Nouvelle Librairie Nationale (p. 155-165).


XV
un interrogatoire mouvementé

L’ivresse, qui est chez l’Indien une sorte de maladie, ne permit l’interrogatoire de Pitre-le-Loucheux que deux jours après son retour à Batoche.

En attendant, il avait été enfermé dans un local spécial sous la garde d’un Métis, et quand Gabriel Dumont, assisté du vieux Trim, s’y présenta une après-midi, il trouva le prisonnier un peu sombre, mais calme.

Le chef Métis commença par lui exposer le motif qui l’avait contraint à traiter ainsi un allié : tandis que ses frères poursuivaient l’ennemi en vaillants guerriers qu’ils étaient, lui, blotti comme une femme dans la paille, loin de tout danger, passait son temps à boire de l’eau de feu… Il avait fallu le charger sur un chariot comme un pourceau pour le ramener à Batoche… D’autre part, il était sous le coup d’une accusation grave : celle d’avoir tenté d’assassiner Jean La Ronde.

En prononçant ces derniers mots, Dumont regarda fixement l’Indien. Mais pas un muscle ne bougea dans la face boucanée de l’homme, qui se contenta de répondre d’un ton amer :

— Si c’est pour me rapporter ces mensonges que le chef vient ici, il a eu tort de ne pas rester dans sa loge de bois à écouter des histoires d’enfants.

— Est-ce aussi une histoire d’enfant que tu m’as contée, répliqua le demi-blanc, quand tu m’as dit que le jeune Sang-Mêlé t’avait donné de l’eau de feu ?

— Moi, je t’ai dit pareille chose !

— Comment pourrais-tu le savoir ? Ce n’était pas ton esprit, mais l’eau de feu qui faisait mouvoir ta langue.

L’Indien se taisait. Dumont reprit :

— Je ne suis ici que pour une chose : savoir pourquoi tu as essayé de tuer le jeune Sang-Mêlé…

Cette fois, le Loucheux se contenta de hausser les épaules sans ouvrir la bouche.

— Ainsi, tu nies ton crime ? questionna le chef.

— L’homme rouge n’a pas à nier ce qui n’existe pas…

— Tu dis là un mensonge, et je vais le prouver : Trim, montre-lui la balle.

Trim fouilla dans son « sac à feu », et sa main ouverte mit le projectile qui avait frappé Jean sous les yeux de l’Indien.

— Connais-tu cette balle ? continua l’enquêteur.

— Suis-je le seul à posséder des balles de cette sorte ? riposta le Cri.

— Oui, tu étais le seul à en posséder du côté où cette balle fut tirée.

— Qui te l’a dit ?

— Qu’importe ? Je le sais de source sûre…

Comme tous les Indiens, le Loucheux était fort superstitieux. Il avait une secrète terreur de Trim, guérisseur célèbre parmi les Bois-Brûlés et qu’il tenait pour sorcier. À cette minute, il se souvenait avec appréhension de l’imprudence qu’il avait commise autrefois en dérobant deux fourrures à cet homme dangereux. S’il allait se venger ? Comme le Cri s’expliquait mal l’attentat sur Jean La Ronde, l’idée lui vint tout de suite qu’il était victime des agissements mystérieux du vieux Métis. Aussi fut-ce avec une expression de répulsion indicible qu’il recula subitement d’un pas en criant d’une voix altérée :

— C’est lui ! c’est lui qui te l’a dit ! C’est un de vos « manitokasou » (magicien).

Comme il prononçait ces mots, un doigt tendu vers Trim, la porte s’ouvrit, et Pierre La Ronde s’avança dans la salle :

— Excusez de vous déranger, dit-il aussitôt à Dumont, mais j’arrive de la Coulée de Tourond avec des renseignements ; j’ai été d’abord pour vous quérir au quartier général, mais on m’a renvoyé « icite ».

