Revue littéraire - 14 septembre 1843



REVUE LITTÉRAIRE.

I. — TABLEAU DE LA POÉSIE AU XVIe SIÈCLE,
PAR M. SAINTE-BEUVE
II. — LES BIOGRAPHES DE MADAME DE SÉVIGNÉ.

Un homme très spirituel, et dont la conversation valait infiniment mieux que les écrits, M. Michaud, avait coutume de dire qu’au lieu de rendre assidument compte de tous ces chefs-d’œuvre frais éclos, qui ne doivent vivre qu’une saison, les critiques seraient mieux avisés, pour atteindre aux sujets originaux, de pousser quelquefois l’examen au vif sur certains livres vieillis, de remettre çà et là en vue quelque volume de date déjà ancienne. L’idée, en effet, ne paraît-elle pas piquante, de pouvoir ainsi sous jeu faire de la critique malignement contemporaine, et, en dépistant sans en avoir l’air le plagiat récent sous ses étalages d’invention, d’aiguiser encore la leçon par le contraste ? La plume érudite et incisive d’un Nodier se plairait à ce cadre fait pour elle et y réussirait à merveille. En notre ère de hâte changeante et de fracas aussitôt suivi de silence, quinze ans dans les lettres, n’est-ce pas un siècle ? Les livres d’il y a quinze ans sont donc pour la plupart de vieux livres, car on conviendra que le compte est vite fini de ceux qui ont gardé une place vive dans la mémoire. Or, ce serait suivre inexactement le malicieux conseil de M. Michaud que de choisir et de rappeler, comme exemple, le Tableau de la Poésie au seizième siècle, dont la publication première remonte cependant au plus fort de la mêlée littéraire qui éclata dans les dernières années de la restauration, je veux dire à 1828. L’ouvrage, en effet, ne reparaîtrait pas aujourd’hui, sous une forme populaire et avec des additions considérables, qui en doublent l’étendue et en font un ouvrage véritablement nouveau, que ce ne serait pas là pourtant une œuvre vieillie. S’il est en effet un livre dont l’influence continue n’a pas cessé de ramener l’attentive sympathie du public et des érudits sur le passé poétique de notre vieille France, s’il est un livre resté cher à tous ceux qui gardent le culte de la lyre, c’est assurément celui de M. Sainte-Beuve. Le Tableau du seizième siècle avait, lorsqu’il parut, une double signification : c’était un important travail de critique savante et rétrospective, et en même temps, par occasion, un manifeste doctrinal, un acte de polémique littéraire. Aujourd’hui, on peut le dire, l’ouvrage conserve toute sa valeur comme histoire, mais, hélas ! la plupart des questions de poétique récente qu’il soulevait, la plupart des applications contemporaines qui y abondaient, sont devenues aussi de l’histoire. M. Sainte-Beuve, avec cette perspicacité universellement compréhensive qui ne lui fait jamais défaut, ne garde là-dessus aucune illusion : il convient sans peine que, dans la rénovation poétique à laquelle nous avons assisté, c’est l’espérance surtout qui a tenu le dé, et qu’en somme il y a eu beaucoup plus de fleurs que de moisson. Voilà les tristes enseignemens de l’âge : ce n’est pas le cœur, quand il est bien fait, qui abdique de lui-même l’enthousiasme, mais l’expérience vient, qui peu à peu gâte cet enthousiasme, et l’use aux réalités de la vie. Nous en sommes tous là. Dans les lettres, pourtant, la foi est si belle, si nécessaire ! Heureux ceux devant qui l’horizon recule indéfiniment ses espaces et semble se sillonner de feux précurseurs ! Mais de toute manière, c’est plus que de la modestie au spirituel écrivain de parler comme il le fait : le poète des Consolations nous serait une objection sûre, si, tout en adhérant à l’ensemble de ces conclusions moroses, nous tenions à contre-dire le critique par un exemple.

Au surplus, c’est là un peu l’éternelle histoire des révolutions petites ou grandes : si certains résultats généraux et essentiels se trouvent finalement atteints, en revanche il faut compter sur bien des déceptions. Aussi, dans les éditions postérieures des écrits révolutionnaires, y a-t-il toujours à rabattre des premières espérances. C’est la faiblesse et en même temps l’honneur de notre intelligence d’aspirer toujours plus haut qu’elle ne touche, de concevoir en elle un idéal que l’œuvre ensuite ne réalise point : pour parler comme les philosophes grecs, l’homme est plus grand en puissance qu’en acte. En publiant aujourd’hui, sous une forme nouvelle, son essai sur la poésie au XVIe siècle, M. Sainte-Beuve est un peu dans la position où se fût trouvé Sieyès réimprimant sous le consulat sa fameuse brochure du Tiers ; mais M. Sainte-Beuve a pris son parti en homme d’esprit, et plus d’une note dans son livre en témoigne. Heureusement, en dehors de ces rapports fortuits et tout-à-fait secondaires avec le mouvement poétique du temps, son travail garde, comme œuvre de critique fine, exacte, judicieuse, la valeur que les juges compétens se plurent à lui reconnaître tout d’abord. La phase la plus importante et la moins connue de l’histoire de notre ancienne poésie revit là tout entière, et il se trouve que ce tableau, avec ses demi-jours et ses teintes fuyantes, a été fixé par une main habile et placé sous un jour heureux.

C’est une opinion fort accréditée aujourd’hui que la littérature de Louis XIV aurait pu, sans compromettre la magnificence de sa grandeur, emprunter davantage au XVIe siècle, et, sur les pas de La Fontaine et de Molière, garder des traces plus vives de la langue libre et flottante que parlaient Rabelais et Régnier. Si merveilleuse en effet que soit la prose de Pascal et de La Bruyère, on se prend quelquefois à regretter que, dans cette fusion des élémens qui la formèrent, Montaigne n’ait pas pris un peu plus sur la part de Balzac ; le métal de Corinthe s’en fût trouvé plus parfait encore. Si peu de liens directs cependant que le XVIIe siècle paraisse avoir avec le XVIe, quelque dédain même qu’on y professe pour ces prédécesseurs immédiats, l’époque de perfection dut beaucoup plus qu’on ne l’a cru long-temps et qu’elle ne l’a cru elle-même à cette ère antérieure de tâtonnemens et d’efforts. N’est-ce pas l’école de Ronsard, par exemple, n’est-ce pas l’école traitée avec tant d’aigreur par Malherbe, avec tant de dédain par Boileau, qui, la première, entra avec décision dans ce culte des maîtres, dans cette admiration exclusive pour l’antiquité qui, repris et corrigés plus tard, défrayèrent la gloire du grand siècle ? Et, par un contraste étrange, il se trouve que ces premiers classiques, ces premiers et systématiques représentans de l’école traditionnelle, les classiques de Louis XIV, les ont méconnus et reniés, tandis que notre jeune poésie émancipée, tout en repoussant au contraire la tradition, les revendiquait hier encore comme des aïeux directs, et essayait de renouer jusqu’à eux la chaîne interrompue du lyrisme. Il y a, on en doit convenir, de singuliers retours en histoire littéraire : ici évidemment on s’est attaché surtout à la forme, aux conditions extérieures de la poésie. Ce qui dégoûta le XVIIe siècle est précisément ce qui a séduit et attiré le nôtre, j’entends l’indépendance du rhythme, la libre évolution de la période poétique, le relief saillant de l’image. Les groupes littéraires ont donc aussi leur destinée, habent sua fata.

