Les atmosphères/Le vagabond

À compte d'auteur (p. 52-59).

Le Vagabond


Si l’homme, quand il fut sur la route, ne se retourna pas pour un dernier regard au village qu’il venait de traverser, c’est qu’il lui en venait du mépris, pour trop de désillusion qu’il y avait trouvée.

Il venait d’y recevoir un refus presque total de repaître par des aumônes la vie dont il avait besoin pour continuer plus loin. On avait mal répondu à ses quêtes pour lesquelles il s’était tant humilié.

En ce moment qu’il en était enfin sorti, une seule chose l’occupait ; s’en éloigner le plus vite possible, avant que ne se développe trop l’idée qui s’ébauchait de retourner en arrière avec tout un plan de vengeance.

La route, avec la fatigue qui s’y ajoute, promettait d’épuiser en lui par de la distance l’énergie qu’il faut pour une entreprise pleine de difficultés, et il y marchait.

La poussière, comme de la neige, gardait les vestiges de l’homme. Les pas enregistraient à la route la décision qu’il avait de s’éloigner.

Ce village, il ne l’avait pas voulu, il n’en avait pas fait son but. Il s’était tout simplement trouvé inévitable à la route, et il l’avait traversé avec la route.

Aucune intention d’exploitation ne lui en était venue, quoiqu’il fît étalage de richesses et de pleine confiance. Il ne lui avait demandé que la victuaille qu’il faut pour atteindre à un autre village.

Somme toute, une aumône, en ce cas, c’était, croyait-il, une récompense due à son honnêteté, étant donnée la facilité que l’on sait à un vagabond de voler.

Aussi, quand il fut de nouveau sur la route, l’homme se jura-t-il de ne plus être dupe de l’appréciation que peut avoir le villageois des bonnes intentions.

Son désenchantement justifiait de la résolution qui lui vint de commettre un vol au village suivant, et il y allait.

Ses bras se balançaient dans le rythme de ses jambes, et il marchait d’une allure que soutenait le désir d’atteindre au village suivant de la route, à la nuit.

L’homme marchait sur la route.

De chaque côté de lui, c’étaient deux paysages qui tournaient lentement sur eux-mêmes, comme sur un pivot ; c’étaient au loin, des arbres et des buissons qui se déplaçaient.

Les poteaux du télégraphe qui flanquaient son chemin, et qui l’indiquaient, là-bas, comme une rampe, venaient à lui en de grandes et lentes enjambées, et ils s’additionnaient en une solution énorme et lointaine qui ajoutait à la fatigue qu’il commençait de ressentir.

Au bout de plusieurs heures d’une marche ainsi soutenue, il vint la fin de l’après-midi par où la nuit entrait, il vint aussi, sur le bord de la route, quelques hameaux qui annonçaient la fin du voyage.

L’homme atteignit enfin le sommet d’une côte, et le village lui apparut.

Il restait dans l’air encore trop de clarté pour qu’il lui fût possible d’y pénétrer tout de suite ; et quoiqu’il en fût encore assez éloigné, il eut l’impression qu’on le regardait venir. Il sortait des toits de chaume deux petites cheminées, ce qui donnait aux maisons l’air inquiet de têtes de chiens les oreilles dressées.

L’homme attendit la nuit, puis, quand l’ombre se fut percée au loin d’un groupe de lumières, il se dirigea prudemment vers une maison qu’il s’était choisie, une maison à l’écart des autres.

Comme une lampe l’allumait encore quand il en fut à proximité, il pénétra dans la cour.

C’était un grand rectangle dallé, au fond duquel s’ouvrait le rez-de-chaussée de la maison. Une porte et une fenêtre reflétaient sur les dalles blanches leur cadre lumineux et agrandi.

L’homme se blottit dans l’ombre d’une encoignure, et il attendit.

Une famille veillait dans le rez-de-chaussée ; il en apercevait les silhouettes mouvantes sur la lumière de la fenêtre. Par intervalles, des sons de voix venaient aussi jusqu’à lui.

Alors, il vint au fond de cet homme, non pas une crainte de ce qu’il allait peut-être ne pas réussir, mais l’angoisse que connaissent ceux qui ne font pas un mauvais coup d’une manière désintéressée. Avec cet esprit de vengeance, que la fatigue de la route avait exagéré, il avait peur de ne pouvoir pas maîtriser toute la poussée fiévreuse qui donnait à ses mains une envie d’étranglement. Il aurait volontiers mieux aimé un corps-à-corps brutal, dans lequel se serait assouvi le trop plein de force qu’il éprouvait, que le travail délicat de dévaliser une maison, sans rien déranger du sommeil du propriétaire. En résumé, l’homme en voulait plus, en ce moment d’attente fiévreuse, à la gorge du propriétaire qu’à sa bourse.

Mais il fallait éviter ça. Cette pensée d’un meurtre le fit frissonner. Il éprouva le malaise de sa chair épouvantée.

Par une brèche du mur, il apercevait au loin les lumières du village qui tremblotaient dans des feuillages. Il les vit s’éteindre une à une, puis après, il n’y eut plus que le silence et l’ombre d’où venait de temps en temps le bruit sec de quelques portes tardives.

Dans le rez-de-chaussée, on veillait encore.

L’homme entendait battre son cœur à ses tempes, et il eut un pressentiment de quelque chose de terrible qui allait se passer.

La nuit en s’épaississant lui devenait intérieure. Pour la première fois de sa vie, il en éprouvait la chose mystérieuse.

Il souffrait de cette attente qu’il n’avait pas prévue aussi pénible et prolongée.

Il fixait toujours la lumière de la fenêtre, avec l’espoir de la voir s’éteindre, quand, tout à coup, sans qu’il pût s’en expliquer le motif, il lui vint une peur grandissante de voir cette lumière s’éteindre, de savoir toute la vie de cette maison endormie. Il se mit à craindre cette nuit qu’il allait devenir.

À cette instant, une forme courbée dans une pose craintive passa devant la fenêtre allumée, et mit, pour une seconde, une ombre gigantesque sur les dalles de la cour.

L’homme retint sa respiration qu’il avait courte et angoissée.

L’ombre repassa près de lui, et c’est alors qu’il reconnut dans le manège de l’autre, une allure sur laquelle il ne pouvait y avoir d’erreur.

Ils étaient deux voleurs dans la même cour, dans la même attente.

C’en était trop, on allait lui voler son droit à la vengeance.

Et comme dans l’ombre, il eut sensation d’un corps qui se traînait près de lui, il y bondit.

Sous le choc, l’autre roula par terre, et il eut à peine le temps de se relever, qu’il fut embrassé à la taille.

L’homme avait mis dans ses bras toute l’énergie de son corps, et il serrait, comme un qui vivra de ne pas lâcher prise.

L’autre râla, et les deux corps donnèrent contre les dalles.

Dans la maison, on avait entendu, et on accourut.

Les deux lutteurs furent déliés de leur embrassement, et il y eut des explications à la lumière d’une lampe qu’on avait apportée.

Et pendant qu’on garrottait le voleur, l’homme pensait au prestige qu’il allait avoir le lendemain, pour quêter, avec la nouvelle qu’on allait sans doute répandre de son dévouement.