Depuis deux jours, en effet, Pierre La Ronde avait quitté Batoche pour Saint-Antoine-de-Padoue et Fish-Creek, où l’appelait son devoir de chef des éclaireurs… Outre que ces fonctions, où il remplaçait sans désavantage Joseph Lacroix, lui plaisaient fort, il n’était pas fâché, après les pénibles aventures dont il était un des héros, de déserter, pour un temps, le toit familial.

Dès l’entrée, l’attitude du Loucheux et celle des deux Métis l’avaient frappé. Avec sa clairvoyance de chercheur de pistes, se souvenant, d’ailleurs, de l’accusation qui pesait sur l’Indien, il devina vite ce qui se passait :

— Excusez encore de vous faire une question, reprit-il, mais est-ce là l’homme qu’on accuse d’avouère tiré su’mon frère ?

— Oui, répondit Trim, c’est lui !

— Mais, qu’est-ce qu’on va lui faire ?

— Ce qu’on va lui faire ? Drôle de demande ! On ne va pas le récompenser apparemment ! On tâchera de connaître pourquoi il a tiré su’Jean… puis de ça on le traitera selon qu’il aura mérité…

— Ça veut dire qu’on le fusillera !

— P’t-être ben que non, p’t-être ben que si ! C’est selon…

Pierre parut se recueillir un instant, puis, avec calme, mais d’un ton singulièrement ferme, il déclara :

— On ne fusillera pas ce sauvage… Et, loin de le faire pâtir d’aucune manière, on le mettra en liberté !

— Tu es fou !

— Non… mais je suis juste. C’est pas lui qui a tiré su’mon frère !

Trim haussa les épaules avec humeur :

— Qué que tu nous contes là, voyons !

— La vérité !

— Peux-tu nous fournir des preuves de ce que tu avances ? demanda Dumont, moins partial et plus maître de lui.

Le jeune homme hésita :

— Le Loucheux se trouvait à ras de moué dans la tranchée, répondit-il enfin.

— C’est pas une raison. Tu avais autre chose à faire qu’à veiller sur le Loucheux ! Il a pu tirer su’ ton frère sans que tu t’en avises… Et puis, si t’as pas de preuve à sa décharge, on en a contre lui, nous autres ! Regarde cette balle. Trim l’a retirée du corps de ton cadet. Oui ou non, est-ce une balle de rifle canadien ?

— C’en est une…

— Alors, je ne vois pas trop ce que tu nous répondras quand on t’aura dit qu’il n’y avait de ce bord des tranchées que le Loucheux à posséder un rifle de cette sorte. J’ai enquêté là-dessus hier, et tous nos gens en sont sûrs. Toi-même, Pierre, tu dois te souvenir de ceux qui étaient de ton bord. Sauf celui-ci, ils avaient tous des winchesters

Pierre, confondu, se taisait.

Deux jours auparavant, son père, anéanti par les terribles révélations qu’il lui avait faites, n’avait pas eu le loisir de préciser ses accusations contre Pitre-le-Loucheux.

C’était donc la première fois que le jeune homme entendait parler de cette histoire de balle retrouvée. Il avait cru, jusqu’alors, qu’il lui serait assez facile, grâce à un témoignage favorable, de décharger l’Indien. Maintenant, il comprenait toute la gravité de la situation pour cet homme.

Pourtant, le sort du Peau-Rouge dépendait encore de lui.

Pour le sauver, il n’avait qu’à dire la vérité : il n’avait qu’à raconter comment, à la Coulée de Tourond, dans la tranchée, il avait été amené à se servir du fusil du Loucheux. C’était très simple : sa carabine avait été brisée par une balle anglaise, et le Loucheux, déjà plus que gris, se trouvait incapable d’user convenablement de son rifle… Il n’avait qu’à dire cela. Mais le pouvait-il sans faire retomber sur lui le soupçon de la tentative de meurtre ? Pis encore : par un enchaînement logique, fatal, ne lui faudrait-il pas livrer ensuite l’autre secret, le plus terrible, celui dont ils portaient maintenant tous deux, son père et lui, le poids accablant ? Ainsi donc, il aurait failli être fratricide dans une poussée de haine et d’indignation, sans doute, mais, du moins, avec le sourd désir de supprimer un traître sans qu’aucun des siens eût à en souffrir, et il irait maintenant, pour sauver cet ivrogne de sauvage, exposer l’honneur de sa famille ? Non, non, cela était impossible. Il ne parlerait pas.