Dans les lettres, l’ingratitude envers les devanciers semble presque une loi fatale des ères tout-à-fait glorieuses ; c’est plus tard seulement qu’on sent le prix de l’esquisse, même à côté du tableau accompli. L’orgueil particulier des aristocraties littéraires est de ne pas vouloir d’aïeux. Au surplus, les écrivains de Louis XIV trouvèrent ce mépris du passé tout établi, et ils n’eurent qu’à confirmer les dédaigneux arrêts de Malherbe, lequel, rencontrant à ses côtés l’ambitieuse école de la pléiade, alors plus modeste et adoucie dans les vers de Desportes et de Bertaut, et empruntant lui-même aux traditions de Ronsard la gravité et la noblesse, n’avait guère eu de bonnes raisons, ce semble, pour rompre aussi brusquement, aussi violemment avec des prédécesseurs déjà déchus. Boileau certes eut assez à faire, pour sa part, pour le goût, d’éteindre sous le ridicule cette fade et prétentieuse littérature de Louis XIII, ce mélange de marinisme et de gongorisme qui avaient failli arrêter dans son essor le génie poétique de la France : il lui fut commode de faire de Malherbe un premier jalon, une barrière après laquelle rien ne comptait plus. Le gros du public, dont les opinions toutes faites charment la paresseuse indifférence, ne manqua pas d’accéder à cette proscription en masse, et dès-lors il n’y eut plus que quelques délicats et quelques malins à fureter ces trésors enfouis et trop mêlés de la vieille poésie indigène : La Fontaine pour butiner un conte naïf, Guy-Patin pour attraper une citation leste ou mordante, La Monnoye et Le Duchat enfin pour saisir à leur guise quelque trait d’érudition friande. Et, chose singulière, dans le retour postérieur et récent qui s’est accompli vers les monumens de l’ancienne culture nationale, c’est précisément le siècle le plus rapproché, le siècle confinant à Louis XIV, qui a été le dernier à retrouver quelque attention pour ses poètes. Il n’y a réussi que d’hier. Tandis que Rabelais et Montaigne ne cessaient pas de s’imposer à force de génie, c’est à peine en effet si quelques épigrammes de Marot, si une ou deux satires de Régnier représentaient, dans l’opinion courante, ce qu’il y avait eu alors d’inspiration lyrique et de vraie poésie. Bien qu’il dispensât des recherches, on ne lut même guère le choix judicieux, la petite anthologie que donna Fontenelle. Sa date voisine, le croirait-on, nuisit fort au XVIe siècle, car, aux yeux des érudits, c’est en vieillissant que les figures s’embellissent. On vit bien, plus tard, sous le couvert de la science, les Sainte-Palaye et les Barbazan remonter aux lais des trouvères, au sirventes des Provençaux ; mais il leur eût paru frivole de descendre à des âges si peu éloignés, de se commettre à des noms de si fraîche date. Plus d’un trouva sans doute que l’honnête Goujet dérogeait par ses notices, et que l’abbé Massieu avait bien raison de ne pas prolonger au-delà de Marot sa médiocre esquisse historique.

C’est ainsi que cette pauvre poésie du XVIe siècle s’est trouvée long-temps interceptée, écrasée entre l’indifférence des savans qui ne voyaient là qu’un sujet futile, et la fatuité mondaine qui, faisant durer les temps barbares jusqu’à Henri IV, considérait cela comme la pâture naturelle des pédans. Après le nivellement révolutionnaire qui rendait tout possible, on revint sans préjugé, sans rancune, à l’étude de nos anciens monumens littéraires ; mais la poésie de la pléiade était en si mauvais renom encore que, malgré l’accès facile, personne ne s’y porta aussitôt. C’est alors que Méon et Roquefort reprirent tant bien que mal l’étude des rimeurs de la langue d’oïl, tandis qu’avec une bien autre aptitude Raynouard s’attaquait aux troubadours. Peu à peu pourtant l’impartialité étendit son cercle, et, la mode s’étant prise au moyen-âge, on put descendre jusqu’à la renaissance. Quand l’Académie française, en 1826, proposa pour prix d’éloquence un discours sur l’histoire de la littérature française au XVIe siècle, elle n’eut pas pleine conscience peut-être de la portée de son programme : elle céda à une de ces bonnes inspirations qui ne lui viennent pas tous les jours C’était quitter enfin les voies usées, le thème banal des éloges ; l’instinct, depuis, y a ramené. On eut, de ce concours, deux notices étendues qui, quoique couronnées, parurent piquantes, parce qu’elles ne se défrayaient pas seulement sur l’emphase. La vive et sémillante esquisse de M. Saint-Marc Girardin, le morceau coloré et nourri de M. Philarète Chasles, ressemblaient si peu aux flasques déclamations qu’encourage d’ordinaire l’Académie, que, contre l’habitude, on en garde aujourd’hui encore le souvenir. Un jeune écrivain, presque inconnu alors et dont les initiales avaient seulement apparu çà et là au bas de quelques articles littéraires, songea aussi à entrer en lice ; mais, ses recherches à peine entamées, M. Sainte-Beuve se sentit exclusivement retenu près des poètes de la pléiade par une naturelle prédilection : il poussa donc en tout sens, sur ce point particulier, ses intelligentes et sympathiques investigations. C’est de là qu’est sorti ce livre, qui n’en parut pas plus mauvais pour être resté infidèle au programme académique, pour s’être enfermé en un coin spécial, mais fécond, du sujet. On était au moment le plus animé de la querelle littéraire, et chacune des publications partielles de ces essais dans le Globe venait, pour le public ardent d’alors, confirmer des adhésions ou étayer des scrupules. L’auteur lui-même, tout en demeurant fidèle à son parfait discernement de juge et à ses goûts d’exactitude précise, puisait dans tout ce bruit extérieur, comme dans la propre vivacité de ses espérances, un tour animé qui se communiquait heureusement à ses appréciations, et qui donnait un caractère presque contemporain à cette évocation de la poésie des vieux jours. C’est que sous le prosateur du Tableau se cachait le chantre prochain de Joseph Delorme, c’est que le critique ici servait d’éclaireur au poète. De là, dans tout l’ouvrage, une certaine vie cachée, un je ne sais quoi enfin qui ne se rencontre guère en ces sortes d’écrits didactiques, et qui, même dans le calme d’aujourd’hui, ne messied pas.

