bas, dans le nuage qui montait doucement jusque nous. — Au fait, reprit-il, j’aime autant achever à l’instant même mon récit.

— Tu te rappelles que cette femme, cette Léonore avait emporté les clefs de la petite maison et qu’elle les avait gardées, comme fait le geôlier des portes d’une prison : eh bien ! pour échapper à la fureur populaire cette femme était retournée dans cette maison ; elle avait retrouvé la porte cachée qui menait dans le cachot, cette porte elle l’avait ouverte ; et sur la paille, agenouillée, priant Dieu, elle avait vu sa sœur Louise. — Je ne suis qu’un démon, ajouta le diable, et pourtant j’ai pleuré ; oui, j’ai pleuré en entendant Louise parler à sa sœur.

— Ma bonne sœur, disait Louise, je savais bien que vous reviendriez à moi et que vous ne m’aviez pas condamnée à une prison éternelle ! J’ai bien souffert, j’ai bien fait pénitence à votre place ; j’ai bien prié pour vous, ma sœur ! Combien d’années se sont passées dans ces souffrances ? Hélas ! je l’ignore, mais il me semble qu’il y a un siècle. Quand j’ai été plongée vivante dans ce tombeau j’avais un mari, j’avais un enfant : où sont-ils ?… Ô ma sœur ! ma sœur ! ô Léonore, quels crimes aviez-vous donc commis pour être condamnée à cette pénitence ?… Mais enfin vous voilà : je vous pardonne. Vous venez me rendre l’air du ciel et mon enfant : j’oublie ce que j’ai souffert… Adieu donc… Et cependant apprenez, ma sœur, que bientôt votre prison va s’ouvrir ; j’en ai été instruite par ma geôlière de chaque jour : elle m’a priée au nom du ciel d’être patiente, disant que l’heure du pardon allait sonner. Ô merci ! merci, Léonore !

Et en effet Léonore reprit les haillons de Louise, Louise se couvrit des habits de Léonore. Elle s’enfuit de cette maison où elle avait tant souffert ; Léonore se jeta sur la paille de son cachot, et elle respira plus librement, se sentant loin du peuple. Mais que veux-tu que je te dise ? Est-il bien nécessaire d’aller plus loin ?

— Oui, certes, m’écriai-je. Quelle triste manie de couper votre récit à chaque instant que votre récit s’engage ! Vous avez volé cette singulière façon de raconter à ce charmant diable qu’on appelle l’Arioste ; mais celui-là aurait eu peur d’entreprendre des histoires pareilles aux vôtres. — Vous cependant, qui osez les commencer, vous ne devez pas avoir peur de les finir.

— Ainsi ferai-je, dit le diable. Donc Louise, redevenue libre, à peine échappée de cette maison fatale, s’en allait au pas de course dans son hôtel. Déjà elle revoyait son mari, et elle lui disait : Je vous pardonne… Déjà elle embrassait son fils, cet enfant qu’elle avait laissé si petit, elle tombait dans les bras de son père et elle pressait sur ses lèvres ses vénérables cheveux blancs. La pauvre femme, ainsi agitée de mille pensées qui se partageaient son cœur, ne remarquait rien de ce qui se passait autour d’elle, ni ce peuple déchaîné qui promenait en tous lieux, dans sa capitale nouvellement conquise, son insolente victoire, ni ces cris de mort qui retentissaient dans les rues, ni ces images d’une liberté funèbre arrosée de sang, ni ces planches horribles dressées sur les places publiques, attendant leur proie de chaque jour ; elle courait à perdre haleine, et déjà les Brutus de carrefour la désignaient du doigt comme une victime. Elle arriva enfin à l’hôtel de son mari. À son aspect toute la rue indignée se soulève, mille cris de mort se font entendre. Au moment où elle mettait le pied sur ce seuil chéri, d’affreux hommes armés de piques et coiffés de bonnets rouges s’emparent de sa personne ; la populace ameutée s’écrie : — C’est elle ! Voilà la marquise de Cintrey ! À bas la vicieuse ! À bas l’impitoyable ! Meure la parricide !… Au milieu de ce bruit et de ces fureurs, que voulais-tu qu’elle fît, la malheureuse ? Elle regardait, elle écoutait, elle repoussait loin de ses yeux, loin de ses oreilles, loin de son esprit ce rêve horrible. On l’emporta évanouie ; et quand elle se réveilla, se retrouvant sur la paille d’un cachot, elle se rassura et elle se dit à elle-même : — Quel rêve !