Devant son silence, Dumont reprit :

— Tu vois… tu ne peux rien dire en faveur de cet homme… tandis que cette balle témoigne assez contre lui… Mais je vais continuer à l’interroger, car cette histoire est plus embrouillée qu’elle ne paraît, et il y a là-dessous maintes choses que je donnerais beaucoup pour arriver à éclaircir.

Durant tout ce dialogue, le Loucheux, drapé dans sa couverture, était accroupi dans un coin, la face sombre, les yeux fixés à terre, complètement indifférent en apparence à ce qui se passait autour de lui. Mais c’était là un calme auquel il eût été imprudent de se fier. Dans sa tête de sauvage, il roulait, au contraire, les idées les plus bizarres.

À moitié ivre dans la tranchée du défilé, il ne s’était pas aperçu de la soustraction de son arme au profit de Pierre La Ronde ; il croyait simplement avoir perdu son fusil… Comment pouvait-on maintenant l’accuser de tentative de meurtre sur le jeune Sang-Mêlé ?… Comment, surtout, avait-on pu retrouver la balle de son rifle dans le corps du blessé ? Pour cet esprit superstitieux, tout cela n’était qu’affaire de sorcellerie, et il lui fallait éloigner à tout prix ce maudit magicien. Aussi, à la première question nouvelle que le chef des Bois-Brûlés lui posa, ne répondit-il que par ces mots :

— Chasse le « manitokaso ».

Mais cela ne faisait nullement l’affaire de Trim, qui répondit d’un ton colère :

— Ah ! tu me voudrais loin d’ici, chien des huttes… Mais j’y resterai jusqu’à ta confusion complète.

Il avait à peine prononcé ces mots que le Peau-Rouge, dressé comme sous l’action d’un ressort, écartait Dumont d’une poussée et se trouvait, en deux bonds, à la porte restée entr’ouverte.

Cela fut tellement prompt et si inattendu qu’il avait déjà disparu de la salle lorsque les trois Métis songèrent à le poursuivre. Ils s’y mirent pourtant avec une vivacité, une agilité dignes de Peaux-Rouges et que bien peu de blancs eussent égalées, mais déjà le Loucheux fuyait au triple galop du poney de Pierre La Ronde qu’il avait trouvé à l’entrée du « log-hut ».

Sans cette circonstance, l’Indien eût sans doute échappé à ses poursuivants. Il était même infiniment probable que Pierre, connaissant sa non-culpabilité, et pour cause, eût laissé Trim et Dumont courir après lui… Mais, à la vue de son cheval favori chevauché par ce fugitif, le jeune homme n’hésita pas : un sifflement particulier, à la fois très doux et très prolongé, s’échappa de ses lèvres. Presque aussitôt, le poney, admirablement dressé, faisait un brusque demi-tour et, malgré les efforts de son cavalier, regagnait son point de départ. Toutefois, quand il rejoignit son maître, la selle était vide, le Loucheux n’ayant pas attendu ce moment pour sauter à terre et demander à ses propres jambes un salut qu’il ne pouvait plus espérer d’une monture. Quelle que fût son agilité, il n’alla pas loin : des Métis, attirés par le bruit, se mirent en travers de son chemin et, un instant après, il se retrouvait entre les mains de Trim et de Dumont.

— L’homme rouge est rapide comme un « wapiti », observa le chef Métis lorsque le prisonnier eut réintégré le « log-hut », mais il ne saurait échapper à la justice des Sangs-Mêlés… S’il répond franchement à nos questions, peut-être lui saura-t-on gré de sa franchise.

L’infortuné Loucheux s’était affalé le long de la muraille sans dire un mot. Qu’il fût victime des sorcelleries de Trim, cela ne faisait plus pour lui l’ombre d’un doute. Il était résigné à son sort, sentant bien qu’il n’échapperait pas désormais à la vengeance du terrible enchanteur.