Avant le livre de M. Sainte-Beuve, l’intervalle qui sépare la poésie du XVIIe siècle de la poésie du moyen-âge était à peu près demeuré en friche pour les historiens littéraires. Après ces excellentes études, maintenant connues de tous, après ce que l’auteur vient d’y ajouter récemment de vues et de recherches nouvelles, ce serait un lieu commun de reprendre les détails. Bien des résultats positifs et nouveaux ressortaient déjà du premier travail de M. Sainte-Beuve ; bien des points importans encore sont éclaircis et fixés, dans cette nouvelle édition, de manière à clore définitivement le débat.

Un des faits que constate le mieux M. Sainte-Beuve, c’est qu’avec l’école de Ronsard, quelque chose de distinct débute qui cessera à Malherbe, et cela est tout-à-fait à l’avantage du livre, car il se trouve de la sorte qu’une période à part y est traitée dans son ensemble, et que c’est au caractère même du sujet, et non au caprice de la chronologie, que l’ouvrage emprunte son titre et ses divisions. À proprement parler, c’est l’histoire de la pléiade, c’est la tentative de Ronsard et de ses amis qui est au premier plan du tableau que trace l’auteur avec tant de charme. Dans l’examen attentif et approfondi que le Globe consacra au brillant essai de M. Sainte-Beuve, lors de la publication première, M. de Rémusat établissait très ingénieusement que jusque-là la poésie française s’était exclusivement abreuvée à deux sources différentes, les traditions chevaleresques et les traditions bourgeoises, qu’aux premières elle devait les accens amoureux de ses ballades, aux secondes le tour jovial et narquois de ses fabliaux. Durant le XVe siècle, ces deux tendances diverses apparaissent à merveille et se résument isolément dans deux hommes, Charles d’Orléans, le dernier des trouvères pour la galanterie, Villon, le dernier des jongleurs cyniques. Marot, au commencement de l’âge suivant, réunit en lui ces caractères opposés : quelque chose en effet de la sensibilité fraîche du châtelain de Coucy et de Quènes de Béthune, quelque chose de la verve osée et sans vergogne de Rutebeuf s’emmêle dans son talent et s’y fond avec une certaine gentillesse de style qui lui est tout-à-fait propre. Marot est une date importante. Avec lui, la poésie du moyen-âge finit, et jusqu’à Malherbe l’espace sera pris par ce premier essai de renaissance classique qui échouera, mais non sans puissance. C’est l’histoire de cette défaite qu’a voulu surtout retracer M. Sainte-Beuve. Comme le remarquait spirituellement M. Dubois, en annonçant un des premiers le livre qui lui était dédié, il y avait là quelque chose de la passion si tendre d’Augustin Thierry pour les vaincus, pour les races méconnues du moyen-âge. Les vaincus de M. Sainte-Beuve sont un peu, par son livre, redevenus les vainqueurs, les vainqueurs au moins du dédain et de l’oubli. Toute cette fleur de poésie, souvent charmante, aurait-elle donc disparu à jamais, et faudrait-il redire avec Villon :

Mais où sont les neiges d’antan ?

Non, quelque chose en doit demeurer, et c’est dans le Tableau du seizième siècle qu’on retrouvera ce qui se peut sauver de ces brillans reflets, ce qui doit rester de cette première neige de la poésie, trop passagère, sans doute, mais où le rayon du matin se joue çà et là avec grace.

Le malheur de la pléiade est à la fois de s’être enchaînée à la tradition et d’avoir rompu avec elle : je m’explique. Excepté l’Espagne, qui a voulu rester indigène et qui n’a dû qu’à elle-même sa culture originale, comment les différentes littératures de l’Europe moderne ont-elles, après bien des tâtonnemens, été portées tout à coup à leur suprême hauteur, par la main de quelque homme de génie, sous les efforts de quelque école intelligente ? Qui a opéré ce miracle ? Ç’a été le plus souvent la rencontre heureuse du génie traditionnel et du génie indigène. Voilà ce que ne firent point les amis de Ronsard. Le rôle de Dante et de Pétrarque les tentait, mais, en n’en prenant que la moitié, ils échouèrent. Comme eux, l’auteur de la Divine Comédie, comme eux, l’auteur des Rimes, professent le retour à l’antiquité, le culte assidu des maîtres. Avec quel enthousiasme l’Alighieri ne parle-t-il pas de Virgile, avec quelle respectueuse passion Pétrarque ne recueille-t-il pas les manuscrits égarés de la Grèce et de Rome ! Comme eux encore, les fondateurs de la poésie italienne aiment l’idiome national et cherchent à le constituer. Du Bellay, dans son Illustration, n’a pas assurément pour le français plus d’amour que n’en montrait Dante pour cette langue aulique et cardinalesque dont il lui fallait trier habilement les mots dans les vocabulaires locaux des patois. Jusque-là tout va bien ; le rôle est pareil, et ce n’est pas même le talent qui fera défaut aux écrivains de la pléiade. Par malheur, la différence se manifeste sur un point capital, et c’est ce qui a conduit les uns au triomphe, les autres à l’abîme. Tout en s’imprégnant de l’antiquité, tout en trempant leurs armes dans ce flot préservateur, Dante et Pétrarque furent avant tout les hommes de leur temps ; loin de repousser les légendes nationales, ils les cherchèrent avec empressement ; loin de rompre avec leurs prédécesseurs, ils se firent honneur de les continuer : la Divine Comédie est, à la fin du moyen âge, un résumé du moyen-âge ; les poésies amoureuses où Laure est chantée ne sont que le dernier écho du culte de la chevalerie pour les femmes, du penchant des troubadours pour les galanteries, du goût si général alors des subtilités amoureuses. En un mot, Dante et Pétrarque correspondent parfaitement à leur époque et s’en inspirent. La pléiade au contraire repousse les antécédens, et, séduite par la gloire rajeunie des poètes de l’antiquité, tâche de renouer avec eux sans intermédiaire. Faire table rase peut être un bon début en philosophie ; en littérature, c’est un procédé maladroit. En se privant de la veine si originale de l’ancienne poésie française, en voulant faire souche absolument nouvelle, l’école de Ronsard consomma beaucoup de talent, de génie même, dans une œuvre impossible. Avec un tour d’imagination très heureux dans le rhythme, avec une merveilleuse souplesse de facture et de versification, elle périt par un contact qui donne forcément la mort à toute poésie, le contact de l’érudition. De là une poésie factice et conventionnelle, une poésie d’art où l’inspiration directe disparaît, où, sous l’habileté du metteur en œuvre, on cherche vainement l’émotion de l’homme. Et que dire, en effet, de ces écrivains à peine sortis des siècles mystiques, et qui cependant sont beaucoup plus païens que chrétiens ? C’est de Bion, de Moschus, d’Anacréon qu’ils s’inspirent incessamment ; des profondeurs du moyen-âge, au contraire, de ce moyen-âge auquel ils tiennent encore plus qu’à demi, aucun accent ne leur arrive. À ces symptômes, on reconnaît trop la pléiade, hélas ! une vraie pléiade savante du temps des Ptolémées. Ronsard, dans son choix, avait eu la main malheureuse : à quoi servaient, en effet, ces allures d’indépendance, si elles ne devaient cacher que l’imitation ? Et à quoi bon encore, sous la grace, déguiser le pédantisme ? Sur toutes ces lyres, souvent charmantes, de Du Bellay, de Belleau, de Baïf, sur celles plus tard de Desportes et de Bertaut, trop souvent le même et monotone accent retentit. Diffusion et uniformité, c’est le double à peu près, en poésie, de ce qu’il faut pour se perdre : l’école de Ronsard, on le voit, ne pouvait échapper à sa destinée. Aussi, quelque aigreur tranchante qu’y mette Malherbe, si rogues même et si dégoûtées que paraissent ses décisions, on est bien forcé de convenir, avec M. Sainte-Beuve, que son entreprise, autorisée du bon sens, était juste par le fond. La gloire lui restera donc d’avoir le premier donné une bonne théorie du style. Seulement on peut dire qu’avec un tour d’imagination plus inventif, plus hardi, Malherbe se fût peut-être souvenu davantage de cette riche facture et de ce style coloré qui avaient tenu trop de place, toute la place dans la précédente école ; alors peut-être il eût osé mettre plus de distance encore entre le vers français et la prose.