Pendant que Louise se réveille pour ne plus se rendormir que dans la mort, Léonore, déjà impatiente, se précipite hors de la maison, dans ses habits de religieuse, en criant : Au secours ! au secours ! À ces cris le peuple arrive ; il était partout, le peuple. Léonore raconte alors qui elle est, — et qu’elle appartenait à ce couvent qui est en ruines, — et qu’elle a été oubliée dix ans dans le cachot où le fanatisme impitoyable la tenait renfermée, et qu’elle s’est enfuie tout à l’heure, et que la voilà qui demande justice. Le peuple lui répond par ces mots : Vengeance ! Le couvent à demi détruit est encore une fois fouillé de fond en comble. Quelques misérables femmes qui se cachaient parmi ces ruines sont découvertes, et bientôt leurs têtes coupées servent de sanglant trophée au triomphe de Léonore. Le peuple crie vive Léonore, et il la ramène triomphante dans cette maison qu’elle avait quittée la veille en proscrite. — Sais-tu mon histoire à présent ?

— Oui, répondis-je, oui ; maintenant je la sais tout entière cette funeste histoire, et je pourrais l’achever sans vous. Ainsi deux fois cette horrible Léonore accabla la douce Louise. Pendant que Louise portait le cilice de Léonore, Léonore portait les habits de fête de Louise ; pendant que Louise priait et jeûnait à la place de Léonore, Léonore entassait sur Louise toutes sortes de malédictions et d’opprobres ; le jour où le peuple voulut faire justice de Léonore, Léonore chassa Louise de son cachot et elle la livra au peuple à sa place. — Ah ! c’est là une affreuse histoire !

— D’autant plus affreuse, dit le diable, qu’en ce temps-là la justice des hommes était violente, et qu’elle ne s’arrêtait guère quand une fois elle était lancée. Cette nation française qui a tant d’esprit, à ce qu’on dit, s’est pourtant laissé couper, trancher, décimer, assassiner par une poignée de misérables qu’on eût mis en fuite à coups de bâton !

— Ah poursuivit le diable, c’est une triste souveraine, la terreur ! elle avilit les plus nobles, elle fait pâlir les plus braves, elle hébète les plus intelligents. Elle a fait de la nation française tout entière la plus stupide viande de boucherie qu’on ait jamais jetée aux abattoirs. Des gens qui se souvenaient de Henri IV et du maréchal de Saxe, des gens qui portaient les plus grands noms de la monarchie française, les descendants de nos plus belles épées, se laisser égorger ainsi sans défense ! tendre la tête à des misérables que leurs gens auraient chassés naguère à coups de fouet ! Quelle pitié ! quelle misère ! Les têtes les plus illustres être coupées par quelques polissons soutenus de quelques harangères Donc, à peine Louise de Cintrey eut-elle répondu au tribunal révolutionnaire qu’en effet elle était la marquise de Cintrey qu’aussitôt elle s’entendit condamner à mort, et tout fut dit.

— Le plus beau de ce crime, ajouta le diable, c’est que, le jour où Louise monta dans le tombereau fatal qui allait à la Grève, maudite par son mari, maudite par son fils, sa sœur Léonore était portée en triomphe comme une sainte ; elle était proclamée martyre, et elle bénissait le peuple. Je crois même qu’elle eut le courage de donner sa bénédiction à sa sœur qui allait à l’échafaud.

Voilà toute mon histoire. Es-tu content ?

Quand je vis que le diable n’avait plus rien à me dire et que ma curiosité devait être satisfaite, je me sentis beaucoup plus à l’aise avec le diable. — À vous dire vrai, seigneur diable, lui répondis-je, vous vous êtes donné bien de la peine pour faire de votre histoire une chose pleine d’intérêt et de pitié, et vous avez manqué votre but ; si quelqu’un fait pitié dans tout ceci, c’est vous. Comment ! la plus terrible révolution qui ait changé la face du monde tombe sur la France, et cependant vous ne savez rien de mieux que de vous amuser à perdre une pauvre vertueuse au profit d’une horrible criminelle ! Il fallait que vous fussiez bien oisif ! Comment donc ! il se coupe des têtes par centaines : vous vous dites à vous-même comme Pilate : — Je m’en lave les mains, mot affreux, parole égoïste avec laquelle se sont accomplis tous les crimes ; et vous, cependant, vous n’êtes occupé qu’à opérer un tour de passe-passe tout au plus digne d’un escamoteur en plein vent ! Je vous assure que je vous trouve à présent un être bien peu dangereux.