— S’il у avait encore eu un doute sur la culpabilité de cet homme, observa le vieux Métis, il serait dissipé après cette tentative de fuite.

Pierre était trop près du sang indien pour éprouver un sentiment de pitié véritable devant cet homme déjà condamné une fois par son silence et qu’il venait de livrer à nouveau. Pourtant, les principes chrétiens que lui avaient inculqués les missionnaires éveillaient en sa conscience un sourd remords encore accru par la gêne de sentir l’instinct de justice, si fort chez la race rouge, insatisfait en lui.

Dumont, cependant, avait repris son interrogatoire… Tâche facile désormais, car le Cri, convaincu qu’il n’avait plus rien à cacher devant Trim, et soucieux seulement de ne pas irriter davantage le redoutable magicien, s’y prêtait avec la docilité d’un enfant.

— Quand le jeune Sang-Mêlé a-t-il donné de l’eau de feu à l’Indien ? demanda le chef.

— La veille du départ pour le ravin.

— Pourquoi lui en avait-il donné ? Ne serait-ce pas comme prix de son silence ? continua Dumont, qui se souvenait des paroles que le Loucheux avait laissé échapper naguère au village de Saint-Antoine.

— Non. Le Sang-Mêlé voulait s’absenter, et l’homme rouge devait aller le faire savoir à ses parents.

— Où voulait aller le jeune homme ?

— Je ne sais, répondit d’abord le Peau-Rouge.

Mais, comme le Métis insistait avec d’autant plus d’énergie qu’il commençait à soupçonner une bonne part de vérité dans les demi-révélations faites trois jours avant par le Cri sous l’influence de l’ivresse, celui-ci se résigna :

— Le guerrier ne sait pas. Il pense seulement que le jeune Sang-Mêlé est allé au camp des soldats de la Mère-Blanche… C’est son idée. Mais il ne peut rien dire de plus.

Trim regarda Dumont d’un air interrogateur, comme quelqu’un qui comprend mal…

Quant à Pierre La Ronde, il avait, dès les premiers mots, pressenti très graves les révélations du Loucheux. Maintenant, il n’y avait plus le moindre doute : il s’agissait bien de l’absence de Jean un soir. Cette absence dont lui seul avait pénétré le motif, croyait-il… et voici qu’il découvrait qu’un autre en savait sur ce point aussi long que lui… davantage peut-être… Et celui-là s’apprêtait à faire part à Gabriel Dumont du soupçon qu’il avait conçu ! Mais alors Trim et bien d’autres allaient être, avant deux jours, au courant de tout ! Il fallait éviter cela coûte que coûte. Et, pour l’éviter, il n’y avait qu’un moyen : confier tout à Dumont sous le sceau du plus absolu secret : lui dire qu’il avait lui-même tiré sur son frère, et pour quelle raison… Ainsi, il épargnerait au Loucheux une injuste condamnation et à son père une nouvelle douleur…

Ces idées traversèrent en éclair le cerveau de Pierre La Ronde… À peine l’Indien avait-il répondu à la dernière question du chef Métis, que le frère de Jean se tournait vers Trim :

— Cet homme est fou ! dit-il avec force.

Et, d’un ton plus calme :

— Il est encore tout maladif de sa saoulerie… Mais j’avons autre chose à faire qu’à d’ouïr les paroles des fous… pas vrai ?

— D’autant, ajouta-t-il bien vite en s’adressant à Dumont, que ces maudites histouères allaient me faire oublier que j’ai des nouvelles très conséquentes à vous communiquer… rapport aux Anglouais… Je vous demanderai seulement quéques minutes de « jasette » en particulier.

— C’est vraiment pressé ?

— C’est tout à fait pressé…

— Allons ! fit Dumont résigné. Nous continuerons à interroger ce sauvage ensuite… Faut pas le laisser « gratter » (décamper) surtout, Trim

Ils sortirent.