M. Sainte-Beuve n’a pas cru sa tâche achevée par le tableau de ce singulier mouvement lyrique : pour peindre dans leur ensemble, pour retracer au complet les efforts de l’imagination poétique en cette époque agitée, il lui fallait encore la montrer à ses débuts dans deux autres voies où elle devait, durant les deux siècles suivans, rencontrer la plénitude de la gloire. On a nommé le roman et le théâtre, c’est-à-dire les genres où la France ne s’est pas vu disputer le sceptre, les genres de Corneille et de Lesage, de Molière et de Prévost. L’obscure histoire de notre scène nationale, depuis Louis XII jusqu’à Richelieu, depuis les mystères et les sotties jusqu’au Cid, en passant par l’école gréco-latine de Jodelle et par la phrase gréco-espagnole de Hardy, toute cette histoire étrange, compliquée, curieuse, est racontée par M. Sainte-Beuve avec l’art achevé, avec l’entente délicate qu’on lui sait. Quelque solennelle et bizarre tirade de Garnier n’est là que plus piquante à côté des farces bouffonnes de Larivey. Mais en somme on admire davantage encore l’intervention subite de Corneille au sortir de ces informes essais : c’est là une bonne préface, la meilleure introduction à la lecture du Cid. — Pour le roman, M. Sainte-Beuve trouve à Gil-Blas des antécédens moins indignes, et le Gargantua lui est, en passant, une occasion d’apprécier, dans quelques pages parfaites, l’original génie de Rabelais. Bayle, en un bon jour, ne s’en serait pas mieux tiré.

À cette série d’études diverses qui se relient entre elles et qui forment un ensemble excellent, M. Sainte-Beuve a beaucoup ajouté, pour les détails, dans l’édition d’aujourd’hui. Des intercalations piquantes, des citations nouvelles et encadrées à leur place, des notes plus nombreuses, quelques rectifications çà et là, tout un travail enfin de révision sévère et consciencieuse ajoute beaucoup à l’intérêt de cette définitive réimpression. Toutefois, M. Sainte-Beuve n’a pas voulu déranger l’économie originaire, la distribution primitive, les naturelles proportions de son livre. Aussi est-ce à la suite de l’ouvrage, et seulement comme appendice, qu’ont été insérées les études particulières sur quelques poètes du XVIe siècle, qui sont d’une date plus récente, et que les lecteurs de la Revue n’ont certainement pas oubliées. Elles gagnent au rapprochement, car c’est un plaisir de retrouver isolément, et étudiées de plus près, saisies en leur grandeur naturelle, les physionomies qui déjà vous avaient frappé dans le tableau d’ensemble. Là, on visait surtout à l’exactitude des poses relatives, à l’effet réciproque des groupes, en un mot, à la vérité de la composition ; ici, au contraire, c’est la ressemblance des figures, c’est le caractère individuel qu’on a surtout tâché d’atteindre. Si certains traits appuyés ont été adoucis, si quelques coups de pinceau trop tranchans ont été fondus dans des teintes plus douces, les grandes lignes cependant se trouvent maintenues, le dessin général demeure le même. Après la peinture de la bataille, les portraits des combattans, Mignard après Van der Meulen. On aime cette galerie de figures reposées à côté de ce tableau où respirent les passions de la lutte : c’est un contraste qui plaît.

Quoi qu’en puissent dire certaines vanités blessées, c’est la sympathie qui est le fonds même, le fonds nécessaire de la critique. Cette vive susceptibilité des nuances, cette aptitude à goûter les variétés les plus contraires du talent, ce fin discernement de l’homme dans l’œuvre et de l’œuvre dans l’époque, cette faculté surtout à se pencher affectueusement vers l’écrivain étudié et à interpréter ses sentimens avec bienveillance, qui a eu tout cela à un plus haut degré, qui a mieux réuni ces rares qualités que M. Sainte-Beuve ? J’en suis convaincu, pour ma part, ce n’est pas seulement à l’intérêt du sujet, ce n’est pas seulement au talent de l’écrivain que le Tableau de la poésie au seizième siècle doit ce charme de lecture qu’il a gardé et qui fait presque forcément défaut aux ouvrages d’érudition ; l’amour que M. Sainte-Beuve porte à ses acteurs y est bien pour quelque chose, car il a fait circuler la vie dans son livre. L’idée aussi de rattacher le mouvement lyrique de la restauration au lointain essor de l’école de Ronsard dut être un aiguillon pour le critique. La poésie moderne traitait la poésie de la pléiade comme une sœur aînée, qui, jeune, brillante, douée, s’était laissé aller au suicide. Aujourd’hui, cette parenté que quelques-uns n’avaient prise d’abord que pour un ingénieux paradoxe d’érudition, cette parenté ne paraît que trop évidente à tous ; car, par malheur, la similitude se prolonge. Sans doute, nos poètes ne se sont pas enfermés, comme leurs aïeux du XVIe siècle, dans la lettre morte de l’érudition, dans les données maintenant stériles des littératures païennes : ce que l’inspiration, au contraire, a de plus fécond les a animés tour à tour, et on les a entendus chanter l’ame humaine, Dieu, la nature, dans une langue assouplie, fixée, et qui ne fuit plus comme alors sous la main capricieuse des temps. Sans doute, c’est beaucoup en poésie que le fonds des sentimens, que l’originalité des idées, et assurément le lyrisme d’aujourd’hui a là-dessus tout avantage sur celui des Du Bellay et des Tahureau. Il y a aussi des ressemblances heureuses sur quelques points : l’éclat de la couleur, par exemple, et la hardiesse du rhythme. Mais ailleurs les rapports se continuent trop. Ce qui a perdu la pléiade, n’est-ce pas la diffusion des idées, la prodigalité des images, le manque perpétuel de sobriété et de correction ? Des facultés vraiment puissantes ont été gaspillées dans les puérilités bizarres de la forme, dans l’uniformité redondante des métaphores ? En un mot, le goût, la modération, la patience, la retenue ont fait défaut. Je ne suis pas sûr, pour mon compte, que la poésie actuelle se soit complètement préservée de ces séductions perfides. Dans l’avenir, les ciseaux de la critique auront peut-être aussi leur tour avec elle ; mais, si sévère qu’on suppose la main qui appliquera un jour à nos contemporains le procédé d’élimination et de choix dont M. Sainte-Beuve a donné le judicieux exemple à l’égard de la pléiade, il est sûr qu’elle épargnera chez le poète des Consolations plus d’une page sentie, plus d’une fraîche inspiration qui feront redire au lecteur ce mot d’un poète du temps de Ronsard :

Et nous aimons les douceurs
Dont ta muse est arrousée.