— Et vous avez raison, mon maître, repartit le diable, d’autant plus raison que même, dans cette méchanceté subalterne que je m’étais permise, j’ai été battu par ces bonnets rouges. Eux aussi, en apprenant l’histoire de la marquise de Cintrey, ils auront été jaloux de moi. Pour en finir tout d’un coup avec mes prétentions diaboliques, figurez-vous qu’ils ont coupé la tête à la sœur du Roi, Madame Élisabeth !

Ce jour-là je m’avouai tout à fait vaincu ; je reconnus que je n’étais plus le diable, et que toute ma puissance malfaisante était à jamais dépassée ; je me fis pitié à moi-même quand je me comparai au dernier de ces bourreaux ; je me repentis d’avoir perdu, sans y rien gagner dans ma propre estime, cette sainte femme, madame de Cintrey ; et si quelque chose me consola, ce fut de penser que cette vertu, en ces temps horribles, même si je l’eusse épargnée, n’avait pas une seule chance d’échapper à la hache. Bien plus, vous allez voir que je ne suis pas si lâche que vous dites : jamais je n’ai plus regretté de n’être pas un homme pour avoir l’honneur de monter sur le même échafaud que le roi Louis XVI, la reine Marie-Antoinette, Charlotte Corday et M. de Malesherbes. Depuis ce temps j’ai mené la plus triste vie que jamais démon ait menée sur la terre. Incapable de mal, incapable de bien, agité par le remords, pauvre et seul, fatigué de ramasser des âmes qui se jettent à ma tête, n’étant plus ni aimé ni haï, j’ai fini par me faire historien, auteur, romancier, que sais-je ? Je finirai peut-être par tenir un cabinet de lecture. Dans mon oisiveté, et n’ayant plus de mauvaises actions à commettre, j’en imagine : je cherche dans la foule les hommes que la foule écoute, et je leur raconte des histoires étranges. Je suis à présent comme sont tous les poëtes, tantôt dans le ciel, tantôt plus bas que la terre ; j’ai mes instants d’inspirations prophétiques, j’ai mes heures de découragement mortel.

Pendant que toute l’Europe était en armes avec l’Empereur (le moyen de faire son métier de diable avec un pareil homme ?) j’élevais sur mes genoux, avec une sollicitude plus que paternelle, un bel enfant anglais dont je faisais un grand poëte ; c’est moi qui lui ai dicté d’un bout à l’autre son poème de Don Juan. Eh bien ! à peine mon poëte chéri eut-il jeté dans les âmes contemporaines plus de désolation et plus d’épouvante que n’en avait jeté Voltaire en personne, voilà mon poëte qui se laisse mourir parce qu’il découvre un beau jour qu’il est légèrement boiteux du pied gauche et qu’il pèse dix livres de plus qu’il ne pesait l’an passé ! En perdant celui-là j’ai perdu toute ma verve poétique ; j’ai vécu au jour le jour, comme un écrivain de hasard ; j’ai fait tour à tour des drames où l’on riait et des vaudevilles où l’on versait des larmes, je me suis essayé tant bien que mal à toutes ces choses frivoles ; je me suis enivré bien souvent avec mon ami Théodore, qui est mort et qui est dans le ciel. Maintenant me voilà, plus seul que jamais, racontant mes histoires comme un homme qui radote, histoires accommodées à la tristesse des temps présents. Hélas ! où est le temps de mes courses errantes sur les toits des villes espagnoles, quand j’étais le diable boiteux !

Comme il disait ces mots le diable se leva tout droit sur cette légère barre de fer où il était à cheval.

— Qu’est devenue, lui dis-je, cette affreuse Léonore ?

— Elle est morte, reprit-il, avant 1830, en odeur de sainteté et en priant tout haut le ciel d’être miséricordieuse pour sa sœur Louise. Les cendres de Louise ont été jetées aux vents ; Léonore repose sous un marbre noir recouvert de larmes d’or. Elle eût été canonisée sans la révolution de juillet.

Disant ces mots, le diable se plongea dans l’épais nuage, et il disparut en poussant le soupir plaintif d’un simple mortel.