Charles Labitte

Ce n’est pas notre faute si on rencontre partout les traces lumineuses de M. Sainte-Beuve dans l’histoire de la littérature française ; mais, avec l’auteur de Port-Royal, la transition n’est pas difficile du XVIe siècle au XVIIe, de la pléiade à Mme de Sévigné, sur laquelle il existe précisément du spirituel écrivain quelques pages exquises[1], une étude achevée, qu’il semble opportun de rappeler au moment où biographes et apologistes font tout à coup irruption, avec bruit, autour de cette mémoire modeste. C’est encore M. Sainte-Beuve, je crois, qui glisse, en une note de son Tableau du seizième siècle, ce mot piquant que, « quand une femme écrit, on est toujours tenté de demander en souriant : — Qui est là derrière ? » Si la question était faite à propos de Mme de Sévigné, il faudrait répondre que ce quelqu’un qui est derrière, c’est son cœur. Mme de Sévigné n’a rien absolument d’un auteur : elle serait épouvantée d’être entre les mains de tout le monde ; son précepte ordinaire est qu’il faut accepter le style tel qu’il vient et ne pas viser à écrire des lettres belles, car « elles ne peuvent plus l’être dès qu’on y songe. » Or un auteur ne songe précisément qu’à cela. La gloire lui est donc venue d’elle-même, sans fracas, sans qu’elle y songe, et c’est peut-être la seule femme célèbre dont on puisse dire que son talent n’a pas été séparé de son bonheur. Une si délicate modestie a d’autant plus de séduction que cette plume merveilleuse créait un genre vraiment original et y abondait avec toute sorte de charmes. La correspondance étudiée de Voiture et de Balzac appartenait exclusivement à la littérature : en trouvant le ton du naturel et de la grace, Mme de Sévigné porta les lettres dans la vie même, dans la famille. La société, avec elle, eut sa langue, le monde son style.

Toute une renaissance inattendue et sans motifs (il s’en fait souvent de pareilles en histoire littéraire) a eu lieu depuis quelque temps à propos de Mme de Sévigné. En moins de deux années, il lui est en effet survenu coup sur coup trois apologistes et autant de biographes, sans compter les éditions qui allaient toujours leur train. C’est l’Académie qui a mis tous les apologistes en verve, et elle en est responsable ; c’est le hasard qui a suscité simultanément tous ces biographes, et l’on est libre de s’en prendre au hasard.

L’Académie française avait proposé, pour prix en 1840, l’éloge de Mme de Sévigné, s’obstinant à ne pas reconnaître que, dans nos mœurs actuelles, cette vieille et banale forme de l’éloge est un véritable non sens. Il est vrai que cette fois il est difficile de dire comment on s’y fût pris pour ne pas faire un éloge, et, puisqu’il faut toujours croire les intentions bonnes, nous admettrons volontiers que ç’a été là une pure courtoisie académique. Trois morceaux, provenant de ce concours, sont sortis des cartons de l’institut, l’un pour solliciter la sanction du public après celle de l’illustre corps, l’autre pour appeler de la préférence donnée au discours voisin, un troisième enfin pour protester sans doute contre le mauvais goût des juges qui l’avaient éliminé. Mme Amable Tastu, M. Ch. Caboche, M. F. Collet, c’est-à-dire un lauréat, un accessit, un concurrent déconvenu, voilà les rivaux qu’il faudrait apprécier. Mais, comme ce n’est pas notre rôle d’arracher ou de distribuer des couronnes, nous n’en dirons qu’un mot en passant. Il n’y a que le secrétaire perpétuel, d’ailleurs, pour se jouer à plaisir de ces difficultés académiques : ne pas séparer l’esprit railleur de l’urbanité, glisser l’épigramme sous l’éloge et laisser deviner ce qu’on pense précisément par ce qu’on omet de dire, c’est là un art trop délicat pour qu’on s’y risque après M. Villemain. Rien ne nous impose, d’ailleurs, ces malicieuses réserves, ces délicates précautions. C’est presque faire un compliment à un poète que de dire du mal de sa prose : aussi ne cacherons-nous pas à Mme Tastu que notre préférence est pour ses vers. Quand le rhythme n’est plus là pour la soutenir, elle perd cette ferme élégance, ce langage châtié, qui donnent du charme à quelques-unes de ses poésies. Le discours sur Mme de Sévigné, auquel l’Académie française a eu la chevaleresque prévenance de décerner le prix, ne nous paraît pas rappeler suffisamment les agrémens, si peu cherchés, du modèle qu’il s’agissait de faire connaître. C’est une étude correcte, consciencieuse, mais quelque peu terne, et où le lieu commun tient trop de place. Je voudrais qu’une femme, à propos de cette autre femme illustre, eût rencontré davantage de ces mots qui peignent, de ces remarques vraies qui abondent chez Mme de Sévigné. J’aime, par exemple, Mme Tastu, quand elle fait cette réflexion, si appropriée au sujet : « Comme dans l’agile souplesse d’une danse légère, il y a beaucoup de force dans une grace parfaite. » Par malheur ce ton est rare. M. Sainte-Beuve, tout à l’heure, nous a donné du goût pour les vaincus : aussi préférerais-je à l’éloge couronné le morceau de M. Caboche, lequel a seulement approché du prix, si M. Caboche ne s’était pas cru astreint à entremêler ses ingénieux aperçus d’une pompe oratoire qui en atténue beaucoup la valeur. Il respire toutefois dans ces pages un goût si réel, une connaissance si sérieuse, je dirais presque une passion si vraie de la langue et des écrits du XVIIe siècle, qu’on oublie volontiers ce qu’une critique morose y pourrait signaler d’inexpérience et de taches çà et là. Quelque sympathique compassion qu’inspire naturellement une défaite, il serait cependant difficile de ne pas adhérer au jugement tacite de l’Académie sur la composition (c’est le mot) de M. F. Collet : l’Académie n’en a rien dit, et le plus sage peut-être eût été de faire comme elle. Cet éloge, en effet, de Mme de Sévigné n’est qu’une déclamation mal digérée, où l’érudition se mêle assez maladroitement à l’emphase.

En somme, on le voit, cette forme du panégyrique a assez mal inspiré les concurrens, et rien n’est fait pour durer des pages trop nombreuses que l’Institut a provoquées dans cette occasion. Mme de Sévigné, d’ailleurs, n’en devait pas être quitte pour tout ce bruit soudain, pour toutes les phrases solennelles qui se sont débitées alors autour de son nom. La veine, une fois ouverte, ne s’est plus arrêtée, et, après la rhétorique des apologistes, est venue l’érudition des biographes. Y avait-il lieu à une biographie étendue, renseignée, savante même de l’auteur des Lettres ? Oui peut-être, mais à l’expresse condition qu’en si gracieuse matière, l’exactitude n’interdirait pas l’agrément. Qui n’aime ces histoires particulières des grands écrivains, où l’on se trouve introduit dans l’intimité même de l’homme, où l’on est initié de près à tous les secrets du talent ? La plupart des maîtres illustres de notre littérature classique ont maintenant la leur, et Mme de Sévigné, autant que personne, était en droit d’obtenir à son tour la sienne. Toutefois, pour l’aimable auteur, il semble qu’on fût dans des conditions à part. Faire, en effet, l’histoire de Corneille, de Molière, de La Fontaine, c’est retracer surtout l’histoire de leurs écrits ; donner la biographie, au contraire, d’une femme qui n’a laissé que des lettres, c’est peindre une vie où le commerce du monde et les affections du cœur ont tenu toute la place.

Quoi de moins compliqué, en effet, que cette existence de Mme de Sévigné, uniforme et vide si on compte les évènemens, animée et remplie si on regarde les sentimens ? Elle le dit elle-même, ce n’est pas là qu’il faut aller chercher les grands mouvemens, les péripéties dramatiques. Il y a deux portions très distinctes, selon nous, dans la carrière de Mme de Sévigné. La première, quoique la vertu n’y exclue pas la sensibilité, nous paraît ressembler à beaucoup de biographies ; la seconde, où le cœur triomphe, est vraiment grande et originale dans sa simplicité : la mère a son tour après la femme. Mariée jeune à un mari libertin et dissipateur qui se fit tuer en duel pour une galanterie, veuve à vingt-cinq ans, admirablement belle, partout goûtée pour son esprit, recherchée, entourée, poursuivie par ce que la cour avait de plus parfaits gentilshommes, répandue dans les meilleurs lieux, bien en cour, adorant ses enfans, aimée pour la légèreté badine de son humeur, tendre quoique enjouée de ton, écrivant à son précepteur Ménage ou à son cousin Bussy des billets coquets et finement maniérés, Mme de Sévigné, pendant toute cette période première, ne fut pas autre chose qu’une femme du monde, adorable, adorée, aimant le plaisir, mais scrupuleusement fidèle à ses devoirs. Quoiqu’elle eût traversé les mœurs de la fronde, elle n’en avait pas gardé le goût de l’intrigue et des aventures. Une mascarade à l’hôtel de Rambouillet, une promenade au cours, un ballet chez la reine ; Turenne, qu’elle admire et dont elle craint les déclarations ; Fouquet, qu’elle aime en ami et qui voudrait davantage ; son fils, qui est aux études, sa fille, déjà jolie, qu’elle montre avec orgueil ; les réunions, les visites, les affaires, les comptes qu’il faut vérifier avec le bon abbé de Coulanges, le voyage d’été aux Rochers, le retour l’hiver à Paris, voilà ses occupations, voilà ses passe-temps.

Avec l’âge, tout change. Son cœur, au lieu de se fermer, se desserre, comme elle dit, son besoin d’aimer augmente, sa tendresse se double ; les leçons de la vie lui avaient appris qu’après l’épreuve, ce qu’il y a de plus sûr encore et de plus doux en ce monde, c’est une affection sainte ; et cette affection vive, dévouée, toujours en éveil, elle l’avait placée tout près d’elle, sur sa fille. Cela devient peu à peu une passion véritable, un penchant sacré et irrésistible que rien ne réussit à interrompre, et dont l’absence ne fait qu’augmenter la flamme. Orpheline dès sa jeunesse, indignement trompée par son mari, Mme de Sévigné semble doubler son amour de mère de l’amour qui lui avait manqué à elle-même. Maintenant les orages sont passés ; elle n’a plus de ces cruelles angoisses à traverser, comme le procès de son ami le surintendant, comme les calomnies odieuses de ce faquin de Bussy, qui l’a touchée par sa disgrace. L’éloignement et la santé de sa chère Mme de Grignan, les dissipations de son fils le chevalier, qui succède à son propre père auprès de Ninon, mais qui ne tardera pas à devenir dévot, à se chamarrer d’un brin d’anachorète, tels sont les derniers soucis de Mme de Sévigné sur le penchant de la vie. Des lettres attendues ou écrites, une conversation avec le vieux cardinal de Retz ou avec La Rochefoucauld, des lectures sérieuses, l’inaltérable amitié de Mme de La Fayette, quelques voyages aux Rochers, ou à Grignan, des liaisons de plus en plus suivies avec Port-Royal, enfin des ouvertures marquées vers la religion, la seconde Mme de Sévigné (si l’on veut me passer ce mot) est là tout entière. Rien de plus simple, sans doute, rien de moins apprêté, et cependant là est sa grandeur, là est son génie. L’amour de sa fille, c’est alors toute sa biographie, et cette biographie pourtant est touchante jusqu’au sublime. C’est que cet amour lui inspire, pendant vingt-cinq ans, une correspondance de famille qui est restée un chef-d’œuvre dans les lettres : feuilles légères, écrites au courant de la plume et qui ne contiennent guère que des nouvelles mondaines et des témoignages affectueux ; feuilles immortelles, car ces bruits de salon sont la plus piquante chronique du grand siècle, car ces assurances d’attachement sont l’histoire d’une noble passion dans un grand cœur. Si on ajoute que ces lettres sont du plus merveilleux style qu’on connaisse, franc, vif, plein d’abandon, de tour, de couleur, de prestesse, très souvent spirituel, quelquefois magnifique, toujours facile et agréable, léger, courant, moqueur, plus piquant même par ses airs de négligence, libre, varié et incessamment flexible, on comprendra le succès d’un recueil qui paraît d’autant plus littéraire que la prétention littéraire y apparaît moins. Dans un morceau sur Mme de Sévigné, fort peu connu, et que le comte de Sesmaisons publiait à la veille de 89, il y a un joli mot qui explique bien la grace particulière, l’irrésistible attrait de ces sortes de talens spontanés et inconnus à eux-mêmes : « Mme de Sévigné, dit-il, a ignoré son génie ; c’est Psyché qui vit avec l’Amour sans le connaître. » Les femmes qui ont écrit depuis n’ont guère eu la même discrétion.

Nous avons dit que, depuis un an, Mme de Sévigné avait trouvé à la fois trois biographes. M. le vicomte Walsh vient le premier en date, je crois. Son livre est le plus superficiel, le plus fautif de tous, sans comparaison, et cependant il s’en est fallu de bien peu qu’il ne fût, et de beaucoup, le meilleur. Pour cela, il eût suffi à M. Walsh de s’effacer encore davantage et de laisser ses perpétuelles citations s’expliquer les unes les autres aux lecteurs, sans tous ces encadremens de prose lâche, sans toutes ces transitions verbeuses, entre lesquelles elles font tristement contraste. M. Walsh assure qu’il lui a fallu, pour voir la fin de son œuvre, travailler pendant huit mois le jour et la nuit ; c’est que M. Walsh copie bien lentement.

L’érudition de ce volume n’a pas coûté grands frais à l’auteur ; s’il s’agit de l’histoire contemporaine, la Biographie Universelle, s’il s’agit de Mme de Sévigné, les Lettres, voilà au complet l’arsenal scientifique de M. Walsh. Aussi les erreurs ne lui coûtent guère : on en pourrait relever bon nombre. Est-il question, par exemple, de l’abbé Arnauld, aussitôt le pauvre abbé est confondu en une seule et même personne avec Arnauld d’Andilly, son père. M. Walsh, en gentilhomme de l’ancien régime, se pique bien de savoir les généalogies, mais il est trop bon catholique sans doute pour descendre à des généalogies de jansénistes. Les hommes bien appris ne disent l’âge des femmes que pour les rajeunir : toutefois, la courtoisie de M. Walsh est un peu trop rétrospective. À quoi bon répéter jusqu’à trois fois, de peur qu’on ne s’y trompe, que Mme de Sévigné est née en 1627, quand il est avéré, par son acte de baptême, qu’elle est de 1626 ? Encore serait-il bon de savoir la date de naissance de l’héroïne à laquelle on consacre tout un volume. Ces airs d’ignorance de cour et de légèreté mondaine paraîtront surannés à quelques-uns. Pour écrire la vie d’une personne aussi distinguée que le fut Mme de Sévigné, il ne suffit pas de jeter les citations au hasard dans un délayage honnête et sentimental, il ne suffit pas de faire de cette femme spirituelle une châtelaine qui a de preux devanciers, et qui est fière du casque de chevalier de ses aïeux. Cela est bon tout au plus pour les jeunes pensionnaires des couvens royalistes. Lorsqu’on touche à l’endroit le plus délicat du XVIIe siècle, à la grace même dans sa fleur, il serait d’un ton plus réellement aristocratique de ne pas faire des femmes d’alors des illustrations, et de ne pas parler à ce propos de nuages assombris et d’animation de la vie. Le goût le moins timoré se choque de voir transporter ainsi le patois moderne dans les lointaines et glorieuses époques qu’il en faudrait au moins préserver. M. Walsh, en plein Louis XIV, trouve même moyen de faire une longue allusion à Mme Lafarge. En somme, dans tout ce livre, fort estimable par la chevalerie des sentimens, mais par là seulement, il n’y a de remarquable que les citations. C’est une médiocre édition des lettres de Mme de Sévigné, mêlée, coupée, saccagée. Cela ne compte pas.

Le livre de M. Aubenas ne ressemble aucunement à celui de M. Walsh, et nous l’en félicitons. C’est un travail patient, consciencieux, et tout-à-fait digne d’estime. Si l’auteur quelquefois s’attarde un peu trop aux épisodes et perd du temps, on le suit, en revanche, avec intérêt dans tout ce qu’il dit de Mme de Sévigné, dans tous ces détails de vie privée et mondaine où il l’accompagne pas à pas avec une scrupuleuse et attentive persévérance. En ce qui touche le sujet même du livre, il y aurait peu à reprendre : M. Aubenas est si au courant, il est entré si avant dans l’intimité de la spirituelle marquise, il est si soigneux à en noter les moindres particularités, qu’il serait difficile de le trouver en défaut. Je ne sais guère à lui reprocher (et le reproche n’est pas grave) qu’un peu trop d’optimisme à l’égard de sa séduisante héroïne ; le procédé a même en lui ses inconvéniens : ainsi, quand M. Aubenas la justifie obstinément dans les plus petites choses, à propos des pendaisons de Bretagne par exemple, il se trouve que l’extrême insistance qu’il y met éveille le doute. Je ne voudrais pas assurément me faire le garant de Bussy, car il y aurait trop à faire ; mais il me semble pourtant que c’est aller un peu loin que de ne lui reconnaître ni ame ni cœur : Mme de Sévigné était moins dure, et M. Aubenas eût été plus équitable de s’inspirer de son indulgence. Il y a une ou deux vétilles de détail sur lesquelles je veux chicaner l’auteur. Dans ces sortes de monographies, l’extrême exactitude est de mise, et il y a toujours à améliorer pour les réimpressions. À un endroit, M. Aubenas dit qu’en 1649, Renaud de Sévigné était déjà séduit complètement à Port-Royal : c’est là une erreur empruntée à Petitot ; cette liaison avec les jansénistes n’eut en effet lieu que plus tard, après la fronde. Enfin (dernier et mince détail que je veux encore relever), il n’est pas vrai que Mme de Sévigné ait posé en 1650 la première pierre d’un nouvel édifice à Port-Royal-de-Paris : c’est à Port-Royal-des-Champs au contraire, et seulement vers 1672, que cette solennité eut lieu.

Voilà des minuties ; mais si, quant à l’exactitude des faits, on n’a guère à relever, chez M. Aubenas, que des péchés aussi peu graves, on ne saurait, par contre, adhérer toujours à ses jugemens sur les hommes et les choses du XVIIe siècle. Depuis le spirituel essai de Rœderer, on a beaucoup abusé de l’hôtel de Rambouillet : dans ces derniers temps, tout le monde s’en est mêlé et a renchéri en réhabilitation sur le voisin, pour tâcher de faire mieux. M. Aubenas donne dans ce travers, et va jusqu’à dire que l’hôtel de Rambouillet n’eut rien de précieux : c’est le dernier mot du paradoxe. Qu’on loue l’influence aimable du salon bleu ; qu’avec des exemples comme ceux de Mme de La Fayette et de Mme de Sévigné, on trouve que les précieuses n’étaient pas trop pédantes et mijaurées ; qu’on dise qu’il y avait là beaucoup d’esprit, que le monde en a depuis gardé une certaine élégance toute française, fort bien ; mais il est bon de ne pas aller plus loin. Quoi qu’on fasse, le centre du bel esprit maniéré, de l’affectation, de la recherche, était là. L’hôtel de Rambouillet, au surplus, porte malheur à l’estimable biographe de Mme de Sévigné : dire que le sonnet y fut perfectionné, c’est mettre en oubli toute l’école du XVIe siècle ; l’hôtel de Rambouillet, au contraire, gâta le sonnet, qui devint dès-lors sophistiqué, entortillé, et qui ne fut plus bon qu’à exprimer ce que Mme de Sévigné appelle le délicat des mauvaises ruelles. J’insiste sur ces contradictions, parce que, tout en indiquant une sérieuse étude du sujet, le livre de M. Aubenas trahit aussi une connaissance insuffisante, une pratique trop peu prolongée de la société du XVIIe siècle. Une assertion encore qui me choque, c’est de faire de Boileau et de Molière les exécuteurs littéraires de Louis XIV, c’est de dire que ce prince faisait combattre l’hôtel de Rambouillet. Le rôle de Boileau et de Molière fut exclusivement individuel, et Louis XIV, jeune encore, ne s’occupa guère, n’eut pas à s’occuper de l’hôtel de Rambouillet, dont le temps allait finir et qui tombait de lui-même. En général, toute cette théorie sur la transition de la période de Mazarin à celle de Louis XIV est outrée et factice.

Puisque je suis en veine de reproches, je ne m’en tiendrai pas à l’histoire, et je dirai un mot du style. Un style simple, élégant, convient et suffit à ces sortes de notices. Ici il est à craindre que M. Aubenas n’ait pas assez mis à profit son commerce prolongé avec l’écrivain le plus naturel, le plus juste de ton, le moins embarrassé du XVIIe siècle. Autrement il ne se fût pas risqué à parler de la taciturnité de Mme de Grignan et du caractère impressionnable de Mme de Sévigné : ce sont là autant de notes fausses qui arrêtent et blessent. Sans compter les périodes pénibles et mal construites, on pourrait relever plus d’une incorrection formelle. Ainsi : « L’aïeul était frère avec la grand’mère ; » et ailleurs cette phrase, qui n’est même pas construite : « Il en demanda pardon, mais une excuse à sa manière. » On trouverait fastidieux sans doute que ces remarques se prolongeassent davantage, mais il importe, il est urgent que la critique maintienne quelquefois ses droits d’investigation dans les détails : autrement tout serait permis.

Malgré les réserves qu’on vient d’émettre, il est évident que le livre de M. Aubenas mérite d’être adjoint, comme appendice utile et commode, au recueil des lettres de Mme de Sévigné. Il est plein de recherches intéressantes ; le côté provençal surtout, toute l’histoire de la maison de Grignan, est là au complet et élucidé beaucoup mieux qu’ailleurs. Le mal est que M. Aubenas ait un peu trop traité le pur Louis XIV et les délicatesses de cette société polie, avec des tournures plus provençales que françaises. Ce qui manque dans son ouvrage, c’est précisément ce qui abonde chez Mme de Sévigné, la netteté, la légèreté, la grace.

Si on ne trouve guère plus de fleurs chez M. Walckenaër, il s’y rencontre au moins une entente bien autrement approfondie et complète de ce qui touche, même de loin, au XVIIIe siècle. Tous ces gens-là sont pour lui des gens de connaissance, des amis. Il les arrête familièrement et se plaît à causer avec eux : comme Brossette, il est dans l’intimité de Boileau ; comme Maucroix, il sait l’intérieur de La Fontaine. Mais, en son récent travail sur Mme de Sévigné, M. Walckenaër ne suit pas la même méthode didactique, sévère, que pour son histoire estimée du grand fabuliste. Ici il se donne les coudées franches, ou plutôt il fait comme son cher La Fontaine allant à l’Académie, il prend le plus long. Je me rappelle à ce propos un mot piquant de Mme de Sévigné, qui n’a sûrement pas échappé à son nouveau et savant biographe, mais qu’il se gardera bien de citer. « J’aime, dit-elle, les relations où l’on ne dit que ce qui est nécessaire, où l’on ne s’écarte ni à droite ni à gauche, et où l’on ne reprend point les choses de si loin. » Je me figure l’impatience de Mme de Sévigné lisant cette histoire, où elle n’est qu’un prétexte pour traverser le XVIIe siècle : plus d’une fois elle eût jeté le livre de dépit.

M. Walckenaër n’a encore donné que les deux premières parties de son ouvrage, et pour long-temps, dit-il lui-même, il s’en tiendra là. Or il faut savoir que ces deux tomes compacts ne conduisent pas Mme de Sévigné jusqu’au mariage de sa fille, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où sa véritable correspondance commence, où elle parle de son temps, de ses amis, d’elle-même. N’est-ce pas un peu là l’histoire de ce héros de Sterne qui ne naît que vers la fin de l’ouvrage ? Au lieu d’aller droit son chemin et de pousser vivement sa ligne, M. Walckenaër s’amuse à considérer tout ce qu’il rencontre, à accoster et à suivre tous ceux qui se présentent à lui. C’est, si j’ose le dire, une flanerie perpétuelle, où le lecteur se laisse assez volontiers prendre. Seulement, quand le souvenir de Mme de Sévigné revient, cela taquine, et l’on saute des pages, bien des pages, souvent sans la rencontrer encore. Vous êtes dans un labyrinthe ; Ariane même n’y manque pas, mais une Ariane sans fil. Le plus souvent ce sont des éclaircissemens sous forme négative : Mme de Sévigné a été étrangère à ceci, Mme de Sévigné n’a pas pris part à cela, et c’est aussitôt un prétexte pour raconter au long la chose. Voilà la marquise qui se sauve aux Rochers ; on croit l’y accompagner, on croit y trouver des loisirs et chercher sous les ombrages « les feuilles qui chantent. » Pas le moins du monde, et M. Walckenaër va vous raconter sans pitié tout ce qui s’est fait en Europe pendant cette absence. On a là en détail les listes (et elles sont longues) des amans de Ninon et des maîtresses du grand roi. Enfin la régence, la fronde, le ministère de Mazarin, la jeunesse de Louis XIV, sont racontés avec leurs luttes, leurs intrigues, leur splendeur, leurs hontes même. En résumé, cette époque mélangée et bizarre offre tant d’appât à la curiosité, les faits laborieusement recueillis par M. Walckenaër sont souvent si curieux, que, tout en protestant contre l’intempérance de cette érudition discursive, on se trouve induit à la goûter, à s’y oublier. Le patient écrivain a fureté tous les recoins, dépisté toutes les curiosités, ouvert tous les pamphlets, recueilli tous les bruits de la ville et de la cour, et de tout cela il a composé un vaste répertoire que le hasard lui a fait ranger et étiqueter dans l’oratoire de Mme de Sévigné. — Pour conclure, on entreprend, avec M. Walckenaër, une excursion curieuse à travers le XVIIe siècle ; mais trop souvent on se retourne en vain pour chercher Euridice absente. Tous ceux qui auront pris part à ce voyage d’observation à travers le monde littéraire et politique de cette grande époque, demanderont à le continuer : le docte cicerone aurait mauvaise grace à se faire prier trop long-temps.

L’histoire littéraire tirera certainement profit de ces études diverses et de valeur bien inégale ; mais Mme de Sévigné, il faut le dire, reste son meilleur biographe à elle-même. Les poètes intéressent le public aux œuvres de leur imagination, les philosophes aux spéculations de leur esprit ; Mme de Sévigné a su exciter la sympathie en ne parlant que d’elle-même et des siens, non pas au public qui ne connaît tout cela que par indiscrétion, mais à ses amis, mais à sa famille. On cherchera toujours la vie de l’aimable écrivain bien plutôt dans sa correspondance que dans les histoires qu’on fera d’elle. Ses lettres sont faites pour vivre autant que la langue française. Tout le secret de son génie est dans ce simple mot d’elle : « Ce qui est faux ne dure pas. » Mme de Sévigné durera parce qu’elle est vraie.


Charles Labitte.
  1. Au tome ier des Critiques et Portraits littéraires.